Little Whinging s'endormait.

De Magnolia Road à Privet Drive, les grandes maisons carrées éteignaient leurs fenêtres puis tiraient leurs rideaux ou fermaient leurs volets. Les voitures étincelantes, consciencieusement lavées par leurs propriétaires pendant le mois, étaient sagement garées dans les allées. Orange et fantomatique, la lumière des réverbères illuminaient les rues de moins en moins fréquentées par les habitants. Une nouvelle journée se terminait pour tout le monde… ou presque.

Un homme, en effet, parfaitement éveillé et remontait d'un bon pas Magnolia Road. De toute évidence, sa destination était le petit parc où la municipalité avait fait procéder au changement des balançoires cassées deux auparavant.

Au premier coup d'œil, n'importe quel habitant aurait su que cet homme n'était pas d'ici. Son costume, son pantalon à la coupe impeccable, ses chaussures parfaitement cirées ; cet homme respirait la richesse, la vraie, et quiconque l'aurait aperçu n'aurait jamais douté que la voiture de cet individu coûtait deux à trois plus chère que le plus onéreux des véhicules garés dans les allées de Magnolia Road.

Cependant, la présence de cet homme resta inconnue des habitants de Magnolia Road. Passant la porte du parc, il s'immobilisa un moment pour balayer les bancs vides et afficha un sourire, infime. Reprenant sa marche, il s'arrêta finalement devant le quatrième banc et s'assit dessus avec grand soin, comme s'il avait eu peur de déranger quelqu'un.

‒ J'espérais bien que vous prendriez votre cape d'invisibilité avec vous, dit-il.

‒ Parce que vous connaissiez l'existence de cette cape ? lança une voix méfiante, qui s'éleva à sa gauche.

L'homme tourna ses yeux sombres sur un point invisible, mais il devinait parfaitement chacun des traits du jeune homme dissimulé dessous. Depuis ses cheveux noirs très ébouriffés jusqu'à ses lunettes rondes derrière lesquels étincelaient ses yeux vert émeraude, l'homme voyait son interlocuteur comme si celui-ci s'était montré à lui.

‒ Comme je vous le disais dans ma lettre, Harry, j'ai très bien connu vos parents. A ce propos, je vous remercie d'avoir accepté cette rencontre. Compte tenu de la situation, j'imagine que la liberté de mouvements dont vous bénéficiez est très réduite…

Harry ne chercha pas à le nier.

‒ Vous étiez à Poudlard ensemble ? demanda-t-il.

‒ En effet, répondit l'homme. J'avais deux ans de plus, en réalité, et c'est moi qui ai donné sa chance à James au sein de l'équipe de Gryffondor, mais j'ai toujours gardé le contact avec eux après mon départ de Poudlard.

‒ Mais j'imagine que vous n'avez pas demandé à me rencontrer juste pour me parler d'eux…

L'homme approuva et plongea une main dans la poche intérieure de sa veste. Méfiant comme pas deux, Harry resserra sa prise sur sa baguette magique, mais l'individu se contenta de sortir une broche d'or avant de la tendre à Harry. Extirpant sa main valide, Harry prit le bijou pour le détailler à l'abri.

C'était en effet une broche d'or, sertie d'une étrange pierre noire. Etrange, car une lueur bleu-blanc y luisait faiblement. De mémoire, Harry n'avait jamais entendu parler d'un caillou ayant cette particularité.

‒ Après la mort de vos parents, je me suis souvenu que Lily tenait énormément à cette broche, raconta l'homme. Je me suis donc permis d'aller récupérer pour vous la remettre.

‒ Pourquoi avoir attendu tout ce temps ?

‒ Dumbledore, dit simplement l'homme.

Bien évidemment, Dumbledore avait toujours protégé Harry, mais le fait qu'il n'ait pas laissé cet homme l'approcher inspirait une nouvelle méfiance au jeune homme à son égard.

‒ Et pourquoi ne pas lui avoir donné la broche pour qu'il me la transmette ? interrogea Harry.

L'homme eut un sourire réjoui.

‒ Vous êtes très intelligent, Harry, le félicita-t-il. Pour être franc, j'espérais que vous poseriez cette question. La réponse est tout simplement la pierre qui orne la broche. Dumbledore aurait très probablement gardé la broche pour lui, car les Pierres d'Astaroth sont très rares et sont un sujet qui inspire la prudence.

