Le Trèfle et le Tartan
Bonjour à tous ! Toutes mes excuses pour cette longue pause, mais j'ai dû être hospitalisée la semaine dernière et n'ai donc pas pu poster le nouveau chapitre ! Nous allons donc découvrir la fameuse propriété cubaine. Ce chapitre est encore une fois tout doux et calme (littéralement le calme avant la tempête, ahah), j'espère qu'il vous plaira !
Merci à Wizzette, mon chéri et M-Andrez pour leurs reviews !
M-Andrez :ne t'en fais pas, Mary est un amour. Elle va prendre soin de notre petite équipe !
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33. Slán Agus Beannacht (Health and Blessings)
Accoudée au bastingage, Brianna admirait la côte cubaine qui s'étendait sous ses yeux. L'extrémité sud-est de l'île était la région la plus montagneuse et la moins peuplée. Pas d'immenses étendues de sable blanc de ce côté-ci, mais des falaises escarpées entourant quelques minuscules criques de sable et de roches mêlés. Au-delà, des montagnes verdoyantes à perte de vue, toutes plus hautes que les précédentes au fur et à mesure qu'elles s'enfonçaient dans les terres. Et pas âme qui vive.
« Je crois que je la vois… », marmonna O'Brien à côté d'elle, l'œil droit collé à une longue-vue.
Brianna se redressa aussitôt. « Où ? »
Le second lui fit signe d'approcher et lui tendit la longue-vue, qu'elle porta aussitôt à son œil. Puis il décala légèrement l'instrument pour le diriger droit devant elle. « Longez la côte lentement vers la droite. Vous devriez d'abord voir l'embouchure d'une rivière, puis une crique et juste après, une grande maison à l'orée de la jungle… »
Il esquissa un rictus moqueur en voyant Brianna grimacer tandis qu'elle s'efforçait de voir quelque chose dans la lunette, avant qu'enfin ses traits se détendent et qu'elle pousse une exclamation. « Je la vois aussi ! Et il y a plein d'autres constructions tout autour. Ça a l'air immense… »
« Tant mieux… J'apprécie beaucoup nos gars, mais si je pouvais éviter d'avoir à dormir avec eux quand je suis à terre… », ironisa O'Brien tandis que Brianna lui rendait la longue-vue en souriant.
« Je m'assurerai de vous réserver la plus belle dépendance, peu importe ce que diront les jaloux… »
« Vous avez plutôt intérêt… Je suis le capitaine en second, après tout. »
Brianna gloussa et reprit son observation de ce qui serait peut-être bientôt leur nouveau pied-à-terre. Une heure plus tard, ils jetaient l'ancre à une centaine de mètres des côtes et quittaient le Gloriana en canot pour rejoindre la petite crique caillouteuse à l'avant de la propriété. Comme la jeune femme l'avait constaté à l'aide de la lunette, la bâtisse principale était entourée d'autres petites maisons réparties tout le long de la plage, ainsi que quelques-unes enfouies dans la végétation un peu plus haut. Mais personne ne semblait y avoir habité depuis un moment. Les toitures étaient pour la plupart abîmées, les volets dégondés, et les portes ouvertes aux quatre vents. On va avoir pas mal de boulot, si on veut retaper tout ça, pensa Brianna avec une moue déçue.
La maison de maître, en revanche, paraissait en meilleur état que les dépendances, même si un grand rafraîchissement s'imposait. Bientôt, le canot racla le sol et Stephen sauta le premier avec Boyle pour le stabiliser. Le capitaine tendit ensuite galamment la main en direction de Brianna pour l'aider à quitter l'embarcation avec la grâce qui sied aux dames, mais celle-ci n'avait même pas vu sa main offerte et avait sauté par-dessus le rebord pour atterrir lourdement de l'autre côté, les deux pieds dans quelques centimètres d'eau. Stephen esquissa un rictus amusé et rabaissa sa main en secouant la tête. Après avoir tiré le canot au sec avec l'aide de la dizaine de marins qui les accompagnait, ce fut au tour de Jimmy de proposer à Mary de l'aider à descendre et la jeune fille accepta son bras avec un sourire radieux.
