Notes de début de chapitre.
Pas de notes.
CHAPITRE LVII
"Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué,
Sur maint précieux et curieux volume d'une doctrine oubliée,
Pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement,
comme de quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre.
« C'est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre
Ce n'est que cela, et rien de plus »"
(Edgar Allan Poe, écrivain et poète américain, " Le Corbeau")
a. Passéisme
Woon et son étudiante avaient prévu initialement de demeurer à Hanyang jusqu'aux fêtes de Seollal, et ils exprimèrent l'un comme l'autre leur embarras et leur gêne à l'idée d'incommoder leurs hôtes durant une période de temps aussi étendue. On leur fit savoir qu'ils ne dérangeaient en rien et que leur séjour pouvait durer aussi longtemps qu'ils le désiraient sans qu'ils craignît de s'imposer aux Baek, en mettant en avant la place dont ils disposaient au sein de leur nouvelle résidence et le plaisir qu'ils avaient à les recevoir.
Cependant, au cours d'une promenade dans le quartier, suggérée par Dong Soo lors du troisième jour de leur cohabitation pour leur permettre de se dégourdir les jambes et qui comportait moins de risques qu'un déplacement vers les artères plus commerçantes et par conséquent plus fréquentées de la capitale, Woon, qui marchait à ses côtés, lui révéla qu'il avait escompté pouvoir loger de nouveau à la maison du Printemps, où sa présence ainsi que celle de Mago aurait été étouffée par celle d'autres invités, et dont les dimensions auraient en outre rendu moindre la sensation de dérangement engendrée par sa la sollicitation de l'hospitalité de Dong Soo et son épouse.
En dépit des réitération de bienvenue de celui-ci, et de l'assurance répétée que sa venue les enchantaient tous les deux sans être un fardeau pour l'harmonie de leur ménage ou leur confort de manière plus générale, Woon avança des inquiétudes relatives à la prise de risque qu'ils prenaient en les hébergeant avec Mago, et qu'ils avaient déjà abordé brièvement lors de leurs retrouvailles quelques jours auparavant.
Venant derrière eux, son étudiante narrait leurs explorations du Qing à Yun-Seo et Yoo-Jin, se plaisant à décrire les paysages singuliers de certaines régions, les hautes montagnes brumeuses, les pics vertigineux et totalement inapprivoisés, pleins de mystères et de puissance, les larges rivières entourées de verdure sauvage, les immenses rizières. Yun-Seo lui posait des questions de toutes sortes, soulignant son intérêt pour ses récits, et Dong Soo voyait qu'elle se plaisait à opposer ses propres connaissances du territoire Mandchoue aux descriptions de la jeune fille. Yoo-Jin écoutait en apparence plus distraitement, jouant avec un long bâton à tracer des lignes sur le sol.
Ne t'en fais pas pour nous, avait-il assuré à Woon d'un ton confiant, vous ne nous mettez pas en danger. Il aurait voulu pouvoir prendre sa main, sentir ses doigts glacés se glisser au creux de son coude, ou enlacer sa taille et en sentir les os, tandis que Woon aurait levé les yeux vers lui, et manipulé le tissu de sa chemise, comme il l'avait déjà fait une fois, il y avait longtemps de cela, alors qu'ils revenaient d'une soirée dans une maison de divertissement avec leurs camarades du camps d'entraînement.
Tout au long de la troisième semaine de novembre qui précéda la réunion des membres des Yeogogoedam, il se rendit dans son petit bureau du palais, traita diligemment ses dossiers avec son assistant, se rendit ensuite à la caserne, effectua ses patrouilles, les dirigea, mena ses hommes entre les arbres nus, tentaculaires, à la recherche de gwishins. Ils n'en trouvèrent presque pas, à l'exception d'un couple. La robustesse de l'homme était propre à le faire accepter dans les rangs de l'armée des morts et son exécution put être évitée, mais la femme, qui n'avait aucune habileté particulière nécessaire pour jouer en sa faveur, fut décapitée sous les yeux de son compagnon.
Je suis désolée, avait dit Dong Soo, comme il le faisait toujours, mais les mots perdaient chaque fois un peu plus de leur signification, et quand il était rentré ce soir-là, la tête de la femme l'avait suivi, posant sur lui un regard abominable, empli d'accusations et d'incompréhension. Il avait finalement dévié son chemin, était allé cherché la consolation du dragon ainsi qu'il le faisait d'ordinaire dès que les fantômes surgissaient autour de lui, muets et accusateurs, et n'était revenu qu'au moment du petit déjeuner, où la vue de Woon assis à sa table avait été d'une douceur amère, au point qu'il aurait aimé pouvoir s'agenouiller devant lui, supplier pour son pardon, le laisser caresser ses cheveux et l'entendre dire, à nouveau (j'ai aimé ce que tu as fais).
