J'avais passé la majeure partie de mon dimanche au bord du lac, bien au chaud dans ma Lundqvist malgré le froid de décembre. Cette cape avait été inventée pour les sorciers qui vadrouillaient dans le Lapland par -30 afin de prendre soin des créatures magiques qui habitaient le nord de la Scandinavie. Le Ministère de la Magie suédois était très strict sur le respect des territoires magiques naturels et des sorciers étaient régulièrement envoyés pour s'assurer de la bonne cohabitation des créatures du Nord. Mon père m'en avait rapporté une qu'il avait récupéré lorsqu'il avait dû prendre en charge un conflit entre des centaures et un village sorcier Samis – une histoire de rennes, je n'avais pas compris grand-chose à l'époque.
Les légers remous de l'eau du lac avaient quelque chose d'apaisant et, avec cette température, les élèves s'étaient tous réfugiés dans les couloirs du château ; un silence assourdissant régnait autour de moi. C'était parfait pour me poser. Pour une fois, sans que mon père, Emily, ou je ne-sais-qui d'autre ne m'assiste dans la réflexion. J'avais besoin de mettre de l'ordre dans mon esprit ; par moi-même.
Avoir connaissance de la fin de notre discussion changeait entièrement ma façon de voir la journée que nous avions passé hier. Lilith était persuadée que je n'accepterai pas de la revoir. D'une certaine manière, elle avait fait ses adieux tout au long de l'après-midi. Cette réalisation me rendait profondément triste. Je me sentais tellement stupide. Le regard qu'elle m'avait lancé alors que j'étais sur le point de partir me hantait encore. Merlin. Peut-être ne m'aurait-elle même jamais parlé de la cinquième année si elle ne s'était pas attendue à ce que ce soit notre dernière journée ensemble.
Forcément, tout prenait un nouveau sens. C'était probablement cette « situation » qui avait motivé bien de ses comportements. Ses états paniqués. Sa colère à mon égard. Sa distance étrange à certains moments. Comment passer du temps avec Lilith pouvait-il être aussi simple quand elle portait autant de complications ?
Tout était devenu si compliqué depuis… En fait, les choses avaient toujours été compliquées à Poudlard. Nous avions Black et les détraqueurs en première année ; ils m'avaient terrifiée et j'en avais fait des cauchemars pendant des nuits entières. Alice avait beau me répéter qu'ils étaient là pour Black, j'avais juste eu l'impression que nous étions en réalité ceux qui étions enfermés. J'avais été apeurée à l'idée de retourner à la gare de Pré-au-lard pour prendre le Poudlard Express avant les vacances de Noël, une partie de moi s'était alors persuadée que les détraqueurs ne nous laisseraient pas partir des alentours du château. J'avais cru ne jamais revoir ma mère et mon père.
Puis, il y eut la surpopulation d'élèves en deuxième année. Je les avais détesté. Nous n'avions pas vraiment eu le temps de nous approprier le château que celui-ci était déjà enseveli sous les élèves. J'avais eu l'impression que l'on m'enlevait Poudlard alors que je la découvrais encore à peine. Les épreuves du tournoi des Trois-Sorciers avaient excité une bonne partie des élèves, Alice avait été un véritable feu-follet pendant des jours entiers à chacune des épreuves, mais elles m'avaient laissé avec une drôle d'impression ; l'état de ma mère s'était drastiquement dégradé au moment-même où tout le monde trouvait normal de risquer sa vie pour un vulgaire trophée – dont plus personne ne se souvenait maintenant, autant pour la « gloire éternelle » promise. Ma mère se battait pour rester en vie et ces idiots se battaient pour pouvoir être ceux qui se retrouveraient au milieu de dragons ; qu'est-ce que les frères Weasley m'avaient énervée avec leurs magouilles stupides pour réussir à mettre leur nom dans la Coupe. Alice m'avait alors raconté l'événement des dizaines de fois et chaque nouvelle fois m'avait énervée plus encore que la précédente.
Bien évidemment, ça n'avait pas suffi. Voldemort était revenu, avait tué Diggory et nous avions passé notre troisième année avec Potter qui criait partout et Ombrage qui lui courait après. La Grande Salle avait été insupportable de débats stériles ; quand on y pensait, Potter avait cristallisé beaucoup de choses durant ses années au château. Nous avions rejoint l'Armée de Dumbledore avec les filles ; Alice avait été tout autant offusquée par le style vestimentaire d'Ombrage que sa pédagogie – même si je crois que ça avait surtout été la complaisance de la Gazette des Sorciers à l'égard de la « barbe à papa » qui l'avait poussé à s'inscrire, nous avions eu notre première expérience d'un régime autoritaire, et la Brigade Inquisitrice avait été créée. Parce qu'à Poudlard, on ne trouvait jamais rien de mieux à faire que d'opposer les élèves entre eux. À croire que tout le monde avait bien intériorisé la sempiternelle leçon de nos fondateurs.
