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Chapitre 54
Je t'aime contre tout ce qui n'est qu'illusion
Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
Tu crois être le doute et tu n'es que raison
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi.
Paul Eluard
Le fameux soir du 25 décembre, Aidlinn descendit l'escalier du manoir Rowle à dix-huit heures sonnantes, habillée pour le bal et prête à partir avec son oncle. Son père l'attendait dans le salon, écoutant la radio magique cracher le bulletin météo du lendemain et, s'il avait pris une expression détachée, la jeune fille vit qu'il semblait un peu anxieux.
-Tu as bien choisi, dit-il en la détaillant.
Elle avait choisi une robe aussi grise que ses yeux, dont le bustier était garni de dentelles et de perles brillantes. Wilmore Rowle se présenta avec une dizaine de minutes de retard. Il était accompagné de sa femme Janice et de leur unique fils Thorfinn ; tous les trois étaient très enthousiastes et parés de leurs plus beaux atours.
-Allons, Gordon, êtes-vous certain de ne pas vouloir venir ? insista Janice. On raconte que les Rosier préparent l'évènement depuis six mois. Il y aura un feu d'artifices et une exposition des sculptures Harrell ! Plus d'une dizaine de ses œuvres, vous vous rendez compte ? Le plus grand sculpteur sorcier de notre époque !
Cependant, Gordon Rowle ne voulut rien entendre, déclarant qu'il était fatigué et qu'il ne souhaitait pas danser, et ils partirent après qu'il leur eut souhaité une bonne soirée.
Le château des Rosier, aussi nommé Kaerndal Hall, se trouvait dans le Yorkshire. Il avait été construit près d'une falaise, à un mile de l'océan et lorsque le vent soufflait dans sa direction, il amenait avec lui la rumeur des vagues agitées et une légère odeur de sel.
Aidlinn, Wilmore, janice et Thorfinn apparurent face à un grand portail de fer dont l'entrée était gardée par deux griffons de bronze. Des calèches tirées par de beaux chevaux attendaient d'emmener les invités le long de la route sinueuse qui s'aventurait au milieu des arbres.
-On ne peut pas transplaner dans le parc des Rosier, ils ont mis des barrières magiques partout. Et même si on le pouvait, ce serait très mal vu, souffla Wilmore à Aidlinn.
Devant eux, des couples de sorciers murmuraient entre eux. Ils prirent finalement place dans une des calèches après avoir patienté quelques minutes sous la surveillance de deux sorciers impassibles qu'Aidlinn ne reconnut pas.
Les deux chevaux prirent le trot sous les sollicitations de leur cocher et la diligence se mit à trembler. Les fers des animaux frappaient durement les graviers et leur souffle montait dans l'air froid et humide alors qu'ils passaient parmi les arbres clairsemés. Finalement le bois qui avait dérobé Kaerndal Hall aux regards des visiteurs s'acheva brutalement ; ils se retrouvèrent sur une longue allée traversant une pelouse infinie et menant à un imposant château perçant les ténèbres du soir.
Kaerndal Hall était un immense bloc immaculé s'arrachant à l'obscurité, une magnifique œuvre baroque qui dégageait une féroce impression de puissance immuable ; une coupole centrale dominait les longues ailes rectangulaires dont les innombrables fenêtres illuminaient l'immense pelouse qui s'étendait jusqu'à la falaise.
La demeure avait été construite au siècle dernier, mais la magie dont elle avait été imprégnée dès sa construction l'avait prémunie contre la moindre altération due au temps ou aux intempéries ; elle rayonnait comme un joyau depuis son premier jour de gloire et rayonnerait encore dans les siècles à venir.
La diligence passa près d'une imposante fontaine qui murmurait dans l'obscurité croissante, longea une rangée de buissons taillés, puis s'arrêta en bas des marches du château. Aidlinn, son oncle, sa tante et son cousin descendirent de la diligence et fendirent une foule bruyante et indifférente pour se positionner au bout d'une la file d'une vingtaine de sorciers. Les conversations étaient joyeuses, les exclamations des invités s'élevaient vers les nuages du soir accompagnées de grands éclats de rires. Aidlinn serra plus fort son épais manteau fourré contre elle, se sentant soudain vulnérable. Ils attendirent de longues minutes jusqu'à atteindre un majordome en costume d'apparat, à l'air très solennel, secondé par deux gardes du corps aux mines impitoyables.
-Wilmore Rowle, accompagné de Janice, Thorfinn et Aidlinn Rowle, indiqua Wilmore avec un petit sourire modeste.
L'homme s'inclina et leur pria de se rendre à l'intérieur où l'on s'occuperait d'eux. Ils pénétrèrent par l'immense porte d'entrée entrouverte. L'intérieur était encore plus somptueux. Le vestibule était d'un blanc éclatant et très haut de plafond, il y avait un large escalier recouvert d'un tapis écarlate qui montait aux étages supérieurs. Tandis que deux elfes de maison emmenaient leurs manteaux et qu'un autre les conduisait à la salle de bal, Aidlinn dévorait du regard les pièces richement décorées qu'ils passaient. Elle n'aurait jamais pensé qu'Evan habitât un endroit aussi incroyable. Ils s'engagèrent dans une vaste galerie aux grandes fenêtres donnant sur le parc. A même les murs étaient sculptées différentes scènes partiellement recouvertes de feuilles d'or : un dragon crachant du feu vers le ciel, un sphinx menaçant un sorcier, des sirènes barbotant au pied d'une falaise. Entre celles-ci se dressaient des sculptures de bronze et de grands tableaux animés. Certains montraient des scènes de chasse, on voyait les personnages poursuivre un cerf, montés sur leurs grands chevaux racés ; d'autres étaient des portraits de sorciers célèbres assoupis ou en train de prendre le thé ; il y avait quelques tableaux plus sombres où l'on voyait des forêts denses s'agiter sous l'effet d'un vent imaginaire ou des rivières couler à vive allure au fond de leurs lits tortueux. Des bancs de velours colorés étaient disposés à intervalles réguliers, mais à leur état impeccable, il était évident que personne ne s'y asseyait jamais. Le plafond semblait scintiller au-dessus de leurs têtes, comme un second ciel recouvert de poussière de diamant.
Finalement, les Rowle atteignirent une haute porte entrouverte ornées d'arabesques dorées de laquelle provenaient de la musique ainsi que la rumeur de nombreuses conversations. Un gobelin aux longs ongles d'argent leur ouvrit la porte sans un mot.
La salle de bal avait elle aussi des proportions gigantesques. De forme rectangulaire, elle était coupée par deux arcades scindant la pièce en trois parties ; contre le mur du fond, une estrade gardée par deux colonnes de bronze accueillait un petit orchestre concentré sur ses morceaux. Les piliers imposants des arcades étaient décorés de fresques colorées et les murs étaient ornés de grands tableaux aux cadres d'or. Sous l'éclat des milliers de bougies soutenues par des lustres d'or, le bois du parquet brillait et claquait sous les pas des danseurs. Une bonne centaine de sorciers devaient être rassemblés dans la salle sans qu'elle ne parût surchargée ; au centre, certains dansaient au rythme de la musique jouée ; autour, d'autres sorciers attendaient avec impatience de prendre part aux prochaines danses. Les femmes avaient de magnifiques robes colorées dont les tissus soyeux ondoyaient au gré de leurs mouvements ; les hommes, habillés plus sobrement, apparaissaient grandis et majestueux dans leurs costumes. Sur les côtés de la salle, des serveurs passaient distribuer verres et amuse-bouche aux groupes d'invités qui avaient tournés le dos aux animations pour discuter.