Brianna s'était déjà élancée en direction de la maison, une sensation étrange au creux de l'estomac. Une impression de déjà vu, de familiarité. Elle n'avait pourtant jamais mis les pieds à Cuba – encore moins à son époque, le pays étant soumis à un embargo depuis le début des années 60 – et n'avait jamais approché de maison semblable à celle-ci. Fabriquée en pierre de la région et ornée de longs balcons à colonnes qui couraient tout le long de la façade, la bâtisse de deux étages dominait la plage de toute sa hauteur. Les grandes portes-fenêtres protégées par des volets à persiennes étaient pour la plupart fermées à l'étage, mais celles du rez-de-chaussée étaient ouvertes et l'on distinguait dans la maison un patio abondamment fleuri, autour duquel les galeries intérieures desservaient chaque pièce et chambre, dans le plus pur style baroque espagnol.
Prudemment, Brianna entra par une des portes-fenêtres, arrivant directement dans un petit salon dont la plupart des meubles étaient recouverts de draps. Des tapis avaient été roulés et entreposés dans un coin, à la verticale et il n'y avait presque pas de poussière sur le manteau de la cheminée. Celle-ci ne devait d'ailleurs avoir qu'un but esthétique car elle était immaculée (et parfaitement inutile sous ces latitudes). Tout portait à croire que quelqu'un s'occupait encore de maintenir les lieux en bon état et Brianna en déduisit que les portes étaient ouvertes non pas par négligence, mais pour aérer l'intérieur de la maison.
« Hola ! Hay alguién ahí? », appela Brianna, mobilisant ses restes d'espagnol étudié au lycée. Mais personne ne répondit. Stephen venait d'entrer à son tour et elle le vit humer l'air avec une expression troublée… Comme si l'odeur entêtante de jasmin qui flottait dans l'air lui évoquait quelque chose de précis. Le parfum provenait du patio et Brianna le suivit avant d'ouvrir grand la bouche, émerveillée. La cour intérieure, autrefois composée de plusieurs massifs dessinés avec précision, s'était changée en une petite jungle à ciel ouvert, aux couleurs chatoyantes. Jasmin et mariposa blancs, hibiscus rouges et orangés, bougainvilliers fuchsia se mêlaient au vert profond des plantes tropicales à larges feuilles, qui avaient envahi les lieux dans la plus magnifique des anarchies. Si Brianna avait cru en Dieu, elle se serait certainement pensée morte et montée au Paradis. Sentant la présence de Stephen dans son dos, elle se retourna, les yeux brillants. Le pirate observait la petite parcelle de nature qui ornait le cœur de la maison avec la même expression indéfinissable qu'il avait eue en reniflant le jasmin.
« Tu ne trouves pas ça magnifique ? », s'écria-t-elle en se retenant de sautiller sur place.
Stephen esquissa un demi-sourire, comme si une partie de lui-même était ailleurs. Et c'était le cas. L'odeur des fleurs l'avait en un instant transporté jusqu'à son refuge mental, la maison dans la prairie, et il avait toutes les peines du monde à réaliser que le parfum était réel et non le fruit de son imagination. « C'est… presque trop beau pour être vrai… », souffla-t-il. Cette dernière pensée formulée à voix haute le fit frissonner. Et si tout n'était qu'une illusion ? Et si j'étais bel et bien mort sur la potence et que tout ce qui s'était passé ensuite n'était que les délires de mon cerveau à l'agonie ? Il se mordit la lèvre et regarda Brianna faire le tour du patio pour ouvrir une porte de l'autre côté. Une cuisine, vraisemblablement, à en juger par les marmites en cuivre accrochées au mur.