La quatrième année avait été presque normale ; si on oubliait l'invasion des mangemorts et l'assassinat de Dumbledore. Symboliquement, cela avait été une année dévastatrice. Poudlard, censé être l'un des lieux les plus sûrs d'Angleterre ; Dumbledore, censé être le meilleur sorcier vivant, envahi et assassiné en une seule petite nuit. Cette nuit-là, tous les britanniques étaient devenus vulnérables.
Notre cinquième année, elle, avait été celle de notre annihilation. Comment ce que nous avions connu l'année dernière n'avait-il pas pu nous déchirer avec Alice ; de toutes les violences que nous avions endurées, la plus grande étant celle du début d'année et du repli sur soi durant lequel nous avions pu à peine échanger quelques mots - mais nous nous étions battues pour réussir à nous les échanger, de toutes les situations desquelles nous nous étions mutuellement sorties, de cet endoloris qu'elle avait pris à ma place, comment pouvait-ce être une fille qui nous déchirait maintenant. Ca me dépassait. Sa réaction me paraissait si absurde. Enfin, peut-être que c'était ce qui faisait que cela lui ressemblait tellement ; faire toute une histoire d'un détail insignifiant quand tout autour de nous était en train de s'effondrer. La légèreté d'Alice avait toujours été à double tranchant.
Tout avait toujours été si violent à Poudlard. D'une certaine façon, nous étions naïfs de considérer que la Guerre s'était déroulée l'année dernière. Le processus s'était étalé sur des années entières ; nous n'avions d'ailleurs jamais connu Poudlard en temps de paix, mais avions trop internalisé cette violence ordinaire pour nous en rendre compte.
Les restes de la Première Guerre n'avaient jamais été dépoussiérés et, tout ce temps, les mangemorts et les fidèles du Seigneur des Ténèbres s'étaient retranchés. La société sorcière les avait laissé regagner leurs forces, alors même qu'elle savait leur retour possible ; pourquoi d'autre avoir peur de nommer Voldemort par le nom qu'il s'était fait sien ?, et n'avait pas pris en charge les retombées de la première ascension au pouvoir des mangemorts. Comme si, soudainement, la société sorcière avait oublié les raisons de la guerre ; l'idéologie, et avait collectivement décidé qu'une fois les combats terminés, leurs motivations premières disparaitraient avec eux. Non, c'était pire encore. Ils avaient considéré que la raison de la Première Guerre avait été Voldemort.
Le Seigneur des Ténèbres comme seul responsable de la Guerre ; cette dernière n'avait pas été la résultante des valeurs qu'il défendait et qui lui avait permis de fidéliser ses soldats, ou même des idées de Salazar qui n'avaient certainement pas influencé le fantasme de Voldemort pendant son séjour dans la salle commune de Serpentard, rien à voir avec le système qui avait permis à ce genre de valeurs de perdurer dans le temps sans qu'il n'existe de contrepoids, jusqu'à être transmis à des gamins au sein d'une école - même gamins qui étaient devenus entre-temps des adultes dans des situations de pouvoir et d'influence au sein de la société sorcière. Non. C'était juste Voldemort. Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom et pas Les-Idées-Qu'on-Ne-Doit-Pas-Défendre ou La-Société-Qui-Ne-Doit-Pas-Produire-Ce-Discours.
Malgré le déni de la société sorcière, l'idéologie était restée et tout ce que nous avions connu depuis était la résultante de cette lâcheté ; des années pendant lesquelles les mangemorts s'étaient préparés, des tentatives, des attaques, des années violentes à Poudlard qui étaient autant d'indices de ce qui allait s'abattre sur la communauté sorcière britannique. Tout avait crié la persistance de l'idéologie qui avait causé la Première Guerre tout comme du système qui lui avait permis de se diffuser au sein de la société sorcière. Mais là encore, personne n'avait réagi. Je comprenais la colère de Lilith à l'égard de sa famille, ils avaient eu l'occasion d'agir bien plus tôt.
Lilith. Je ne savais pas si c'était bien normal, mais elle me manquait déjà. Au fond, tout ça était vraiment stupide. Nous nous connaissions à peine. Il y a une semaine, la fin de la septième année m'aurait semblé être dans une éternité ; maintenant, cela me semblait être la semaine prochaine. C'était ridicule.
