LES CONTES DE LA DAME DU LAC


Jim Lake Junior n'était pas très bon en analyse de texte, mais il excellait en analyse de terrain. Et, à force de combattre, il avait fini par aiguiser sa capacité à lire les visages (ce qui était plutôt un exploit quand on considérait qu'il était la plupart du temps entouré de trolls aux traits grossièrement taillés et aux émotions réduites à leur plus simple expression).

La situation actuelle lui donnait des sueurs froides. Il avait réussi à organiser un résumé assez clair de ce qui se passait dans sa tête et à classer par degré d'urgence les différents problèmes à l'ordre du jour – et il se félicitait de ne pas être celui qui devait résoudre tout cela.

D'abord il y avait le Traqueur avec sa seconde personnalité apparue dans la Forge.

Personnalité qui était apparemment celle du Roi Arthur.

Roi Arthur qui était à la recherche de son Merlin.

Merlin qui se cachait, mais semait des indices derrière lui sous forme de livres de contes.

Livres de contes dont Euphrosine possédait les deux premiers recueils et Blinky le troisième, et dont le contenu devait sauver le monde.

Monde qui était en péril – à nouveau.

Et l'instinct de Jim lui soufflait qu'il n'y avait pas une minute à perdre, que la menace de la Nuit Éternelle que Gunmar n'avait pas réussi à établir était toujours aussi réelle et que qui que ce soit Merlin, il fallait le trouver rapidement, lui faire cracher son plan, et en parallèle chercher l'ennemi tapi dans les ombres – ou peut-être dans la lumière.

Il n'avait pas tout compris à cette histoire de Voile, mais il se méfiait encore plus du Sceptre de Morgane depuis qu'il avait vu l'affolement de la sorcière : il n'avait jamais eu trop confiance dans cet artefact, après tout, et ce n'était que confirmation qu'il fallait être prudent avec la magie et les reliques du passé.

La réaction de l'amulette et la facilité avec laquelle il avait fait confiance à Arthur l'intriguaient plus que tout le reste : il se demandait si c'était à force de porter le médaillon et de manipuler Lumière du Jour qu'il avait fini par être comme "infusé" par les sentiments de Merlin, ou s'il s'agissait d'une sorte de gène transmis depuis des siècles dans sa famille dans la foulée avec les yeux bleus hérités de père en fils.

Dans tous les cas, il mourrait d'envie de savoir quelle sorte d'indice contenait exactement le vieux livre de contes cent fois raconté par Blinky pour qu'Euphrosine en oublie les règles élémentaires de la guerre et dévoile des secrets d'une telle importance devant une assemblée aussi hétéroclite.

Il y aurait pu y avoir un espion parmi eux.

Il fronça les sourcils.

Il était certain de ses amis – et de Blinky, bien sûr – mais Sir Isaac et le type blême surnommé Murcielago ne lui inspiraient aucune confiance…

Mais comment Euphrosine aurait-elle pu savoir qu'il fallait se méfier de tout et de tous quand le sort du monde était en jeu ? Que le meilleur de vos amis pouvait se transformer en traître et le plus inattendu des alliés se révéler en la personne dont vous auriez attendu le moins ? Elle n'avait sans doute jamais été dans une vraie guerre. Arthur non plus. Il suffisait d'un coup d'œil pour comprendre que le Traqueur était courageux – mais que personne ne lui avait jamais enseigné la Règle Numéro 2.

Jim soupira… et sursauta en réalisant qu'Artos l'observait silencieusement, avec un étrange sourire en coin, comme s'il savait exactement ce qui se passait dans la tête du Chasseur de Trolls.

Artos, lui, avait clairement déjà mené une guerre. Probablement même plusieurs. Cela se voyait dans ses yeux, dans sa façon de se tenir, de se placer dans les lieux et de s'adresser aux gens. Tout en lui respirait le commandant en chef, capable de tous les exploits et préparé à tous les sacrifices.

Jim enviait cette assurance autant qu'il avait mal à l'idée de ce qu'il avait dû en coûter au Roi pour en arriver à cette tranquille assurance.