-C'est vraiment incroyable, souffla Aidlinn.
Elle comprenait désormais les conseils de son père, les biens des Rowle ne pouvaient égaler la splendeur de ceux des Rosier.
-Ça l'est, s'extasia Janice à côté d'elle. Evan Rosier était à Poudlard avec toi, n'est-ce pas ? On dit que sa mère lui cherche une fiancée, les Mandylor sont expressément venus d'Australie pour présenter leurs deux filles. La fille qui arrivera à lui passer la bague au doigt sera assurément très chanceuse.
A ces mots, le cœur d'Aidlinn se serra.
-Tu as bien fait de te faire si élégante, après tout on ne sait jamais, pas vrai ? reprit Janice avec un clin d'œil. Même les Rosier devraient être heureux d'accueillir une Rowle dans leur famille, nous ne sommes pas n'importe qui.
-Arrête Maman, Aidlinn trouvera bien mieux qu'Evan Rosier si elle veut se marier, s'indigna Thorfinn. Il a beau être riche, c'est vraiment un sombre cr…
-Silence ! le coupa sa mère en jetant des coups d'œil affolés autour d'eux. Voudrais-tu bien tenir ta langue l'espace d'une soirée ? Merlin qu'ai-je fait pour donner vie à pareil écervelé ?
Thorfinn se renfrogna mais n'ajouta rien, ce qui fit sourire Aidlinn. Dans un premier temps, les Rowle firent face à l'affluence des sorciers qu'ils apercevaient et se devaient de saluer. Ils croisèrent Nyeleti Zabini, une belle femme noire à la silhouette longiligne, qui devait chanter sur scène plus tard dans la soirée. Janice ne manqua pas de la complimenter sur sa magnifique toilette, ce à quoi Nyeleti ne répondit que par un sourire faussement modeste.
-Nyeleti vient d'épouser Atem Zabini, on dit que c'est son cinquième mari, souffla Janice quand ils se furent éloignés.
Ils saluèrent aussi Abraxas et Lucius Malefoy, qui conversaient avec Dorélius Lestrange -le père de Rodolphus et Rabastan - et Orion Black.
-Wilmore, Gordon n'est pas avec vous ? demanda Black d'une voix grave en apercevant Aidlinn.
-Non, j'ai bien peur qu'il n'ait préféré rester à l'écart des festivités de ce soir.
-Soit, j'imagine qu'on ne peut lui en vouloir. Quand vous aurez fini de saluer tout le monde, joignez-vous à nous, voulez-vous ?
-Je n'y manquerai pas.
Ils s'attardèrent auprès de Cyrus Avery, le père d'Edern et de Jared, qui paraissait aussi terrifiant qu'à l'accoutumée, Bakary Shafiq, le père d'Ozarine et de Xalème, qui semblait beaucoup plus calme et bienveillant, et Oliver Parkinson, le père de Manfred et de Séphronie, qui leur témoigna un respect marqué, mais dont les manières trahissaient une certaine insécurité. Wilmore tenta d'échanger quelques banalités avec eux, mais il n'avait jamais été aussi estimé que son frère Gordon et le regard implacable de Mr Avery le mettait visiblement mal à l'aise, si bien qu'ils prirent congé.
-J'ai toujours aimé Parkinson, soupira Wilmore, c'est un vrai gentleman. Quel dommage que sa femme l'ait quitté, il ne s'en est jamais remis.
Thorfin finit par s'éclipser dans la foule, apercevant les frères Travers avec lesquels il s'entendait bien. Wilmore piétinait nerveusement, désireux de retourner s'entretenir avec Orion Black, dont il avait toujours admiré la calme prestance.
-Regarde, c'est Xerina Rosier sur le balcon, indiqua Janice à Aidlinn.
Aidlinn leva les yeux pour apercevoir une femme âgée, drapée dans une cape de velours mauve sombre et dont le cou vieillissant était décoré d'une impressionnante parure de diamants. Elle se tenait droite sur le fauteuil qu'on lui avait installé et surveillait l'assistance avec une attention impitoyable.
-Elle n'a pas l'air très commode, avoua Aidlinn.
-Ce n'est pas seulement une impression. C'est une femme très dure. C'est elle qui tient les affaires Rosier depuis qu'Artus nous a quittés. Il paraît qu'Ellen ne se remet pas de la perte de son mari.
Une amie de Janice, Mrs Macmillan, se présenta, apparemment très excitée et les deux femmes se mirent à discuter avec animation.
-Tu as vu les Mandylor ? Ils viennent d'arriver.
-Alors comment sont-ils ? Je ne les ai vus qu'en photographie.
-Ils sont très bien habillés, mais un peu hautains. Et cet accent ! Je ne m'y ferai jamais. Voilà la mère et leur fille aînée, Oprah.
Aidlinn ne put s'empêcher de détailler du regard la jeune fille qui se présentait aux côtés de sa mère. Les deux femmes se ressemblaient de manière flagrante, présentant un même maintien fier, une silhouette élancée mais généreuse et une peau hâlée en dépit de l'hiver anglais. De grande taille, Oprah portait une robe aux tons jaunes et dorés, dont les reflets rappelaient l'éclat du soleil, ainsi qu'un veston de zibeline sur les épaules. Ses cheveux roux étaient relevés en un chignon de circonstance, dévoilant une nuque rigide et un menton arrogant. Elle jetait autour d'elle des coups d'œil effarés et tenait son veston serré contre elle, regrettant probablement l'été australien qu'elle venait de quitter.
-Une admirable jeune fille, acquiesça Janice, sans savoir qu'elle blessait sa nièce.
-Mignonne, mais pas aussi jolie que l'était la fille Moon, objecta Mrs Macmillan. Quelle horreur, ce qui lui est arrivé ! Tu crois à un meurtre, toi ? Je ne sais pas ce qui serait le plus horrible entre ça et un... suicide.
Aidlinn sentit son ventre se serrer en repensant à Melyna. Il était certain qu'elle aurait adoré un tel bal, mais aux dernières nouvelles, elle se trouvait toujours dans un état végétatif au fond d'une petite chambre de Sainte-Mangouste. Il était effrayant pour la jeune Rowle de constater à quel point le destin d'un individu à qui qui tout réussissait pouvait radicalement basculer.
Aidlinn finit par apercevoir Andrew, Rodolphus et Evan qui discutaient avec deux sorcières qu'elle ne reconnut pas. Si Rodolphus se tenait en retrait, Andrew s'entretenait joyeusement avec une des deux jeunes filles et Rosier se tenait près de l'autre, plus impressionnant que jamais au milieu de son incroyable domaine ; il semblait encore une fois bien différent de leur ancien camarade d'école. Une boule d'anxiété se forma dans son ventre à l'idée de les rejoindre. Et si Evan ne voulait plus rien avoir à faire avec elle ? Elle ne put se résoudre à y aller.
-La robe de Mrs Flint est affreuse, rigolait Janice Rowle. Même ses elfes de maison auraient eu plus de goût.
-Tiens, le fils Selwyn est venu. Je ne pensais pas qu'il sortirait de son vieux château, on dit qu'il est complètement désargenté. Il me fait froid dans le dos.
-Il était présent à la garden-party des Moon. Et comme par hasard, il y a eu un accident. C'est un oiseau de malheur.
Aidlinn suivit le regard hostile de sa tante pour voir Lothaire Selwyn, vêtu de beaux habits de couleur crème, se déplacer avec une extrême raideur parmi les convives et disparaître derrière un autre groupe.
