Notes de début de chapitre.

Ce chapitre est un petit peu plus long que d'habitude, mais vous comprendrez très vite pourquoi j'ai jugé plus prudent de ne pas le couper (au passage : oui, je sais, pardon).


CHAPITRE LVIII


"Well I know, I know the sirens sound
Just before the walls come down
Pain is a well-intentioned weatherman
Predicting God as best he can
But God, I want to feel again
Oh God, I want to feel again"

(Sleeping At Least, artistes américains, " Touch" )


a. Piété filiale

Ça ne s'était pas bien passé. Établi dans son bureau alors que Yoo-Jin travaillait comme à son habitude dans la pièce centrale, cette fois sans professeur, simplement pour s'avancer en vue de sa prochaine leçon, Dong Soo considérait silencieusement Woon en face de lui, tandis que celui-ci terminait son déjeuner, le visage fermé, assombri.

Il avait à peine prononcé dix mots depuis qu'ils avaient vu leurs parents deux jours plus tôt, et tout en étudiant son expression tendue, où perçait une irritation évidente mais soigneusement réprimée, qui devait être probablement imperceptible à tout individu qui ne l'aurait pas aussi bien connu, mais aussi en examinant l'état de sa propre humeur et en ne la trouvant pas plus optimiste, si ce n'était pareillement morose et crispée, Dong Soo se voyait contraint d'accepter que la rencontre avait été loin de ressembler à ce qu'il avait pu imaginer la veille de celle-ci, ou même toutes les années écoulées sans son père et sa mère, parlant simplement à leur tombe, et songeant combien il aurait voulu que ces derniers apparaissent, vivants et en bonne santé, pour l'entourer de cette tendresse et affection débordante qu'il avait toujours associé au rôle parental, indépendamment des stéréotypes de genre ou de l'âge des enfants.

Lui et Yun-Seo étaient ainsi avec Yoo-Jin depuis sa naissance, faisant au mieux pour être présents, prévenants, fermes mais pas tyranniques, aimants sans trop l'étouffer, à l'écoute de ses goûts et sans cesse dans la volonté de créer du lien, une relation durable et bienveillante sur laquelle le garçon aurait pu se reposer en toutes circonstances, et notamment les plus difficiles. Il avait attendu, sans prendre en compte les différences considérables de situation et de paramètres, que ses parents agissent de façon similaire avec lui, se jettent à son cou, l'inondent d'un amour que leurs morts prématurées ne leur avaient pas permis d'exprimer plus avant.

Mais durant toute leur première rencontre, qui avait duré toute la soirée jusqu'à la fin du dîner chez les Huk, il n'avait senti de la part de son père et de sa mère qu'un intérêt poli, distant, aussi maladroit qu'étranger. Quand au père de Woon, c'eût été un euphémisme que de dire qu'il n'avait pas sauté de joie en voyant débarquer son fils.

Après quelques instants d'immobilité totale, au cours desquels Jang-Mi était demeurée en retrait, muette, les observant les uns après les autres d'un oeil impatient et plein d'espoir, la mère de Dong Soo avait finalement amorcé la suite des événements, et s'était dirigé vers son fils pour envelopper ses joues de ses mains et le contempler de plus près. Il reconnaissait qu'elle avait à ce moment-là eu l'air très émue, et très triste, et elle avait murmuré un "mon cher fils" qui avait tremblé comme un arbre grêle en plein orage d'été.

Elle avait versé des larmes noires, qui avait laissé sur ses joues des traces de suie, l'avait serré contre elle le temps d'une seconde, caressé ses cheveux, et Dong Soo s'était laissé faire, sans être en mesure de lui rendre cette vénération primaire, car il était encore sous l'effet de la surprise, étourdi par la vision de ses deux parents vivants (vivants !), ou plus exactement morts et malgré tout parfaitement capables de se mouvoir, de penser, d'éprouver. Le choc était loin d'avoir été aussi puissant que lorsqu'il avait revu Woon à la maison du Printemps, mais son émotion avait néanmoins été infiniment dense et envahissante, composée d'une myriade d'autres, se battant pour prendre la tête, pour régner sans partage.

Tout en finissant ses morceaux de patate douce, qui avaient refroidi durant ses réflexions, il lui paru difficile d'affirmer qu'il avait été purement heureux à l'idée de voir ses parents. Il se souvenait avoir eu hâte après la déclaration de Jang-Mi, avoir été presque malade de nervosité, avoir passé l'une des pires nuits blanches de son existence. Il avait été désireux, mais aussi, plus en profondeur, effrayé.

