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Chapitre 57

Par une sombre route déserte, hantée de mauvais anges seuls, où une Idole, nommée Nuit, sur un trône noir règne debout, je ne suis arrivé en ces terres-ci que nouvellement d'une extrême et vague Thulé, — d'un étrange et fatidique climat qui gît, sublime, hors de l'Espace, hors du Temps.

Edgar A. Poe, Terre de songe

Hanz Peck s'était parfois demandé à quoi il penserait le jour de sa mort. Il avait supposé qu'il penserait à sa famille qu'il aimait, peut-être à ses regrets et sûrement pas au fait qu'il était affamé. Cela venait bien évidemment du fait qu'il n'avait pas mangé depuis plusieurs jours et, à sa décharge, il n'était pas encore certain qu'il allait mourir. Avachi sur sa chaise, Hanz se sentait si faible qu'il ne pouvait que lorgner avidement la miche de pain posée de l'autre côté de la table. Le jeune homme qui avait la main dessus lui décocha un sourire froid.

-Je sais que je vous ai un peu délaissé ces derniers jours, Mr Peck. J'espère que vous ne m'en tenez pas rigueur.

Il se munit d'un long couteau et s'attela à découper une tranche, lentement, trop lentement. Hanz tremblait d'envie, sa bouche salivait en humant l'arôme à peine perceptible du pain frais. Finalement, l'homme lui tendit la tranche, d'un geste doux et élégant, et Hanz la dévora en quelques secondes.

-Un peu de tenue s'il vous plaît, si ma pauvre mère vous voyait !

Hanz jeta un œil inquiet en direction de la porte ouverte de la salle où ils se trouvaient et qui débouchait sur un impressionnant hall. S'il n'avait pas rencontré la vieille dame censée habiter les lieux, il se rappelait très bien la première impression qu'il avait eue en se présentant au château des Selwyn : une fascination mêlée à un effroi abyssal.

Darfield Citadel était installée au sommet d'un éperon rocheux de plusieurs centaines de mètres de haut. Ses tours noires élancées se tenaient à flanc de montagne, loin au-dessus d'une épaisse forêt sauvage qui avait envahi depuis longtemps les ruines d'un ancien village. Le château roman dégageait une aura noire et dangereuse, avec ses pierres sombres, ses sommets acérés et le vent qui hurlait aux oreilles des visiteurs. Hanz fit semblant de ne pas voir la grimace de son compère Stephen Hinton tandis qu'ils gravissaient péniblement la pente à pied, sous le tonnerre et la pluie battante.

-C'est un repaire de fous, murmura Hinton quand ils s'arrêtèrent devant le mur d'enceinte de la citadelle.

Un éclair avait illuminé les nuées ténébreuses. Le temps était si noir que Hanz ne cessait de vérifier l'heure sur sa montre : il n'était que quatre heures de l'après-midi. Ils demeurèrent indécis face à la porte de fer résolument close.

-Mr Selwyn était au courant de notre visite, n'est-ce pas ? redemanda Hinton.

Comme en réponse à ses paroles, les portes s'ouvrirent dans un long grincement métallique. Ils débouchèrent sur une cour pavée où gisaient quelques débris de tuiles tombées des tours. Face à eux se dressait l'imposante façade noire de la citadelle ; elle semblait fixer les visiteurs de ses yeux faits de vitraux colorés. Un elfe en piteux état s'extirpa de la grande porte d'entrée pour se traîner vers eux :

-Si ces messieurs veulent bien me suivre, le maître vous attend.