Et, soudain, il comprenait pourquoi les sorciers avaient besoin de quelqu'un comme Artos pour gagner contre… quoi que ce soit qui arrivait. Arthur Potter, certainement, ne faisait pas le poids uniquement avec son bon cœur.

- Jim dit que vous possédez le seul exemplaire des Contes de la Dame du Lac, dit Euphrosine d'une voix frémissante. "Mon frère et moi sommes à sa recherche depuis des années. Le sort du monde dépend de ce qu'il contient. Je vous en prie, donnez-le-moi."

Blinky s'aplatit dans son fauteuil, suant à grosses gouttes et tortillant quatre de ses mains, tandis qu'il épongeait son front verdâtre avec une autre. Ses yeux globuleux papillonnèrent avec inquiétude.

- Mais je ne l'ai plus, bredouilla-t-il. "Je suis vraiment navré, Gente Dame, mais il n'est plus en ma possession…"

Un coup de tonnerre aurait sans doute produit le même effet sur Euphrosine.

- Ce n'est pas possible, balbutia-t-elle.

Artos lui-même fronça légèrement les sourcils. Claire et Toby, stupéfaits, tirèrent ensemble sur les manches de Jim qui secoua la tête : il n'aurait jamais deviné un tel retournement de situation. Sir Isaac semblait partagé entre envie de rire et désappointement, mais 'Murcielago' Nick ne rigolait pas, les bras croisés, mordillant l'ongle de son pouce.

- Mais je sais où il est, se hâta d'ajouter Blinky.

Cette fois, il y eut plus d'une personne à se frapper le front en mode "Non d'un gnome, ce n'est pas possible de nous faire des frayeurs pareilles".

- Quelqu'un est venu le chercher pour l'emmener à la Bibliothèque, expliqua le vieux troll. "C'était après la bataille finale contre Gunmar dans le stade… peut-être au moment de l'annonce du Plan Entente Cordiale, je ne sais plus… j'étais seul ici, en train de me pencher sur nos reliques du passé en pensant à l'avenir incertain mais plein de promesses qui se présentait devant nous…"

Jim se racla discrètement la gorge, voyant que Blinky se perdrait dans ses pensées et celui-ci tressaillit.

- Et soudain je l'ai vu devant moi, comme je vous vois. Il s'est présenté comme le Bibliothécaire et a demandé à emporter le livre… bien sûr, je n'ai pas pu refuser de le lui donner.

- Mais Blinky ! commença Toby, estomaqué, "vous nous avez dit des centaines de fois que…"

- Tu ne comprends donc pas, Tobias Domzalski ? se lamenta le vieux troll. "On ne refuse pas un livre au Bibliothécaire. C'est un honneur de lui confier un ouvrage – cela veut dire que le livre sera conservé jusqu'à la fin des temps dans la plus grande, la plus belle et la mieux protégée de toutes les bibliothèques du monde."

Euphrosine se mordit l'intérieur de la joue.

- Et elle est où, cette bibliothèque ultime ? demanda-t-elle d'un ton qui ne cachait pas sa frustration.

- Mais comment voulez-vous que je le sache ? s'écria Blinky d'un air stupéfait qui aurait pu être comique si la situation n'avait été aussi sérieuse.

Claire étouffa un rire hystérique, mais Jim soupira.

- Vous n'avez pas moyen de le découvrir avec vos… réseaux ? demanda-t-il en se tournant vers Murcielago. "Un type qui peut détecter un bouquin intéressant à des kilomètres et qui vient le chercher en personne, en se matérialisant à l'intérieur d'un marché de trolls… ça sent méchamment le sorcier, je trouve."

- "Méchamment", je ne sais pas, pouffa l'ancien partenaire d'Arthur. "Mais oui, on doit pouvoir découvrir son emplacement assez facilement en s'adressant aux Archives. Je vais envoyer un message à Miss Avocette par Hypérion."

- En attendant, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le contenu du livre ? pressa la jeune femme en se tournant à nouveau vers Blinky qui s'éventait avec trois de ses bras, encore sous le choc. "Je vous en prie. Cela nous permettra peut-être de… de ramener mon frère."

Elle lança un coup d'œil anxieux en direction d'Artos qui était assis négligemment sur le bord de la fenêtre et regardait dehors en polissant son épée, comme si tout cela ne le concernait pas.