Dans le lit de sa femme, en la sentant tranquille à côté de lui, il avait pris conscience que ce qu'on lui avait raconté sur ses parents avait tout à coup perdu tout son sens à mesure que la rencontre approchait. Il les connaissait au travers des autres, mais pas réellement, pas en tant qu'individus tangibles, réels, de chair et de sang. On lui en avait fait tous les compliments du monde, mais il était notoire qu'on complimentait toujours exagérément les morts. En outre, ses parents ne le connaissaient pas non plus.

Jang-Mi lui avait affirmé qu'elle leur avait longuement parlé de lui, qu'ils avaient posé de nombreuses questions avides à son sujet, mais à nouveau, ils n'avaient eu de lui que la perception d'un intermédiaire. Ils étaient totalement étrangers, et, ce fait s'imposant à lui, Dong Soo avait vu progressivement la rencontre, d'amicale, prendre l'aspect d'une confrontation angoissante.

Est-ce qu'ils vont m'aimer ? S'était-il demandé, bêtement, presque instinctivement. Est-ce que je leur plairais autant quand ils m'auront sous les yeux, qu'ils m'auront entendu parler, qu'ils m'auront vu pour de vrai ? La seule chose qui était parvenu à le rassurer avait été la pensée que Woon était probablement confronté aux mêmes questionnements, bien que légèrement dissemblables de part le fait qu'il avait vécu plus longtemps avec son père, et qu'ils devaient se rendre ensembles chez les Huk.

Woon s'était isolé immédiatement après être revenu, ou plus exactement s'était claquemuré dans la chambre de Dong Soo, et c'était la première fois qu'il consentait à s'en extirper pour venir manger en sa compagnie, abandonnant sa solitude protectrice et rejoignant par la même occasion son étudiante, qui s'étonnait de son attitude mais n'avait visiblement pas osé pousser plus loin ses interrogations.

Comme Dong Soo en avait brièvement discuté le lendemain matin lors du petit déjeuner, avec Yun-Seo, alors que celle-ci s'inquiétait en ayant remarqué son accablement, elle avait été informée de l'état des choses et de la façon dont s'était déroulée la rencontre dans les grandes lignes, mais Dong Soo était persuadé que Woon ne lui avait rien dit d'autre, et ce même dans le cas où elle le lui aurait demandé. Il était ainsi.

Au camps d'entraînement, sa mauvaise humeur s'exprimait avant tout par un mutisme total, un isolement graduel, et une détermination d'éviter tout contact avec autrui. Il n'expliquait jamais rien, et Dong Soo s'était parfois arraché les cheveux à vouloir trouver où était le problème, le plus souvent sans jamais mettre le doigt dessus. Il a ses humeurs, disait toujours Cho-Rip, et les autres garçons du camps répétaient d'une même voix, en bon moutons bêlant unanimement "Aujourd'hui, Woon a ses humeurs". Même Sa-Mo et Jang-Mi le disaient, parfois.

Dong Soo avait apporté sa touche personnelle à l'appellation au fil des années, et dès que Woon se mettait à exhiber ce type de conduite, il en était alors réduit à penser "Woon a son humeur noire". Il aimait la notion, la couleur en particulier, la même que celle des cheveux de Woon, et de ses yeux. Il trouvait qu'elle lui convenait, aussi bien que les chima couleur de sang et les jaegori noires à la maison du Printemps.

À Mago, qu'il voyait déstabilisée et possiblement alarmée, il avait prodigué un peu d'apaisement.

- Ça va lui passer, lui avait-il promis. Il a juste besoin de temps, et qu'on le laisse tranquille.

Il aurait aimé avoir quelqu'un pour le lui dire, au camps d'entraînement. La première année qu'ils avaient vécu ensembles dans les montagnes, il avait essayé plus d'une fois d'aller parler à Woon, de lui demander ce qui n'allait pas, tout ça pour rencontrer un mur et un regard agacé, parfois sérieusement agressif. Dong Soo avait eu sa phase de chat sauvage jusqu'à ce qu'il soit libéré de sa cage de bambou, parce qu'il était moqué par les autres et dédaigné, mais elle lui était passée, tandis que Woon avait conservé ses tendances adolescentes à ne rien dire.