‒ Je n'en ai jamais entendu parler…

‒ Vous m'auriez singulièrement surpris si vous en aviez déjà entendu parler, avoua l'individu d'un ton aimable. Pour faire simple, certaines légendes prétendent que les Pierres d'Astaroth détiennent des pouvoirs inimaginables. Etant donné la personne exceptionnelle que vous êtes, Dumbledore n'aurait jamais pris le risque de vous le remettre avant que Voldemort ait disparu de la surface de la Terre.

« Toutefois, j'estime qu'il était temps que vous la receviez. A-t-elle des pouvoirs incroyables, je n'en sais rien, mais cette broche avait une grande valeur sentimentale pour votre mère. »

Harry baissa les yeux sur la broche. Que pourrait-il en faire, il n'en savait absolument rien. Si, par hasard, il survivait et réussissait à fonder une famille, il pourrait au moins l'offrir à sa fille s'il en avait une un jour – ou à sa femme.

‒ Merci, dit-il finalement en glissant le bijou dans sa poche.

‒ C'est tout à fait normal, assura l'homme. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je suis veuf et j'ai deux monstres qui ne demandent qu'à profiter de mes absences pour tout saccager. Au plaisir de vous revoir, Harry.

L'homme se retourna et disparut dans un bruissement, laissant Harry seul sur son banc, caché sous sa cape d'invisibilité. Finalement, il ne regrettait pas son imprudence d'avoir accepté son rendez-vous avec cet inconnu, dont il ignorait toujours le nom d'ailleurs. Soupirant, il quitta le banc et prit la direction de Privet Drive, sans se presser.

La surveillance dont il faisait l'objet l'empêchait souvent de sortir. Il avait le droit d'aller faire un tour, bien sûr, mais la simple idée d'être suivi sans recevoir de réponses de son gardien lui déplaisait énormément. Aussi préférait-il profiter au maximum de cette balade nocturne, l'une de ses rares soirées de liberté.

Le mois de juillet avait été très long, pour lui. Les disparitions, les meurtres, les arrestations et les attaques des Mangemorts lui paraissaient horriblement creuses quand il les découvrait à la une de La Gazette du sorcier. Alors qu'il savait pertinemment que l'Ordre du Phénix détenait certainement plus d'informations sur tous ces faits divers. Sauf que, comme chaque été depuis le retour de Lord Voldemort, il serait le dernier informé des détails de ces affaires…

Son humeur maussade s'évanouit en même temps qu'un étrange frisson remontait sa nuque. Il connaissait ce frisson et, l'espace d'un instant, il se demanda s'il n'était pas revenu quatre ans en arrière. Car il se trouvait dans la petite allée où il avait rencontré son défunt parrain pour la première fois. Et comme cette année-là, il eut l'impression d'être observé.

S'arrêtant brusquement en resserrant ses doigts sur sa baguette magique, il parcourut des yeux les alentours, scrutant attentivement les zones d'ombre et les fenêtres des maisons. Il était peu probable qu'un Moldu ait pu l'apercevoir mais, dans le doute, Harry préféra s'assurer que tout son corps était correctement masqué par sa cape d'invisibilité.

Une brise fraîche le fit frissonner en portant à son oreille un bruissement familier qui l'obligea à lever les yeux vers le ciel étoilé. L'écran orangé engendré par la lumière des réverbères avait le désagréable inconvénient de réduire son champ de vision. Après un moment d'observation, cependant, il eut la très nette impression d'apercevoir une énorme silhouette ailée qui planait à une dizaine de mètres au-dessus de lui.

Harry eut beau fouiller dans ses souvenirs des cours de soins aux créatures magiques, il n'était pas certain d'avoir déjà entendu parler d'une créature ailée aussi… énorme. A part les harpies, mais celles-ci étaient bien moins volumineuses que l'espèce d'oiseau humanoïde qui survolait la ruelle.

Arrête de réfléchir ! s'agaça Harry, et il eut bien fait. Car la créature, comme si elle avait senti les réflexions du jeune homme, choisit ce moment pour fondre sur lui. Harry vit une grosse et sombre masse apparaître juste au-dessus de lui et plongea illico sur le côté.

