Note de l'autrice : Aujourd'hui est un jour spécial, c'est l'anniversaire de Jackallh, mon meilleur ami et soutien indéfectible dans l'écriture ! À cause de la pandémie je ne peux pas le fêter avec lui cette année. Ce chapitre lui est donc dédié !

J'ai aussi fait une illustration pour ce chapitre, que vous pourrez trouver soit sur AO3, soit sur Tumblr.

Précédemment : Dean répond enfin au téléphone, et Castiel parvient à l'arracher à temps aux griffes de Zachariah qui lui a fait vivre une illusion élaborée pour le convaincre de dire oui à Michael. Bien loin d'être convaincu, Dean est au contraire plus que jamais déterminé et décide même de refaire équipe avec Sam.

Ce chapitre se passe quelque part vers la fin de l'épisode 4 de la saison 5 et un peu après.

Bonne lecture !

oOo


Un nouvel espoir

Le cliquetis de chaînes gluantes de sang. Un hurlement qui se perd dans le néant au rythme de la lame taillant la chair.

Tu vois ?

Encore, plus profond encore.

Ce n'était pas si difficile…

Incision sur le nerf.

Bien, très bien, Dean…

Doigts poisseux de sang, dérapant sur le manche.

Fais-la crier…

Le hurlement se fait strident, inhumain. Un ricanement dans son oreille, une main guidant son poignet. Douleur infligée plutôt que subie.

Tu es un meilleur élève que ton papa ne l'aurait jamais été…

Il n'y a plus d'espoir. Plus rien d'autre que le fil de la lame, le cliquetis des chaînes et la chaleur du sang qui coule à flot. Ces encouragements à son oreille.

La lame se dissout en grains de sable qui s'écoulent entre ses doigts. La voix susurrée d'Alastair s'estompe et les hurlements se muent en grondement sourd et régulier. Et lorsque Dean relève les yeux de ses mains désormais immaculées, les ténèbres de l'Enfer ont laissé place à un paysage d'ombre et de lumière. L'étendue houleuse de l'océan s'étend jusqu'à l'horizon, infusée de teintes de bleu et de gris. Les vagues s'écrasent sur l'immensité de la plage avec toute la fureur de l'ouragan.

« Qu'est-ce que… ? marmonne Dean, encore haletant, la voix brisée.

- Tu faisais un mauvais rêve.

Au son de ma voix, Dean se retourne, posant sur moi de grands yeux dans lesquels s'atténuent l'écho de ses souvenirs de l'Enfer. Au loin, un éclair illumine la masse de nuages qui surplombe l'océan déchaîné. Un rouleau de vagues s'écrase sur la plage avec un grondement qui rivalise avec celui du tonnerre.

- Je me suis permis de changer ça, dis-je en contemplant mon œuvre. J'espère que tu n'y vois aucun inconvénient.

Un éclair de compréhension mêlé de soulagement traverse son visage, et il relâche une respiration tremblante.

- Je suis en train de rêver.

Ce n'était pas une question, mais j'acquiesce tout de même tandis que Dean effectue deux pas vers moi jusqu'à ce que nous nous trouvions face à face, imprimant ainsi ses empreintes dans le sable. Une bourrasque de vent iodé ébouriffe nos cheveux et fait claquer nos vêtements.

- Ça paraît si réel… souffle-t-il en tendant une main hésitante.

Le bout de ses doigts frôle le col de mon trench-coat, puis trace l'angle de ma mâchoire.

- Ce n'est pas plus réel que l'illusion que Zachariah t'a fait expérimenter. À la différence que je maîtrise bien mieux que lui cet art.

Dean laisse retomber sa main le long de son corps et tourne la tête pour embrasser du regard le ciel chargé de nuages que déchire la foudre, l'étendue sauvage de plage et de rochers, et la forêt vierge recouvrant les montagnes au loin.

- Beau travail, Cas', on s'y croirait. Et cet endroit existe vraiment, ou tu l'as tiré de ton imagination ?

- Il a existé, autrefois. Il n'existe plus que dans mes souvenirs maintenant. C'est sur cette plage que j'ai été créé, il y a quelques dizaines de millions d'années.

Un sourire effleurant mes lèvres, je plonge mes mains dans mes poches et contemple la violence majestueuse de la nature, la toute première vision de la Création qu'il m'ait été donné de voir. Celle qui a marqué ma Grâce pour toujours.

Je n'ai pas réfléchi lorsque j'ai projeté ce souvenir précis dans l'esprit de Dean en interrompant son cauchemar, et ce n'est qu'à présent que je réalise que c'est une part de moi que je suis heureux de partager avec lui.

- Je me souviens avoir passé des heures debout ici, à attendre mes premiers ordres.

Un éclair plus puissant illumine la plage, aussitôt suivi par l'explosion tonitruante du tonnerre. Le paysage s'assombrit, et la pluie commence à s'abattre sur nous à grosses gouttes. Dean ferme les yeux et renverse la tête en arrière, inspirant à fond. Le battement sourd de son cœur s'apaise progressivement tandis que nous contemplons la tempête et que nos vêtements s'alourdissent d'eau.

- Merci, Cas'.

Ce n'était qu'un souffle rauque, à peine audible dans le grondement des vagues et le martèlement de l'averse sur le sable détrempé. Je me contente d'un hochement de tête. Je sais bien pourquoi il me remercie.

- Ce que tu as vécu en Enfer…

À mes côtés, Dean se tend sensiblement, me glissant un regard du coin de l'œil.

- … bien d'autres n'y auraient pas survécu. C'est un miracle que ton âme n'ait pas été irrémédiablement perdue.