Par moments, Dong Soo s'était interrogé sur la possibilité que ce dernier eût attendu de sa part, ou de celle des autres, qu'ils devinent d'eux-mêmes la raison de son comportement, et viennent ensuite lui présenter des excuses, ou des solutions. L'idée lui avait semblé grossière à l'époque, car il allait sans dire que personne ne pouvait deviner quoi que ce soit sans la moindre information préalable, et il lui avait fallu un certain temps avant de comprendre que Woon n'avait en réalité aucune exigence les concernant, à l'exception du fait qu'il voulait rester seul et ne pas être dérangé.

Yun-Seo était partie poster quelques lettres et rendre visite à la femme d'un ancien client, qui était devenue son amie intime. C'était Dong Soo qui avait proposé à Woon de venir déjeuner avec lui dans son bureau, avec Mago, sans pour autant le forcer. Il ne fallait jamais, oh grand jamais, forcer Woon à quoi que ce soit (laisse moi tranquille), dans le sens où tenter de le faire plier alors qu'il était résolument décidé à ne pas agir comme on le souhaitait était une erreur de calcul monumentale, et pouvait vous rendre désagréable et nuisible à ses yeux.

La seule option dont vous disposiez pour l'amener à vous laisser approcher était justement de ne pas approcher de front, mais simplement de lui offrir une ouverture, et de faire comme si ce n'était pas important, comme si vous proposiez ça aussi nonchalamment qu'une portion de riz supplémentaire. À lui ensuite de décider si vous valiez la peine ou non de la saisir.

Dans le cas de Dong Soo, une fois qu'il avait assimilé le mécanisme (et il avait toujours assimilé très vite les choses dès lors qu'elles impliquaient Woon), Woon avait rarement refusé la main qu'il lui tendait, au moins durant leur années au camps d'entraînement. La suite avait été une succession terrible de rejets, et Dong Soo se souvenait que la colère, l'incompréhension, la douleur et tout ce qui s'était accumulé entre deux depuis leur quatorze ans (je sais ce que vous êtes tous les deux il pourrait causer un scandale Dong Soo-yah je ne voulais pas te faire du mal les feuilles d'automne) avait gangréné son bon sens, et à vouloir forcer au lieu de tendre juste la main, et de regarder ailleurs en espérant que Woon la prendrait un jour, sans condamnation ni blâme.

Mago et lui mangeaient en évoquant le livre qu'il lui avait prêté, et qu'elle dévorait avec autant d'appétit que sa viande, quand Woon était apparu sur le seuil de la porte. Quand il n'y avait aucun visiteur chez les Baek, lui et Mago n'avaient pas recours à la technique de teinture de leur cheveux blancs, souhaitant par là en conserver autant que possible, et ses mèches d'ivoire occupaient désormais une bonne partie de sa chevelure, ainsi que celle de Mago.

La dernière vague d'Hiver Mort semblait avoir fait plus de dégâts sur ce point, car Dong Soo avait observé le même phénomène chez les gwishins emprisonnés et chez ceux que les membres des Yeogogoedam ramenaient parfois en réunion. La dernière avait été consacrée essentiellement au contournement des surveillances aux portes des grandes villes, qui se répandaient progressivement au delà d'Hanyang, et au test du feu.

On avait aussi fait un point, comme presque à chaque fois, sur les tortures. Les yangbans qui appartenaient au gouvernement cherchaient un moyen d'agrandir la liste des critères nécessaires pour garder un gwishin en vie, plus spécifiquement les femmes et les enfants, tout en envisageant de limiter les séances de torture, soit en temps, soit en termes de procédures adoptées par les bourreaux.

On pensait également à insinuer l'idée que la présence de spectateurs n'étaient pas une bonne idée. Il pourrait toujours être avancé le fait que cela renforce davantage la compassion envers les gwishins au lieu de la diminuer, avait proposé lady Park, leur hôte. L'argument avait cependant été contesté, principalement sous le prétexte qu'il risquait d'entraîner une vague de méfiance et d'interrogatoires auprès des militaires qui prenaient part aux sessions.

Woon n'avait quasiment rien dit durant le repas, mais Mago avait assez de conversation pour deux, et elle se montrait moins silencieuse et hésitante à présent qu'elle était assurée de la loyauté de Dong Soo. Ils en étaient venu à discuter de son entraînement, et Dong Soo avait fini par suggérer à Woon un duel à l'amiable, comme lorsqu'ils étaient plus jeunes.