Ils traversèrent la cour et pénétrèrent dans les entrailles glaciales de la citadelle. L'intérieur était très différent et en même temps, très semblable à ce qu'ils avaient imaginé. Si l'ensemble avait dû être magnifique fut un temps, l'endroit était désormais dans un état de délabrement alarmant. De la pluie s'infiltrait par un vitrail cassé et ruisselait en longues traces de pourriture noire le long d'un mur ; la tapisserie était méconnaissable sous sa couche de crasse ; l'escalier d'ébène noir, qui avait certainement été un chef d'œuvre gothique en son temps, présentait des marches manquantes et sa rambarde était couverte d'une épaisse couche de poussière ; le miroir posté à l'entrée du vestibule était fendu en son milieu et à ses coins, ne renvoyant qu'une image morcelée. Enfin, très au-dessus de leurs têtes, Hanz et Stephen pouvaient apercevoir la clef de voûte finement sculptée de l'édifice au milieu du tourbillon des étages, comme le hall donnait jusqu'au centre du bâtiment, et en tendant l'oreille ils pouvaient entendre les gémissements du vent qui s'engouffrait sous les tuiles du toit branlant.

Sans un bruit d'avertissement, Lothaire Selwyn surgit par une porte dérobée et s'inclina avec courtoisie.

-Messieurs, je dois dire que je ne vous attendais plus par une journée comme celle-ci. Si vous voulez bien me suivre.

Il ne les fit pas monter dans les étages, mais les conduisit dans un salon de réception en aussi mauvais état que l'immense vestibule. Hanz et Stephen prirent place sur un canapé dont le velours avait été mangé par les mites, face à une petite table présentant d'étranges marques de brûlure où attendaient des tasses de thé ébréchées remplies de thé brûlant. Leur hôte s'installa en face d'eux avec une certaine précaution. Une toile entièrement noire se mit à siffler sur le mur derrière lui.

-Si vous m'aviez envoyé un hibou, j'aurais envoyé mon cocher vous chercher à l'orée de la forêt, poursuivit Lothaire. Cela vous aurait épargné quelques désagréments.

Hanz détailla avec curiosité le sorcier en face de lui, très différent de ce qu'il avait pu imaginer. On lui avait décrit Selwyn comme quelqu'un de terrifiant et il y avait en effet quelque chose de terrifiant chez ce jeune homme, toutefois, c'était une dangerosité délicate et mystérieuse qui émanait de sa personne, et non cette malveillance grossière que Peck retrouvait souvent chez les criminels qu'il arrêtait. Contrairement à sa demeure vétuste, Lothaire Selwyn portait de très beaux habits dans les tons de gris, et ses traits étaient très nobles, bien que trop figés pour être perçus comme attirants par un observateur avisé. Il était pâle, grand, mince sans toutefois apparaître sous-alimenté et il se tenait droit et fier, pas le moins du monde honteux de recevoir des invités dans sa citadelle d'aspect ruiné. Toutefois, Hanz remarqua rapidement que ses yeux de fauve contenaient le même délabrement que celui de l'endroit dans lequel il vivait et l'inspecteur comprit que Selwyn ne percevait peut-être pas les lieux de la même façon qu'eux. Peut-être ce Lothaire Selwyn était-il fou.

-Ce n'est rien, la balade était intéressante, finit par dire Hanz Peck d'un ton aimable. Monsieur Selwyn, vous savez que nous sommes ici pour parler de la garden-party des Moon qui a eu lieu en juillet dernier. Vous n'êtes pas sans savoir ce qui est arrivé à Melyna Moon.

-Un tragique évènement, cela va sans dire, acquiesça Lothaire, mais aucune émotion ne troubla son visage de marbre.

-Mr Moon a insisté pour qu'une enquête ait lieu. Nous aimerions connaître votre version des événements.

Lothaire avait souri.

-Êtes-vous en train de rêver, Mr Peck ? l'interrompit Lothaire.

Ses yeux d'or le transperçaient et Hanz frissonna.

-Non, je suis là.

-Vous repensiez à notre première entrevue, n'est-ce pas ? Vous vous demandez pourquoi j'ai laissé votre collègue s'en tirer ? Et comment se fait-il que personne ne soit jamais venu vous chercher ? Je pensais que c'était évident.