- Mais j'ai cédé, murmure-t-il avec amertume. J'ai brisé le premier sceau et déclenché l'apocalypse.

- C'était écrit. Dès lors que la Destinée avait décidé que tu briserais le premier sceau, tu n'avais d'autre choix. Si ce n'avait pas été le fait des démons, nul doute que les Anges auraient fait en sorte que tu suives le programme. Avec le recul, je soupçonne certains de mes soldats d'avoir saboté la mission pour que nous arrivions trop tard pour te sauver. Tu devrais apprendre à te pardonner, Dean.

Dean baisse la tête, laissant la pluie dévaler le long de son nez, de sa mâchoire et tomber goutte à goutte des pointes de ses cheveux.

- Tu sais quoi, Cas' ?

Nos regards se croisent, et il y a dans ses yeux une lueur farouche de détermination.

- Leur destinée, ils peuvent se la foutre au cul. Que ce soit écrit ou non, Michael peut toujours se brosser pour que je lui donne le contrôle de mon corps. Cette fois, je ne céderai pas. Plus jamais.

Un sourire étire mes lèvres, dévoilant mes dents malgré moi.

- Je n'en attendais pas moins de toi, Dean. Tu en as la force d'âme.

Avec un raclement de gorge, Dean se tourne vers moi et presse mon épaule avec un regain d'assurance, un sourire un brin forcé éclairant son visage.

- Hé, jolie plage, Cas', mais va falloir un peu plus que ça si tu veux m'impressionner. Puisque c'est un rêve, tu peux changer le décor autant que tu le veux, pas vrai ?

- Bien sûr, dis-je en gonflant fièrement mes plumes. Quel paysage désires-tu ?

Un éclair d'excitation enfantine anime ses traits, faisant briller ses yeux et s'épanouir son sourire.

- Le poste de pilotage de l'Enterprise ! Tu peux faire ça ?

- Le quoi ? Je ne peux reproduire que des lieux que je connais ou dont je peux au moins visualiser l'aspect.

Son enthousiasme s'estompe quelque peu, ses fossettes se creusent tandis qu'il pince les lèvres, et il secoue la tête avec un claquement de langue réprobateur.

- Cas', mon pote, va vraiment falloir que je fasse ton éducation en culture pop. Si on se sort de cette foutue apocalypse vivants, je te montrerai Star Trek, Indiana Jones, Retour vers le futur, tous les classiques. Tu rates vraiment le meilleur de l'humanité, t'as pas idée.

Comprendre les références intempestives de Dean serait appréciable, mais envisager une victoire contre les projets des Archanges est prématuré et bien trop optimiste. Je me garde d'en faire la remarque, toutefois. Les sourires de Dean sont trop rares pour que je les détruise inutilement.

- Donc !

Dean se frotte les mains en embrassant du regard le paysage qui a assisté à ma création.

- Pas d'Enterprise, de Poudlard ni de batcave, j'ai compris… Ah ! Tu pourrais m'amener sur la lune ?

Enfin un souhait que je peux exaucer. Avec un hochement de tête, je me concentre pour modifier l'illusion, déplaçant les couleurs pour toutes les concentrer sur l'image de la Terre lointaine, si bleue et lumineuse dans le ciel noir. Océan et montagnes se fondent en dunes de poussière grise à perte de vue.

Pour avoir été sur la lune très récemment, il ne m'est pas difficile d'en recréer la surface fidèlement jusqu'au plus infime grain de poussière, en excluant toutefois les températures extrêmes et l'absence d'atmosphère et d'oxygène qui seraient fatales à Dean.

Au changement de décor et de force gravitationnelle, Dean réagit avec un juron teinté d'émerveillement avant d'effectuer quelques amples sauts au ralenti qui soulèvent la poussière sous ses pieds.

- Cas', regarde ça ! Je suis tout léger, c'est génial !

J'aimerais que Dean puisse être toujours ainsi. Libre de toute préoccupation, un sourire illuminant son visage, loin de l'Apocalypse et des manigances de la Destinée. Mais tout rêve a une fin.

- Dean, il est temps de se réveiller.

Ma voix s'est élevée aussi bien dans le rêve de mon protégé que dans la réalité dans laquelle je le ramène en douceur. Je détache mes doigts de sa tempe, me retirant tout à fait de son esprit et recouvrant tous les sens que me procure mon vaisseau.

Le bord du matelas sur lequel je suis assis, affaissé sous mon poids. La diffuse odeur de détergent régnant dans la chambre d'hôtel. Celle désormais familière de Dean, mélange musqué de vieux cuir, de poudre d'arme à feu et de shampooing. Et le son de sa respiration tandis que ses paupières frémissent et s'entrouvrent sur ses yeux encore embrumés de sommeil.

- C'est l'heure d'aller retrouver Sam.

Dean cligne des yeux, son regard se focalisant sur mon visage et le suivant lorsque je me lève. Étouffant un bâillement, il se redresse en posant les pieds au sol.

- Wow, j'ai pas aussi bien dormi depuis…

Il marque une pause de réflexion en se levant et enfile sa veste, un pli se creusant entre ses sourcils.

- Maintenant que j'y pense, je crois que j'ai jamais aussi bien dormi de ma vie, en fait. Je me sens super bien ! Cas', mon pote, oublie tout ce que j'ai dit sur mon espace personnel et tes tendances voyeuristes, t'es le bienvenu dans mes rêves quand tu veux.

- J'en prends note. Où devons-nous retrouver ton frère ?

Dean s'accroupit pour nouer les lacets de ses chaussures, et ne répond qu'une fois cette tâche effectuée.