-Mon mari est persuadé qu'il est responsable de l'état de la petite Moon, souffla Mrs Macmillan, mais il a refusé de dire quoi que ce soit à la police. Je lui ai dit que c'était idiot.
-Je ne sais pas, Mr Selwyn était un homme très rigoureux, il a sûrement dû élever son fils comme il se doit.
-Je suis d'accord. Quand on sait qu'il y avait des dégénérés comme Macnair et Dolohov ce même jour, ce pourrait être n'importe qui.
Ce pourrait être n'importe qui. Aidlinn détestait la façon dont les deux femmes parlaient avec fascination des horribles individus qu'abritait la réception. Ne voyaient-elles pas qu'il aurait pu leur arriver la même chose ? N'avaient-elles pas peur ? Melyna n'avait pas trahi leur cause, avait eu le sang aussi pur que possible – comment pouvait-on ne pas s'interroger ? Elle s'éloigna, évitant des individus qu'elle ne pensait pas reconnaître, puis tomba sur Mulciber, qui s'était tenu tout seul près d'un pilier et semblait totalement perdu.
-Je suis content de te voir, lui avoua-t-il. Les gens n'arrêtent pas de me dévisager.
Il faisait pâle figure en effet dans son costume de seconde main et il n'avait sûrement jamais été présenté à quiconque ici, ou si peu.
-Ne fais pas attention, tu es très bien, lui dit gentiment Aidlinn. Tu as autant le droit que les autres d'être ici.
Après tout, Mulciber était désormais un mangemort et son statut lui ouvrirait toutes les portes, aussi longtemps qu'il accepterait de se salir les mains pour le Seigneur des Ténèbres et la cause des sang-pur.
-Je n'aurais jamais cru qu'Evan vivait dans un endroit pareil, s'étonna Mulciber. Il n'en parle jamais.
Aidlinn acquiesça. On lui avait quelques fois décrit la demeure des Rosier, mais elle n'avait pas imaginé que tout serait aussi incroyable. La musique cessa et le majordome annonça un feu d'artifices. Les portes-fenêtres de la salle de bal donnant sur la terrasse furent ouvertes et les invités s'engouffrèrent à l'extérieur. Bientôt, des étincelles colorées éclataient en grondant sur la toile noire de la nuit sous les applaudissements des spectateurs. Pour le final, l'emblème des Rosier – un grand R entouré de ronces – fut grossièrement tracé en rouge dans le ciel. Le signe demeura quelques secondes, immobile et menaçant, puis il se consuma et disparut sous les acclamations enthousiastes.
-Si ma sœur avait vu ça, s'exclama Mulciber, puis il se tut brusquement.
Ils se laissèrent ramener par le mouvement de la foule à l'intérieur de la salle de bal et retrouvèrent Rodolphus et derrière lui, Andrew, Evan et les deux filles qu'Aidlinn avait déjà aperçues.
-Salut Mulciber, Aidlinn, fit Rodolphus et les autres se tournèrent vers eux en l'entendant.
Aidlinn reconnut les deux jeunes filles : Séphronie Parkinson, vêtue d'une robe mauve, était la jeune créature qui ravissait Wilkes, la seconde, près de Rosier, était Odélie Greengrass, qui avait quitté Poudlard deux ans plus tôt - avec son épaisse chevelure sombre et ses yeux noirs, elle avait toujours été crainte autant qu'admirée. Aidlinn se sentit soudain de trop. Elle n'avait pas eu de nouvelles d'Evan depuis l'été dernier, avait à peine espéré qu'il l'invitait sciemment à la réception de sa famille et voilà qu'il se tenait à quelques pas d'elle, plus mystérieux que jamais. Qu'avait-il fait pendant tous ces mois ? L'avait-il oubliée au profit de quelqu'un d'autre ? Elle chercha ses yeux pour tenter d'y déceler une lueur plus douce destinée à elle seule, mais il l'ignora.
-Aidlinn, cela fait si longtemps, sourit aimablement Séphronie. Réselda doit être quelque part dans la salle, elle sera contente de te voir.
La jeune fille lui rendit son sourire, puis se tourna vers Rodolphus, préférant laisser de la distance avec Rosier, qui n'avait pas daigné lui adresser autre chose qu'un salut poli de la tête. Lestrange semblait particulièrement morose, ce soir, surtout lorsqu'on plaçait Andrew, si expansif, à ses côtés.
-Personne n'a vu Edern ? demanda Mulciber. Il était avec moi tout à l'heure, mais il a disparu.
-Je l'ai vu essayer d'échapper à sa grand-mère, expliqua Rodolphus. Elle voulait danser avec lui.
A ce moment précis, Isaac et Jared Avery émergèrent de la foule avec des coupes de Champagne aux mains. Isaac lança un sourire confus à sa sœur – il semblait très éméché :
-Aidlinn ! Te voilà enfin, j'avais peur que tu ne viennes pas.
Isaac avait toujours été d'un naturel joyeux lorsque l'ivresse s'emparait de lui, il la complimenta sur sa robe et promit de danser avec elle plus tard. Ils auraient échangé davantage, si Odélie Greengrass n'avait pas rompu le charme de leurs retrouvailles sans le savoir :
-Isaac ! Te voilà enfin ! J'espérais bien pouvoir danser avec toi.
Aidlinn vit Rosier se renfrogner à cette idée alors que le visage de son frère s'illuminait et qu'il se détournait d'elle. Elle ne savait si la scène n'était qu'une invention de son esprit rongé par la crainte de voir Evan s'en aller, mais cette vision la déstabilisa et la salle bondée lui parut bien vide.
-Ce sera avec plaisir si Evan n'a pas déjà réservé toutes tes danses.
-Je pense pouvoir t'en laisser une ou deux, ne t'inquiète pas, répondit Rosier avec ironie.
Ses yeux étaient froids malgré leur lueur dorée causée par l'éclairage ; ils effleurèrent Aidlinn un court instant mais il se tourna vers Séphronie avec un sourire railleur, toujours aussi dénué de chaleur.
-Peut-être que Séphronie voudra bien me soulager de ma solitude.
L'intéressée prit sa main et ils se dirigèrent vers l'espace réservé à la danse, à la suite d'Isaac et d'Odélie. Aidlinn les suivit du regard sans pouvoir se détourner.
Ce n'est pas très grave, se rassura-t-elle. Tu le verras après, tu auras sûrement une occasion de lui parler.
-Tu ne danses pas, Rod' ? demanda Mulciber. Où est ta fiancée ?
-Ne le taquine pas avec ça. Amycus Carrow en a fait les frais la dernière fois, rigola Andrew.
En effet, Rodolphus avait jeté un regard si noir à Mulciber que celui-ci se mit à rire nerveusement. Aidlinn ne leur prêtait pas attention et observait les couples des danseurs, ses yeux oscillant entre Isaac et Rosier. Isaac semblait se porter à merveille, il riait avec sa cavalière et ne faisait pas attention à la foule autour d'eux ; Rosier dansait bien, son pas était sûr, son maintien fier, cependant, sa froideur habituelle ne le quittait pas et il semblait malgré tout vouloir préserver une distance entre lui et Séphronie, ce qui l'empêchait de faire partie des meilleurs danseurs.
Il avait préféré danser avec Odélie qu'avec Aidlinn. Dépitée, cette dernière partit à la recherche d'un serveur et d'un verre disponible. Elle finit par en attraper un, ignorant le regard suspicieux de l'employé – après tout, elle était majeure. Les bulles de la boisson éclatèrent avec délice sur sa langue.