Blinky toussota.

- Eh bien, sans vouloir me vanter, je suis "incollable" sur le contenu de cet ouvrage, comme dirait le jeune Tobias ici présent.

- Je n'utilise pas des expressions aussi ringardes, intervint vivement le petit rouquin replet. "Mais c'est vrai qu'il pourrait le réciter par cœur – pas forcément l'option que je choisirais, si j'étais vous. Même un mec avec un sévère cas d'insomnie n'y résisterait pas."

Euphrosine sourit faiblement.

- La version en résumé suffira pour le moment. Quelles sont les histoires principales du recueil, M. Galadriel ?

Blinky tapota son menton d'une de ses mains, tandis qu'une autre peignait en arrière des cheveux inexistants, qu'une troisième lui grattait l'arrière-train et que les autres réarrangeaient le coussin de son fauteuil.

- Voyons… eh bien, pour commencer, les Contes de la Dame du Lac ne sont pas très nombreux, en comparaison de ceux de Beedle le Barde. Il n'y a en tout que trois récits. Le plus long et le plus détaillé raconte la quête du Roi Arthur et de l'enchanteur Merlin pour sceller Hafgan dans l'au-delà et comment ils y réussirent au prix d'un immense sacrifice. Certains historiens pensent que cette histoire serait basée sur des faits réels.

Il glissa un coup d'œil nerveux en direction de la fenêtre, mais l'homme en armure cramoisie n'avait pas bougé et scrutait quelque chose dans la rue.

- Euh… et ensuite il y a une courte fable sur l'araignée qui tissait un fil entre le ciel et la terre – et comment la Reine des Roses coupa ce fil avec ses ciseaux d'or.

Euphrosine frissonna et ce fut à son tour de lancer un regard à la dérobée en direction de leur invité surprise. Mais celui-ci ne paraissait toujours pas intéressé par la conversation dans la pièce.

Ce n'était pas plus mal. Arthur n'avait pas besoin qu'on lui rappelle sa confrontation avec Muirgen dans le Château Maudit, l'hiver précédent, ni le douloureux choix qu'il avait dû faire pour permettre à la femme qu'il aimait de retrouver une raison de vivre…

Les Contes avaient toujours été effrayants avec leur façon de raconter le passé et de prédire l'avenir sous forme d'allégories. Euphrosine savait que leur meilleure chance de faire face au moment où se briserait le Troisième Sceau se trouvait dans le livre qu'ils cherchaient depuis des années, mais elle redoutait aussi le moment où ils sauraient enfin – et ne pourraient plus se dérober à leur inéluctable destin.

- Le troisième récit est le plus énigmatique, dit Blinky. "Il s'intitule "les Trois Amis" et n'est pas sans rappeler le conte des "Trois Frères" de Beedle le Barde. Certains de mes éminents collègues pensaient qu'il s'agissait soit d'un plagiat, soit d'une reprise du conte pour en tirer une autre conclusion. Bien sûr, il demeure un grand mystère à l'égard de l'auteur exact de ces deux livres."

- Trois, rectifia Euphrosine d'un ton rauque. "Trois livres. Il y a aussi les Contes du Passeur d'Âmes."

Les gros yeux globuleux de Blinky s'arrondirent.

- Un troisième recueil de contes ? s'écria-t-il. "Je n'en avais jamais entendu parler !"

- Oh, Merlin était prolixe, quand il s'y mettait, dit une voix amusée, et ils sursautèrent tous en réalisant qu'Artos était à nouveau tourné vers eux.

Il leur adressa son sourire ironique aux canines pointues, croisa ses deux mains sur le pommeau de son épée et y appuya son menton, sans se soucier de l'encoche que le bout de la lame faisait dans le plancher.

- Continuez, je vous prie. Je suis curieux de savoir ce qu'il avait inventé, cette fois.

Blinky avait failli s'étrangler.

- Vous voulez dire que Merlin est l'auteur des contes ? balbutia-t-il.