Je tue par devoir, pas parce que je le souhaite, mais je tue quand même, avait-il songé en mangeant, sans parler, ses pensées dirigées vers les champs et son impuissance de ce jour-là, son horreur face à la réalisation de l'absence d'alternative dont il avait alors disposé, ou tout du moins cru disposer, et qu'il attribuait, dans les heures les plus basses, les plus désagréables, à un manque de foi et d'imagination. Remarquant son abattement, Woon lui avait demandé si tout allait bien, et tout le monde à la table l'avait alors regardé, intrigué. Il avait répondu sans s'épancher sur son état d'esprit, mais avait deviné néanmoins que Woon l'avait décelé et avait très probablement su associer la concision de sa réponse à sa besogne nocturne.
La pleine lune étant passée, les nuits étaient irrémédiablement plus sombres, tandis que le froid gagnait en ampleur, apportant avec lui son attelage traditionnel de maladies auxquels les habitants les plus pauvres de la capitale furent les premiers à succomber, éreintés et affaiblis qu'ils étaient déjà par un labeur quotidien impitoyable et par une vie de misère généralisée.
Il n'assista pas à la torture du gwishin capturé, mais comprit en écoutant une conversation à la dérobée qu'il avait été de ceux n'ayant pas cédé aux exigences royales en dépit des souffrances infligées par le feu, et dont la résurrection s'était soldée par retour aussi prompt dans la tombe. Le lendemain de son retour sur le terrain, il tint parole auprès de Woon, et marcha jusqu'à la rue près des portes Ouest en quête de la librairie des morts et de Im Ji-Ho.
Il trouva sa charpente vétuste et respectable à l'emplacement attendu, mais pas le propriétaire, qui avait été remplacé en 1777. Un monsieur très gentil, très timide, lui raconta le nouveau maître des lieux, qui est parti pour rejoindre sa fille gravement malade, mais je suis navré de ne pas pouvoir vous dire où il est allé exactement, il ne me l'a pas indiqué. En transmettant la nouvelle de son départ à Woon un peu tard dans la journée, après avoir pris du repos suite à sa patrouille, il vit celui-ci froncer les sourcils, et son expression se rembrunir. Il était alors en train de dispenser à son étudiante son entraînement, et suivait ses progrès à l'abri du jardin arrière, quand Dong Soo l'avait rejoint.
La gamine s'appliquait, très concentrée, une épée en main tandis qu'elle pratiquait ses attaques et ses parades, et il put constater, avec un pincement de crainte respectueuse, que son niveau était tout à fait correct, si ce n'était excellent par certains égards, et plus élevé par d'autres que celui de ses hommes de brigades, pourtant solidement entraînés depuis leur plus jeune âge.
- Ça n'a pas de sens, avait dit Woon, bras croisé devant lui, tout en observant attentivement son élève. Même en dépit des tortures et des nouvelles mesures, ça ne ressemble pas à Hui Seon d'être aussi silencieuse. Elle m'a dit également que le libraire était lui-même très actif et établissait fréquemment des contacts avec les autres gwishins pour ses recherches. Ils maîtrisent les mécanismes de la conscience beaucoup mieux que moi ou Mago. S'ils voulaient passer inaperçus ou empêcher d'autres gwishins de les localiser, je suis presque certain qu'ils y parviendraient sans difficultés particulières.
Il s'était levé un vent léger, froid, et ses courants soulevaient les cheveux de Woon, gonflait le tissu de ses vêtements. Du bout des doigts, il tirait sur un pan de sa tunique, le tripotait machinalement. La nervosité chez Woon avait toujours impliqué ses doigts, et surtout le bout de ces derniers. Au camps d'entraînement, en plus du fait de triturer les fils de ses chemises, Dong Soo l'avait parfois aperçu en train de se mordre la peau autour des ongles, et s'en arracher de minuscules fragments, surtout quand il était très nerveux (il pourrait causer un scandale Dong Soo-yah).
