LES LIVRES SAVAIENT


Les livres s'agitaient.

Dans la section Neiges Éternelles, il fallait porter des crampons pour ne pas glisser dans les escaliers recouverts de verglas. Les ouvrages de mécanique et d'architecture avaient transformé leurs rayons en un immense labyrinthe. Au sous-sol, les recueils de poésie scandaient un rythme sauvage qui résonnait sourdement dans les murs : "et-je-vis-le-Congo-serpentin-de-moire-traversant-la-forêt-dans-un-éclair-noir". Quant aux romans carnivores de l'aile Aventures dans la Jungle, qui d'ordinaire se contentaient de dodeliner paresseusement au soleil qui filtrait à travers la grande coupole de verre, ils bruissaient dangereusement et, parfois, un pistil acéré à collerette rose se dressait, foudroyant, et happait une des mouches qui dansaient dans la lumière orangée.

Ce qui n'était pas plus mal, parce qu'aucun insecticide ne parvenait complètement à bout des Vashta Nerada et qu'il y avait toujours un lecteur pour s'égarer dans les coins sombres.

Mais ce n'était pas normal tout de même.

Jamais la Bibliothèque n'avait été aussi fiévreuse en douze ans.

Hermione Granger ne voulait même pas essayer d'imaginer ce qui se passait dans la section Dialogues, Conciliabules, Abrégés & Parlote en tout genre – il y aurait certainement des tas de pages à recoudre quand les Traités de Physique et les Discours Politiques auraient fini de se crêper la couverture. Elle avait entrouvert la porte du couloir Paléontologie et l'avait vite refermée quand le cri aigu d'un ptérodactyle avait retenti et que le pas lourd d'un carnassier gigantesque avait ébranlé les rayonnages où se terraient les gravures des mammifères de la fin du Crétacé.

Il avait fallu sceller la section Guerre & Paix où pleuvaient des obus sur une brume rouge remplie de cris furieux en latin. Calmer et remettre en ordre l'aile Littérature Enfantine lui avait donné une terrible migraine et elle envisageait sérieusement de déclencher l'alarme incendie pour doucher la rave party qui avait lieu dans la partie Futurs Hypothétiques.

Même la documentation scolaire menait un tapage indigne de ses dossiers respectables.

Bien entendu, il était hors de question d'essayer de raisonner la Zone Zoologie qui n'était que braiments, beuglements, rugissements et cris d'oiseaux (elle n'avait déjà pas réussi à se faire entendre dans l'aile Biographies). Une tempête faisait rage dans la section maritime – ils allaient avoir un boulot monstre pour faire sécher tous les ouvrages, il faudrait certainement ouvrir les terrasses en toiture et étendre des fils à travers toute la Bibliothèque – et mettre les pieds dans les M (Médecine, Monstres, Muffins, Mars, Mercredis Célèbres, Magie Noire) relevait de la folie pure.

Il n'y avait peut-être que l'étage circulaire des Légendes Arthuriennes pour se tenir étrangement coi.

Les livres sentaient-ils le changement qui arrivait ?

Douze ans dans la Bibliothèque avaient confirmé à Hermione ce qu'elle croyait dur comme fer pendant ses années d'école : les livres contenaient toujours une part de vérité.

De là à penser qu'ils avaient aussi une âme, il n'y avait qu'un pas. Et Hermione savait qu'elle l'avait franchi quand elle était devenue la Bibliothécaire.

Elle se souvenait très bien du jour où elle avait accepté le poste.

C'était la sixième fois qu'on le lui proposait : elle avait refusé la première fois parce qu'après la Bataille de Poudlard, il lui semblait plus important de terminer ses études et de se joindre à la reconstruction du pays. La deuxième fois, elle avait décliné parce qu'elle était enceinte de Rosie et que c'était une toute nouvelle aventure, vivante, vibrante, qui s'ouvrait devant elle. La troisième offre lui avait été faite après la débâcle à Islay et elle ne s'était pas senti le droit d'aller se réfugier dans une tour remplie de livres quand des enfants leur avaient rappelé ce que le mot courage signifiait.

Elle ne le regrettait pas. Harry était devenu ministre de la magie peu de temps après et l'assister dans la mise en place de son gouvernement avait été une des périodes les plus exaltantes de sa vie.

La quatrième fois, elle avait beaucoup hésité. Elle en avait plus qu'assez du Département de Régulation des Créatures Magiques, mais elle n'était pas tout à fait prête à se retirer du service. Cependant, avant qu'elle ne donne sa décision, la Porte de l'Axe s'était ouverte et Harry, qui avait besoin que quelqu'un en qui il pouvait avoir confiance protège le secret le plus étrange, le plus beau et le plus terrible de toute l'histoire de la magie, lui avait demandé si elle accepterait de prendre le poste de directricedu Département des Mystères. Soudain, l'idée de n'avoir entre ses mains les documents qui arrivaient d'Antarctique que lorsqu'ils seraient devenus des archives lui avait paru vraiment stupide, quand elle savait qu'elle pouvait être au cœur de l'action !

