Notes de début de chapitre.
Annonce totalement aléatoire et sans aucune importance : j'ai trouvé le générique parfait pour cette histoire, et vraiment, c'est inintéressant, mais je tenais quand même à le préciser pour l'ambiance. La chanson s'intitule "Shibuya Light" (de Kalax) et elle est disponible sur Youtube si jamais vous voulez l'écouter (c'est toujours du synthwave, parce qu'on ne change pas une équipe qui gagne).
J'en profite également pour vous remercier à nouveau infiniment pour votre intérêt pour cette histoire (j'ai été revoir les stats, et non, définitivement, c'était pas attendu, mais ça m'a fait limite pleurer de joie) !
CHAPITRE LV
"C'est facile de faire la différence entre le bien et le mal. Ce qui est difficile, c'est de choisir le le moindre mal."
(Edward Zwick, réalisateur américain,"Couvre-feu")
a. Enfants sauvages
L'instituteur du fils de Baek Dong Soo et de son épouse se présenta à l'heure convenue avec autant d'exactitude que s'il eût été le temps personnifié, et comme la femme se levait et faisait coulisser les portes du hanok principal pour aller l'accueillir dans la cour intérieure, son mari les invita poliment à passer dans son bureau pour continuer leur discussion en toute sérénité. Il les avait informé au préalable que son fils, prénommé Yoo-Jin, avait généralement l'habitude de travailler dans la grande pièce de vie, où la luminosité était meilleure que dans sa chambre, et qui comportait moins de tentations susceptibles de dévier sa concentration durant les leçons.
Celui-ci s'était réveillé entre temps et les avait rejoint de son plein gré, alors même que sa mère s'apprêtait à aller le tirer du lit. Ils évoquaient alors la découverte de gwishins dissimulés parmi les membres du gouvernement, qui pour la plupart avaient su fuir à temps, et dont on avait suspecté le statut qu'une fois le Décret rendu publique, quand était apparu dans l'encadrement de la porte qui menait vers la partie droite du hanok un garçon assez grand, très mince, bâti davantage comme un roseau que comme un jeune arbre, avec un visage dont on voyait encore les rondeurs de l'enfance, et des yeux presque aussi larges que ceux de Mago, ce qu'elle mis sur le compte de sa croissance physique.
Il avait les cheveux en bataille, l'air encore un peu groggy, et portait un vêtement de nuit à moitié froissé par ce qui avait probablement été une agitation physique nocturne très déterminée. Il n'avait pas articulé un mot en voyant que la table du petit déjeuner était plus peuplée que d'ordinaire, et c'était sa mère qui, se retournant pour suivre les regards de Mago et de son maître soudainement fixés sur le nouvel arrivant, l'avait salué d'une voix très douce, imitée aussitôt par son mari.
Mago ne se souvenait pas bien de son enfance, ou plutôt conservait des souvenirs très localisés, essentiellement des derniers mois qu'elle avait passé avec sa grand-mère. Elle savait en revanche qu'elle n'avait jamais été particulièrement affectueuse avec celle-ci, en dépit du profond attachement qu'elle avait ressenti envers elle, et qui s'était avéré réciproque.
Elle avait été une enfant au caractère indépendant, très peu portée sur l'expression quotidienne de la tendresse que lui inspirait les gens, et l'adolescence avait renforcé cette disposition dans le sens où elle avait soudainement eu un besoin impérieux de posséder entièrement son propre espace et sa propre identité. Aussi fut-elle quelque peu déconcertée de voir le gosse, qui devait avoir son âge ou un peu moins, se laisser faire docilement quand sa mère, après qu'il eût prit place en bout de table, à côté de Mago, passa une main dans ses cheveux hérissés pour les dompter du mieux qu'elle le pouvait, tout en riant gentiment de l'état débraillé de son fils.