« ¿Quiénes son ustedes, y qué hacen aquí? », fit une voix d'homme menaçante au-dessus de leurs têtes. Brianna leva le nez, découvrant un Cubain d'une cinquantaine d'années penché au-dessus de la balustrade de la galerie du premier étage.
Stephen s'apprêtait à lui signaler qu'ils ne comprenaient pas sa langue lorsque Brianna répondit dans un espagnol approximatif, teinté d'accent américain. « Hola, señor ! Siento molestarle… Estamos aquí para… euh… visitar la casa ? Si ? »
L'homme la dévisagea un instant, les yeux plissés, avant de pousser un soupir. « Des Anglais… », marmonna-t-il dans leur langue.
« Irlandais… », corrigea abruptement Stephen à mi-voix.
Nouveau soupir. « J'arrive ! », lâcha-t-il avant de s'éloigner de la balustrade pour rejoindre l'étage inférieur. Tout sourire, Brianna vint se replacer près de Stephen.
« Qu'est-ce que tu lui as dit ? », demanda le pirate en guettant l'arrivée de leur hôte.
« J'ai demandé si on pouvait visiter la maison… »
Il haussa un sourcil. « Tu m'avais caché tes compétences linguistiques… »
« Absolument pas », rétorqua-t-elle avec un petit sourire supérieur. « Je l'avais mentionné pendant les enchères. Tu n'écoutais pas, c'est tout… »
Stephen était sur le point de lui répondre qu'elle-même excellait dans l'art de ne pas écouter ce qu'on lui disait, lorsque l'Espagnol apparut dans le patio, s'essuyant les mains sur un chiffon accroché à sa ceinture.
« Alors comme ça, vous voulez visiter la propriété ? Qui vous a parlé de cet endroit ? », demanda l'homme en les analysant tous les deux des pieds à la tête.
« Des amis de Saint-Domingue… », éluda Stephen avec un sourire faux.
L'Espagnol hocha la tête, peu convaincu, mais haussa les épaules. « J'ai été engagé par le gouverneur de l'île pour m'occuper de la maison en attendant de trouver de nouveaux propriétaires. D'où ma présence aujourd'hui. »
« Qu'est-il arrivé au précédent ? », demanda Brianna en jetant un œil autour d'elle, tout en respirant avec délice. Elle était absolument sûre de ne jamais se lasser de ce merveilleux patio, de ses couleurs et de ses odeurs divines.
« Mort il y a quelques mois. Aucun descendant… Les gens qu'il employait aux champs n'avaient pas les moyens de racheter les lieux et préféraient de toute façon se rapprocher de Santiago. C'est un endroit très isolé, vous savez… Et qui nécessite beaucoup d'entretien. La proximité de l'océan abîme les matériaux et l'île est souvent balayée par de fortes tempêtes. La pointe de Maisí et les falaises vous protègeront pas mal du vent d'Est, mais ça secoue tout de même de temps à autre… » Le concierge sursauta en entendant des pieds traîner dans le petit salon et se retourna, découvrant O'Brien, Jimmy et Mary qui découvraient les lieux avec ravissement.
« Nous sommes nombreux et nous avons un bateau… », précisa Brianna avec un sourire rassurant. « L'isolement ne devrait pas nous poser problème et nous aurons assez de bras pour redonner à la propriété son faste d'antan. »
L'Espagnol se détendit légèrement à ces mots, comme s'il prenait véritablement conscience qu'il avait affaire à de réels clients potentiels et non à des curieux qui lui faisaient perdre son temps. « Dans ce cas… Si vous voulez bien me suivre… » Il se détourna pour repasser dans le petit salon, juste au moment où Boyle soulevait un drap pour admirer le buffet en bois massif et orné de pieds et de poignées en métal doré qui se trouvait en-dessous. « Veuillez ne pas toucher ! », aboya-t-il, tandis que Boyle bondissait et laissait aussitôt retomber le drap sur son meuble.