L'année de leur dix-sept ans, ses doigts avaient été si souvent en sang que même Sa-Mo l'avait remarqué, et Dong Soo se souvenait en avoir pris un dans sa bouche un jour, et l'avoir léché pour le nettoyer, goûtant la rouille sur sa langue.
Seung-Min lui avait confirmé qu'il souhaitait se présenter à l'examen militaire du gwageo, mais l'éducation qu'il avait reçue dans le cadre de sa formation de futur soldat de brigade avait été un peu plus restrictive quant aux connaissances nécessaires pour décrocher des notes suffisantes à la validation du test, plus spécifiquement en ce qui concernait les éléments littéraires et philosophiques.
Cette économie des enseignements avait été voulue par le gouvernement, qui souhaitait là aussi maintenir les traditions de transmission des postes à responsabilités aux classes les plus aisées, dont les finances secondaient l'accès à une instruction plus approfondie et abordant de ce fait les grandes questions théoriques posées lors de l'examen, tout en réduisant les risques d'irriter les participants aux origines plus modestes. Les candidats ayant été formés en tant que soldats de brigades avaient en effet la possibilité de s'inscrire à l'épreuve et d'y assister, mais leurs lacunes à propos de la doctrine confucéenne, délibérément laissées en l'état, étaient un frein permanent à leur élévation et les cantonnaient aux postes secondaires.
Sans l'avoir explicitement dévoilé à ses hommes, Dong Soo avait cependant, lorsqu'ils avaient abordé le sujet, laissé entendre que les exigences en matière de connaissances littéraires pour l'examen militaire étaient élevées, et avait proposé aux patrouilleurs sous ses ordres de le solliciter dans le cas où ils auraient voulu se présenter. De ce fait, il avait suggéré à Seung-Min de lui procurer les savoirs obligatoires à sa réussite à l'examen, en les lui expliquant lui-même, sur la base des acquis qu'il avait capitalisé lors de sa propre candidature au gwageo, et avec le concours de Yun-Seo dont l'érudition plus accentuée sur certains sujets était hautement adaptée pour une tâche de la sorte.
Ils avaient convenu de se retrouver ainsi chez les Baek une fois par semaine, en vue d'inculquer à Seung-Min les bases fondamentales pour son succès à l'examen. Il était déjà venu une fois entre la période qui avait suivi sa requête et la réunion des Yeogogoedam, et s'il n'avait posé aucune question supplémentaire à propos de Woon, Dong Soo avait noté ses yeux fondant sur lui chaque fois qu'il apparaissait dans la grande pièce centrale, qu'il avait attribué à une curiosité d'en savoir davantage sur les circonstances l'ayant amené à vivre chez son capitaine.
- Seung-Min m'a dit qu'il t'avait vu à la maison du Printemps, avait-il appris à Woon le lendemain de la découverte, alors qu'ils prenaient un thé pour la première fois en tête-à-tête, Mago s'étant retirée dans la chambre de Dong Soo pour lire un ouvrage consacré aux techniques martiales, que celui-ci lui avait prêté après en avoir discuté avec son maître ("Elle n'a pas vraiment eu l'occasion de lire au Qing, et j'aimerais qu'elle ait au moins vu les grands classiques", lui avait-il dit).
- C'est vrai. Seulement un instant, alors qu'il montrait une clé défensive à une gisaeng.
- Tu lui as fait une forte impression.
- Peut-être parce que j'ai dit qu'on lui avait mal appris les arts martiaux, avait noté Woon, et son sourire était doucement moqueur, à peine offensant, et un peu contrit.
- C'est parce qu'il n'avait pas d'alcool sur lui, avait objecté Dong Soo, se prenant au jeu. S'il avait eu du soju ou du magkeolli, je te garantis qu'il aurait su faire honneur à mon enseignement.
Ils s'étaient souri, même si la plaisanterie était tout juste passable. À la maison du Printemps, ils avaient parlé des autres, de Cho-Rip, de Sa-Mo, de Jin-Ju, de Ji-Seon, de la vie du pays pendant les dix années où Woon reposait sous la terre, des gwishins, de la répression, et de tout ce qui ne les avaient pas approchés directement, de tout ce qui n'avait pas été eux, à l'exception de remarques exceptionnelles et presque aussitôt mises de côté.