-Alors, on se cache ?
La moue malicieuse d'Edern apparut dans le champ de vision d'Aidlinn. Elle mit un certain temps à le reconnaître. Vêtu d'un costume bleu sombre, son visage paraissait plus adulte et à la lumière d'or, ses traits fins révélaient toute leur noblesse. Néanmoins, lorsqu'il la jaugea en croisant les bras comme il en avait l'habitude, elle ne put plus douter de l'identité de son ami. Son cœur s'allégea un peu – elle avait attendu sa venue avec impatience.
-Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait d'Edern Avery ? plaisanta-t-elle. Je rêve ou tu es coiffé ?
Il lui offrit un sourire carnassier.
-Circonstances obligent, avec toutes ces héritières...
La mine d'Aidlinn s'assombrit en pensant à toutes ces belles et riches jeunes filles venues du monde entier qui pourraient faire tourner la tête de Rosier.
-Ne fais pas cette tête, je plaisante.
Il laissa s'écouler un silence puis reprit :
-En fait, je te cherchais, je m'ennuyais un peu. Tu ne voudrais pas m'aider à glisser une potion de vieillissement dans quelques verres ? Mulciber a terriblement peur de Xerina Rosier.
Il désigna le balcon surplombant la salle de bal où siégeait encore la grand-mère d'Evan.
-Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, sourit Aidlinn. Evan te tuerait. J'imagine qu'il a dû travailler dur pour organiser ce bal…
-Tu parles ! C'est sa grand-mère qui a tout orchestré.
La jeune Rowle haussa les épaules et Avery remis le petit flacon qu'il avait sorti dans sa poche.
-Dans ce cas, tu voudras bien te présenter avec moi sous une fausse identité ? Tu pourrais être Harriet Valentyne, célèbre diseuse de bonne aventure et moi Jonathan Twain, chasseur de dragons.
-Hum… J'imagine que nous sommes censés développer nos relations, ici. Ce n'est peut-être pas une bonne idée de gâcher toutes nos chances.
En vérité, elle n'avait pas le cœur à faire la moindre farce. Edern soupira à nouveau, l'air blasé.
-Très bien. Ne me dis pas que tu veux danser ?
-Oh non, fit Aidlinn, peu emballée par l'idée.
Si Evan lui avait demandé, aurait-elle accepté ? Elle croisa le regard bleu pensif d'Edern.
-Je pense au contraire que tu as bien besoin que le plus beau jeune homme du bal – en l'occurrence, sans surprise, moi - t'invite pour la prochaine danse. De toute façon, à un bal il faut danser.
Elle finit par accepter parce qu'elle ne pouvait de toute façon lui refuser grand-chose, surtout quand il la faisait rire. Lorsqu'il l'entraîna au milieu de la piste, Aidlinn aurait pu constater que son ami avait raison ; de nombreuses jeunes femmes se retournaient vers lui d'un air appréciateur, admirant sans doute sa silhouette haute et élancée, son visage anguleux aux traits fins et aux pommettes hautes, son teint pâle et pur contrastant avec ses cheveux châtains coupés courts et ses yeux bleus aux reflets changeants. Cependant, Aidlinn ne pouvait remarquer tout cela, comme sa propre attention déviait toujours vers Rosier. Il avait arrêté de danser et était monté au balcon surplombant la salle ; désormais il se penchait près de Xerina Rosier et hochait la tête à ce qu'elle lui disait.
La musique accéléra et Edern entraîna sa cavalière dans une danse rythmée. Il la faisait tourner, l'éloignait puis la rapprochait de lui et Aidlinn riait. Quand ils passaient à côté des autres danseurs, Edern imitait les mines sérieuses et concentrées des danseurs les plus chevronnés.
-Devine à qui je ressemble ?
Il avait tordu la bouche et froncé le nez, dans un effort pour imiter le visage le plus tordu possible. Aidlinn inspecta discrètement les cavaliers autour d'eux avant de répondre :
-Gaston Goyle.
-Bien joué, mais c'était facile.
Ils continuèrent à plaisanter et la qualité de leur danse s'en faisait un peu ressentir – il leur arrivait de percuter malencontreusement d'autres couples de danseurs, qui ne manquaient pas de leur jeter des regards courroucés.
-Ce n'est pas ma faute si elle a d'aussi grands pieds, marmonna Edern quand une vieille dame lui grogna dessus après qu'il lui eut écrasé les orteils.
Il veilla cependant à ne parler trop fort et ils rejoignirent un autre bout de la piste, moins fréquenté.
-On doit parler, fit Edern. Ici, c'est très bien. Mon frère a confirmé que l'homme sur la photographie s'appelle bien Caradoc Dearborn et qu'il travaille au centre de recherche de botanique de Shrewsbury. Si je pouvais lui dire qu'il fait partie de l'Ordre, alors il pourrait…
-Non, fit brusquement Aidlinn.
Elle savait très bien ce que s'apprêtait à suggérer Avery : enlever Dearborn, le torturer, le tuer, toutefois, elle n'était pas sûre de pouvoir s'y résoudre. Cet homme avait été ami avec sa mère, il méritait plus de considération.
-C'est un ennemi, Aidlinn, insista Edern. C'est ridicule, nous devrions profiter de cette chance.
-Je sais, mais je… J'ai besoin de temps, d'accord ? Ne fais rien, je t'en prie.
Il la jaugea du regard et se radoucit.
-Très bien, mais promets-moi de ne pas le dire à Evan. Il en profiterait encore pour se faire bien voir. Je veux être celui qui l'attrapera pour le Maître.
Elle acquiesça, songeant en son for intérieur qu'elle n'aurait de toute façon peut-être pas l'occasion d'en parler avec Rosier.
-Edern, puis-je t'emprunter ta cavalière ? Je pense que tes remarquables talents de danseur sont requis ailleurs.
Le cœur d'Aidlinn rata un battement tandis qu'elle se retournait pour voir Rosier, stoïque, une main tendue vers elle. Edern se raidit légèrement – il ne devait pas aimer ce que suggérait Evan quant à son habileté à la danse -, mais il sourit d'un air narquois :
-Hum je suppose que je vais devoir aller trouver une autre belle sang-pur, dans ce cas. Prends soin de ma débutante, Evan.
Aidlinn saisit avec une certaine prudence la main d'Evan. Sa paume était douce et chaude et si ce simple contact la fit frissonner, il n'effaça pas la rancœur et la méfiance qu'elle éprouvait envers lui. En début de soirée, il l'avait royalement ignorée et voilà que lorsqu'elle s'amusait avec Avery, il venait l'inviter à danser ? Elle aurait voulu avoir la force de lui refuser la danse, de le laisser seul et frustré comme il n'avait pas hésité à le faire avec elle pendant des mois. Savait-il combien de temps elle avait attendu un signe de sa part, une réponse à ses lettres ?
L'orchestre se mit à jouer un rythme facile et ils dansèrent sans s'effleurer, en s'évitant du regard.
-Il n'y avait plus personne d'autre à inviter ? finit par demander Aidlinn avec humeur.
C'était plus fort qu'elle, elle ne pouvait s'empêcher de lui faire des reproches, de tester l'ascendant qu'elle pouvait avoir sur lui, même si elle se pliait finalement toujours à sa volonté. C'était un jeu grisant auquel seul Evan avait toujours la réponse adéquate. Rosier souleva un sourcil, mais ne répondit pas à sa question. A la place, il demanda :
-Tu as choisi de ne pas écouter mon conseil, alors ?