Peck secoua la tête. Ce n'était pas évident. Il se souvenait de l'interrogatoire – le plus frustrant de toute sa carrière. Lothaire n'avait fait que répondre directement à leurs questions, de manière étonnamment studieuse, mais la peur et la suspicion n'avaient fait que croître en lui. Un mauvais pressentiment, une crainte surnaturelle s'étaient emparés de son cœur. Ses souvenirs de la suite des évènements étaient confus. Stephen et lui avaient bu beaucoup de thé, eux qui étaient d'habitude si prudents lorsqu'ils étaient en visite chez de potentiels suspects, et Stephen avait fini par s'excuser pour aller aux toilettes, accompagné par l'elfe clopinant qui était venu les accueillir dans la cour. Hanz avait tenté de lui lancer un regard d'avertissement, sans succès.

-Je ne donne pas de nom à mes elfes, avait confié Selwyn. Ils s'en accommodent très bien.

Puis tout à coup, Selwyn s'était levé et avait brandi sa baguette. Ensuite, c'était le néant. Il s'était réveillé à moitié nu et ligoté dans un cachot glacial. Selwyn était plus tard venu lui porter une couverture, un repas et un journal qui mentionnait sa disparition. Sa disparition mais pas celle de Stephen.

-Un sortilège d'amnésie ? Un déguisement ? Je ne sais pas, avoua Peck. Ce pourrait être n'importe quoi.

-C'est cela, ce pourrait être n'importe quoi. C'est regrettable comme la justice sorcière est inefficace face à ceux qui présentent de réelles aptitudes magiques. En l'occurrence, ce n'était que du polynectar. Un de mes camarades a adoré prendre votre place, l'espace de quelques heures. Vous le connaissez peut-être ? Il s'agit de Walden Macnair. Il a toujours apprécié les jeux de rôle, bien qu'il ne soit pas très doué. En le connaissant un peu, on reconnaît toujours son affreux sourire, même lorsqu'il se déguise. Contre toute attente, il a été assez bon pour tromper votre nigaud de collaborateur, mais il faut dire qu'il avait l'air lui-même assez pressé de partir. Il s'est chargé de s'occuper de votre femme, d'écrire le rapport sur mon innocence et puis il est rentré.

Lothaire marqua une pause alors que Hanz fronçait confusément les sourcils. S'occuper de sa femme ?

-Honnêtement, je n'avais peut-être même pas besoin de faire tout cela. Après tout, vous, n'aviez rien contre moi, même si je dois concéder que vous aviez une bonne intuition. C'était moi le coupable.

Peck le fixa sans réagir. Il se fichait de cette maudite enquête, il voulait seulement rentrer chez lui et voir si sa femme allait bien. Dans l'article mentionnant sa disparition, il était dit qu'elle avait elle-même averti les autorités, alors elle allait bien, n'est-ce pas ? Elle devait aller bien. Qu'est-ce que Hanz ferait dans le cas contraire ?

-Ma femme, commença Hanz. Vous avez dit… Vous avez dit que votre ami devait s'occuper d'elle.

Lothaire siffla avec agacement.

-Dieu du ciel, Mr Peck ! Vous avez été kidnappé, votre tortionnaire passe aux aveux et vous vous faites du souci pour votre femme ? Elle va bien, je suppose, mais si vous me parlez encore une fois d'elle, j'irai la tuer moi-même.

Le jeune homme semblait si sérieux et déterminé que Peck ne douta pas un seul instant de sa capacité à passer à l'acte, si bien qu'il se tut. Le silence devint lourd, comme Selwyn le transperçait de ses yeux luisants. Il semblait en attente de quelque chose – quelque chose qui ne vint pas – et perdit patience :

-Vous ne me demandez pas le mobile ? C'était une gamine insupportable, trop gâtée, le genre qui se croyait trop irrésistible pour être embêtée. Elle me faisait les yeux doux, essayait de m'amadouer. Sa descente aux enfers ne lui a rien appris du tout. Elle était toujours aussi méprisante envers les autres alors qu'elle n'était plus rien. Il y a des cas désespérés qu'on ne peut pas sauver.