- Tu ne viens pas, dit-il en redressant le col de sa veste. J'y vais seul, toi tu restes ici.

Il évite mon regard, et son visage s'est verrouillé en cette expression que je ne connais que trop bien.

- Pourquoi ?

- Parce que…

Il me contourne pour récupérer son poignard sur la table basse, et le glisse à sa ceinture.

- … c'est entre Sam et moi. J'ai besoin de lui parler seul à seul.

- Mais…

- J'en ai besoin, ok ? me coupe-t-il en croisant enfin mon regard. J'ai des trucs à régler avec mon frère. Et j'y arriverai pas si t'es là à côté à nous regarder et nous écouter.

Laisser Dean s'aventurer loin de ma protection alors que Zachariah a prouvé qu'il est en mesure de le localiser avec des agents humains, c'est un risque qui est loin de me plaire. Mais je connais l'entêtement et la fierté de Dean. L'espace d'un instant, l'idée de le suivre malgré tout en étant invisible à ses yeux pour assurer sa sécurité me traverse l'esprit, mais je la rejette aussitôt.

Je dois être digne de la confiance que Dean me porte.

- D'accord, dis-je avec une réticence non dissimulée. Je t'attendrai ici, alors.

Le regard de mon protégé s'adoucit, et il applique une tape amicale sur mon épaule.

- Allez Cas', tire pas cette gueule. J'en ai pas pour longtemps, et tu sais quoi ? En attendant, je sais exactement ce que tu vas faire. Viens. Assieds-toi là.

Je me laisse docilement guider et asseoir sur le lit face à la télévision que Dean allume. L'écran s'illumine aussitôt pour représenter des Humains dont les voix s'élèvent dans la chambre.

- Tiens, lance Dean avec satisfaction en plaçant la télécommande dans mes mains. Il est grand temps que tu t'éduques un peu sur nous autres les humains. Tu pourrais apprendre des trucs. »

oOo

« Après le fiasco du déjeuner la veille, le deuxième jour commence avec Gordon qui inspecte les cuisines... »

Le bruit de la clé tournant dans la serrure se superpose à l'exclamation d'horreur provenant de la télévision.

« Mon dieu, il fait chaud comme dans un four là-dedans… Toute cette viande est pourrie, le sang chaud et coagulé… L'odeur est horrible ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Mon dieu… L'odeur ! BIIIIP ! »

La bouche de l'Humain – Gordon – a été floutée en même temps, impossible de savoir ce qu'il a bien pu dire. Un raclement de gorge s'élève tandis que la porte de la chambre se referme et que ces bips de censure s'élevant de la télévision se multiplient.

- Salut, Cas'.

C'était la voix de Sam. Détachant mon regard de la télévision, je me résigne à appuyer sur le bouton rouge de la télécommande pour l'éteindre – cette heure s'est écoulée bien plus vite que je ne l'escomptais. Et j'ai effectivement appris plus sur l'Humanité en ce court laps de temps que pendant ces deux derniers millénaires où la Garnison est restée retranchée au Paradis.

- Bonjour, Sam, dis-je en me levant pour lui faire face. C'est bon de te voir.

Un peu en retrait, Dean est en train d'ôter sa veste en nous observant du coin de l'œil.

Sur le visage de Sam dont les traits ne sont plus altérés par le sang de démon depuis que la Cage est ouverte, une tentative de sourire qui tire sur la grimace.

- Pareillement, dit-il avant de se racler à nouveau la gorge.

Il semble hésiter, une lueur de gêne un brin suppliante traversant ses yeux, avant de franchir d'un pas la distance entre nous deux et m'entourer de ses bras. Me retrouvant le nez enfoui contre sa clavicule et mes sens envahis de son odeur et de sa chaleur corporelle, je me raidis et échange un regard avec Dean par-dessus l'épaule de son frère. Mon protégé se contente d'une vague moue amusée qui ne m'est d'aucune aide. Comment suis-je supposé réagir à une claire violation d'espace personnel et de la règle d'un mètre de distance ?

- Je suis désolé, Cas', marmonne Sam contre mes cheveux. T'avais raison, fuir ne sert à rien. Je suis prêt à affronter Lucifer avec vous maintenant.

Il se détache enfin de moi, gardant quelques secondes supplémentaires ses mains sur mes épaules, les tapotant maladroitement avant de se reculer.

- Donc… Dean m'a dit que t'aurais un plan pour récupérer le Colt et tuer Lucifer ?

- Oui. Ce ne sera pas facile. J'ignore si nous parviendrons à trouver le démon qui détient le Colt et le lui prendre, et quand bien même nous y arrivons et parvenons à localiser Lucifer et à lui tirer dessus, rien ne prouve que ces balles sont en mesure de tuer un Archange déchu. Mais c'est le seul plan viable que nous avons.

Une expression proche du dépit traverse le visage de Sam tandis que son frère se laisse tomber de tout son long sur le lit, les chevilles croisées et les mains sous sa nuque.

- Wow, Cas', fais gaffe, tu vas nous étouffer avec autant d'optimisme.

Du sarcasme. Je crois que tout ce temps passé en compagnie de Dean m'a appris à mieux discerner ce qui est littéral de ce qui relève de l'ironie dans son discours.

Comme je l'ai toujours fait pour les inepties de Balthazar, je suppose que la meilleure tactique est de simplement l'ignorer.

- Je resterai avec vous désormais pour mener cette mission et pour assurer votre protection. Les armées de l'Enfer et du Ciel vous recherchent, et l'étau se resserre de jour en jour.