-Lequel ?
-Je t'avais dit de t'éloigner d'Edern.
Son ton dur, presque intransigeant, attisa la rancœur d'Aidlinn.
-Tu n'as pas répondu à mes lettres. Tu n'as jamais répondu.
-Je suis désolé, dit-il avec sincérité. J'étais en colère et je… Tu as raison, c'était indélicat de ma part.
Aidlinn se s'était pas attendue à ce qu'il s'excusât aussi rapidement. Toute la rancœur qu'elle avait accumulée contre lui au fil des semaines fondit en un instant sous la surprise et elle lui en voulut de s'amender aussi facilement, sans lui permettre de déverser sa colère sur lui.
-Je pensais que tu ne m'inviterais pas, finit-elle par avouer. Je pensais que tu ne voudrais plus jamais me parler.
-Tu me prêtes une volonté que je n'ai pas, dit-il simplement. Qu'as-tu trouvé qui semblait si crucial ?
Elle le regarda un moment, repensa à leur dernière entrevue, à la blessure qu'il lui avait sciemment infligée par une belle journée d'été. Elle n'était pas sûre de vouloir lui parler de ce qu'elle avait découvert, elle était trop vexée.
-Ce n'était rien d'important, comme tu l'avais sûrement deviné, tenta-t-elle de sourire.
Elle comprit qu'il savait qu'elle mentait, mais il se résigna :
-Je suppose que je l'ai mérité.
-Alors c'est pour ça que tu m'as invitée à danser ? demanda finalement Aidlinn, amère. Pour vérifier que je suis bien tes ordres à la lettre maintenant que tu es parti ? Pour t'assurer que tu contrôles toujours tout le monde ?
Evan la fixa longtemps, une lueur étrange dans ses beaux iris bruns ; il était dos aux lustres et ils avaient foncé.
-Non. Je t'ai invitée parce que j'en avais envie et que je pensais que tu le désirais aussi.
Il commençait à s'écarter et Aidlinn sentit un trou béant s'ouvrir dans sa poitrine tandis que la distance entre eux augmentait. Elle le retint par le bras - un réflexe qui fit sourire Rosier. Il positionna à nouveau sa main dans le creux de sa taille et Aidlinn saisit de nouveau son épaule. La musique se fit plus lente et leurs corps se rapprochèrent. Le parfum entêtant d'eau de toilette et de fumée de son cavalier assaillit Aidlinn.
-Qu'est-ce que tu attends vraiment de moi, Evan ?
Pourquoi lui laissait-il croire qu'il voulait danser avec elle, alors qu'il l'avait ignorée des mois durant ? Pourquoi continuait-il à installer cette proximité s'il ne lui accordait aucune importance ? Il laissa passer un silence, puis répondit lentement, sa voix plus chaude la faisant frissonner :
-J'essaie simplement de t'aider, c'est ce que je fais continuellement.
Il n'avait pas répondu à sa question et Aidlinn commençait à comprendre qu'il n'y avait peut-être pas de réponse ; peut-être qu'il n'attendait rien de plus d'elle que de se laisser sauver et manipuler par lui ; peut-être qu'elle n'était qu'un jouet amusant parmi d'autres et qu'elle approchait simplement du moment où il la jetterait à la casse. Rosier porta son regard au loin ; il s'apprêtait encore à fuir. Elle le retint de toutes ses forces alors qu'il tentait de reculer avec douceur.
-Arrête, Evan. Ne t'en va pas, s'il te plaît.
-Les autres invités m'attendent, Aidlinn.
Son ton était redevenu distant, froid. Cela lui rappela l'horrible façon dont il l'avait rejetée l'été dernier.
-Ne me fuis pas encore une fois, le supplia-t-elle, le cœur battant.
La panique avait brusquement enflé en elle. Elle ne pensait pas supporter un nouvel abandon d'Evan. A présent qu'elle se retrouvait proche de lui, elle avait l'impression que le monde expirait de nouveau toute sa splendeur, qu'il n'avait fait que retenir son souffle pendant les mois où ils avaient été séparés. Il l'examina du regard et son visage s'adoucit :
-Une dernière danse, dans ce cas.
Ils restèrent quelques secondes silencieux, appréciant l'instant. Aidlinn ne portait pas attention aux regards que les curieux pouvaient poser sur eux. Avec Evan, elle oubliait sa timidité, sa gêne d'être au centre de l'attention. Le monde se résumait à leur bulle de proximité, aux mains rassurantes d'Evan la guidant autour de la piste, à ses yeux attentifs posés sur elle, à la chaleur envoûtante de son corps vibrant de vie. Elle était certaine en cet instant qu'ils s'accordaient à merveille, que la retenue habituelle de danseur d'Evan avait disparu alors qu'ils évoluaient ensemble, parce qu'elle n'avait aucun secret pour lui, qu'elle s'était abandonnée à son emprise bien longtemps auparavant et qu'il n'aurait jamais rien à redouter d'elle. Il n'y avait pas un moment où elle s'était sentie plus en harmonie avec lui ; elle pouvait voir le fond de ses prunelles, leur noir brûlant tandis qu'il se penchait trop près elle. Ses traits fiers s'étaient apaisés et il la regardait avec une pleine intensité. Elle se demanda quelles idées s'agitaient derrière ce visage aussi impassible, hésita quelques fractions de seconde et son partenaire se redressa en se raclant la gorge, rompant la magie qui les avait rapprochés. Aidlinn tenta en vain de ne pas rougir.
-Tu danses plutôt bien, dit simplement Evan.
Cependant la jeune fille savait que ce n'était pas ce qu'il voulait dire ; il remarquait simplement qu'ils s'accordaient mieux qu'il ne l'aurait pensé. La magie avait pris fin et la réception autour d'eux était assourdissante. Aidlinn surprit le regard mécontent d'Oprah Mandylor, qui patientait au bord de la piste de danse.
-Mandylor veut danser avec toi, remarqua Aidlinn malgré elle.
Elle n'avait pu se retenir, elle devait évaluer la réaction d'Evan.
-Ma mère me cherche une fiancée, déclara abruptement Rosier, confirmant les dires de Janice Rowle. Elle fait partie des prétendantes.
Un poids tomba dans l'estomac d'Aidlinn, sa gorge s'assécha et elle ne put répondre immédiatement. Elle sentit vaguement les yeux d'Evan sur elle, tentant sûrement d'interpréter son silence, mais à quoi bon tenter de cacher son désarroi ? Il devait savoir depuis longtemps ce qu'elle ressentait pour lui. L'effervescence du bal était devenue désagréable et les ombres s'étaient emparées des recoins de la pièce. Tout apparaissait plus froid, moins éclatant.
-Cela doit être dur, articula-t-elle pour garder contenance.
-Ce n'est pas si terrible, plaisanta-t-il.
Néanmoins, Aidlinn voyait qu'il avait du mal à paraître plein d'entrain. La danse se termina et ils s'écartèrent l'un de l'autre. Il sembla à Aidlinn que cette fois, ils ne se rapprocheraient jamais plus. Elle sentait ses yeux la piquer et la déception lui creuser la poitrine, mais ne dit rien. La jeune fille n'arrivait même plus à sourire en retournant près de Rodolphus, sachant pertinemment que son cavalier s'était dirigé vers Oprah Mandylor.