En passant devant lui, Brianna agita un doigt menaçant sous le nez de Boyle comme on gronderait un enfant dissipé et celui-ci roula des yeux. Pendant une vingtaine de minutes, le concierge leur fit découvrir toutes les pièces de la maison, de la gigantesque chambre de maître du premier étage, face à l'océan, au grenier en passant par les salons, les cuisines et la cave, où il leur recommanda de stocker vivres, eau et bougies, et notamment de l'utiliser comme abri pour tous les résidents en cas de tempête. Chaque pièce qu'ils visitaient faisait un peu plus briller le regard de Brianna. L'endroit était parfait pour se refaire une santé et elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer les longues nuits dont Stephen pourrait profiter sans avoir à se lever pour barrer ou s'occuper du Gloriana. Il pourrait enfin vivre à un rythme normal, prendre soin de lui, caché entre mer et montagnes, et soigner ses blessures aussi bien physiques que psychologiques.
« Savez-vous à quelle distance se trouve un lieu appelé la caverne du pirate ? », demanda Brianna, alors qu'ils regagnaient le rez-de-chaussée à la fin de leur visite. Les sourcils du concierge se froncèrent en signe d'incompréhension et Brianna s'empressa de préciser : « La Cueva del Pirata… ? »
Son interlocuteur secoua la tête lentement. « Il y a bien une grotte au Nord de ces terres, en direction des montagnes, mais rien à propos d'un pirate… En revanche, elle contient une source d'eau pure dans laquelle vous pourrez puiser. »
Brianna sembla un instant décontenancée, avant qu'un début d'explication naisse dans un coin de son esprit. Comme Stephen lui jetait un regard interrogateur, elle haussa les épaules. « J'ai dû confondre avec un autre endroit… »
Elle attendit que le concierge reprenne la parole, expliquant à Stephen où se trouvaient les champs en friche que leur colonie pourrait cultiver, pour se détourner le cœur battant la chamade. Elle était quasi-certaine de ne pas avoir confondu avec un autre lieu. La caverne du pirate est bien là, mais elle ne s'appelle tout simplement pas encore comme ça… Le pirate en question, c'est peut-être lui, pensa-t-elle en coulant un regard transi d'amour en direction de Stephen. Elle le sentait au plus profond d'elle-même à présent : cette maison, c'était leur maison. Celle où ils vivraient quelques mois, quelques années, entre deux traversées de l'Atlantique ou indéfiniment. Jusqu'à ce que la mort, ou autre chose, nous sépare…
« La compramos… », lança soudain Brianna, coupant la parole au concierge. Celui-ci tourna des yeux ronds comme des soucoupes dans sa direction, avant de regarder brièvement Stephen comme pour le prier de confirmer la décision de son épouse.
« Je ne vous ai même pas encore parlé du prix… », balbutia l'homme avec un rire nerveux. « Cette propriété a beau être moins chère que ce que vous paieriez à La Havane pour la même superficie, cela reste une grosse somme… »
Stephen avait plissé les yeux et dévisageait Brianna avec une étincelle étrange dans le regard, comme s'il ne réalisait pas vraiment ce qu'ils s'apprêtaient à faire, tout en étant étrangement ravi de le faire. « Combien ? », demanda-t-il brusquement.
« Trois millions de reales. Soit près de quatre-vingt mille livres sterling. »
La rousse inclina la tête sur le côté, haussant les sourcils dans l'attente du verdict de Stephen. Elle n'avait aucune idée de la fortune personnelle du pirate, mais elle se souvenait parfaitement avoir noté à Philadelphie qu'une seule commande de quarante tonnes de tabac et de whisky de contrebande pour MacNamara avait rapporté trois cent mille livres sterling. Certes, il fallait ensuite payer quatre-vingts matelots avec cette somme, et certainement un autre fournisseur en amont, sans oublier d'éventuels bakchiches versés à des soldats Anglais véreux en cas de contrôle… Mais il n'en était pas à son coup d'essai et avec les années, il avait dû mettre de côté un beau petit pactole.