Sam pousse un soupir et s'en retourne vers la porte pour ramasser son sac qu'il avait laissé là en entrant. Il le dépose sur le lit vacant, s'assied sur le bord du matelas et fronce les sourcils en me jetant un regard en biais avant de s'adresser à Dean :

- Attends une minute, il n'y a que deux lits ici. Où va dormir Cas' ?

- Les Anges ne dorment pas, dis-je avant d'indiquer la chaise placée entre les deux lits. Je resterai là, et je veillerai sur votre sommeil.

Sam lâche un petit rire incrédule comme s'il s'agissait d'une plaisanterie, et très vite son sourire s'efface lorsqu'il constate que ni Dean ni moi ne rions.

- C'est sérieux ? Quoi, tu vas vraiment nous regarder dormir toute la nuit ?

- Oui.

Dean se redresse sur son lit avec un grincement de lattes.

- Tu t'habitueras, Sammy. Tu sais, maman me disait toujours que les anges veillent sur nous. Elle avait raison, sauf que je pense pas qu'elle savait que ce serait un mec en trench-coat.

Sam pince les lèvres et sort de son sac ce que je reconnais être un ordinateur portable.

- Bon, dit-il résolument en l'ouvrant. Par quoi on commence nos recherches ? »

oOo

« Hé, t'as vu la Giono's, Sam ? Spécialité de la maison avec poulet, œuf, bacon, bœuf, fromage et sauce barbecue. Je crois que je vais prendre ça, j'ai la dalle, je pourrais bouffer une vache entière. Et vous deux, vous avez décidé ?

Sam repose le menu après un simple coup d'œil et reporte son attention sur l'écran de son ordinateur posé sur le coin de la table.

- Oui, je vais prendre la pizza végétarienne.

Dean abaisse à son tour son menu en roulant des yeux.

- Sans surprise. Des fois je me demande comment t'as fait pour grandir autant en ne bouffant que de la verdure… Et toi, Cas', t'as choisi ?

J'ai parcouru tous les noms de pizzas et leur liste d'ingrédients, sans conviction. Malgré ce que j'ai pu observer de l'organisation des cuisines de restaurants hier à la télévision, le concept d'aliments manipulés, mélangés, chauffés et enjolivés par les Humains n'a toujours rien de bien passionnant à mes yeux. Je n'ai pas particulièrement envie de déjà réitérer l'expérience de mastication, salivation et déglutition. C'est fastidieux et improductif.

Je dépose moi aussi sur la table le menu – une simple feuille plastifiée – et croise le regard pétillant d'enthousiasme de Dean.

- Je ne mangerai rien. Je n'en ai pas besoin.

Dean hausse les sourcils bien haut sur son front, un sourire taquin recourbant ses lèvres.

- Je te l'ai déjà dit, Cas', manger c'est avant tout un plaisir.

- Ce n'est pas un plaisir que je partage. J'ai déjà ingéré beaucoup d'aliments à ta demande dernièrement, ça n'a pour seul effet que de gaspiller ton argent puisque rien de ce que j'avale n'atteint mon estomac.

Quelque chose dans ce que je viens de dire semble piquer la curiosité de Sam, car il détache ses yeux de son écran pour me scruter d'un air intrigué.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là, rien ne va dans ton estomac ? Comment ça se fait ?

Je tourne la tête pour croiser son regard.

- C'est simple. Je désintègre la nourriture dans la trachée.

- Mais pourquoi ?

Les frères échangent un regard – ils ont posé cette même question en même temps, avec exactement le même ton.

Je ne pensais pas que ma façon de gérer l'organisme de mon corps d'accueil les intéresserait autant.

- Le processus de mastication et de déglutition est déjà si peu attrayant pour moi, que je préfère interrompre le processus de digestion avant même qu'il ne démarre. Ce ne serait que de l'énergie utilisée inutilement alors que j'ai besoin de maîtriser toutes les fonctionnalités de ce corps au mieux de ses capacités.

- Attends, si je comprends bien…

Dean se penche en avant, appuyant ses coudes sur la table, et pointe son index vers moi d'un air incrédule, presque sous le choc.

- T'as jamais fait caca ? Je veux dire, jamais jamais ?

Voilà qui est humiliant. Même rebelle, exilé et traqué par les miens, je reste un être céleste et éthéré.

Je lève le menton en gonflant mes plumes.

- Non, Dean. Je n'ai jamais déféqué et n'ai aucune intention de le faire. Pas même pour te faire plaisir.

À nouveau, Dean et Sam échangent un regard, avant d'éclater de rire, ce qui nous attire des regards des autres clients du restaurant intrigués par cette hilarité soudaine.

- Ce n'est pas drôle, j'articule entre mes dents serrées.

Essoufflé, Dean essuie une larme qui perlait du coin de son œil. La rougeur qui lui est montée aux jours en éclipse les pâles tâches de rousseur.

- Oh que si, c'est drôle. Regarde-toi, Cas', en train de sauver l'humanité, mais tu te crois toujours trop bien pour daigner faire caca comme nous autres mortels.

Un claquement de talons sur le sol carrelé annonce la venue d'une serveuse au parfum de camélia. En un rien de temps, elle place assiettes et couverts devant nous.

- Bonjour et bienvenue chez Giono, messieurs. Vous avez choisi ?

Les frères Winchester reprennent leur sérieux tandis que la serveuse – Katia, à en juger par le badge nominatif à sa blouse – verse de l'eau chargée de glaçons à ras-bord dans nos verres.

- On va prendre une Giono's, une végétarienne, et Cas' va prendre une quatre saisons. Et trois bières, s'il vous plaît.