- Bien sûr, dit Artos avec un léger haussement d'épaules. "Qui donc à part lui serait capable de décrire si précisément le passé et l'avenir ? Et il a toujours adoré plonger les gens dans la confusion avec des énigmes, sous prétexte de les encourager à utiliser leur intelligence. Allons, parlez. En nous y mettant tous, nous tirerons peut-être un peu de sens de ses opuscules."

Toby et Jim échangèrent une grimace. Claire, qui avait plus de vocabulaire qu'eux, hochait la tête d'un air avide. Euphrosine retenait son souffle.

- La Fable des Trois Amis est bâtie sur le même principe que le Conte des Trois Frères, expliqua Blinky. "Il s'agit de la rencontre successive de trois personnages avec une figure mystérieuse, dont on ne peut déterminer avec clarté la nature. Elle est appelée ici la Dame du Lac, mais on ne peut pas savoir s'il s'agit d'une femme, de la Mort ou d'une personnification de la Lune qui se reflète dans le Lac tout au long de l'histoire."

Jim s'agita inconfortablement. Le récit fantastique tournait au cours de littérature, c'était d'un ennui… Toby devait penser la même chose car il interrompit allègrement Blinky.

- En bref, trois potes se perdent dans la forêt et se retrouvent à chaque fois devant un lac pour s'entendre dire par une nana belle mais sérieusement dangereuse qu'ils ont le choix entre l'embrasser ou mourir. Mais ils s'en sortent en l'arnaquant chacun à leur façon.

Blinky s'étrangla.

- Tobias Domzalski ! Massacrer ainsi un chef d'œuvre de la littérature, c'est…

- D'abord, le Chevalier au Cerf séduit la Dame et du coup elle lui donne son cœur, bla, bla, bla, continua Toby sans se troubler. "Il lui promet qu'il reviendra vivre avec elle au fond du Lac, du coup elle le laisse partir – sauf qu'évidemment il ne revient jamais et en plus tombe amoureux d'une autre fille avec qui il se marie, donc elle est super vénère."

- On peut la comprendre, grommela Claire.

- Le Chevalier au Dragon arrive ensuite et offre des excuses à la meuf au nom de son pote. Il réussit à la calmer et la convainc qu'il a des choses plus importantes à faire que de jouer les sirènes dans le lac – genre protéger son pays contre des ennemis qui sont déjà sur place. Elle décide de l'aider… pour finalement le voir mourir au combat et se retrouver toute seule. Ça la rend dingue et elle déclenche le chaos général sur Terre.

Le troll, frénétique, profita de ce que le garçon reprenait son souffle pour sauver la fin de l'un de ses livres préférés d'un résumé plus que raccourci et prosaïque.

- Le dernier Chevalier qui se présente au Lac connait parfaitement l'histoire de ses prédécesseurs. Il sait aussi que tant que la Dame hantera le Lac, le pays sera toujours à feu et à sang. Il vient donc avec l'intention de mettre fin à son règne… mais lorsqu'il la rencontre, il se rend compte qu'elle n'a fait tout cela que parce qu'on l'avait trahie. Il accepte alors de descendre dans le Lac avec elle, contre la promesse qu'elle laissera le monde en paix.

- Il meurt, quoi, dit Tobias nonchalamment, sans se rendre compte qu'Euphrosine était devenu livide.

- On ne peut pas conclure avec certitude qu'il meurt, rectifia Blinky en prenant un ton docte. "Le récit se termine de façon mystérieuse. Le Chevalier entre dans le Lac avec la Dame, mais à la pleine lune suivante, une créature épouvantable sort de l'eau et disparaît dans les profondeurs de la forêt. L'auteur conclut par une phrase sibylline, en disant que…"

- "Le sort ne sera délié qu'au moment où les runes seront prononcées par celui qui attendait", récita Claire.

Euphrosine devint encore plus pâle, si c'était possible. Elle chancela et serait tombée si Nick n'avait fait un bond en avant pour la rattraper et l'aider à s'asseoir sur un tabouret.

Le mouvement instinctif qu'avait eu Artos pour s'élancer, vite réprimé sous un masque d'indifférence, n'avait pas échappé à Jim.

- Encore ces maudites runes, souffla la jeune femme d'une voix blanche.

Elle enleva ses lunettes et fit courir ses mains dans ses cheveux comme si elle avait souhaité les tirer de frustration. Des gouttes de sueur brillaient sur son front.