Quatre ans plus tard, ils déployaient la même stratégie, et Dong Soo se prenait à guetter des ouvertures, des incitations, des invitations de la part de Woon, qui aurait pu traduire son désir d'une discussion plus poussée, d'une centration dans le temps et l'espace, tout en osant pas, sa manière d'aborder ce genre de choses ayant été façonné par la retenue, le silence, la prudence (je sais ce que vous êtes tous les deux). Il pensait en avoir vu, et déchiffrait dans la conduite de Woon des attentes similaires, mais la question était toujours de savoir comment, et surtout qui.
Le 30 novembre, après le déjeuner, et laissant Yoo Jin aux soins de son précepteur, ils prirent ensembles, avec Yun-Seo, Woon et son élève, la route de la résidence où la réunion devait prendre place, marchant sans se presser, avec une décontraction affichée, pour ne pas éveiller d'éventuels soupçons. Un temps, Yun-Seo avait envisagé l'idée de cacher les visages de leurs invités sous des jangots, puis avait ensuite abandonné la proposition en estimant qu'ils seraient ainsi peut-être plus facilement repéré que s'ils y allaient à visages découverts, sans montrer de signes d'inquiétudes ou de malaise.
La veille, Dong Soo était entré dans la salle de bain sans le faire exprès alors que Woon se lavait. La pièce était fumante quand il en avait poussé la porte, embaumée d'une odeur capiteuse, et il s'était arrêté net en apercevant Woon, plongé dans une eau très probablement brûlante, dos à lui, ses cheveux trempés et nanti de mèches blanches considérablement plus nombreuses et visibles que ce dont il se souvenait, en résultante du deuxième Hiver Mort.
- Pardon, s'était-il excusé immédiatement, comme Woon avait tourné la tête, et Dong Soo avait suivi des yeux, presque sans le vouloir, la contraction délicate de ses omoplates sous sa peau livide, les gouttes d'eau qui dévalaient le long de son visage, le tracé de la marque au fer rouge sur son épaule gauche, qui avait été celle d'Heuksa Chorong, et que Dong Soo avait entrevu quand ils étaient plus jeunes, sans avoir cherché à en savoir plus malgré son intérêt, essentiellement parce qu'il avait perçu que Woon ne voulait pas en parler.
- Ce n'est pas grave, avait dit Woon doucement, sans avoir l'air de lui en vouloir. J'ai presque terminé. Tu peux rester et attendre, si tu veux. Ça ne me gêne pas.
Ils s'étaient baignés ensembles, au camps d'entraînement. Quatorze ans après, Dong Soo n'avait été capable de répondre à son offre qu'un "non, non, ne t'inquiètes pas, prends ton temps" horriblement chancelant, et de refermer la porte pour s'enfuir vers son bureau afin de patienter sans croiser le regard de qui que ce fût. Quand Woon s'était tourné, il avait eu le temps de voir la cicatrice.
Je suis trop vieux pour ça, avait-il alors pensé, en prenant conscience que sa réaction avait été trop timide, trop précipitée, beaucoup trop vieux.
La réunion des Yeogogoedam avait lieu chez un couple de yangbans particulièrement dévoués à leur cause, et qui avaient été parmi les premiers membres du réseau lors de sa constitution. Ils en avaient hébergé et aidé plus d'un entre les murs de leur demeure, une maison infiniment plus belle et plus imposante que celle des Baek, parfaitement propice à ces accueils secrets et à des assemblées illicites, et exprimèrent leur ravissement en rencontrant Woon et Mago, qu'ils saluèrent avec chaleur et bienveillance, et invitèrent à s'installer sans gêne au milieu de leurs autres convives.
Il y avait là dix autres membres du réseau, et lady Park, la maîtresse de maison, leur fit remarquer dès leur arrivée qu'ils recevaient de nouveaux adhérents pour cette réunion. Des gwishins s'étaient aussi joints au comité, notamment une femme qui accompagnait un artisan du centre ville, mince et pâle, à la silhouette maigrichonne et au visage plus creusé que celui de Woon, mais qui semblait heureuse de se trouver là.
- Na-Young est ma fille, dit l'artisan, visiblement ému, en leur présentant celle-ci. Elle est revenue l'été dernier.
Puis il s'adressa à Woon et Mago :
- Si vous avez le temps, passez donc un jour à la boutique. Elle dessine énormément depuis sa résurrection, et je crois que son travail pourrait vous intéresser, ainsi que les autres gwishins plus largement.
L'élève de Woon s'enquit du sujet des ouvrages de la jeune femme.
- Des cartes, les informa t-elle.
- De Joseon ? Demanda Woon.
