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Chapitre 56

Oh ! Reprends tout. Si ma main tremble encore,

C'est que j'ai cru te voir sous ces traits que j'abhorre.

Oui, j'ai cru rencontrer le regard d'un trompeur ;

Ce fantôme a troublé mon courage timide.

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Ciel ! On peut donc mourir à l'aspect d'un perfide,

Si son ombre fait tant de peur !

Comme ces feux errants dont le reflet égare,

La flamme de ses yeux a passé devant moi ;

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Je rougis d'oublier qu'enfin tout nous sépare ;

Mais je n'en rougis que pour toi.

Que mes froids sentiments s'expriment avec peine !

Amour… que je te hais de m'apprendre la haine !

À l'amour, Marceline Desbordes-Valmore

Rosier se tenait sur le perron du manoir. Aidlinn était en train de faire sa valise pour Poudlard quand il avait sonné chez elle. L'elfe de maison Filwy s'était présenté à chambre en tremblant, répétant qu'elle devait descendre. Elle n'avait pas eu le cœur à le forcer à parler pour connaître l'identité du visiteur. Avec le recul, elle aurait dû.

-Va-t'en.

Elle tenta de refermer la porte, mais il était trop fort et sa main la maintenait ouverte.

-Sûrement pas. J'ai dû attendre une heure dehors que ton père daigne partir au ministère pour que je puisse m'entretenir avec toi.

Il l'étudia, comme si cet argument aurait dû l'attendrir, mais en voyant qu'elle ne réagissait pas, il reprit plus durement :

-Je vais entrer de force, si tu ne m'écoutes pas.

Elle lui jeta un regard furieux.

-Écoute, je sais que c'est Lothaire qui t'a donné ces lettres. Il l'a fait pour te monter contre moi, c'est évident. Il adore semer le chaos, c'est un jeu pour lui.

Aidlinn le considéra d'un air glacial.

-Je me fiche de la raison pour laquelle Lothaire me les a remises.

-Tu n'aurais jamais dû être au courant. Toute cette histoire était finie…

C'en était trop. Elle ne put retenir les larmes qui menaçaient au coin de ses yeux.

-Est-ce que tu t'entends ? Tu ne comprends vraiment pas, je crois.

Il la fixa, partagé entre embarras et irritation et elle sentit sa gorge se serrer. Elle avait pensé en avoir fini avec lui et voilà que sa simple présence l'ébranlait tout entière. Cependant, elle ne cèderait pas.

-Tu m'as menti, Evan. Tu m'as menti pendant deux ans, tu m'as manipulée, tu as joué avec mes émotions. Et tu viens me dire que je n'aurais jamais dû être courant ? Mais c'est encore pire !

Il ouvrit la bouche, mais ne sut visiblement pas quoi dire.

-Tu es un horrible égoïste. Te rends-tu compte de ce que tu dis ? Je t'ai fait confiance, je t'ai suivi aveuglément ! J'aurais sacrifié des centaines de choses pour toi et tu ne m'as jamais rien donné, tu n'as même jamais été honnête avec moi, jamais, même jusqu'à la fin. Tu m'assurais de tes bonnes intentions alors qu'en fait tu m'espionnais, écrivais des propos rabaissants sur moi à ton père. J'ai lu tout ce que tu as raconté à mon sujet. Ce devait être tellement difficile de jouer la comédie jour après jour, n'est-ce pas ? De te forcer à venir vers moi alors que je t'inspirais tout ce mépris. Et tu n'estimes même pas que j'aurais dû savoir que tout était faux ? Tu ne mérites pas de pardon, tu ne mérites rien. J'étais ton alliée et voilà comme tu m'as traitée ! Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi, jamais.

Il fronça les sourcils, mais ses yeux étaient hésitants.

-Tu te trompes, j'ai été honnête avec toi, plus qu'avec beaucoup de gens. Je t'ai manipulée, c'est vrai, mais c'était pour la bonne cause, je…

-Pour la bonne cause ? Tu crois que c'est bien ? Tu es fier de toi, maintenant, peut-être ? On ne joue pas avec les gens, Evan ! Ils ont des sentiments, ils ressentent les choses. Tu crois pouvoir utiliser les autres en tout impunité ? Ça se retournera contre toi, un jour, et ce jour-là, crois-moi, tu le regretteras. Parce que tu seras tout seul.