Peck cligna stupidement des yeux.

-Vous l'avez agressée car vous la trouviez trop arrogante ? La moitié des sang-pur au moins le sont.

Selwyn haussa les épaules.

-Celle-ci était particulièrement mauvaise.

-Ce n'était qu'une jeune fille.

-Et je ne suis qu'un jeune homme, après tout. Pourquoi vous attendez-vous à ce que je ne prenne que de bonnes décisions ? Vous pouvez me croire, ou pas, mais qu'est-ce que ça change ? Melyna Moon ne sera plus jamais celle qu'elle était.

Hanz se demanda si Lothaire lui mentait pour le simple plaisir de le faire, ou s'il était sérieux. Lothaire finit par se lever.

-Je propose que nous en restions là. J'en ai assez de vous donner des petits-déjeuners et la conversation n'est finalement par votre fort. Ne vous méprenez pas, contrairement à ce que les sang-pur affirment, il me reste assez d'argent pour me nourrir convenablement. Simplement, j'ai toujours été un solitaire, vous comprenez ?

L'esprit de Hanz tournait au ralenti. Il entendait avec une nouvelle acuité les battements puissants de son cœur, le temps semblait s'écouler plus doucement et les sons feutrés ne parvenaient pas à percer la brume qui l'entourait.

-Non, pas vraiment.

-Venez avec moi.

Ils sortirent par le grand hall désolé. Le vent s'était enfin tu dans la cour et Lothaire l'emmena en haut des remparts de la citadelle par un petit escalier en colimaçon dissimulé dans une tour. Les muscles raides de Peck le faisaient souffrir après ces jours d'inactivité. Combien de temps était-il resté enfermé ? C'était le début de la soirée, mais il faisait encore assez clair pour qu'ils eussent une vision claire de ce qui les entourait. L'horizon était désespérément immobile, la forteresse semblait échapper au temps ; en-dessous d'eux, la falaise plongeait à pic vers les éclats de rochers effilés et les sommets pointus des sapins. Une peur instinctive s'empara de Hanz, le pétrifia sur place.

-Vous n'allez tout de même pas…

Lothaire éclata de rire.

-Je vous en prie, Hanz. Vous ne croyiez tout de même pas qu'une poignée de main allait suffire et que chacun retournerait à ses occupations ? Ce serait amusant, mais les gens ne s'attendent pas à ce que je fasse ça. Ils s'attendent tous à ce que je vous tue.

-Les gens ? releva faiblement Peck.

-Oui, les mangemorts, les impurs, les badauds, le monde entier. Si l'on nous évaluait côte à côte, tout le monde s'attendrait à ce que je vous assassine.

Hanz ne pouvait nier ce fait. Il resta muet et tremblant. Un horrible sentiment de vertige lui retournait l'estomac, il avait l'impression d'être en train de tomber.

-Je vous fais une promesse, si vous survivez à la chute, je ne vous poursuivrai pas.

La voix de Selwyn lui parvenait lointaine et étouffée. Survivre à une chute de plusieurs centaines de mètres se terminant sur des rochers acérés ?

-Je n'ai pas ma baguette, tenta Hanz.

Il était sur le point de mourir et il ne se sentait absolument pas prêt.

-C'est le moment de prier, dans ce cas, surtout si vous êtes croyant. Dans le cas contraire, c'est sûrement un peu tard pour se convertir.

Sans plus de cérémonie, Lothaire poussa brusquement Hanz par-delà les remparts et contempla sa silhouette diminuer à mesure qu'elle chutait.


Ok toute l'histoire du Polynectar et les remarques de Lothaire là-dessus, c'est clairement un petit clin d'œil à J.K. Rowling haha.