Au clin d'œil que lui adresse Dean, la serveuse sourit en dévoilant ses dents, tourne sur ses talons et s'en retourne d'un pas affairé d'où elle était venue. Tandis que Dean boit une gorgée d'eau, faisant tinter les glaçons dans son verre, Sam focalise à nouveau son attention sur l'écran de son ordinateur.

- J'ai effectué toutes les recherches que je pouvais et je suis sur le coup depuis plus de vingt-quatre heures, mais…

Avec un soupir de frustration, il ferme son appareil et replace une mèche de cheveux derrière son oreille.

- Rien de rien. Comment on est censés trouver un démon qui se cache et ne veut pas être trouvé ?

- C'est la question que je me pose depuis des semaines, dis-je en observant les gouttes de condensation se former sur mon verre et glisser jusque sur la table. J'espérais naïvement que vous deux auriez des moyens humains avec vos inventions technologiques pour résoudre ce problème.

Dean avale la dernière gorgée de son verre, puis l'abaisse en haussant les sourcils.

- C'est moi ou c'est du jugement que j'entends dans ta voix, Cas' ?

Je tente un haussement d'épaules pour signifier mon impatience voilée de sarcasme.

- Je dis seulement que lorsque j'étudiais les saintes écritures de l'Évangile Winchester, j'avais l'impression que trouver une créature surnaturelle était pour vous une tâche aisée et rapide grâce aux bibliothèques et votre réseau Internet. On dirait bien que je vous ai surestimés sur ce point.

- Ça ne fait qu'un seul jour qu'on est sur le coup, et Bobby s'est mis en contact avec tous les chasseurs qu'il connaît pour nous aider à trouver ce Crowley ! proteste Sam en fronçant les sourcils. Il nous faut souvent des jours, voire des semaines pour localiser notre cible !

- Laisse tomber, Sammy. Cas' n'a aucune patience. T'aurais dû l'entendre râler non-stop quand j'ai dû faire un trajet de dix heures en bagnole avec lui.

J'ignore la critique et lève le menton avec dignité. Ils ne se rendent pas compte. Ce n'est pas parce que le monde n'est pas encore en proie aux flammes et que la vie semble se poursuivre normalement autour d'eux, que les restaurants servent encore des pizzas et que l'Humanité vit dans une ignorance bienheureuse, que la fin n'en est pas moins proche. Quelques mois, peut-être même quelques semaines seulement nous séparent de l'Apocalypse et de l'extinction définitive de leur espèce.

Le temps presse et je ne peux pas me permettre de le gaspiller à les regarder dormir, manger et tapoter vainement sur les touches de leur ordinateur. Il m'est impossible d'apprécier pleinement ces moments passés auprès de mes protégés quand je sais que chaque seconde qui s'écoule les précipite vers une mort certaine et horriblement cruelle.

- Lucifer a pris possession d'un corps en attendant d'obtenir le tien, Sam.

Je plonge mes yeux dans les siens pour appuyer la gravité de la situation.

- Il ne s'en contentera pas bien longtemps. J'ai pu cette nuit l'empêcher d'envahir tes rêves, mais la menace est toujours présente. Lorsqu'il te trouvera, je n'ose imaginer ce qu'il t'infligera pour t'arracher un oui.

Je tourne les yeux vers Dean, dont le regard s'est assombri et la mâchoire crispée.

- Et je connais Michael, il ne sera guère plus tendre avec toi, Dean.

Un silence s'étire, meublé par le bourdonnement de conversations dans le restaurant, de tintements de couverts sur les assiettes. Au travers de la fenêtre, le ciel de ce mois de septembre est d'un bleu limpide qui ne laisse nullement présager que ce monde sera bientôt dévoré dans les flammes.

Une corneille atterrit en un battement d'ailes sur le parking, picorant un morceau de burger délaissé au sol.

Un raclement de gorge.

- Wow, Cas'. Ça, c'est ce que j'appelle du plombage d'ambiance.

- J'essaye seulement de vous sauver de votre propre destinée, dis-je en tournant la tête pour croiser son regard. Ou préférerais-tu que je te mente ?

Les frères échangent un regard que je ne saurais déchiffrer, et qui est interrompu par un serveur armé d'une cruche qui remplit à nouveau le verre de Dean à ras bord et s'éloigne après nous avoir annoncé que nos plats seront prêts dans dix minutes.

- Si ce démon est anti-Lucifer et se cache parce qu'il a peur de lui… commence Sam en traçant son menton du bout du pouce. Il serait dans son intérêt que l'on prenne le risque de tirer sur Lucifer avec le Colt pour lui. Il suffirait peut-être seulement de faire courir le bruit parmi les démons qu'on le cherche pour ça ?

Je secoue la tête.

- J'y ai déjà pensé et je ne crois pas qu'il soit très apprécié des démons en ce moment. Il est en exil et traqué par les siens, comme je le suis moi-même. »

Ce n'est qu'en prononçant ces mots que je réalise à quel point le parallèle est frappant. Ce démon et moi sommes tous deux opposés au Destin et en rébellion contre notre camp.

Si seulement nous pouvions le localiser et lui parler, un accord pourrait sans doute être trouvé.

oOo

« On parle de combien de démons, là ?

Lui aussi en pleins préparatifs, Sam fronce les sourcils et jette un dernier coup d'œil sur l'écran de son ordinateur avant de le fermer avec un claquement.

- Une cinquantaine, dit-il en se levant du lit. Peut-être une soixantaine. C'est tout ce qu'a pu me dire Tamara dans son e-mail.

Dean hausse les sourcils tandis qu'il vérifie le chargeur de son arme et sa gourde d'eau bénite.

- Comment Tamara est-elle en courant d'un regroupement de démons aussi important ? Je croyais qu'elle avait quitté le milieu depuis la mort d'Isaac.