Presque aussi ridicule que cette histoire de pureté du sang. Qu'est-ce qu'ils en avaient bien à foutre du sang, ces Parker. Franchement, qui pouvait sincèrement penser que le sang avait quoique ce soit à voir avec la magie ? Il y avait bien des Nés-Moldus et des Cracmols : quelle autre preuve fallait-il à ces gens de l'inutilité du sang ? Lilith pouvait bien dire ce qu'elle voulait de la perversité des Carrow, sa propre famille n'était pas mieux. Marier ses gamins à d' « autres familles » comme s'il s'agissait de ressources à écouler ; plus je me repassais à l'esprit ce que Lilith m'avait dit, plus la violence du discours me frappait. « Mariage convenu avec une famille canadienne » : la réalité de la situation de Lilith, qui allait être abandonnée comme ça à une autre personne, était complètement oblitérée pour ne mentionner que l'union de deux familles. En utilisant cette expression, Lilith n'existait pas, sa réalité n'existait pas, la violence de la pratique n'existait pas ; on ne faisait qu'unir deux familles. Qu'elle ait elle-même intériorisé cette expression me rendait malade. A quel point l'avaient-ils détruite ? Il était évident que la Lilith que j'avais eu l'honneur de côtoyer ces quelques jours n'avait rien à voir avec « Miss Parker ». Je redoutais de ne pas réaliser à quel point elles étaient toutes les deux différentes.
J'avais une furieuse envie de rencontrer ces Parker ; ils semblaient partout sans jamais se montrer, c'était beaucoup trop facile. Ce stupefix qui m'avait démangé contre Carter pouvait tout aussi bien leur être destiné ; quelle idée de faire subir une chose pareille à Lilith. « Nous restons une vieille famille de Sang-Purs ». Comme si c'était normal. Comme si ça expliquait tout. Pourquoi ce genre de pratiques existait-il toujours ? Comment une telle pratique pouvait-elle être légale ? Comment le Ministère pouvait-il laisser faire ça ? Ce n'était pas son rôle, à celui-là ? Enfin, il avait bien foutu n'importe quoi durant notre troisième année avec Fudge et Ombrage ; tout comme il n'avait rien foutu pour les mangemorts.
Peut-être notre société n'était-elle pas faite pour gérer les mages noirs ou peut-être n'avions-nous pas réellement envie de faire quoique ce soit à propos de la magie noire. Après tout, qu'avions-nous fait, ces derniers siècles, pour limiter les conséquences de la magie noire ? A part avoir déclaré certains sortilèges comme étant impardonnables et avoir restreint certaines sections de la bibliothèque de Poudlard, pas franchement grand-chose. La plupart des lois magiques ne traitaient que de magie. Elles portaient bien leur nom. A l'exception de quelques régulations sur le commerce magique, nous n'avions pas de lois qui organisaient les rapports humains. Nous avions une loi qui nous interdisait d'utiliser l'endoloris, mais pas de loi qui nous interdisait de torturer autrui. Nous avions une loi qui interdisait aux élèves mineurs d'utiliser la magie en-dehors de l'école, mais pas de loi qui nous interdisait de maltraiter des enfants. À quel point notre société était-elle bancale ? Lilith pouvait bien dire ce qu'elle voulait sur l'institutionnalisation des communautés magiques par les Parker, ils avaient fait le travail à moitié.
Lilith. Que quelqu'un comme elle, si consciente des enjeux qui l'entouraient, pouvait vouloir jouer le jeu de sa famille me laissait vraiment sidérée. Ca n'avait aucun sens. Il paraissait clair, de par son discours, qu'elle comptait obéir ; ce fatalisme donnait le vertige. Elle ne me laissait aucun espoir.
Je ne savais même pas pourquoi ça me mettait dans un état pareil. Lilith avait raison, c'était elle qui était dans cette situation ; pas moi. Je n'avais fait que réagir à ce qu'il se passait autour de moi pendant des mois et n'avais certainement pas penser à me projeter dans ce que serait ma vie ne serait-ce que le mois prochain ; alors penser à notre relation, si nous en avions une, n'avait pas franchement été au programme. Pourquoi m'inquiéter maintenant de quelque chose qui ne me serait même pas venu à l'esprit avant ?
J'étais à l'aise avec Lilith, elle m'émouvait et il était évident qu'elle ne laissait pas mon stupide corps indifférent. C'était quelque chose que je n'avais jamais ressenti et l'idée-même que les Parker puissent m'enlever cette sensation m'agaçait profondément. Il n'y avait de toute évidence qu'un seul cas de figure qui était problématique, celui où notre potentielle relation survivrait jusqu'à l'année prochaine. Tout s'arrêterait aussi net. J'aurais de toute évidence le cœur brisé, même si cela ne changeait pas grand-chose à la probabilité de l'avoir si notre relation n'arrivait jamais jusque-là ; et encore fallait-il que cela change beaucoup de maintenant. Peut-être était-ce ce qui me mettait dans un tel état : ça ne changerait pas dramatiquement de ce que je ressentais actuellement. Je soupirai et me laissai tomber sur le sol froid. Si nous continuions malgré tout, ne serait-ce pas admettre indirectement que la situation était normale ?
Elle en avait parlé comme si sa vie allait s'arrêter au mariage. À chaque fois que j'y repensais, mon sang se glaçait. C'était d'une tristesse sans nom. Elle ne méritait pas tout ça ; enfin, personne ne le méritait, mais particulièrement pas elle. Et je me retrouvais impuissante. Je détestais ce sentiment.
Voici pour le chapitre 14 :)