- Vous savez de quelles runes il s'agit ? demanda Blinky, surpris. "Elles ne sont pas dans le livre, aussi c'est un grand point d'interrogation pour ceux qui l'ont étudié. Nous autres, enfants de la terre, avons essayé de multiples combinaisons pour voir si cela faisait réagir le livre – il court comme légende dans nos milieux que la créature échappée du Lac pourrait être un troll – mais sans succès."

- Ce n'est pas un troll, croyez-moi, murmura Euphrosine et elle eut un petit rire cassé. "Et non, je ne connais pas les runes. Je les ai sues, il y a longtemps. Je les ai vues et je les ai écrites et, pendant quelques heures, elles ont même été plus importantes pour moi que ma propre vie… mais ensuite elles ont complètement disparu de ma mémoire – et de tous les papiers sur lesquels elles avaient été recopiées."

Blinky soupira, déçu.

- Qu'allez-vous faire ? demanda Jim pour rompre le silence inconfortable qui suivit.

- Aller à la Bibliothèque, bien sûr, dit finalement la sorcière. "Ce fichu bouquin en a fini de jouer à cache-cache avec nous."

Murcielago sourit quand elle leva la tête vers lui.

- Je me charge de trouver les infos, dit-il.

Il regarda sa montre, fit claquer sa langue.

- Il est super tard, en fait. Sans le soleil, on n'a pas idée du temps qui passe… Tout le monde devrait prendre un peu de repos. On se retrouve ici demain ? Outre notre petit problème ici présent, on a quand même du pain sur la planche si on veut qu'une école mixte s'ouvre à la rentrée dans cette ville, je vous rappelle.

Jim hocha la tête.

- C'est l'heure de patrouiller, dit-il en se tournant vers ses amis.

Toby bâilla.

- Joie, bonheur, félicité. J'espère que personne n'aura eu la mauvaise idée de faire tomber un carton sur le Nullhuller à moustaches, cette fois, marmonna-t-il.

Claire pouffa et se leva, attrapant son sceptre.

Euphrosine retint les mots qui lui venaient à la bouche, inquiète à l'idée des portails surnaturels qui s'ouvriraient encore cette nuit, mais Jim lui adressa un discret de signe de tête pour montrer qu'il avait compris.

- Votre Majesté, où allez-vous passer la nuit ? Souhaitez-vous reposer dans mon humble demeure ? s'enquit Blinky en se tournant vers Artos.

Celui-ci eut un petit reniflement moqueur.

- Ce serait avec plaisir, dit-il, mais j'espère bien que je ne suis pas banni de mon propre logis.

Ses yeux verts défiaient la jeune sorcière.

- Je n'avais pas l'intention de vous perdre de vue, riposta celle-ci d'un ton sec. "Mais ne croyez pas une minute que je vous laisserai fouiner dans les affaires de mon frère. Le canapé du salon est très confortable. Ça ne devrait pas vous gêner – la princesse au petit pois en faisait la pub quand on l'a acheté."

Jim ignora l'exclamation moitié épatée, moitié sceptique de Claire et se planta devant Artos.

- Je vais avoir besoin de mon épée pour patrouiller, dit-il fermement.

Et soudain le silence dans la pièce devint aussi épais que du coton, comme si tout le monde, soudain, voulait savoir ce qui se passerait quand l'amulette quitterait le Traqueur pour revenir à son propriétaire.

- Très bien, dit le Roi en haussant légèrement les épaules.

Et il tendit le pommeau de l'épée à Jim qui le prit avec précaution. Une brève mais éclatante lumière bleue illumina le salon miteux et l'armure argentée du Chasseur de Troll s'assembla sur ses épaules maigres, sous les applaudissements de Toby.

Artos portait les vêtements d'Arthur, à présent, mais il était toujours là : on le reconnaissait à son petit sourire ironique et à la dureté de ses sourcils.

Euphrosine relâcha le souffle qu'elle retenait, déçue.

- Bonne nuit, Blinkous Galadriel, dit-elle sans cacher son air sombre. "Venez, Artos."