Rosier allait se fiancer. Rosier ne l'aimait pas. Rosier ne serait jamais avec elle. Rosier ne l'aimerait jamais. Rosier allait se fiancer et elle le perdrait pour toujours. Et que deviendrait-elle alors ? Rosier avait été son rocher dans la tempête, s'il devait disparaître de son monde, qu'adviendrait-il d'elle ? Serait-ce encore son monde ? Y-avait-il un monde sans Evan Rosier ? C'était la première fois qu'Aidlinn envisageait sérieusement la disparition d'Evan de son champ de possibilités.
Le cataclysme intérieur que cela provoqua l'effraya.
Après cela, elle put danser avec son frère, qui semblait de plus en plus ivre. Il présentait bien et savait se tenir, mais l'excès d'alcool était remarquable dans l'écarquillement de ses yeux, le tremblement de ses mains et ce sourire désabusé qui flottait sur son visage. Elle finit par l'emmener avec elle sur la terrasse, comme il avait trébuché sur la piste de danse et attiré trop de regards curieux sur lui.
-Tu es très jolie, petite sœur, Maman serait fière de toi, marmonna-t-il en la suivant. Si seulement tu pouvais sourire pour lui ressembler un peu plus…
-Tu as trop bu, Isaac, le réprimanda-t-elle quand ils furent à l'abri des oreilles indiscrètes. Ce n'était pas raisonnable, surtout lors d'une soirée comme celle-ci.
Il rigola sombrement, tout en se tenant à la rambarde.
-Pas raisonnable, hein ? Et qu'est-ce qu'ils vont faire à ton avis ? Je fais le sale boulot pour plus de la moitié de ces idiots, ils peuvent bien aller se…
Il s'interrompit, victime d'un haut-le-cœur, et se précipita pour vomir dans un pot de fleurs. Sa sœur se précipita pour lui tenir la nuque, poser les mains sur son front bouillant. La fête leur parvenait lointaine et abstraite, comme ils se tenaient sur la terrasse qui s'aventurait dans les ténèbres, au bord du cœur palpitant de la nuit. Isaac finit par s'éloigner et se laisser choir plus loin, contre la rambarde de pierre, haletant et hagard.
-Je suis désolée, Aidlinn, tellement désolé, gémissait Isaac. Je suis un mauvais frère. Tu ne peux pas savoir comme je m'en veux de t'avoir laissée. Et tu lui ressembles tellement. Viens vivre avec moi, s'il te plaît. Tu dois venir avec moi.
-Allons, ça va aller, chuchota Aidlinn pour apaiser les balbutiements de son frère. Nous devrions rentrer à la maison, maintenant.
-Non, pas là-bas…
Elle attendit mais son frère continuait de marmonner des propos de plus en plus incohérents et de gémir sans vouloir se relever. Que devait-elle faire ?
-Tu vas attraper froid dehors, tu n'as même pas de manteau, insista Aidlinn. Lève-toi s'il te plaît. Des gens vont te voir.
Il restait sourd à ses sollicitations. C'était la première fois qu'elle devait s'occuper de lui, la première fois que son aîné requérait assistance et elle était désorientée par ce changement soudain. Rien n'allait plus avec Isaac. Elle repartit dans la salle de bal, s'immergeant dans la foule des danseurs, cherchant des yeux la seule silhouette capable d'arranger la situation. Evan se tenait non loin, grand et élégant, alors qu'il écoutait patiemment les propos gazouillants d'Oprah Mandylor. Aidlinn se sentit rougir à l'idée de les déranger. Elle savait que c'était terriblement impoli, mais que pouvait-elle faire d'autre ? Avant d'avoir pensé à ce qu'elle allait dire, elle se tenait devant les deux jeunes gens et ils s'étaient tournés vers elle. Oprah avait froncé les sourcils et Evan demeurait sans expression.
-Je suis désolée de vous interrompre, je, bégaya Aidlinn. Evan, c'est Isaac, il… Il est… Si tu pouvais venir seulement quelques minutes…
-Mais nous sommes occupés, s'agaça Mandylor. Ça ne peut pas attendre ? On m'avait dit que les anglais avaient de bonnes manières.
Aidlinn se décomposa un peu plus devant l'hostilité d'Oprah. Aurait-elle dû se débrouiller seule ? Elle hésita, reporta son attention sur Rosier. Contrairement à Mandylor, il ne semblait pas en colère, mais l'observait avec attention, malgré les têtes voisines qui se tournaient vers eux.
-Où est-il ? Je te suis.
Aidlinn le conduisit rapidement sur la terrasse presque déserte, où Isaac attendait toujours, avachi par terre.
-Je suis désolée, il est ivre, je ne savais pas quoi faire. Il refuse de se lever. Il allait prendre froid, je ne pouvais pas le laisser comme ça.
Elle continua de se répandre en excuses tandis qu'Evan s'agenouillait près d'Isaac et sortait sa baguette pour nettoyer sa chemise. Evan allait penser qu'elle était une horrible personne, qu'elle avait sciemment trouvé une excuse pour le séparer d'Oprah ; la honte lui chauffait les joues. Peut-être aurait-elle dû aller chercher Rodolphus ou Andrew - pourquoi n'avait-elle pas réfléchi ?
-C'est bon, Aidlinn, ça ne me dérange pas, dit tranquillement Evan. On va l'emmener se reposer dans une chambre. Aide-moi à le soutenir.
Ils se positionnèrent chacun d'un côté.
-On ne peut pas repasser par la salle de bal, si ? Les gens vont jaser, s'inquiéta Aidlinn.
-Allons par-là.
Il lui indiqua le bout de la terrasse déserte et ils emmenèrent Isaac jusqu'à une porte-fenêtre qui donnait sur une petite salle plongée dans le noir. Evan la déverrouilla d'un coup de baguette, ils entrèrent et il referma derrière lui. Aussitôt ils se retrouvèrent plongés dans un silence déconcertant.
-Lumos, souffla Evan.
Ils se trouvaient dans une antichambre de la salle de bal, seulement garnie de deux fauteuils, d'une table basse et d'un guéridon soutenant un vase de fleurs séchées. Evan les dirigea vers une petite porte dissimulée dans un pan de mur, dévoilant un escalier de service dépourvu d'ornements.
-Passons par ici, nous ne serons pas dérangés.
Ils débouchèrent au deuxième étage, qui était silencieux et vide. L'ambiance était plus feutrée, moins impressionnante. Le couloir donnait sur l'avant du château, le ciel noir patientait derrière les fenêtres. Ils passèrent plusieurs portes jusqu'à s'arrêter devant l'avant-dernière, au bout du couloir de l'aile ouest.
Evan l'ouvrit sans cérémonie, dévoilant une grande chambre d'invités, dont l'atmosphère impersonnelle et froide était atténuée par le goût exquis avec lequel elle avait été agencée. Evan alluma un feu dans la cheminée et ils déposèrent Isaac sur le grand lit.
-Désolé, marmonna-t-il avant de s'endormir d'un seul coup.
Aidlinn et Evan contemplèrent en silence le jeune homme, dont la respiration lourde résonnait fortement entre les murs.
-Il n'avait jamais bu autant, je crois, fit Aidlinn.
-Ça lui arrive de temps en temps, répondit seulement Evan.
La jeune fille se demanda ce qu'elle ignorait d'autre à propos de son frère.
-Je reviendrai le voir tout à l'heure. Ma chambre est juste à côté, ça ira, reprit Rosier. Je vais demander à un elfe de lui amener une potion, tu peux retourner à la fête.
La vérité était qu'elle n'avait pas vraiment envie de retourner au bal. Rosier était-il impatient de retourner voir Oprah ?
-Tu peux aussi rester veiller sur lui, si tu préfères, s'impatienta Evan comme elle n'avait pas répondu. Mais je ne peux pas rester.