Sam glisse son poignard sous sa ceinture une fois ses lacets noués.

- C'est le cas. C'est pour ça qu'elle nous refile l'info mais qu'elle ne viendra pas avec nous. Elle l'a seulement su parce qu'une de ses amies d'enfance a laissé un message alarmant sur les réseaux sociaux qui a été supprimé au bout d'une heure, et que personne sauf Tamara n'a pris au sérieux.

- Ok, lâche Dean en chargeant son épaule avec la lanière de son sac rempli d'armes. Donc le plan c'est simple : on s'infiltre dans cette boîte d'assurance, on kidnappe un démon et on va l'interroger ailleurs au calme.

- Pourquoi ne pas tout simplement tous les tuer sauf un ?

Le son de ma voix les interrompt dans leur conversation et tous deux tournent les yeux vers moi, presque comme s'ils avaient oublié ma présence. Ils échangent un bref regard, et Sam hausse un sourcil.

- Euh, on a bien une lame tueuse de démons, mais on sera en infériorité numérique contre une soixantaine de démons…

- J'ai combattu des dizaines de milliers de démons pour tirer ton frère de l'Enfer. Même privé d'une partie de mes pouvoirs, une soixantaine de démons ordinaires, ce n'est rien pour moi. Allons-y.

D'un geste de poignet, je fais s'ouvrir la porte de la chambre d'hôtel à distance et traverse l'espace à grandes enjambées pour sortir. Les frères m'emboîtent le pas sans protester, et j'entends Dean étouffer un rire.

- C'est pas beau, ça, Sammy ? On a notre propre Terminator maintenant !

Dehors, le ciel s'est chargé de nuages sombres, et une fine bruine tombe, recouvrant d'un voile scintillant les trois voitures garées sur le parking. Dean ouvre la portière du côté conducteur, mais alors que je tends la main pour en faire de même de l'autre côté, mes doigts rencontrent ceux de Sam qui sont déjà sur la poignée.

Nous nous figeons tous deux et nos regards se rencontrent. L'éclat de surprise dans ses yeux fait rapidement place à de la contrariété teintée d'obstination.

- Qu'est-ce que tu crois faire, là ? demande-t-il en resserrant sa prise sur la portière entrouverte.

S'imagine-t-il que ses faibles phalanges puissent me retenir ? Techniquement, je n'aurais même pas besoin de la portière, je pourrais me matérialiser directement sur la banquette.

- C'est ma place. Devant. À côté de Dean.

Ses yeux se plissent alors qu'il me toise de sa hauteur et une moue agacée se dessine sur ses lèvres.

- Non, c'est la mienne. Ça l'a toujours été, depuis toujours.

- Plus depuis que tu t'es mis « hors business ». C'est la mienne maintenant.

Imitant la mimique humaine que Lavavoth avait utilisée, j'ai levé mes mains pour mimer des guillemets avec mes doigts.

- Les invités vont derrière. Dis-lui, Dean !

Je ne sais pourquoi l'idée de ne plus être assis à côté de Dean me contrarie autant. Peut-être est-ce ces dizaines d'heures de road-trip passées sur la banquette avant, ou l'habitude que j'ai prise d'observer le profil de mon protégé du coin de l'œil. Me retrouver relégué à l'arrière serait une insulte, après tout ce que j'ai sacrifié pour ces deux Humains.

L'avant-bras nonchalamment posé sur le haut de sa portière ouverte, Dean a observé notre échange avec un vague rictus aux lèvres.

- Désolé, Cas'. Priorité à l'ancienneté, la forme du cul de Sam est imprimée dans le siège.

Me lançant un regard de triomphe, Sam ouvre la portière comme en guise de provocation et se glisse à la place qui devrait être la mienne. Ravalant un sentiment d'injustice, je pince les lèvres et me résigne à ouvrir la porte arrière pour m'asseoir sur la banquette. De cet emplacement, je ne peux voir que partiellement la nuque de Dean et les longs cheveux de Sam.

- Je ne comprends pas pourquoi tu insistes pour utiliser la voiture, Dean. Tu sais très bien que je pourrais vous amener tous les deux à destination en une fraction de seconde.

- J'ai le mal de l'air, lâche Dean en faisant gronder le moteur d'un tour de clé. Et faut bien que ma chérie fasse un peu d'exercice aussi. De toute façon, cette entreprise se trouve à moins de quinze minutes de route d'ici.

Le véhicule se met en branle et les mains de Dean caressent le volant pour nous faire quitter le parking et rejoindre la route marquée des deux lignes de peinture jaune que j'ai pu remarquer à travers tout le pays.

- Comment ça fonctionne exactement ? demande Sam en tournant la tête pour regarder vers moi. D'un point de vue physique, comment tu peux traverser des kilomètres en moins d'une seconde, au juste ? C'est impossible que tu dépasses la vitesse de la lumière, non ?

Je serais tenté de ne pas répondre, en représailles pour m'avoir pris ma place auprès de Dean. Mais c'est le type de question que Dean ne m'a encore jamais posée, et il n'est pas déplaisant de voir un Humain s'intéresser à l'étendue de mes capacités.

- Techniquement, je suis composé d'ondes et de lumière, ce n'est donc pas impossible. Utiliser un vaisseau comme celui-ci…

Je baisse les yeux et glisse ma main le long de ma cravate pour désigner l'ensemble du corps de chair et de sang que j'occupe.

- … me permet de concentrer plus efficacement mon énergie à un niveau nucléaire et de passer à travers les atomes. Sous ma véritable forme, je suis bien plus lent et il me faudrait une bonne dizaine de minutes pour faire le tour de la planète.