Les enfants raccompagnèrent les sorciers jusqu'à la porte en haut des escaliers de cristal et les laissèrent sous le pont, après leur avoir recommandé de ne pas traîner pour rentrer.

Il faisait nuit et les étoiles scintillaient très haut dans le grand ciel d'Arcadia. La température était agréable, à présent. Des criquets frémissaient dans les hautes herbes en haut de la pente en béton.

Sir Isaac prit congé à son tour et Murcielago ne tarda pas à l'imiter. Sa forme sombre de chauve-souris voleta quelques instants sous le couvert des arbres, à la recherche sans doute d'un essaim de moustiques, puis il disparut dans l'obscurité.

Euphrosine marchait lentement sur le chemin qui longeait le canal, les bras croisés, plongée dans ses pensées. La brise nocturne ébouriffait les mèches folles sur ses tempes. Sa robe claire la dessinait dans le noir.

Artos la suivait lentement, silencieux, et maintenant que personne ne le regardait, son visage s'adoucissait, une multitude d'émotions se disputaient dans ses yeux verts. Il humait la nuit, savourait le parfum de l'été, rêvait de se baigner dans une rivière. Il faisait jouer ses muscles, souriait avec satisfaction, haussait les épaules en décidant que ses vêtements n'étaient pas si mal finalement. Il tâtait son visage, retrouvait la cicatrice en travers de son nez et se familiarisait avec celle sur son arcade sourcilière – il avait envie de siffloter.

Puis ses yeux revenaient sur la silhouette frêle qui avançait devant lui et il se rembrunissait. Morgane – la petite sœur qu'il avait choyée – n'était plus qu'un écho ténu dans le fil du temps. L'ombre maléfique de Muirgen rôdait derrière le Voile, il pouvait le sentir. C'était sa faute si elle s'était transformée en monstre, si elle le haïssait. Il ne pouvait plus revenir en arrière, mais il pouvait éviter la tragédie qui se profilait dans l'avenir.

Le cœur qui battait dans sa poitrine était si jeune, plein de fougue et d'espoir. Cela lui rappelait ses premières années de règne – et les années d'amour avec Guenièvre, ses ambitions et ses rêves.

Celui-là avait aussi rencontré sa reine, mais il y avait comme une blessure profonde à l'endroit de ce nom.

Arthur était plus complexe qu'il ne le croyait.

Il soupira.

Et Euphrosine s'arrêta, se retourna vivement, sa baguette éclairée.

Pendant un instant, il lut sur son visage, dans le halo de lumière dorée, à quel point elle avait espéré que son frère soit de retour et sa déception en voyant que ce n'était pas le cas – et il eut mal, inexplicablement.

- Sommes-nous arrivés ? demanda-t-il légèrement. "J'aurais cru que les transports auraient évolué depuis le temps où il fallait une journée pour faire vingt-cinq miles à pied. Et les sorciers ne se déplacent-ils plus en un instant dans cette ère moderne ?"

Elle fronça les sourcils, puis ses épaules retombèrent, lasses. Elle fit quelques pas sur le parking désert, plongé dans l'obscurité, où ils avaient débouché en sortant du chemin. La voie ferrée scintillait froidement de l'autre côté d'une barrière en bois entrelacé de liseron.

- Je ne transplane pas. Mon frère non plus. Plus nous évitons le Voile, mieux c'est."

Elle arqua un sourcil.

- Vous devriez être au courant. C'est principalement à cause de vous.

Il n'avait presque aucun souvenir des siècles passés sous sa forme d'Evideur – et c'était pour le mieux, car la seule idée qu'il ait pu en être réduit à cela le révulsait – aussi il ne dit rien.

- La mécanique magique a évolué, en revanche, ajouta-t-elle après un instant – et tout à coup, ses yeux gris s'animèrent avec une sorte de fierté enfantine. "Je doute que même Merlin vous ait reçu dans un endroit comme celui-ci, à l'époque."

Elle exécuta un gracieux moulinet avec sa baguette et il fit un bond en arrière, malgré lui, quand les phares de la Coccinelle rose s'éclairèrent tout à coup, l'éblouissant.

- Surprise ! Bienvenue chez nous, lança Euphrosine avec un rire cristallin.