Son père fit glisser vers lui les différents plats du petit déjeuner, mais Baek Yoo-Jin ne les avait pas entamé immédiatement, car il avait alors été trop occupé par une observation très insistante du maître de Mago qui s'étendit sur plus d'une minute, et à laquelle Yeo Woon réagit maladroitement, avec un salut bref et hésitant, qui ne comportait aucun autre mot dont l'utilité n'aurait pas été strictement nécessaire à l'établissement d'un contact verbal.
Le couple les avaient prévenu que leur fils avait été mis au courant de leur venue, et sachant cela, Mago avait trouvé tout d'abord sa contemplation appuyée de Yeo Woon étrange et un peu déconcertante. Il n'avait posé sur elle qu'un coup d'œil rapide, assez peu appliqué, et qui n'avait exprimé aucun étonnement à la voir assise à la table du petit déjeuner avec ses parents, alors qu'elle n'avait jamais été présente auparavant.
En revanche, il détailla indéniablement son maître de la tête aux pieds, ce qui était une simple manière de dire puisque les pieds de celui-ci étaient rendus invisibles par la surface de la table, et son examen s'éternisa assez longtemps pour que son père finisse par intervenir.
- Tu te souviens, fils ? Lui demanda t-il, et Mago constata que sa voix était pleine d'espoir.
Elle en conclut que l'enfant avait déjà probablement croisé Yeo Woon, mais la réponse qu'il donna lui parut encore plus cryptique et énigmatique.
- Les cerises, lâcha t-il, et tout le monde autour de la table sembla comprendre la référence à l'exception de Mago, ce qui l'agaça davantage que le fait d'être délibérément ignorée.
Elle pouvait se passer d'être remarquée, mais avait en revanche beaucoup plus de mal avec le fait de se trouver dans l'ignorance de quelque information capitale pour la compréhension plus générale d'une anecdote ou d'un récit. Baek Dong Soo et son épouse ne cachèrent ni l'un, ni l'autre la satisfaction que leur procura la réponse de leur fils, tandis que le compagnon mort de Mago paraissait tout à coup vouloir rentrer à l'intérieur de sa tasse de thé et y disparaître.
Le gosse n'ajouta rien d'autre, et attaqua son petit déjeuner avec un calme remarquable, tout en continuant d'étudier Yeo Woon en biais, alors que celui-ci faisait visiblement de son mieux pour avoir l'air de ne pas s'en rendre compte. La chose était tout à la fois comique à voir et un peu désespérante, surtout dès lors qu'on manquait de renseignements pour se faire une opinion définitive sur la question.
La conversation reprit ensuite, et leurs hôtes se lancèrent dans un bilan des nombreuses arrestations et descentes de la police à la suite de la publication du décret, dans des maisons où des gwishins avaient été repérés grâce à l'épreuve du feu. Ils mentionnèrent entre autre, avec morosité, la douleur des familles qui, les ayant protégés dans le plus grand secret, avaient vu leurs proches ressuscités leur être de nouveau arrachés.
Malgré la présence de Yoo-Jin, ils firent également un point sur les méthodes de torture que le gouvernement avait perfectionné pour y soumettre les morts débusqués par les autorités, et évoquèrent le rôle de ces dernières dans la formation de l'armée des morts voulue par le roi, et supposée repousser les invasions extérieures plus efficacement qu'aucune légion encore arborée sur le terrain.
À la fin du repas, et comme le précepteur du garçon venait de se présenter à la porte de la demeure, Mago tenta néanmoins d'éclaircir un peu les choses et demanda à Yeo Woon, tout en suivant Baek Dong Soo jusqu'à son bureau, ce que signifiait la mention des cerises. Il consentit alors à lui expliquer, de façon sommaire mais cependant assez détaillée pour que son élève puisse retracer les événements, qu'il avait fait la rencontre du fils de son ami quelques mois après sa résurrection en 1776, alors qu'il se trouvait en protection à la maison du Printemps et était obligé de se travestir sur l'ordre de la directrice de l'établissement pour masquer tout à la fois son identité dans une ville où plusieurs habitants l'avaient connu, mais également son statut de gwishin.