- Non. Ni d'aucun autre pays connu aux alentours, par ailleurs.
Sa déclaration équivoque n'eut en revanche pas le temps de faire l'objet d'aucune interrogations complémentaires. Alors que les hôtes sonnaient en effet le début de la réunion et invitaient leurs convives à se réunir, Dong Soo laissa errer son regard sur ceux-ci, et se figea soudain, interdit, en découvrant parmi eux, pâle, l'air angoissé, les mains serrées l'une contre l'autre, sa tante Jang-Mi.
Les yeux de celle-ci, quand elle se rendit compte à son tour de sa présence, passèrent d'une inquiétude déjà marquée à un affolement véritable.
b. La famille élargie
Le 1er décembre 1781, Huk Jang-Mi se trouvait chez elle, entre les cloisons rassurantes de sa jolie petite maison de la capitale, et depuis son réveil, beaucoup plus prématuré que d'ordinaire à la suite d'une nuit agitée, elle avait vérifié quatre fois ses réserves de nourriture, nettoyé tout l'intérieur de fond en comble à deux reprises, avec une méticulosité de plus en plus exacerbée au point qu'elle en avait à présent mal aux épaules, au dos et aux jambes à force de s'être pliée, dépliée, soulevée, et sorti puis rangé avec une frénésie spasmodique tous les objets qu'elle avait pu trouver dans les coffrets et les cabinets, sans les changer de place, mais simplement parce qu'elle avait conclu que seule la mise en branle des ramifications de son corps au travers de l'accomplissement de tâches quotidiennes et agréablement familières, en plus de vaguement insignifiantes, pouvait éventuellement lui apporter un semblant de délivrance.
Il y avait des années qu'elle n'avait pas éprouvé une telle fébrilité. La dernière fois datait du jour avant son mariage avec Sa-Mo, mais alors elle avait été rapidement adoucie tout à la fois par l'absence de peur ainsi que par l'envergure démesurée de son euphorie, et n'avait pas constitué la menace pour ses nerfs qu'elle représentait désormais, s'installant en elle comme une armée sur un champs de bataille, troupe après troupe, de plus en plus abondante, de plus en plus angoissante.
Elle se sentait à l'image d'une rivière en pleine crue, d'un bord de plage envahi par la marée. Elle entrait et quittait toutes les pièces de la maison, vérifiant que tout était bien en place, alors même que rien n'avait changé depuis son précédent passage, comptant les meubles (un deux trois quatre), meublant le silence du bruit de ses pas rapide sur le plancher. Par intermittence, elle buvait une coupe de dongdongju, et le goût de l'alcool lui semblait plus amer que jamais.
Elle s'était rendue à la réunion des Yeogogoedam en vue d'obtenir du réconfort et des conseils. C'était Sa-Mo qui la lui avait conseillé, après en avoir été informé de son côté. Sans aller jusqu'à dire qu'il soutenait et participait au mouvement, il avait néanmoins établi quelques contacts précautionneux en deux ans, débutant par un client de la boucherie dont Sa-Mo était parvenu à déduire l'appartenance discrète au réseau en discutant informellement avec celui-ci.
Naturellement chaleureux et volubile, il n'était pas rare que son mari passe de nombreuses heures à discuter avec les visiteurs de la boutique, devisant sur de grands sujets totalement impersonnels et de société, ou bien abordant des expériences plus intimes, que les gens lui confiaient volontiers, appréciant son écoute bienveillante et sa bonne humeur.
C'était par le biais d'une de ces conversations voilées, murmurées dans des alcôves, ou plus communément dans des coins de hanok, qu'il avait fait plus ample connaissance avec l'organisation qui défendait les gwishins depuis leur émergence, et s'il n'y avait jamais réellement prêté attention auparavant, sans pour autant les dénigrer, les nouveaux paramètres de sa propre situation lui avaient instillé davantage d'engouement pour les Yeogogoedam et leurs affaires.
De fil en aiguille, par le biais de ce premier membre, il en était venu à en rencontrer d'autres, mais n'avait cependant jamais assisté aux réunions qu'ils orchestraient, car il avait estimé à titre individuel ne pas en ressentir le besoin. Pour Jang-Mi, en revanche, la tension que lui causait la dissimulation des amis de son époux et les périls éventuels affiliés à cette dernière, tout à la fois pour eux et pour ceux qu'ils protégeaient, avait rendu plus nécessaire la possibilité de pouvoir s'en ouvrir à autrui librement, loin de tout jugement ou critique.