Roulant au sol pour se relever, il rejeta sa cape d'invisibilité et brandit sa baguette au moment où la créature ailée atterrissait lourdement. L'espace d'une seconde, Harry crut qu'il faisait un cauchemar, mais le monstre était bien réel. Ses crocs tranchants laissaient couler de gros filets de bave, son museau humide laissait échapper des tourbillons de buée brûlante et ses yeux aux pupilles verticales fixaient d'un regard sauvage le sorcier.

On aurait dit un énorme chien-loup croisé à un aigle immense. Hébété, Harry reprit ses esprits tant bien que mal et hésita. S'il lançait un sortilège, le ministère de la Magie ne tarderait pas à lui tomber dessus – et il était peu probable que Rufus Scrimgeour croit en l'existence de cette créature. D'un autre côté, s'il ne se défendait pas, le monstre se ferait sûrement un plaisir de le dévorer.

A cela s'ajoutait un nouveau problème : quel sortilège lancer ? Et où donc Voldemort avait-il déniché cette créature ? Cette soirée était décidément très étrange, mais le choc étouffé, Harry se surprit à ressentir une certaine excitation. Après ce mois de juillet monotone et ses journées à méditer sur les évènements de juin, un peu d'exercice lui ferait le plus grand bien, même si ses chances de survie lui paraissaient ridicules.

La créature n'attaqua plus, toutefois, se contentant de grogner et de montrer les crocs, comme si elle espérait l'intimider au point de le convaincre de venir se jeter dans sa gueule. Il apparut très vite qu'elle ne repassait pas à l'offensive pour une excellente raison : elle n'en avait pas la permission.

De l'obscurité surgit, en effet, une petite silhouette trapue qui applaudissait doucement. Harry orienta brièvement sa baguette magique sur la silhouette qui s'avançait, mais il la reporta tout aussi rapidement sur le monstre qui avait profité de la légère distraction pour avancer d'un pas massif.

Le nouvel arrivant apparut enfin à la lueur des réverbères. C'était une créature, ressemblant à s'y méprendre à un gobelin, mais en plus grand. La peau vert sombre, chauve et le visage ridé, l'étrange gobelin s'arrêta à côté de la créature en observant Harry de ses yeux sombres, étroits et brillants. Elle cessa d'applaudir et s'arrêta à côté du monstre, laissant à Harry tout le loisir de constater que cette créature dégageait une plus intelligence encore plus grande que le reste des gobelins.

‒ Vos réflexes sont excellents, Harry Potter, le complimenta la créature.

‒ Qui êtes-vous ? interrogea Harry. C'est Voldemort qui vous envoie ?!

La créature eut un petit rire aigrelet.

‒ J'ai bien trop de dignité pour m'abaisser à servir un misérable humain, Mr Potter, dit-elle en souriant, découvrant ses dents pointues et jaunâtres. Non, mon Maître est bien plus puissant et redoutable que votre ennemi.

‒ Et qu'est-ce qu'il me veut ? dit Harry, intrigué.

Quelqu'un de plus puissant que Lord Voldemort ? Seul Dumbledore, disait-on, rivalisait avec Voldemort, mais l'illustre directeur de Poudlard était mort…

‒ Oh, ne vous fiez pas aux apparences, nous ne vous voulons aucun mal, assura la créature. Le petit assaut de mon ami avait pour but de nous épargner une discussion inutile… mais bon, on n'y échappe pas, finalement. Tout ce que nous voulons, c'est la Pierre d'Astaroth.

Apparemment, l'ancien camarade des parents de Harry avait été suivi, ou alors le Maître de la créature avait parfaitement deviné que l'homme remettrait la broche à Harry qu'après la mort de Dumbledore. Mais si c'était le cas, pourquoi ne pas avoir pris la broche à l'homme lorsque celui-ci la possédait encore ? Pourquoi attendre qu'il la transmette à Harry ?

‒ Bien évidemment, poursuivit la créature d'un ton patient, vous repartirez sain et sauf. Nous pourrions même négocier, si ça vous tente… Mon Maître pourrait vous enseigner un ou deux sortilèges qui vous seraient fort utiles dans votre combat contre Voldemort.

Harry observa attentivement le regard sombre et invitant de l'étrange gobelin. Aussi différent qu'il fut des autres gobelins, il restait malgré tout apparenté aux gobelins. Harry n'oubliait pas les avertissements qu'il avait pu entendre sur le « fair-play » des gobelins en affaires, et il lui semblait peu probable que cette créature ait été honnête.