Alors qu'il terminait en signalant qu'il avait donné à l'enfant, âgé de neuf ans à l'époque, des cerises qu'il lui réclamait, pendant que Baek Dong Soo était allé accueillir à son tour le professeur de son fils après les avoir installé dans son bureau, Mago ne put s'empêcher de le couper, réduisant à néant ce qui devait être des siècles de protocole éducatif :
- Et vous étiez habillé en courtisane ? S'enquit-elle, en apparence soucieuse du détail, en réalité rendue curieuse par l'idée de son maître si austère vêtue d'une jupe de soie, avec une gache sur la tête. Vous ?
- Oui.
- Avec tout l'attirail ? Poursuivit-elle. La jupe, la veste, la perruque, le maquillage, les bijoux, tout ?
- En grande partie, avoua t-il, fronçant les sourcils, et non, vraiment, elle n'arrivait pas à visualiser le tableau même si elle admettait que Yeo Woon n'était pas désagréable à regarder dans l'ensemble. Avec un jeonmo et un voile, pour mon visage. Pourquoi ?
- Pour rien, répliqua t-elle avec un haussement d'épaules paresseux. Simplement, je ne comprends pas bien comment ce gosse a pu vous reconnaître si vous étiez à ce point déguisé.
Baek Dong Soo, qui revenait à ce moment-là dans le bureau dans un bruissement d'étoffe et entendit le sujet de leur discussion, s'y greffa avec toute la délicatesse d'un sanglier sauvage en y allant de son petit commentaire.
- Oh, il l'a vu sans, indiqua t-il. Avant de quitter la ville, et sans jupe.
Mago lui témoigna sa reconnaissance par un hochement de tête, alors que son maître profitait de la diversion pour amener la conversation sur un autre terrain, s'enquérant auprès de leur hôte de la situation de la maison de divertissement qui l'avait hébergé et des gisaengs mortes qu'il avait connu là-bas.
La jeune fille, que la thématique de l'entretien ne concerna alors plus en rien, se résolut à l'écouter sans véritable attention jusqu'à ce qu'elle se fixe à nouveau sur un sujet qui pouvait l'intéresser, et elle s'abima brièvement dans un état des lieux du bureau de leur hôte.
C'était une petite pièce rendue un peu plus sombre que la précédente de part son emplacement face au nord, bloquant l'accès direct à la lumière du soleil, mais qui était cependant assez bien éclairée par une large fenêtre qui s'ouvrait sur l'arrière de la maison, et un petit jardin ornemental auquel l'épouse de Baek Dong Soo semblait tenir avant toute chose, et qu'elle avait longuement contribué à élaborer et harmoniser avec un jardinier qui s'était déjà trouvé à leur service des années plus tôt.
Le bureau de son mari se trouvait sous l'ombrage d'un de leurs plus beaux arbres, ce qui était d'après lui un délice en été, et était meublé avec la même retenue élégante et luxueuse que la grande pièce centrale. Il y avait là plusieurs cabinets de toutes formes, certains très hauts et efflanqués, d'autres plus longs et épais, dont la multitude de tiroirs donna à Mago une envie furieuse de tous les ouvrir pour découvrir leurs secrets, et deux étagères dont les niveaux étaient remplis de documents ou de petits objets décoratifs.
En entrant dans la pièce, on se trouvait aussitôt face à la table de travail de Baek Dong Soo, assez petite mais fonctionnelle de part sa capacité à pouvoir être transportée partout, entourée par trois coussins, un pour le maître des lieux, et deux autres réservés à ses invités. Un autre petit guéridon à surface ovale, à côté de la table et tout près de la fenêtre, portait un pot à pinceau et du papier. De hautes lanternes aux panneaux de papier et à la structure de bois, postées aux angles de la pièce, achevaient sa composition.