Evan s'était immobilisé, pâle, les lèvres serrées et son masque de froideur sembla se fissurer.

-C'est tout ce que je te souhaite, de finir tout seul.

Elle avait repris son calme et le regardait à travers l'eau de ses yeux. Il inspira, fixa son regard sur elle.

-Adieu, nous n'avons plus rien à nous dire, conclut-elle.

Les yeux sombres d'Evan à contre-jour ne reflétaient plus rien.

-Très bien, finit-il par dire. Très bien, je vais partir, mais je veux que tu me promettes de ne pas en parler à Isaac.

-Pourquoi ferais-je ça ? Il mérite de savoir à quel point son très cher ami lui a menti.

Elle regretta ses paroles à l'instant où elle les prononçait. Sous la colère, l'ombre d'Evan semblait grandir. Il se rapprocha dangereusement ; elle se demanda s'il oserait lever la main sur elle et frissonna.

-Tu sais très bien que c'est faux. Si tu as tout lu, tu sais que je l'ai toujours défendu contre les soupçons de mon père – et j'avais raison. Il n'a pas besoin d'être impliqué là-dedans. Il ne me pardonnerait jamais et en serait malheureux. Il a besoin de moi.

Il avait raison mais la douleur s'accrut dans sa poitrine, des larmes menacèrent à nouveau. Et son malheur à elle ? Il ne l'avait pas mentionné. Pourtant, elle souffrait et davantage encore en étant confrontée à son indifférence. Tout ce qui importait à Rosier était de conserver l'amitié d'Isaac, il se moquait bien de ce qu'elle pouvait éprouver. Elle désirait tout révéler à son frère et ainsi punir Evan, le priver d'un allié auquel il tenait, le blesser ne serait-ce qu'un peu. Rosier devait percevoir son désir de vengeance car il reprit :

-Tu peux m'en vouloir si tu veux, mais souviens-toi que je ne t'ai jamais causé le moindre tort, bien au contraire. Je t'ai aidée, accompagnée, j'ai veillé sur toi bien plus que tu ne le penses. Je t'ai protégée de Selwyn, de Jones et de tous les autres. Je t'ai donné de la force.

Il semblait convaincu de ce qu'il disait. Aidlinn avait envie de se détourner, honteuse, vidée, désespérée.

-Mais ce n'était même pas réel, gémit-elle. Je ne voulais pas de ce genre d'aide.

-Ce n'était certes pas aussi réel que tu le croyais, mais dans les faits, j'étais là, insista froidement Rosier. Je suis le seul à toujours avoir été là.

Elle secoua la tête, abandonnant l'idée de réfréner l'effondrement émotionnel qu'elle subissait.

-Tu ne comprends pas, Evan. Je ne voulais pas du soutien d'un menteur, je voulais le soutien d'un ami.

Elle le fixa une dernière fois au fond des yeux, mais ne rencontra aucune étincelle de regret, de culpabilité ou de chagrin. Elle avait espéré qu'il lui dirait qu'avec le temps, il en était venu à éprouver de l'affection pour elle, qu'il n'avait pas fait tout cela uniquement sur ordre de son père, qu'il avait appris à ne plus la mépriser.

-Tu devrais te satisfaire de ce que tu as eu. Je t'ai aidée à garder le secret et…

-L'aurais-tu fait ? Aurais-tu gardé le secret si ton père était resté en vie ? le coupa Aidlinn.

Sa voix était plus plaintive qu'elle ne l'avait prévu, car elle pensait connaître la réponse. Rosier lui asséna un regard froid, ne comprenant sûrement pas – ou refusant de comprendre - l'importance de cette question pour elle.

-Qu'est-ce que cela peut faire puisqu'il est mort ? Sans moi, tu le serais peut-être aussi à l'heure qu'il est, de même que ton frère. Si Selwyn ou n'importe qui d'autre avait découvert ce que je sais, ils vous auraient dénoncés au Seigneur des Ténèbres.