La cinquième fois, la lettre était arrivée sur son bureau en même temps que le faire-part de naissance de la fille d'Albus. Hermione ne l'avait même pas ouverte : sa filleule était bien plus intéressante que tous les livres de l'univers. Elle n'avait pas de petit-enfants, au contraire d'Harry qui en avait déjà quatre (et qui ne semblait pas se rendre compte du privilège dont il jouissait), et elle était impatiente de découvrir si ce que Molly Weasley rabâchait était vrai.

Les années qui suivirent ne furent effectivement que du bonheur : avec l'adorable Euphrosine, elle avait gagné un autre filleul/petit-fils d'adoption. Arthur était tellement intelligent et assoiffé d'apprendre qu'elle devait se retenir de lui enseigner tout ce qu'elle pouvait. Elle se demandait même parfois en pouffant si elle n'allait pas se reconvertir et retourner à Poudlard.

Puis Rosie se maria, elle eut son premier bébé et Hermione eut moins de temps à consacrer aux enfants de Wendy. Le temps qu'elle s'en aperçoive, Drago Malefoy avait pris sa place, qui lui revenait de droit – mais cela, elle ne l'avait découvert que beaucoup plus tard.

A la sixième invitation, elle avait su que le moment était venu. Harry venait de prendre sa retraite après l'échec retentissant du Projet Objectif Lune. L'explosion de l'observatoire, le crash du Cyrano et la destruction de la nuit magique britannique avaient coûté un sacré paquet de gallions au Ministère de la Magie qui avait préféré fermer la base Inlandsis (laissant quand même l'avant-poste de Kerguelen en activité), au grand dam des scientifiques et des membres du Département des Mystères qui, eux, comprenaient l'importance des échantillons ramenés de la Lune et des relevés faits par Wendy Philips. Hermione avait désormais soixante-cinq ans, et elle n'avait plus envie de se battre contre des ronds-de-cuir aux esprits étriqués. Il était temps de commencer un nouveau chapitre de sa vie.

La Bibliothèque l'avait accueillie comme une vieille amie.

Il lui avait suffi de faire un pas sur le plancher ciré et de respirer cette odeur de pages pliées, de reliures de cuir, d'encre ancienne pour se sentir chez elle. Au-dessus de sa tête, dans la lumière dorée qui tombait de la grande coupole de verre, des hirondelles de papier étaient passées en voletant. Les lourds piliers qui soutenaient le dôme s'élançaient vers le ciel, entrelacés de lierre et de mots chuchotés.

Il n'y avait pas de fin aux rayonnages d'acajou. Des milliers et des milliers de livres étaient rassemblés ici, comme s'ils l'attendaient. Les échelles se déplaçaient sans bruit sur les côtés et au-dessus de sa tête, tandis que les ouvrages récemment consultés retournaient à leur place, s'élevant gracieusement au-dessus du chariot dans un poudroiement d'or.

Statues majestueuses, grandioses escaliers habillés de velours, tableaux gigantesques, galeries interminables et balcons à encorbellements, discrets salons où pétillait un feu ensorcelé et autres recoins douillets se succédaient. A un étage, la pluie battait les hautes fenêtres françaises encadrées de rideaux cramoisis, à un autre le soleil couchant enflammait un œil de bœuf. Une arcade de pierre au sous-sol débouchait à l'air libre dans une clairière semée de pâquerettes, tandis que, dans une salle voisine, des hublots où se collaient des algues laissaient parfois apercevoir une inquiétante créature noire qui se mouvait dans les profondeurs verdâtres d'une ville engloutie.

Le plafond étoilé de la section Astronomie, entre les poutres peintes à la feuille d'or, lui donnait l'impression qu'elle allait tomber dans l'espace. Marcher sur la surface miroitante du prisme dans l'aile Phénomènes Surnaturels et voir ses empreintes se refléter tout autour d'elle continuait de la plonger dans une perplexité ravie. Elle apprit à ses dépends à ne pas oublier d'emporter une valise complète avant de se risquer dans le département Géographie pour aller y chercher un ouvrage ; sut très vite lancer son hameçon et actionner le moulinet de sa canne à pêche pour remonter un Essai récalcitrant du gouffre des Pensées Philosophiques ; ne se formalisa plus de sentir l'odeur des cigares dans la Salle du Globe quand elle eut compris que la Société des Hommes de Lettres cachait sous ses airs de club de lecture pour snobs un rassemblement de politiciens de différents pays, et que cette pièce-là se trouvait à la fois dans la bibliothèque anglophone… et dans les autres bibliothèques magiques.

Quelques fois, la notion que l'immense lieu dont elle était la gardienne n'était qu'une fraction de LA Bibliothèque lui donnait le tournis.