Sa-Mo, régulièrement averti des dates des réunions, lui avait donné celle du 30 novembre en l'invitant à réfléchir au fait d'y prendre part pour sa tranquillité d'esprit. Son travail à la boutique l'empêchait quant à lui de pouvoir s'y rendre.
- Tu me raconteras ce qu'ils ont dit, lui avait-il demandé néanmoins le soir, dans leur chambre, alors que Jang-Mi avait posé la tête contre son épaule et sentait la chaleur de sa peau (vivante) contre sa joue. Si ça se passe bien, je ferais mon possible pour t'accompagner à la prochaine.
Elle ne connaissait personne en arrivant sur les lieux, mais on lui avait fait remarquablement bon accueil, et on s'était intéressée à elle sans être trop indiscret. La réunion se tenait dans la maison d'un couple fortuné, noble, et Jang-Mi en vit certes deux ou trois qui portaient la longue veste colorée et le gat noir orné de fils de perles, symptomatique d'une affiliation aux classes sociales les plus hautes, tout en notant néanmoins la présence de membres dont la naissance était visiblement beaucoup plus sobre, avec une vêture moins ostentatoire.
On avait fait apporter des mets et des boissons, et chacun était libre de se servir comme il l'entendait. Les hôtes, avec lesquelles elle s'entretint brièvement pour ne pas trop les retenir dans leurs devoirs de réception, étaient tous deux charmants et bien éduqués, et ils se montrèrent compatissants lorsqu'elle leur exposa sa propre situation.
- Les amis de mon mari sont tous revenus récemment, leur avait-elle expliqué avec timidité, tout à la fois incertaine quant au fait d'avouer une telle énormité à de parfaits inconnus et parfaitement heureuse de pouvoir le faire après des mots silencieux à vivre isolée dans son secret. Nous les cachons dans notre cave. Ils se sont éveillés avant la cinquième vague, mais ils ne nous ont trouvé que depuis peu, car nous avons déménagé depuis leur décès.
- Combien sont-ils ? S'était enquit la femme avec douceur.
- Deux hommes et une femme.
- Et quand vous ont-ils retrouvés ?
La père de Dong Soo, Baek Sa Goeng, s'était présenté à leur porte à peine quelques jours après une visite de son fils chez eux, en 1777. Jang-Mi lui avait ouvert, parce que Sa-Mo était au travail, et elle avait défailli un instant en le voyant, un sourire frémissant sur les lèvres, avait vacillé, et il l'avait aussitôt saisi par les épaules pour lui éviter de tomber, l'obligeant à s'asseoir, à reprendre ses esprits.
Quand elle s'était senti à nouveau capable de parler, elle lui avait demandé depuis quand il était sorti de sa tombe. Depuis près de trois ans, lui avait-il confié. Il avait erré dans un premier temps, se déplaçant sur tout le territoire, perdu et abasourdi, fuyant de son mieux les patrouilles et l'armée. À l'époque où les surveillances aux portes n'avaient pas encore été déployées, il avait pu rentrer dans Hanyang, et avait découvert que sa maison était occupée par d'autres, que sa femme et son fils avaient disparu, et plus tard que plus de trente ans s'étaient écoulés depuis que la lame du bourreau l'avait raccourci.
Il avait été enterré avec sa tête. Jang-Mi n'avait pas cessé de regarder la longue cicatrice veinée de noir qui entourait son cou. Sa-Mo, à son retour, tout en gratifiant son ancien camarade d'une accolade profondément émue, avait imité sa femme dans l'observation de la marque de mort. Quelques mois plus tard, le père de Yeo Woon était apparu à son tour, et avec lui venait la mère de Dong Soo. Jang-Mi avait espéré pour son frère, et continuait de l'attendre, souhaitant tous les jours un peu plus que des coups soient frappés à sa porte, et que l'instigateur en soit son frère.
Elle ne pensait certainement pas le croiser à la réunion, n'avait même envisagé la possibilité. Il leur avait annoncé avoir pris un poste de chef de brigade anti-gwishin, et si son comportement était notablement plus responsable et raisonnable depuis quatre ans, elle et son époux l'avaient avant tout attribué à une volonté sincère de se reprendre en main, non motivée par autre chose qu'une envie de son propre cru.