« Vendu. »
Un cri de joie s'échappa de la bouche de Brianna et elle faillit esquisser un petit pas de danse avant de se souvenir des convenances. Le concierge, quant à lui, n'en revenait pas de la facilité avec laquelle il venait de vendre le domaine.
« Eh bien… Parfait… Je suppose que vous pourrez signer l'acte de propriété dès que vous aurez l'argent… »
« Monsieur Doherty ! », appela Stephen d'une voix forte, faisant sursauter le Cubain. La tête du quartier-maître apparut dans l'encadrement de la porte qui menait à la salle à manger. « Veuillez préparer quatre-vingt mille livres sterling, je vous prie. »
« Oui, Capitaine ! », fit le jeune homme en regagnant aussitôt la plage au pas de course. Le concierge le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il remonte à bord du canot et pinça les lèvres. Il devait probablement commencer à additionner deux plus deux et à comprendre qu'il n'avait pas affaire à un groupe d'honnêtes citoyens.
« Alors, on va vraiment s'installer ici ? », grinça O'Brien en levant le nez au plafond avec une expression dubitative.
Stephen se tourna vers lui. « Un problème ? »
« Je dirais… que ça manque de bonnes tavernes. Et de femmes… », répondit le capitaine en second, tandis que Boyle appuyait ses paroles d'un hochement de tête approbateur.
« Si tu veux une taverne, tu n'as qu'à ouvrir la tienne… »
« Et pour les femmes, la Jamaïque n'est pas si loin… Il nous suffira d'aller faire un petit tour au marché… », renchérit Stephen sur un ton tellement sarcastique que Brianna ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel. Les trois hommes gloussaient grassement lorsque le concierge mit un terme à leur hilarité en se raclant la gorge.
« Je crains de ne malheureusement pas avoir le droit de vendre une propriété à des… », commença-t-il avant de croiser le regard soudain meurtrier de Bonnet. Le Cubain déglutit et recula d'un pas.
« Je vous en prie, éclairez-moi… Des quoi, exactement ? »
Le ton du pirate était glacial et ce ne fut bientôt plus une mais trois paires d'yeux irlandais menaçants qui toisaient le concierge terrifié. Consciente qu'il fallait désamorcer la situation au plus vite, Brianna fouilla dans sa bourse et en ressortit deux des diamants de Geillis, qu'elle fourra dans la paume de l'homme.
« Muchas gracias por la visita… », le remercia-t-elle avec un sourire désarmant, tournant le dos aux marins pour regarder le Cubain droit dans les yeux. Son sourire disparut alors, pour être remplacé par une expression plus grave et elle acheva dans un murmure : « …y por su discreción. »
L'Espagnol jeta un regard rapide en direction de sa main et se demanda un instant si son silence avait un prix. Apparemment oui. Il referma ses doigts sur les deux diamants blancs et hocha solennellement la tête à l'attention du capitaine. Celui-ci n'avait pas saisi tout ce qu'avait dit Brianna, mais il avait certainement compris la signification du mot 'discreción'.
« Je vais chercher ce qu'il faut pour la signature. Les papiers sont déjà prêts, il n'y a plus qu'à les remplir… »
« Merci beaucoup… », répéta Brianna en le regardant emprunter la galerie du patio pour se rendre dans un bureau à l'autre extrémité du rez-de-chaussée. Les trois autres avaient toujours les yeux qui lançaient des éclairs et O'Brien fit claquer sa langue contre son palais avec agacement. Quoi qu'ils fassent, où qu'ils aillent, le monde entier les regardait toujours de travers. Alors même qu'ils débarquaient riches comme Crésus et prêts à acheter une propriété en toute légalité, on les considérait encore comme des voyous.