Elle savait pourtant qu'il n'y avait pas de limite à la magie, mais cela continuait à l'émerveiller chaque fois qu'elle tournait la Clé dans une serrure et sortait d'un lieu ordinaire pour entrer dans le hall imposant, ou qu'elle quittait par la mauvaise porte la serre centenaire où butinaient des milliards de papillons rares pour se retrouver dans le salon du Terrier

… où Ron ronflait, la bouche entrouverte, avachi dans son fauteuil avec le journal de la veille froissé sur ses genoux, comme toutes les après-midis. Elle redressait ses lunettes en demi-lune sur son nez avec un petit soupir exaspéré, remontait sur son bras les herbiers qu'elle était en train de rassembler et retournait en secouant la tête dans la Bibliothèque.

Certaines choses ne changeaient pas.

Ron ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'elle continue de travailler, même s'il ne pouvait s'empêcher de glisser çà et là de petites piques du style "maintenant tu aurais l'âge et le temps de faire du tricot", mais il n'avait toujours pas plus d'intérêt pour les livres qu'il n'en avait eu à Poudlard. Il préférait de loin faire une partie d'échecs avec son frère ou parler politique avec son fils autour d'une bièraubeurre.

Hermione levait les yeux au ciel par principe, mais elle ne disait rien. Ils s'étaient à nouveau rapprochés, après la mort d'Harry, deux ans auparavant, qui avait été un coup très dur pour Ron.

- Il est mort dans son sommeil, disait-il de temps en temps, avec un trémolo dans la voix qui était plus dû à l'âge qu'à l'émotion.

Hermione hochait la tête, tout en se balançant dans la bergère, son crayon griffonnant toujours ses mots fléchés.

- Il n'a pas souffert, rappelait-elle doucement.

- Je me demande si ça l'a surpris, reprenait Ron, et son regard bleu un peu voilé se perdait par la fenêtre.

L'herbe était perlée de blanc par le brouillard, au-dehors. Hermione versait une nouvelle tasse de thé et la plaçait dans les mains noueuses de Ron qui, toujours, prenait un air un peu surpris.

- Je suis sûre qu'il nous attend, disait-elle en lui boutonnant son gilet, puis en se rasseyant. "Il a probablement encore besoin qu'on répare ses lunettes."

Ron lâchait un petit rire qui plissait ses joues ridées toujours constellées de taches de rousseur. Il buvait son thé à petites gorgées et elle l'observait, par-dessus ses lunettes en demi-lune, puis toussotait et se remettait à ses mots fléchés quand il s'en apercevait et levait les yeux vers elle.

Une bûche s'affaissait dans le poêle. Dans le cadre sur le guéridon, Molly et Arthur Weasley souriaient en se tenant par la main. Des bonhommes au crayon gras gambadaient d'un dessin à l'autre sur le frigo. La radio qui jouait un jazz en sourdine ne donnait pas de liste de noms et toutes les aiguilles de la pendule montraient que les membres de leur famille étaient en sécurité.

- Je suis content que tu sois là, Her-mignonne, grognait Ron au bout d'un moment.

Et dans la tasse jaunie, les débris de thé n'annonçaient rien.

Comme le temps passait ! L'an prochain, au printemps, ils fêteraient le soixantième anniversaire de la chute de Voldemort…

Hermione était probablement plus âgée que McGonagall lors de la Bataille de Poudlard, maintenant. Elle avait l'impression, pourtant, que c'était hier qu'elle levait sa main en classe pour répondre à une question.

Hier qu'elle affrontait les Mangemorts.

Hier qu'elle épousait Ron.

Hier qu'ils emmenaient Rosie pour la première fois au train voie 9 ¾.

Hier qu'ils divorçaient.

Dieu que la vie était donc courte : à peine un claquement de doigts, et soudain elle n'avait plus dix-sept ans.

Bientôt elle ne serait plus qu'un personnage dans un livre, elle aussi.

Mais elle ne regrettait rien, pas même d'être tombée amoureuse de ce garçon roux avec la capacité émotionnelle d'une cuillère – qui l'avait tant faite pleurer, mais qui n'était toujours pas capable de vivre sans elle – et elle avait à la fois hâte et crainte de savoir comment se terminerait son histoire.

Le gong résonna dans la Bibliothèque, lent et solennel. Elle tressaillit, tirée de ses pensées, s'aperçut qu'elle était sur le seuil d'une porte. Son ombre, découpée par les lampes de la salle, se découpait sur le sol du couloir plongé dans le noir. Elle tourna la tête, leva les yeux vers l'horloge au coin de la Chambre des Auréliens. Derrière elle, les ouvrages d'entomologie frissonnèrent et les chrysalides, partout sur les pupitres, s'ouvrirent comme des fleurs diaphanes aux couleurs surannées.

Huit heures.

Les visiteurs qu'elle attendait devaient être arrivés.

Deux yeux bleus brillèrent dans le couloir sombre et un rire discret se fit entendre, dans le silence de la Bibliothèque qui soudain retenait son souffle.

Il était temps de tourner la page et de commencer le dernier chapitre.