Elle s'était pétrifiée quand elle l'avait remarqué, la fixant avec une incompréhension totale, qui aurait pu être drôle si elle n'avait pas été aussi dramatique et légitime, puis elle avait vu apparaître à ses côtés, jeune, blafard et sombre, le spectre prodigieusement vivant de Yeo Woon (oh), qui lui avait causé plus de frayeur encore et de saisissement que ceux des compagnons de Sa-Mo ne lui en avaient inspiré. La femme de Dong Soo était là, elle aussi, et une quatrième personne, une toute jeune fille, les accompagnait, et son teint ainsi que ses yeux avait suffi à Jang-Mi pour comprendre les raisons de sa présence.
Jouant des coudes entre les convives, Dong Soo avait marché vivement vers elle, et elle avait voulu se dérober, fuir la confrontation, mais avait été paralysée par la vision de Yeo Woon, qui le suivait de près, et par la réalisation que leur deux situations n'étaient pas si différentes, car aucun ne s'était attendu à voir l'autre, et aucun n'avait informé l'autre du retour de ses morts.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? L'avait interrogé Dong Soo une fois à sa hauteur, le regard presque fou, inquiet.
Sentant qu'elle n'avait dans tous les cas aucun autre choix, elle lui avait tout dit, scrutant Yeo Woon de biais, retrouvant le visage émacié et ravissant du gamin qu'elle avait connu, les yeux noirs, les longs cheveux, et l'expression distante et un peu curieuse qu'il avait toujours plus ou moins arboré de son vivant.
À chaque nouveau retour, à chaque fois qu'elle avait ouvert la porte sur un mort, elle avait cru devenir folle pendant une fraction de seconde, et le phénomène s'était reproduit de la même manière avec lui, avec ceci qu'il s'était teinté d'une singularité, car elle s'était alors demandé dans quelles circonstances Dong Soo l'avait retrouvé, et si le choc avait été aussi fort que lorsqu'elle avait vu Baek Sa Goeng sur le pas de sa porte. Elle ne doutait pas qu'il eût été plus important, considérant à quel point Dong Soo s'était effondré après sa mort, à quel point il avait refusé de lâcher prise.
- Mes parents sont revenus ? Avait-il articulé, et ses lèvres avaient formé un sourire hésitant, timide.
- Oui. Le père de Woon aussi.
Celui-ci avait montré moins de joie à cette nouvelle, mais Jang-Mi l'avait mis sur le compte de sa réserve habituelle. La femme de Dong Soo et la fille s'étaient joint à eux, et avaient suivi la conversation sans trop intervenir.
Dong Soo avait exprimé le souhait, attendu et compréhensible, de voir son père et sa mère le plus tôt possible. Yeo Woon avait donné son accord pour l'accompagner le lendemain chez les Huk, et cependant il avait été loin d'afficher le même émerveillement que Dong Soo à l'idée d'être réuni avec son propre père.
Jang-Mi, en son for intérieur, n'avait pas trouvé la chose si surprenante : elle vivait avec Yeo Cho Sang depuis près de quatre ans, et il était loin d'être le résident le plus cordial de la maison. Il buvait sans arrêt, grommelait plus qu'il ne parlait, critiquait facilement, se montrait bougon et difficile, et il usait fréquemment la patience de Sa-Mo, mais aussi du couple des Baek qui occupaient la cave avec lui.
Comme elle se mettait tout juste à songer à la façon dont il avait pu élever Woon, elle entendit la voix de Dong Soo s'ébruiter dans la cour, et elle alla leur ouvrir, repoussant au loin ses questionnements, et maîtrisant autant qu'elle le pouvait son appréhension. Elle avait averti Sa-Mo, et celui-ci lui avait promis de rentrer de la boucherie dès qu'il le pourrait, ramenant avec lui leur fille.
Elle avait prié les parents de patienter dans la pièce centrale, et ils se levèrent tous vivement en la voyant revenir, suivie de leurs fils. Elle les avait prévenu la veille, mais la surprise se peignit malgré tout sur leurs visages, puis la joie, le soulagement. Des larmes noires apparurent dans les yeux de la mère de Dong Soo. Tous étaient tétanisés, se contemplant de loin, se découvrant dans le cas de Dong Soo et de ses parents, qui n'avaient pas vécu assez longtemps pour le voir grandir.
Jang-Mi, attendant un premier mot, une première parole, remarqua cependant que Yeo Cho-Sang et son fils se mesuraient du regard comme deux prédateurs, avec une hostilité ouverte, déclarée.