L'offre était tentante. Aidlinn avait toujours rêvé de s'endormir dans l'univers d'Evan, mais elle avait peur du réveil le lendemain, d'une rencontre inopinée avec Xerina Rosier ou avec qui que ce fût d'autre. Que dirait-on si quelqu'un apprenait qu'elle était restée dormir à Kaerndal Hall ?
-C'est gentil, mais je vais redescendre aussi.
Ils sortirent de la chambre, Aidlinn lançant un dernier regard inquiet à son frère assoupi.
-Il a juste besoin de se reposer, la rassura Evan.
Ils reprirent le petit escalier en silence. Aidlinn sentait le parfum d'Evan, diffus mais trop envoûtant pour qu'elle pût l'ignorer. Dans l'antichambre, Rosier l'arrêta.
-Ce serait mieux si nous revenions au bal séparément. Certains sont vraiment avides de commérages.
Elle hocha la tête. Si l'image d'Evan ne souffrirait pas de tels bavardages, sa réputation à elle pourrait en pâtir.
-Évidemment. Merci encore pour Isaac.
Rosier haussa les épaules.
-Il aurait fait la même chose pour moi.
Cependant, lui et Aidlinn savaient pertinemment que cela n'arriverait jamais ; Rosier n'avait besoin de personne.
-Je vais passer par l'entrée principale, tu n'as qu'à retourner sur la terrasse.
L'antichambre fut brièvement éclairée par la splendeur éclatante du grand couloir lorsqu'Evan ouvrit la porte, puis Aidlinn se retrouva de nouveau plongée dans le noir et le silence. Elle attendit quelques minutes, avec pour seul son le bruit ténu de sa respiration, puis des voix retentirent dans le corridor ; elle prit peur et sortit.
Le froid l'enlaça durement, arrachant les fragments de la dernière apparition de Rosier restés sur sa peau.
-Aidlinn Rowle, c'est un plaisir.
L'homme qui l'avait interpellée se tenait si immobile qu'elle ne l'avait pas remarquée directement. Il était contre la rambarde, à l'angle du coin de la terrasse, face à la porte-fenêtre donnant sur l'antichambre, comme s'il l'avait attendue. Il portait un costume pâle et Aidlinn sentait le poids écrasant de son regard ; l'identité de l'homme était évidente.
-Lothaire Selwyn, bégaya-t-elle. Bonsoir.
Il lui offrit un sourire carnassier alors qu'elle hésitait à se rapprocher.
-Oublions ce ton formel, après tout, nous nous sommes déjà rencontrés, n'est-ce pas ?
Aidlinn frémit en repensant à la manière dont il avait voulu s'introduire dans sa tête en pleine nuit, durant sa visite chez les Wilkes.
-Ton frère n'avait pas l'air dans son assiette, continua Selwyn sans une once de sympathie dans la voix.
Aidlinn se contenta de répéter les paroles de Rosier :
-Il va bien, il a juste besoin de se reposer.
Elle souhaitait s'en aller, mais était incapable de partir, quelque chose chez Selwyn la retenait. Elle repensa aux murmures de Janice et Mrs Macmillian, à la manière dont tout le monde semblait douter de lui.
-En fait, je t'attendais, poursuivit Lothaire d'une voix égale en se rapprochant. Je voulais t'inviter à venir voir l'exposition de Harrell avec moi.
C'était une proposition étrangement directe et cordiale de la part de Selwyn, si bien qu'elle ne trouva aucun motif de refus. Les iris dorés du jeune homme tourbillonnaient sous l'éclairage provenant de la salle de bal, créant des formes enflammées familières et pourtant impossibles à reconnaître.
-Si j'étais toi, j'accepterais. Je te promets que tu ne le regretteras pas.
Il avait un tel aplomb qu'elle le crut sans hésiter, même si elle avait beaucoup de mal à croire qu'il parlât de l'exposition. Lothaire faisait partie de ces gens qui vous empêchent de douter d'eux-mêmes. Elle finit par le suivre, ils traversèrent la salle de bal. Les gens s'écartaient en murmurant sur le passage de Selwyn et il avait l'air de trouver cela parfaitement normal. Il se déplaçait en ligne droite, forçant les autres à lui céder la place par la simple force de sa détermination et Aidlinn le suivait à distance en faisant des détours au milieu des convives. Elle chercha une fois Rosier des yeux, mais ne le trouva pas.
Ils sortirent par l'entrée principale dans l'indifférence générale. Si Rosier semblait attirer l'attention, Lothaire effrayait ses pairs et tous détournaient le regard. Le cœur d'Aidlinn s'accéléra alors qu'elle suivait les longues enjambées de Lothaire dans la galerie qu'elle avait déjà empruntée. Elle se demanda pourquoi elle avait accepté de le suivre, regretta l'absence du cadeau si précieux de Rosier – son rubis la protégeant des influences mentales aurait été très utile. Mais que pouvait-il lui arriver dans la propre demeure de Rosier ? On disait que des charmes allaient jusqu'à régir les interactions entre ses habitants.
Ils croisèrent un elfe qui s'inclina et les pria de le suivre pour se rendre à la galerie d'exposition - il était visiblement interdit de déambuler dans le château sans surveillance. L'elfe leur fit traverser le grand hall et remonter le couloir principal de l'aile est. Toutes les portes étaient fermées, Aidlinn ne pouvait qu'imaginer la splendeur des salles qu'ils dépassaient. Tout au bout de l'aile se trouvait une salle, presque aussi grande que la salle de bal, où étaient entreposées les fameuses sculptures de l'artiste Harrell. Les murs ne comportaient aucune autre décoration que la tapisserie brodée de fils d'or et d'argent, ramenant l'attention sur la douzaine d'œuvres d'art rassemblées dans la pièce. Il y avait des sculptures de marbre blanc, noir, de pierre peinte et de bronze, mais leur particularité commune était leur mouvement fluide et répétitif : Harrell avait insufflé la vie à ses statues.
Il y avait un unique groupe de curieux regroupé autour d'une des œuvres les plus impressionnantes. Aidlinn fut en partie rassurée de ne pas être seule en compagnie de Lothaire – il hésiterait à deux fois avant de tenter quelque chose contre elle ce soir-là. Elle le suivit alors qu'il l'invitait à se rapprocher d'une grande sculpture dans un coin de la pièce. C'était un hippogriffe en marbre aux yeux de cristal qui s'ébrouait régulièrement et étirait ses longues ailes aux plumes parsemées de poudre de diamant.
-Alors c'est donc cela, les fameuses sculptures animées de Harrell, dit Aidlinn.
-J'ai déjà vu celle-ci à une autre exposition, en France. Les gens semblaient plus intéressés que ce soir. Cette statue a nécessité des milliers d'heures de travail et il n'y a que nous deux pour l'admirer. Ils sont tous à boire et à échanger des courbettes dans la salle de bal. Toute cette exposition n'est qu'un caprice de Xerina Rosier, mais rien n'est trop beau pour cette famille, n'est-ce pas ?
Lothaire eut un rictus méprisant et s'éloigna près d'une autre statue, aussi petite que l'hippogriffe était impressionnant. C'était une rose et dans ses pétales battaient les fragiles ailes violettes d'un papillon.
-Impressionnant, non ? Harrell a dû passer tant d'heures sur ces œuvres. Des heures et des heures pour embellir de la pierre.
-Peut-être que Harrell rêvait d'un monde de marbre et de poussière d'étoiles, souffla Aidlinn.