Sam semble songeur, fronçant les sourcils.

- Quand on avait parlé à Jimmy, le type que tu possèdes… Il nous a dit qu'avoir un ange à l'intérieur de soi c'est comme être attaché à une comète. Est-ce qu'il ressent tout ce qui t'arrive ? Est-ce qu'il nous voit et entend tout ce qu'on dit, là ?

- Non. Jimmy est mort en même temps que moi quand Raphaël m'a tué.

Je détourne le regard, observant les quelques gouttes d'eau trembloter sous l'effet du vent et de la vitesse sur la vitre de la portière. Des bâtiments industriels et pompes à essence défilent dans le paysage gris.

- Quand je suis revenu à la vie… Son âme avait disparu du corps. J'ai appris peu après qu'elle est montée au Paradis. C'est techniquement impossible pour un Ange d'occuper un corps sans âme, ce qui a renforcé ma conviction que Dieu m'a ressuscité. Seule une puissance supérieure pourrait accomplir un tel miracle.

- Donc Jimmy n'est plus là ? Il n'y a plus que toi là-dedans ?

La voix de Dean est un peu précipitée, la question semble vraiment l'intéresser.

- Il n'y a que moi. J'ignore d'ailleurs ce qu'il se passerait si je venais à quitter ce corps pour un autre. J'imagine qu'il se décomposerait comme n'importe quel cadavre. Ou peut-être qu'il survivrait dans un état comateux de mort cérébrale.

Dean laisse échapper un profond soupir, et la tension dans ses épaules se relâche.

- Ok, tant mieux. C'est mieux comme ça.

- En quoi c'est mieux que ce pauvre type soit mort et ne revoie plus jamais sa femme et sa fille ? Sam répète d'un ton sceptique.

Dean tapote nerveusement son volant du bout des doigts.

- Non, je dis juste que c'est mieux qu'il n'ait plus à subir la possession et tout ce que voit ou fait Cas', c'est tout… J'y avais pas pensé avant, mais je suis soulagé de savoir que Jimmy n'était pas là ces derniers temps pour tout voir et entendre.

Est-ce qu'il est en train de rougir ? Je crois bien qu'il est en train de rougir. Je ne vois pas très bien de derrière, mais ses joues ont l'air de s'être empourprées, éclipsant sur sa peau ses taches de rousseur.

- Pourquoi tu rougis ?

Sam m'a devancé, mais Dean ignore la question de son frère et se racle bruyamment la gorge avant de piocher une cassette et l'enfoncer dans l'appareil prévu à cet effet.

- Allez, un peu de Led Zeppelin pour la route !

La chanson Travelling Riverside Blues qu'il a très souvent mise lors de notre road-trip se lance, et Dean augmente si bien le volume du son que nulle autre conversation n'est possible de tout le reste du trajet. Trajet plutôt court cette fois comme l'avait annoncé Dean.

La voiture se gare en cahotant contre le trottoir et le moteur se coupe. Les portières s'ouvrent avec leur familier grincement et je m'extirpe de l'espace exigu pour lever les yeux sur le bâtiment de trois étages qui s'élève devant nous.

- L'air empeste le soufre, dis-je en plissant les yeux. Tes informations étaient justes, Sam, il y a bien une présence démoniaque ici.

- Tu peux déjà le sentir ? s'étonne-t-il en humant l'air. Je ne sens rien, moi.

- Mes sens sont bien plus développés que les tiens.

- Vous êtes prêts ? lance Dean en armant son fusil à pompe chargé de sel. On laisse Cas' entrer en premier et on couvre ses arrières.

J'acquiesce et avance à grands pas vers la double porte vitrée qui s'ouvre automatiquement à mon approche. Nous entrons dans un grand hall, un large comptoir de réception nous faisant directement face.

- Attendez. Il y a quelque chose de louche… marmonne Dean.

En effet, il devient évident en approchant que les trois réceptionnistes sont mortes. Elles gisent inertes à leur place, la tête effondrée contre le bureau. Mais surtout…

- Leurs orbites ont brûlé ! s'exclame Sam en se penchant sur l'une d'elles.

En effet, les orbites creuses sont en cendres, dévoilant l'intérieur de la boîte crânienne luisante de braises encore rougeoyantes et fumantes. C'est arrivé récemment.

Cela n'augure rien de bon.

- Ceci est l'œuvre d'un Ange ! je crie, alarmé. Dean, Sam, vous devez fuir immédiatement ! Si les Anges sont encore ici, ils ne doivent surtout pas vous trouver !

Mais lorsque je me tourne vers eux, les frères Winchester sont figés comme des statues de cire. Sam est toujours penché sur la réceptionniste, la bouche entrouverte comme s'il était sur le point de parler, et Dean a le doigt sur la gâchette, les yeux plissés et tournés vers l'autre bout du hall.

Le temps est arrêté. Je peux le sentir dans la fabrique du temps et de l'espace, et ce n'est pas de mon fait.

- Bonjour, Castiel.

Comment ai-je pu ne pas sentir cette aura céleste plus tôt ? J'ai été imprudent. Mes sens étaient si saturés par la puanteur de soufre que je ne l'ai pas décelée.

Avec une lenteur calculée, je me retourne pour faire face à l'Ange qui se tient là, les ailes repliées dans son dos, en costume noir et cravate jaune. Maintenant que ma concentration est à son maximum, je peux assurer qu'il est seul. Mais il pourrait appeler du renfort à tout moment via les canaux de communication célestes.