« Bon, parlons sérieusement… », commença Boyle en s'avançant lentement jusqu'à Brianna pour passer un bras autour de ses épaules. « Quelle chambre vais-je choisir ? »
« C'est une plaisanterie… ? », rétorqua Brianna en haussant un sourcil narquois.
« Oh, allez, Madame la Capitaine, une petite chambre de bonne ?
— Non.
— Un coin au grenier, alors ? Ou à la cave !
— Toujours pas.
— J'ai compris… En fait, vous voulez qu'on partage la même chambre. Petite dévergon- »
Le chuintement caractéristique d'une lame que l'on tire de son fourreau se fit entendre dans la pièce et Boyle coula un regard légèrement inquiet en direction de Bonnet, dont les doigts serraient fermement le manche de son couteau. Celui-ci n'avait pas oublié la main levée de Boyle au mariage et comptait manifestement le surveiller de près. Le matelot éclata de rire pour se donner une contenance mais lâcha néanmoins Brianna et recula de deux pas.
« Vivre ici pour les entendre fricoter à toute heure du jour et de la nuit ? Non merci, quel Enfer… », railla O'Brien, mais son rictus goguenard disparut aussi vite que le bras de Boyle des épaules de Brianna lorsque son supérieur tourna cette fois son visage menaçant – et son couteau – vers lui. Fort heureusement, le concierge choisit ce moment pour réapparaître et tout le monde afficha un sourire de circonstance, tandis que le couteau regagnait prestement son fourreau. S'approchant d'une table recouverte d'un drap, comme le reste des meubles, il déposa dessus un encrier, une plume et plusieurs feuilles de papier jaunies où un texte avait déjà été recopié en laissant des espaces pour le nom et autres informations relatives au nouveau propriétaire.
« Señor, si vous voulez bien lire, renseigner et signer chaque exemplaire… », fit-il en tendant la plume à Stephen. Après quelques minutes passées à lire l'acte qui ferait de lui le propriétaire légitime de Cajo Babo, Stephen inscrivit son nom, son année de naissance et sa ville d'origine aux espaces prévus à cet effet, puis sa signature au bas de chaque feuille. Le concierge esquissa un hochement de tête approbateur et s'apprêtait à récupérer les exemplaires qu'il rapporterait aux archives gouvernementales lorsque Stephen l'arrêta d'un geste.
« Attendez… » La plume toujours en main, le pirate se tourna vers Brianna et la lui tendit. « Je veux qu'elle signe aussi. »
« Les femmes ne sont pas autorisées à- », commença le Cubain avant qu'un regard glacial de l'Irlandais ne le fasse aussitôt changer d'avis. « Aucun problème, Señor. »
Stephen reporta son attention sur Brianna, qui n'avait toujours pas bougé, et la dévisagea avec gravité. « J'ai accepté que tu ne signes aucun papier officiel le jour de nos noces… comme tu le souhaitais. Mais je veux ton nom sur celui-ci. »
Brianna sentit son cœur s'emballer à l'idée de laisser une trace écrite de son passage au dix-huitième siècle, tout ce qu'elle essayait d'éviter depuis le début en somme. Mais elle savait au regard qu'il posait sur elle qu'elle n'avait aucun moyen de se dérober. Il avait fait un grand sacrifice en se pliant aux conditions qu'elle avait énoncées pour leur mariage, mais cette fois il ne cèderait pas. Quoi qu'elle fasse, il trouverait toujours le moyen de la lier un peu plus à lui chaque jour, jusqu'à ce qu'il retrouve un semblant d'équilibre mental et de tranquillité d'esprit. Essayant de ne rien laisser paraître de sa nervosité, elle s'avança vers la table, saisit la plume dans sa main droite et la posa sur le papier. Lentement, en prenant sa plus belle écriture pour ne pas trop contraster avec la magnifique calligraphie ancienne qui noircissait le document, elle commença à écrire son prénom : Brianna. Puis le deuxième : Ellen. Elle commençait à tracer le R de Randall avant de se rappeler que non, en ce siècle elle s'appelait Fraser. Elle venait donc de tracer la barre horizontale supérieure du F lorsqu'elle se figea. Elle ne s'appelait plus vraiment Fraser non plus à présent et quel meilleur moyen de brouiller les pistes d'éventuels curieux au vingtième siècle que d'utiliser un nom que personne là-bas n'associerait à sa famille ? Sans parler du bonheur que cela ne manquerait pas de procurer à un certain pirate…
Brianna sourit à cette idée et transforma son début de F en B. Brianna Ellen Bonnet. Elle répéta le processus sur chaque exemplaire et reposa la plume dans son petit fourreau sur le côté de l'encrier. C'est à cet instant-là qu'elle croisa le regard de Stephen et comme elle s'y attendait, elle y lut un sentiment de triomphe mais aussi une tendresse d'un niveau encore inégalé à ce jour. Au point qu'elle en oublia un instant de respirer, de penser, et même qu'ils n'étaient pas seuls.