-Il pouvait bien rêver d'étoiles, il restait entouré de cailloux.
Ils se promenèrent parmi les œuvres Il y avait la statue d'un sorcier s'agenouillant devant un elfe de maison et imposant une main sur sa tête, une autre représentant un homme se transformant en loup-garou. Cette dernière fit forte impression à Aidlinn. Sous ses yeux ébahis, l'homme se tordait de douleur, son dos se hérissait de poils et il hurlait, ouvrant sa bouche de pierre dans un affreux silence, se tenant la tête dans les mains ; puis il s'apaisait, les poils disparaissaient et le supplice recommençait.
-Le Prométhée moderne, lut Aidlinn au bas de la sculpture.
-Harrell est un adepte du retour à l'état naturel, railla Selwyn. Cette sculpture est un affront à la condition de sorcier si l'on l'interprète au premier degré, mais Xerina a toujours su reconnaître une promesse d'émancipation. C'est de loin mon œuvre préférée.
Derrière eux le groupe de visiteurs quittait la salle, Lothaire arrêta Aidlinn d'une main froide sur le bras.
-Enfin seuls. Le gobelin ne compte pas, il est sourd.
-Sourd ?
-La famille Rosier tient à garder ses secrets.
Aidlinn se tourna brièvement vers le gobelin. S'il paraissait apathique, elle n'aurait jamais pensé qu'il pût être sourd, mais elle était certaine que Lothaire avait raison.
-J'ai quelque chose pour toi. Je sais que tu apprécies beaucoup Evan Rosier et j'ai pensé que ceci te serait utile à, disons, y voir plus clair.
Il lui mit entre les mains un paquet d'enveloppes.
-Je ne te cache pas que j'ai eu beaucoup de mal à y avoir accès. Néanmoins, j'ai pensé que ce serait plus juste.
-Ce sont des lettres, constata Aidlinn en les cachant instinctivement contre elle. A qui sont-elles adressées ?
-Elles appartenaient à feu Artus Rosier, qui les a lui-même transmises au Seigneur des Ténèbres, en gage de bonne foi. Ne les ouvre pas ici.
-Et de qui sont-elles ?
Lothaire eut un large sourire carnassier. Il paraissait fier de lui, son aura triomphante oppressait la jeune fille.
-Tu ne t'en doutes pas ? Elles viennent de la personne que tu as le plus envie de connaître. Evan Rosier, bien sûr.
Aidlinn lui offrit un regard incertain. Comment devinait-il aussi bien ce qu'elle éprouvait pour Evan ? Ils se connaissaient à peine.
-Je ne devrais pas les lire. C'est privé, cela ne me regarde pas.
-Allons, tu n'as pas envie d'entrer dans sa tête ? Savoir ce qu'il pense, ce qui le tourmente ?
Le papier brûlait les doigts de la jeune fille. Une curiosité dévorante s'était emparée d'elle.
-C'est mal, Evan serait furieux s'il l'apprenait.
-Peut-être, acquiesça Selwyn. Ou peut-être pas.
Comme elle hésitait, il reprit :
-Il n'y a de règles que si tu en poses, tu sais. C'est affligeant de vous voir tous ériger vos propres barrières.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Il lui était étrange de tutoyer un être aussi intimidant que Lothaire Selwyn. Le sorcier avait beau n'avoir que quelques années de plus qu'elle, il laissait une impression trop terrifiante pour permettre une quelconque familiarité.
-La frontière invisible entre le bon et le mauvais que tu vois n'existe que si tu l'établis. Si tu n'en poses pas, alors il n'y a plus de limites.
Lothaire lui fit un nouveau sourire, un sourire de fou.
-Plus de limites ?
-Dès lors qu'il n'y a plus de règles, il n'y a plus d'impossible, tu me suis ? Il suffit de comprendre cela, de détruire nos entraves morales, pour se rendre compte qu'on peut faire absolument tout ce que l'on souhaite, du moment qu'on s'en donne les moyens. Du moment qu'on le désire.
Il lui montra la statue d'un cheval qui se cabrait à répétitions, au centre de la salle.
-C'est un peu comme les chevaux. Ils se pensent tout petits et ils ont peur, ils croient évoluer dans un monde parallèle où ils ne sont pas plus grands que des chiens. Puis certains réalisent un jour qu'ils sont forts et qu'ils ne sont pas obligés de faire tout ce qu'on leur dit, alors ils cessent d'obéir et ils désarçonnent leur cavalier. Si j'avais un conseil à te donner, ce serait de faire tomber ton cavalier aussi.
Il lui fit un signe de tête et tourna les talons, s'apprêtant à la laisser seule. Aidlinn s'empressa de le suivre.
-Attends ! Pourquoi est-ce que tu me les donnes ? Qu'est-ce que tu y gagnes ?
Il se retourna un bref instant, un éclat malicieux dans le désert d'or de ses iris.
-Je relance les dés.
Il se mit à rire et quitta la salle. Il n'y avait plus que le gobelin sourd, qui regardait droit devant lui et les grandes statues qui répétaient les mêmes mouvements encore et encore. Elle resta un moment à contempler les lettres dans sa main. Elle avait un mauvais pressentiment concernant cette correspondance - il semblait que les lettres qu'on lui montrait ne comportaient jamais de bonne nouvelle -, mais comme Lothaire l'avait deviné, elle ne pouvait résister à l'occasion d'entrer dans l'intimité d'Evan.
Elle ne prit pas la peine de récupérer son manteau, la file d'attente étant trop longue, et sortit dans le froid de l'hiver. Les invités la virent à peine passer. Elle eut quelques remords à quitter son oncle et sa tante sans prévenir, mais elle n'avait pas le courage de repartir les chercher. Elle était terrifiée à l'idée que Rosier pût la surprendre en possession des lettres. Elle grimpa à bord d'une diligence déjà pleine de sorciers somnolents, les enveloppes débordant dangereusement de sa pochette. Elle regarda avec un étrange pincement au cœur l'immense ombre de Kaerndal Hall diminuer dans les ténèbres tandis que la diligence filait sur la longue allée parallèle à la falaise.
Le manoir Rowle paraissait particulièrement abandonné, silencieux et austère après la splendeur effervescente du château des Rosier, mais Aidlinn accueillit ce changement avec plaisir en pénétrant dans la demeure. Son père devait dormir car il n'y avait aucune lumière provenant du petit salon et elle se rendit dans sa chambre sur la pointe des pieds, évitant avec facilité les lattes grinçantes de l'escalier. Il y avait une petite lampe qui brûlait dans sa chambre – sûrement une attention de Filwy. Elle décida qu'elle ne pouvait attendre le matin pour ouvrir les lettres et elle commença à les lire une fois installée pour la nuit.
Alors qu'elle effleurait le cachet des Rosier, elle ne pouvait se douter qu'une nuit éprouvante l'attendait.
Voilà, désolée un seul chapitre cette fois. (Mais il est plus long.) J'espère que ça vous aura plu. Je reviens très vite avec les deux prochains !
Au fait, je ne l'ai pas dit la dernière fois, mais nous avons dépassé les 200 000 mots ! Je ne pensais pas écrire autant au départ, merci beaucoup à tous ceux qui m'ont transmis leurs encouragements. :)
Et bien sûr, merci à jane9699, Worz, RhumFramboise, Baccarat V, feufollet et leleMichaelson pour leurs très gentilles reviews sur les derniers chapitres !
A très vite pour découvrir ce que contiennent ces lettres ! (Mais on s'en doute un peu non ? ;) )