Cette aura m'est vaguement familière, mais je ne crois pas connaître cet Ange. Ce n'est ni un de mes soldats, ni un membre du Conseil, ni un des fidèles de Raphaël que je connais. Le vaisseau qu'il occupe est celui d'un homme qu'une trentaine ou quarantaine d'années à la peau mate et aux cheveux sombres atteignant ses clavicules. Sur son visage au nez aquilin et aux yeux en amande, l'ombre d'un sourire étire ses lèvres.

- J'espérais croiser ton chemin en traquant les foyers de démons dans cette région. Et enfin je t'ai trouvé.

Ma Grâce tumultueuse se solidifie en une lame au niveau de mon avant-bras et perce la peau, glissant hors de la veine pour tomber au creux de ma main.

- Tu n'auras pas les Winchester, j'articule d'un ton menaçant en me plaçant devant mes protégés. Touche un seul de leurs cheveux et je te tuerai comme je l'ai fait pour tous ceux qui s'y sont essayés.

L'Ange ne semble pas s'inquiéter de mon arme ni de ma menace. Il se contente de jeter un coup d'œil à Sam et Dean comme s'il n'avait pas remarqué leur présence avant que je ne les mentionne.

- Je ne suis pas là pour ça. Je suis de ton côté, Castiel. Et comme je te l'ai dit autrefois, je ne suis pas le seul.

Il s'avance d'un pas, mais s'arrête aussitôt lorsque je resserre ma poigne sur ma lame et intensifie mon aura agressive. Son sourire s'évanouit, et il penche la tête sur le côté d'un air presque… blessé.

- Tu ne te souviens donc pas de moi ? Nous nous sommes parlé il y a deux mille ans, peu avant la mort de Camael. Je suis Inias.

J'abaisse mon arme avec méfiance. Ce pourrait être une ruse de Raphaël. Mais pourquoi perdrait-il son temps avec de telles manigances alors qu'il lui suffirait de nous capturer ici et maintenant ? Nous sommes vulnérables et n'aurions aucun moyen de nous enfuir si une armée venait nous encercler tout de suite...

- Que me veux-tu ?

Inias lève le menton, ses plumes se gonflant sur ses ailes.

- T'aider à mener la révolution. Renverser le Conseil et nous libérer de la tyrannie des Archanges.

Il s'avance vers moi, parlant avec cette même ferveur qu'Anpiel nourrissait pour moi avant qu'elle ne soit envoyée en redressement.

- Tu nous as montré la Voie, Castiel. En te ramenant à la vie, Dieu nous a montré qu'Il t'a choisi pour nous guider. Pour tous nous libérer et châtier les usurpateurs qui nous donnent des ordres en Son nom depuis des millénaires.

Je laisse ma lame se fluidifier et réintégrer ma Grâce en s'infiltrant dans les pores de ma peau.

Voilà ce que j'avais espéré depuis des mois. C'était la mission que j'avais confiée à Anpiel et que Balthazar a refusée. Lever une armée et mener une révolte au Paradis était mon premier objectif dès que j'ai été ramené à la vie, et j'avais fini par croire que jamais cela se ferait.

Ce que m'offre Inias est une chance inespérée, une que je ne peux laisser passer. Si le Colt reste introuvable ou s'avère inefficace, tout espoir ne sera pas perdu.

- Nous sommes déjà des centaines prêts à te suivre, annonce Inias. Nous guideras-tu ?

- Je vous guiderai.

Le ton de ma voix est ferme, empli d'assurance, comme lorsque j'étais encore Général de la Garnison.

Un sourire illumine le visage humain d'Inias, dévoilant ses dents.

- Parfait. Sois présent aux premiers rayons de soleil sur la colline où Camael fut exécuté. Nous t'y attendrons.

Et en un battement énergique d'ailes, Inias s'est envolé et le flot du temps reprend son cours comme si rien ne s'était passé.

- Tu crois que c'est un coup des anges ? s'élève la voix de Sam derrière moi.

- Merde, Cas', te déplace pas comme ça sans prévenir, tu m'as fait sursauter !

Je me retourne et croise le regard de reproche de Dean. De son point de vue, il est évident que j'ai disparu et réapparu deux mètres plus loin sans qu'il n'en comprenne la raison. Sans doute est-il préférable de ne pas leur expliquer l'échange que je viens d'avoir avec Inias. Pas tant que je n'ai pas rencontré ces Anges qui selon Inias seraient prêts à me suivre et mener une révolution.

- Tous les démons ici sont déjà morts. Nous n'avons plus rien à faire ici.

- Attends une minute, Cas', tu veux bien nous expliquer ce qu'il s'est passé ici ? C'est un coup de tes frangins ou pas, tout ça ?

En trois enjambées ils m'ont rejoint. Dans quelques heures à peine, l'aube se lèvera sur le mont du Golgotha où Camael est mort sur sa croix. Je dois préparer ce que je vais leur dire, et que faire s'il s'agit d'un piège.

Peut-être devrais-je demander quelques informations sur Inias à Zedekiel, il en saura sans doute plus que moi…

- Je n'ai pas le temps de vous expliquer maintenant, mais vous allez devoir poursuivre la recherche du Colt tout seuls pendant quelques temps. J'ai quelque chose de très important à faire.

- Quoi ?! Mais…

- On reste en contact par téléphone. »

Et sans leur laisser le temps de protester, je m'envole d'un battement d'ailes énergique vers Jérusalem.


oOo

Dans le chapitre suivant

« C'EST MAINTENANT QUE TU DAIGNES ME RÉPONDRE, ANGE DE MES DEUX ?! ÇA FAIT DEUX PUTAINS DE JOURS QUE J'ESSAYE DE T'APPELER ! »

- Bonjour, Bobby. »