Son inspection fut rapidement achevée et elle en fut réduite à se concentrer de nouveau sur l'échange entre son maître et leur hôte. Le premier avait demandé au second des nouvelles de la directrice de la maison de courtisanes, et avait été visiblement surpris d'apprendre que celle-ci avait quitté son poste peu de temps avant la publication du Décret royal.
- Elle savait très probablement ce qui allait se passer grâce à ses sources aux gouvernements, qui ont eux-mêmes pris la poudre d'escampette avant la catastrophe, disait Baek Dong Soo. Je ne l'ai pas revue entre temps, mais j'ai pu discuter avec Su-Jin, qui m'a dit qu'elle était partie vers le nord. Elle est peut-être en Chine. Tu n'as rien reçu venant d'elle ?
Yeo Woon secoua la tête, pensif.
- Non, lui confirma t-il. Par courrier, c'était impossible, et comme tu le sais, Mago et moi avons eu des problèmes avec la conscience collective durant tout notre voyage. J'ai tenté de la joindre plusieurs fois, et je n'ai réussi qu'en une occasion.
- Elle t'a dit quelque chose ?
- Presque rien. Les échos étaient flous, et d'autre part, elle m'a informé qu'elle ne pouvait pas me parler au moment où je l'ai contacté. Depuis, je n'ai aucune nouvelle. J'espérais que tu pourrais m'en dire plus.
Baek Dong Soo eut alors l'air sincèrement navré.
- Je n'ai quasiment rien moi même, avoua t-il. Tout ce que je sais, c'est qu'elle a quitté Hanyang en prétendant prendre sa retraite vers la fin 1777, et que les autres courtisanes qui étaient des gwishins se sont elles aussi évaporées dans la nature quelques mois après. Elles ont évité l'épreuve du feu de justesse. Toutes les maisons de divertissement ont été contrôlées, et ils ont arrêtés des gwishins dans presque chacune d'elle.
- Hui Seon n'avait pas prévenu tout le monde ?
- Je ne sais pas, reconnut leur hôte. La connaissant, je pense qu'elle a du transmettre des informations par le biais de votre esprit commun, mais j'imagine que chacun des gwishins basé dans la capitale a ensuite fait ses propres choix. Peut-être que beaucoup d'entre eux ne pensaient pas que le gouvernement irait jusqu'à s'en prendre aux vivants pour les dénicher.
- Et le libraire ? Continua Yeo Woon.
- L'auteur de votre Encyclopédie des Morts ? Je suis désolé, Woon-ah, je ne sais pas non plus. Je l'avais oublié, pour être totalement honnête. Mais si tu veux, j'irais me renseigner demain, j'essaierais de passer à sa boutique, ou Yun-Seo pourra le faire si je manque de temps, je lui demanderais.
- Vous savez où elle est ?
- Non. Mais je peux demander. Sauf si tu as l'adresse ?
- Hui Seon me l'a indiquée, lui confirma le maître de Mago. Elle est dans une petite rue marchande pauvre, pas très loin de la porte Ouest, qui donne sur la branche de la rivière Han en direction de la mer. Si tu as une carte d'Hanyang, je peux te montrer.
Baek Dong Soo se trouvait en avoir une, et, estimant l'idée excellente et beaucoup plus efficace que d'aller chercher des informations à droite et à gauche, se leva pour aller fouiller avec diligence dans les tiroirs des cabinets postés dans le dos de Mago et de Yeo Woon, en extirpant au passage une quantité suffisante de papier pour rebâtir une forêt toute entière.
b. Synthèse
La table de travail de Dong Soo ne présentant pas l'avantage d'être assez grande pour y étendre la carte de la capitale, celui-ci, quand il l'eût sous la main, se décida à la déplier à même le sol, abandonnant son coussin et venant s'asseoir jambes croisées aux côtés de Woon pour pouvoir suivre plus aisément ses instructions et repérer où était nichée la petite librairie. La carte était bien dessinée, et d'après son propriétaire aussi récente que possible, puisqu'il se l'était procuré il y avait moins de trois années, garantissant ainsi en grande partie la véracité et l'exactitude de la représentation schématisée d'Hanyang ainsi que les emplacements des différentes adresses.