L'étrange gobelin parut interpréter ses pensées, car elle fronça légèrement les sourcils et lança un bref coup d'œil au monstre. Celui-ci, sans même le regarder, fléchit les pattes pour bondir, mais Harry restait vigilant. S'écartant vivement, il sentit malgré tout le mouvement d'air que le monstre déplaça et eut même l'impression de voir une des griffes acérées passer à moins de centimètres de sa poitrine.

Le monstre se réceptionna souplement tandis que Harry brandissait sa baguette magique, mais l'éternel problème s'imposa immédiatement dans son esprit : quel sortilège utilisé ? Inutile de donner l'alerte trop tôt, même si cela faisait fuir ses agresseurs.

Le monstre fléchit les pattes, mais ne bondit pas. Méfiant, Harry comprit aussitôt pourquoi : il avait oublié l'étrange gobelin, qui lui bondit sur le dos avec la souplesse d'un jeune homme et se mit à tâtonner ses poches avec frénésie. Harry s'agita dans tous les sens, essayant tant bien que mal de déloger la créature de son dos, mais l'étrange gobelin tenait bon.

‒ Ah ! s'exclama-t-il d'un air triomphant.

Harry sentit les longs doigts fins de la créature glisser dans la poche de sa veste, celle où était rangée la broche. Il n'avait plus vraiment le choix : passant un bras derrière lui pour la pointer sur son propre dos, il s'exclama :

Repulso !

Une main géante et invisible sembla les happer tous les deux en arrière, mais la chute fut bien moins douloureuse pour Harry qui retomba sur l'étrange gobelin. Un tintement métallique lui indiqua cependant que la broche avait quitté sa poche, et il s'empressa de se relever, ses yeux balayant les environs à la recherche du bijou.

A la lueur des réverbères, heureusement, la broche d'or scintillait, et il se précipita aussitôt en direction du trésor tant convoité. Une main décharnée lui saisit toutefois la cheville. Harry dut fournir un gros effort pour garder son équilibre et orienta sa baguette vers la créature, mais ses priorités changèrent instantanément de direction : voyant Harry s'écarter du gobelin, l'énorme monstre paraissait en avoir conclu qu'il pouvait s'attaquer à lui sans risquer de blessé son vieil acolyte.

Une partie de son cerveau, jusqu'alors inutilisée, sembla soudain prendre le contrôle de toutes les pensées et décisions de Harry, qui tourna sa baguette sur la broche :

Accio !

La broche bondit aussitôt dans sa main tendue. Harry pivota légèrement et fut englouti dans la plus oppressante obscurité qu'il eut jamais connue. Comprimé de toutes parts, il sentit l'entité lui rendre toutes ses facultés. Son instinct de survie paraissait considérer avoir suffisamment agi pour la nuit.

A bout de souffle, Harry réapparut dans une immense clairière et trébucha. Ahuri, il se tourna et aperçut l'étrange gobelin, toujours accroché à sa cheville, le regard étincelant de colère. Les effets du transplanage lui avaient totalement fait perdre la sensation de la main agrippée à lui, mais Harry était au moins débarrassé de l'énorme monstre.

Brandissant sa baguette entre les deux yeux du gobelin, il n'eut pas le temps de prononcer une incantation que la main du gobelin s'abattait dans un éclair argenté. Une douleur fulgurante le transperça au niveau de la poitrine, mais Harry ne put pousser qu'un faible cri. La créature lui libéra enfin la cheville, mais il ne s'en aperçut presque pas, les yeux écarquillés de douleur, la gorge nouée.

Un goût de sang se répandait dans sa bouche, tandis qu'il s'étendait mollement sur la pelouse. Le froid mordant qui l'envahissait atténuait la douleur à la poitrine, tout comme l'humidité du sang imbibant son t-shirt et sa veste. Les yeux rivés sur le ciel aux milliers d'étoiles de plus en plus floues, il perçut vaguement la silhouette du gobelin haletant qui se relevait puis venait lui saisir le poignet.

‒ Vite, vite… murmura l'étrange gobelin d'une voix lointaine, désespérée.

Tremblant de froid, Harry trouva la force de baisser les yeux vers le gobelin, qui essayait tant bien que mal d'écarter les doigts crispés sur la broche. Vague silhouette floue, le poignard que la créature avait utilisé pour transpercer la poitrine de Harry vacilla… puis tout disparut.