Il avait le cœur qui battait la chamade, mais envie de rire, lui aussi, parce qu'elle semblait soudain avoir retrouvé sa gaité… et ce sentiment familier et douloureux qui bullait soudain en lui était tellement… humain, qu'il aurait voulu que cet instant se fige, le temps de se souvenir qu'il n'avait pas toujours été ce qu'il était à présent.

Euphrosine avait ouvert une trappe – le capot de la voiture – et elle lui montrait à l'intérieur l'escalier qui descendait vers un endroit plein de lumière.

- Vous ferez attention, c'est raide, disait-elle gentiment – et son bras le frôlait, sa chevelure auréolée par les phares dansait comme une flamme sur ses épaules.

Elle était frêle – et si forte. Douce et impétueuse. Pleine de vie, de questions, de chaleur.

Si différente de Morgane.

Et pourtant, il ne pouvait pas le nier, c'était le même instinct protecteur qui l'envahissait soudain, le terrassait par sa tendresse, grondait en lui qu'il ne laisserait rien arriver à cette petite fille innocente que son père lui avait confiée.

Un vertige le saisit et il secoua la tête pour s'en débarrasser, appuya sa main sur la tôle encore tiède de la voiture pour ne pas perdre l'équilibre.

- ça va ? demanda la voix étonnée d'Euphrosine, curieusement étouffée.

Le grondement ne diminuait pas, au contraire il remplissait ses oreilles et un son tonitruant cornait, assourdissant. De petits cailloux tremblaient sur le sol à côté de son pied et une bourrasque de vent se levait derrière les arbres.

Une autre lumière grandit et le beuglement de ce qui s'approchait se fit à nouveau entendre. Artos ne comprenait pas pourquoi Euphrosine ne semblait pas s'en inquiéter. Elle l'entendait – il le voyait parce qu'elle plissait les yeux et couvrait ses oreilles – mais elle paraissait davantage préoccupée par quelque chose sur son visage à lui que par le danger qui s'approchait.

Il voulut écarter la main qu'elle tendait vers son nez et son bras fit un drôle de geste mou, manqué, comme à travers de l'eau. La tête lui tournait, maintenant. Il cligna des yeux une ou deux fois, essaya de prendre une grande inspiration et réalisa qu'il saignait du nez.

Ah. C'était sans doute cela qui préoccupait sa jeune sœur.

Le monstre surgit de derrière les arbres et passa en trombe à côté d'eux avant de s'engouffrer dans le tournant et de disparaitre dans un maelstrom de bruit de tôles et de grincements de métal.

Les oreilles d'Artos se débouchèrent brusquement et soudain plus rien d'autre n'eut d'importance que ce qu'il avait entrevu, très vite, sur les flancs de la bête qui fuyait dans la nuit.

- … juste un train, disait Euphrosine qui avait sorti un mouchoir de sa poche et lui tamponnait le visage, à présent. "Vous êtes sûr que ça va ? C'est quoi, ça, un effet secondaire ?"

Il n'avait aucune idée de ce dont elle parlait.

- Où allait cette chose ? demanda-t-il en esquivant les mains de la jeune femme.

Le mouvement lui fit perdre l'équilibre et le monde bascula sur le côté. Il secoua à nouveau la tête, étourdi, s'aperçut qu'il était assis par terre. Euphrosine était accroupie devant lui, dans la lumière dorée des phares. Ses yeux gris le scrutaient anxieusement.

- Ce… train. Où… allait… il ? articulat-t-il d'une voix pâteuse, peinant à former les syllabes.

- Mais je n'en sais rien ! répondit la jeune femme avec détresse. "Ce n'est pas important ! Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui vous arrive ?"

Artos lutta pour rattraper ses pensées qui s'effilochaient. Il sentait le goût âpre du sang sur ses lèvres et la chaleur épaisse qui coulait de son nez sur son menton.

- Le signe… je l'ai… vu…

Tout s'obscurcissait trop vite et il ne se souvenait plus de ce qui était si important, de ce qu'il devait absolument dire avant de perdre conscience.

- ARTOS !

La dernière chose qu'il sentit avant de sombrer dans le néant fut la pression d'une petite main calleuse sur la sienne.