Woon fit tourner la carte de sorte à placer les grandes portes principales, qui partaient vers le sud, en face d'eux. Par dessus son épaule, Mago étudiait avec un intérêt évident le contenu de la carte et sa légende, et il devina presque son intention de s'en acheter une dès qu'elle en aurait la possibilité. Dong Soo, pour sa part, attendit patiemment qu'il trouve ses marques et qu'il déchiffre le nom des rues et des bâtiments principaux, et ce dans l'objectif de situer la boutique de Im Ji-Ho.
Plus jeune, il avait fréquemment été taxé d'impatience et appelé une tête brûlée, et Woon se rappelait que Sa-Mo lui reprochait d'être parfois trop brusque et impétueux dans sa conduite, en particulier lors de tâches qui exigeaient de la concentration et un minimum de réflexion avant d'agir. Dong Soo se vexait généralement de ces blâmes, avec plus ou moins de véhémence en fonction de la nature de ces derniers, et affirmait pour se défendre que c'était les autres qui étaient trop lents. Son argument de prédilection était d'avancer qu'il "fallait bien que quelqu'un fasse quelque chose", ce à quoi on lui répondait généralement que "faire quelque chose" ne voulait pas dire "faire n'importe quoi".
Les affrontements qu'il avait à l'époque avec Woon tendaient malheureusement à corroborer de tels avertissements, car Dong Soo, s'il était vrai qu'il faisait preuve de persévérance et, somme toute, d'une grande patience dans ses tentatives de mettre Woon au tapis, avait en revanche une technique beaucoup trop empressée pour arriver réellement à ses fins.
Cependant, et à mesure que Woon avait été amené à le côtoyer durant les huit années qu'ils avaient passé ensembles au camps d'entraînement des montagnes, il avait aussi observé d'autres choses, des contradictions aux premières impressions que Dong Soo laissait dans l'esprit des gens, des nuances insoupçonnées et plaisantes à découvrir. Globalement et en apparence, certes, Dong Soo était fougueux et aimait foncer tête baissée sans trop se soucier des conséquences ou même des alternatives plus paisibles et, souvent, plus profitables.
Néanmoins, dans certaines situations, il avait nettement démontré qu'il était capable de faire preuve d'une minutie considérable et d'un stoïcisme froid à l'origine chez lui d'une grande prudence, ou bien d'un sens de l'observation si aiguisé et d'une compréhension si fine qu'elles en étaient par moment inquiétantes, notamment aux yeux de Woon, dont le besoin profond de préserver ses ressentis, ses opinions, ainsi que ses propres expériences antérieures, avait été fragilisé par sa prise de conscience graduelle que Dong Soo était beaucoup plus clairvoyant et méticuleux dans ses analyses que ce que ses camarades et son gardien voulaient bien lui accorder, et plus spécifiquement en ce qui le concernait.
Le fait était qu'en public, Dong Soo voulait absolument impressionner la galerie et prouver, par là même, sa supériorité physique et intellectuelle sur Woon, tout en échouant misérablement à chaque fois puisque son attitude de coq l'empêchait irrémédiablement de prendre en compte des paramètres nécessaires à sa victoire. En revanche, dès qu'ils étaient seuls, sans la moindre audience à épater ou à convaincre, et Woon le connaissant suffisamment pour que Dong Soo ne se sente plus obligé de lui servir des prouesses à toute heure, ce dernier se calmait, devenait plus sérieux, plus raisonnable, cessait de vouloir jouer au paon et gagnait aussitôt en mérite.