-Alors quoi ? Tu veux que je te remercie peut-être ? Très bien, merci Evan d'avoir gardé le secret, merci de ne pas nous avoir lâchement dénoncés pour quelque chose que ma défunte mère a accompli. Merci de m'avoir manipulée pendant deux ans et…

-Comme si ça t'avait déplu, la coupa-t-il, méprisant.

Elle détestait ce ton insensible et hautain qu'il avait. Jusqu'alors il ne l'avait jamais pris pour s'adresser à elle et elle réalisait à présent qu'il avait dû se contenir pour ne pas la heurter, pour ne pas l'éloigner de lui. Elle se sentait mal et posa une main sur la poitrine en fermant les yeux un bref instant. Elle avait l'impression de chuter du haut d'une tour.

-Je pense que nous avons fini, reprit-elle d'une voix plus maîtrisée, en se concentrant sur l'horizon gris. Tu peux t'en aller maintenant.

Mais il ne s'écarta pas.

-Je compte sur ta promesse pour Isaac.

Elle recula.

-Je n'ai rien promis.

-Tu sais qu'il ne faut rien lui dire, pour son propre bien. On ne sait pas comment il pourrait réagir. Il n'est pas aussi raisonnable que toi.

Raisonnable. Voilà comme il la voyait. Une des seules qualités que Rosier avait mises en avant auprès de son père était son bon sens - on ne parlait pas du bon sens de quelqu'un qu'on aimait.

-Si cette ébauche de compliment est censée me convaincre, tu te trompes lourdement.

Il soupira bruyamment, paraissant perdre patience.

-Tu sais que je pourrais tout aussi bien te faire tout oublier, dit-il en effleurant la poche de son manteau. Ainsi, je n'aurais pas à redouter les accusations d'Isaac ou à subir tes lamentations.

-Mes lamentations, répéta-t-elle avec lenteur.

Elle le détestait tant ! Elle aurait voulu le frapper.

-Tu sais que j'ai raison. Je t'offre ma confiance.

Il disait cela, mais elle savait que ce n'était pas ce qu'il sous-entendait. Ce qu'il pensait, c'était quelle était inconditionnellement dévouée à lui, qu'elle préférerait mourir que de le trahir. Quand elle sonda son cœur ravagé, elle se rendit compte que c'était toujours vrai et ce constat attisa son amertume, sans qu'elle ne pût la faire sortir.

-Contente-toi de ne rien dire et nous ne nous embêterons plus, reprit Rosier en se raclant la gorge, comme elle n'avait rien répondu.

Peut-être qu'il aurait été plus agréable que Rosier lui jetât un sort d'oubli. Elle aurait pu continuer à se bercer d'illusions à son sujet. Elle haïssait ce nouveau personnage en face d'elle, pourtant la perspective de ne plus le côtoyer l'anéantissait encore. Elle hocha simplement la tête, refusant de le regarder, érigeant un mur de glace entre elle et ce garçon qui l'avait trahie. Rosier attendit quelques secondes, hésitant, comme si lui-même n'arrivait pas à croire qu'elle capitulait. Il finit par s'en aller.

Elle l'observa quitter la propriété, cherchant en vain dans sa douleur une dernière illusion, un dernier indice qui aurait montré qu'il l'appréciait et que tout cela n'était qu'un affreux malentendu. Elle n'arrivait toujours pas à croire que le jeune homme qu'elle aimait n'avait jamais existé. Il descendit lentement l'allée de gravier, passa le portail de fer forgé et transplana, disparaissant de la vie d'Aidlinn.

Il lui sembla que le soleil avait cessé de briller.


Voilà voilà haha.

J'espère que ça vous aura plu (j'ai essayé de faire ça au mieux). Au moins, Rosier a bien galéré (enfin Aidlinn aussi finalement). Bref ça n'augure rien de bon pour la suite, évidemment. Et malheureusement pour Aidlinn, elle n'est pas au bout de ses surprises...

Je remercie chaleureusement LeleMichaelson, Baccarat V, feufollet, MarlyMcKinnon, RhumFramboise et jane9699 pour leurs reviews sur le dernier chapitre et je vous dis à très vite ! Soyons fous, peut-être la suite arrivera-t-elle à la fin de la semaine ?