« Dites, je peux signer moi aussi ? », chuchota Boyle tandis qu'O'Brien lui donnait un petit coup de pied à l'arrière du genou pour le faire plier. Le matelot se mit à grommeler. « Ça va, ça va, on rigole… »
Une bonne heure plus tard, Doherty était revenu, annonçant que plusieurs lourds sacs de jute remplis de livres sterling avaient été préparés, et demanda au concierge où il devait les déposer. Le Cubain s'était gratté le crâne en grimaçant, avant d'expliquer qu'il habitait à 15 km de là à Imías et qu'il venait donc entretenir la maison à cheval, mais que l'argent devait être rapporté à Santiago de Cuba, soit 200 km plus loin. Mais loin de désarçonner le quartier-maître, celui-ci avait déclaré qu'il leur faudrait alors faire un inventaire de tout ce qui devait être réparé dans l'immédiat, ainsi qu'une estimation des matériaux nécessaires, afin de pouvoir partir dès le lendemain pour Santiago. Ainsi, ils concluraient non seulement l'achat de la propriété, mais ils pourraient également acheter là-bas de quoi poursuivre les rénovations. Le concierge ne parut pas enchanté de cette surcharge de travail inattendue, mais l'enthousiasme de Doherty pour les listes et les inventaires était tel qu'il n'eut pas d'autre choix que le suivre dans la maison de maître, tandis que Murphy et Stephen faisaient le tour des dépendances pour en vérifier les charpentes.
Comme ils l'avaient supposé en posant le pied sur la plage, les dépendances étaient bien moins entretenues que la maison principale et Murphy ne cessait de grommeler à chaque nouvelle huisserie brisée, charpente branlante ou toiture trouée. Ils venaient de grimper sur le porche d'un petit chalet de bois situé à l'extrémité de la crique, à quelques mètres de la plage seulement, lorsqu'un cri strident s'éleva derrière eux. Mary venait de sortir de la dépendance voisine, ses cheveux recouverts d'une épaisse toile d'araignée, tandis que Jimmy l'aidait tant bien que mal à s'en débarrasser en riant.
Stephen esquissa un sourire et Murphy reporta son attention sur la maisonnette. Une vue imprenable sur la mer, une seule pièce, et un joli porche ombragé où se balançait lentement une vieille chaise à bascule au gré du vent. Idéal pour une fin de vie paisible. Quelques travaux de charpente et la cabane serait parfaitement habitable, il n'aurait alors plus qu'à chauffer ses vieux os au soleil en se balançant doucement dans son fauteuil. En espérant que cela apaiserait les ratés de plus en plus réguliers de son cœur. Ceux-ci étaient certainement dus à toutes les aventures de ces derniers mois, qui avaient mis son corps à rude épreuve. Avec un peu de repos et de patience, ça passerait. Il n'était pas encore prêt à passer l'arme à gauche.