Woon dénicha promptement la rue sur la carte, l'indiqua à Dong Soo tout en établissant un itinéraire depuis la localisation de la maison jusqu'à la position donné par Hui Seon. Dong Soo écouta sans l'interrompre ses consignes, hochant la tête de temps à autre en regardant la carte et le tracé de l'index de Woon, puis lui posa quelques questions sur la devanture de la librairie, les voisins éventuels, ses signes distinctifs, qui devaient l'aider à la trouver plus vite une fois arrivé sur place.
Un instant, Woon envisagea de lui proposer de l'accompagner, mais se résigna en songeant qu'il était pour le moment préférable de demeurer en sécurité chez les Baek, et loin des yeux des brigades policières qui continuaient leurs inspections. Quand Dong Soo enroula de nouveau la carte avec la certitude d'avoir bien compris où était situé la boutique et comment la repérer, il était osi passé, et il leur proposa de prendre le déjeuner tout en poursuivant leur discussion précédente.
Sa femme n'était pas venue les rejoindre dans le bureau, et dès que Mago souligna cette absence, Dong Soo lui répondit qu'elle mangeait très régulièrement à l'extérieur, soit avec ses consœurs de la maison du Printemps, chez qui elle apprenait des potins politiques dont l'utilité n'était jamais à négliger, soit chez des amis de la famille, parfois avec Ji-Seon et Jin-Ju, parfois chez Sa-Mo et Jang-Mi, bien que la dernière occurrence se produisît de moins en moins car ces derniers limitaient les invitations depuis quatre ans, un phénomène sur lequel Dong Soo et son épouse s'étaient longuement interrogés sans parvenir à y trouver d'explication valable.
- Elle mange aussi avec des voisins, ou d'autres membres des Yeogogoedam, précisa Dong Soo après qu'ils aient été servi dans son bureau par la cuisinière, étant réapparue pour l'occasion. Il doit y en avoir une quinzaine en tout dans Hanyang, et le reste est réparti sur tout le territoire, essentiellement dans les grandes villes.
Mago, que les repas mettait toujours d'humeur plus curieuse que d'habitude, voulut savoir s'ils se connaissaient tous.
- Ça dépend, lui répondit-il, et Woon remarqua qu'il avait déjà terminé sa deuxième tasse de thé et allait entamer une troisième (compensation). Vous avez ceux qui donnent leurs noms et qui n'ont pas peur d'être reconnus, au moins au sein du réseau, et puis il y a ceux qui sont plus à l'aise en conservant leur anonymat, et qui assistent aux réunions sans jamais révéler leurs identités et en utilisant des alias.
- Et vous ? Dans quelle catégorie vous êtes ?
- La première.
Les baguettes de Dong Soo piochaient successivement des légumes, des morceaux de boeuf marinés dans la sauce, et du riz. Il y avait une constance et une fermeté dans son rythme qui tranchait avec sa frénésie de jadis, car alors on aurait dit qu'il mourrait de faim et n'avait pas touché à de la nourriture comestible depuis des mois, et pourtant Woon aurait été prêt à parier que les portions ingurgitées étaient de même volume. À eux deux, Mago et lui auraient largement pu terminer les plats seuls, tandis que Woon mangeait lentement et avec un degré moindre de voracité.
Ils mangèrent et passèrent le reste de l'après-midi à continuer d'évoquer les derniers événements survenus à Hanyang et plus généralement sur le territoire de Joseon. Dong Soo leur apprit que les nouvelles mesures de répressions s'étaient répandues vers les autres villes du pays, y compris l'épreuve du feu, et que des conseils de fonctionnaires locaux gouvernant certaines provinces avaient exprimé des objections vis-à-vis de cette dernière et de la violation de l'intimité des vivants au profit de la recherche des morts.
Quand ces plaintes avaient été jugées trop bruyantes, essentiellement en raison de la distance des cités avec le chef lieu du gouvernement, qui paraissait favoriser une plus grande liberté de parole, Jeongjo avait fait dépêcher des inspecteurs royaux afin de régler le problème, et de révoquer les officiels refusant définitivement de se plier aux ordres. Contrairement à la capitale, qui s'était soumise bon gré mal gré sans qu'une véritable contestation majeure n'éclate, mais qui avait vu en parallèle augmenter les échanges souterrains et les aides clandestines envers les gwishins, les villes de province avaient protesté avec davantage de force, mais s'étaient vu bâillonner aussi sec et surveillées plus durement, ce qui réduisait les opportunités pour les défenseurs des morts d'y récupérer des places fortes.
Les villes du centre, pour la majorité isolées durant les vagues de résurrection car considérées comme moins avantageuses et prioritaires que leurs consœurs côtières, avaient été parmi les plus réfractaires aux méthodes imposées par le Décret, en ce sens qu'elles avaient estimé avoir déjà assez subi le contrecoup de l'apparition des gwishins, et trouvaient mal venu que le gouvernement exigeât d'elles une obéissance absolue alors qu'il n'avait que très peu agi pour leur survie aux premiers temps des renaissances.
Bien que les voix les plus fortes de l'opposition eussent été endiguées, il restait qu'une colère croissante grondait dans les rues de ces cités livrées à elles-mêmes, ayant acquis par conséquent davantage d'indépendance, et qu'on punissait injustement pour avoir simplement fait des choix indépendamment de la volonté gouvernementale, et cependant obligatoires pour continuer d'exister.
Seule la cuisinière refit irruption dans le bureau de Dong Soo et marqua un temps de pause dans leur conversation tandis qu'elle reprenait les plats pour les rapporter en cuisine. Un peu plus tard, comme Woon interrogeait Dong Soo à propos de Go Hyang, qui était vraisemblablement demeurée à la maison du Printemps malgré le départ de Hui Seon ("la place était sans doute trop bonne", lui fit-il remarquer, ce à quoi Woon répondit par un hochement de tête approbateur) et qu'il n'avait pas cherché à revoir depuis, Yoo Jin passa également la tête dans la pièce pour avertir son père que sa leçon avait pris fin, et après un court compte-rendu descriptif à celui-ci, il lui expliqua qu'il allait accompagner la jeune fille qu'ils avaient vu la veille dans une exploration des environs du palais abandonné de Gyeongbok.
- Vous restez toujours groupés, l'avertit Dong Soo d'une voix autoritaire et que Woon n'avait encore jamais entendu. Là où les gens peuvent vous voir. Vous n'entrez pas dans l'enceinte du château. Et vous rentrez avant le début de la nuit, c'est compris ?
La tête du garçon exprima toute sa soumission aux directives de son père, puis il lui signala que, dans tous les cas, Iseul, soit la jeune fille en question, devait venir pour sa propre leçon à yusi, et qu'il rentrerait de ce fait avec elle. Puis il disparut à son tour, et ils reprirent la discussion là où ils l'avaient laissé. Mago voulut très rapidement en savoir plus sur les tortures qu'on infligeait aux gwishins, et le sujet apporta avec lui la question du changement de poste de Dong Soo, ainsi que son nouveau rôle au sein du gouvernement.
Il leur raconta, tout en tournant fréquemment son regard vers Woon et en sous-entendant par ce biais que les informations qu'il donnait étaient avant tout dirigées vers lui, avoir quitté l'instruction des jeunes recrues très peu de temps après le départ de Woon, et avoir décidé de se consacrer entièrement à sa fonction auprès du Bureau d'Investigation Royal, qui lui semblait un choix plus judicieux et adapté à sa volonté de réduire sa consommation d'alcool tout en lui évitant de se donner davantage en spectacle auprès des futurs soldats, qui ne le tenaient guère en haute estime suite à son enseignement.
- Vous buviez à ce point-là ? S'étonna Mago, avec une sincérité qui empêcha sa question de virer à l'insulte ou au sarcasme.