« Capitaine… », commença le charpentier avec une expression grave et Stephen haussa un sourcil. « J'aimerais… Avec votre permission, j'aimerais me retirer de mes fonctions de charpentier du Gloriana. Mes deux apprentis sont à présent formés et tout à fait capables de prendre la relève. »
Il vit Bonnet baisser un instant les yeux et y lut un éclair de déception, mais aussi de la résignation. Compte tenu de son âge avancé, c'était une nouvelle à laquelle il devait s'attendre et il ne chercherait pas à l'en dissuader. « Vous en avez assez de nous, vous voulez donc nous quitter… », tenta-t-il de plaisanter, mais le cœur n'y était pas.
Murphy cligna des yeux. « Non, capitaine… En réalité, et toujours avec votre permission, j'aimerais rester… », il frappa légèrement la balustrade du porche de son poing, « …ici. J'aime beaucoup cet endroit. »
Bonnet sembla soudain tellement soulagé que Murphy s'en sentit ému. « Vous n'avez pas peur de vous ennuyer ? », ironisa le pirate en jetant un œil à l'intérieur.
« Superviser la remise en état du domaine va m'occuper quelques temps… Et ensuite, je suppose que vous me verrez souvent contempler paisiblement le large depuis ce porche… »
« Peut-être bientôt avec un de mes enfants sur chaque genou… »
Murphy esquissa un sourire derrière sa barbe fournie et hocha la tête, avant de baisser d'un ton. « J'en serais honoré, lad… »
Bonnet tapotait amicalement l'épaule du vieil homme lorsque deux paires de chaussures supplémentaires arpentèrent le petit porche de la nouvelle résidence du charpentier. « Excellent choix, Monsieur Murphy ! », claironna Mary en passant la tête à l'intérieur de la cabane. Le vieil Irlandais laissa échapper un grognement sonore et se détourna. « Celle-ci est presque habitable en l'état. Quelques petites retouches et elle sera comme neuve. Vous pourrez ainsi vous reposer ! »
Mary avait délibérément insisté sur les deux derniers mots, pour bien qu'il comprenne qu'elle faisait allusion à l'incident de la veille, lorsqu'elle l'avait trouvé la main crispée sur son cœur dans la coursive. Le vieil homme grommela quelque chose d'incompréhensible, mais la blonde l'ignora superbement.
« Ne vous inquiétez pas, je m'assurerai que vous fassiez des pauses et que vous soyez toujours bien hydraté ! », pépia-t-elle de nouveau avec un large sourire.
Les yeux de Murphy lançaient des éclairs. « Je suis encore capable de me rappeler de faire des pauses et de boire, Mademoiselle ! Je ne suis pas sénile ! »
La jeune fille haussa les épaules et entraîna Jimmy en direction de la plage. Lorsqu'elle jugea qu'ils étaient à bonne distance du vieil homme, elle se retourna et lança par-dessus son épaule. « Pas encore… ! »
« Espèce de sale petite- ! »
Mais Mary et Jimmy ne surent jamais de quoi Murphy comptait traiter la jeune lavandière, car ils éclatèrent de rire et s'enfuirent à toutes jambes.
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Alors, qu'avez-vous pensé de ce nouveau lieu ? Je me suis beaucoup amusée à faire des recherches sur cet endroit, sur le style des grandes maisons de maître de l'époque et sur la flore cubaine, je voulais vraiment que cet endroit soit parfait ahah. Maintenant il va falloir retaper tout ça et nous sommes en pleine saison des cyclones. La météo pourrait d'ailleurs amener bien plus que du vent et de la pluie… Brianna ferait mieux de rester sur ses gardes !
J'espère que ce chapitre vous aura plu et d'ici lundi prochain je vous souhaite une merveilleuse semaine !
Xérès