- Oui. C'était une période compliquée pour moi.
Il n'ajouta rien d'autre, et Woon lui fut reconnaissant de ne pas s'étendre sur un sujet dont eux-mêmes n'avaient pas bien défini les limites et les règles.
Il était définitivement rentré parmi les bureaucrates en hiver 1777, et il évoqua ensuite l'ouverture d'un poste de chef de brigade suite à la mort de l'un d'eux en 1778.
- Au départ, j'ai hésité, leur avoua t-il. À première vue, c'était en désaccord avec mes principes, et Yun-Seo avait peur que mon état ne me le permette pas.
- Pourquoi ? Lui demanda Woon.
- À cause de l'alcool. Enfin, plutôt de mon arrêt de l'alcool. Les premiers mois ont été mouvementés. Toute la première année, en fait, ajouta t-il après une hésitation.
Il avait néanmoins demandé le poste, qui faisait partie de ces professions stratégiques que les Yeogogoedam aimaient à avoir dans leurs rangs, et qui lui garantissait un regain de faveur de la part du roi, une stabilité financière plus conséquente, un apport précieux d'informations sur les intentions et les méthodes du gouvernement, ainsi que davantage de pouvoir et de liberté d'action pour venir en aide aux gwishins dans le feutré.
Comme Dong Soo parlait un peu de sa nouvelle occupation, sans trop entrer dans les détails sans doute par pudeur et souci de ne pas les choquer, et que son visage prenait une expression plus taciturne, plus tourmentée, Woon songea alors au couple de morts qui l'avaient hébergé lui et Mago à Sokcho, et à quel point l'homme avait eu le même regard que Dong Soo lorsqu'il avait décrit son incapacité parfois à pouvoir agir pour sauver des gwishins sur le terrain.
- Je fais du mieux que je peux, leur dit Dong Soo. Mes hommes ne savent pas, et je pense que certains d'entre eux ne désapprouveraient pas ma conduite, mais je ne les connais pas assez bien pour en être absolument sûr. Quand je vois des gwishins avant eux, j'essaie d'orienter la brigade dans une autre direction, ce qui peu aisé quand nous avons des éclaireurs, ou bien je me débrouille pour faire du bruit en marchant sur des branches et révéler notre présence, pour leur laisser le temps de fuir.
- Ça marche ? S'enquit Mago.
- Pas beaucoup. Je n'ai qu'une marge de manœuvre très limitée, et le moindre écart est considéré comme suspect au sein de l'armée. Dans la majorité des cas, je dois me contenter d'abréger les exécutions, et si possible les tortures, quand on me demande d'y assister.
- Tu assistes aux tortures des gwishins ? Répéta Woon.
Le constat, qu'il n'avait pas anticipé, lui laissa presque un goût de rouille sur la langue, acerbe et désagréable (regarde ce qu'il). Dong Soo hocha la tête, sans entrain.
- C'est une des obligations des chefs de brigades.
- Et vous donnez des ordres pendant la torture ? Reprit Mago, cette fois d'un ton méfiant.
- Je jure que non. Les capitaines se relaient entre eux et il y a en bien certains qui aiment outrepasser les consignes par cruauté, mais le fait est que nous n'avons techniquement pas à faire ou dire quoi que ce soit durant les sessions. Les bourreaux savent quelle procédure suivre et ne nous demandent jamais rien. Nous sommes presque là en qualité de spectateur, et nous nous assurons simplement que les gwishins finissent par craquer et donner ce que le gouvernement veut, autrement dit leur consentement à entrer dans l'armée des morts. Du reste, je pense que c'est avant tout un moyen que le conseil d'état a trouvé pour renforcer la loyauté des militaires et supprimer tout attachement de leur part envers les gwishins.
- Ça fonctionne ?
Les yeux de Dong Soo croisèrent les siens, et ils étaient confiants, implacables, et catégoriques.
- Non.