Il savait que Woon profitait ses leçons de son étudiante pour travailler également de son côté, car il l'avait vu, tournoyant avec élégance dans le jardin arrière, et il était parfaitement averti du fait qu'un affrontement physique lui offrait souvent davantage de soulagement qu'une discussion, même amicale, sans doute parce qu'il était plus à l'aise et plus habitué au premier domaine qu'au second.

En grandissant, et à mesure que les choses entre eux s'étaient distillées, avaient dépassé la rivalité et avaient pris une forme plus douce, plus cajoleuse, ils avaient fini par abréger leurs joutes et remplacer leur communication par les poings par de véritables mots et des phrases avec sujet, verbe et complément. Mais il était de ces moments où le recours à une violence contrôlée, cordiale, pouvait réussir là où toute autre forme de contact avait échoué.

- D'accord, avait dit Woon, et il avait semblé à Dong Soo qu'un sourire apparaissait pour la première fois sur son visage depuis leur visite chez Jang-Mi.

Si Dong Soo avait eu du mal avec ses parents, avait senti sa mère profondément gênée, son père éloigné, au point qu'il n'avait presque rien dit durant leur rencontre et fuyait son regard, les retrouvailles de Woon et de son père avaient été d'un ordre beaucoup plus belliqueux et rancunier.

Dong Soo s'était toujours plus ou moins douté que l'enfance de Woon avec son père avait été délicate, tant celui-ci avait évité d'en parler ou n'avait sous-entendu que des choses négatives les rares fois où il l'avait mentionné spontanément, mais il avait été pris de court en voyant le degré d'animosité qu'avait renvoyé leurs deux expressions dès l'instant où ils s'étaient vu.

Alors que ses parents avaient fait l'effort au moins de venir à sa rencontre, le père de Woon l'avait tout bonnement ignoré avec un mépris à peine dissimulé. Durant la soirée qu'ils avaient passé chez les Huk, et même après le retour de Sa-Mo, il n'avait pas tenté une seule fois d'adresser la parole à son fils. Dong Soo l'avait entendu le traiter de vaurien, de mauvaise graine, et avait noté avec embarras qu'il buvait énormément. De son côté, Woon lui avait juste demandé depuis quand il était revenu. Son père avait marmonné une réponse de mauvaise foi.

- Et Maman ? S'était-il enquit ensuite.

- Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?

Là dessus, Woon l'avait dévisagé, les lèvres pincées par la hargne, avec une expression si froide et si haineuse que Dong Soo, qui suivait leur conversation de loin tout en n'arrivant pas à tenir celle avec ses propres parents, avait craint de le voir s'emporter. Au lieu de ça, il s'était finalement levé avec brusquerie, et avait décrété qu'il rentrait. Dong Soo en avait profité, avait bondi sur ses pieds à son tour, l'avait suivi aussi docilement qu'un chien son maître. En vérité, ils s'étaient enfui tous les deux.

Ils décidèrent de se mesurer dans le jardin arrière, pour ne pas risquer de distraire Yoo-Jin dans son étude. Le combat à mains nues fut un accord tacite, car les armes étaient exclues depuis le jour des champs. Mago leur demanda si elle pouvait les regarder.

- Je n'ai jamais vu mon maître se battre réellement avec quelqu'un d'autre, avait-elle expliqué pour se justifier. En Chine, il s'entraînait seul, ou alors c'était juste pour mes leçons, mais ce n'est pas pareil.

Dong Soo avait laissé Woon trancher, et vu le visage de Mago s'illuminer quand il avait donné son accord. Elle les observait à présent se tourner autour depuis la fenêtre du bureau, ouverte pour l'occasion, le menton posé sur ses mains, et l'air absolument ravi d'une gosse qui aurait reçu une poignée de friandises.

- Avant de commencer, je me dois de t'avertir que j'ai vieilli, annonça Dong Soo en faisant craquer les articulations de ses mains, et en procédant à un échauffement sommaire, un peu ridicule.

Woon secoua la tête, sourit.

- Je te ménagerais.

- Trop aimable.

Ils débutèrent doucement, presque sans ardeur, avec une patience ennuyeuse, un flegme de vieux combattants. Dong Soo fut le premier à tenter de saisir Woon, parce qu'il y avait des choses qui ne changeaient pas, et celui-ci l'esquiva avec autant de facilité que durant leur adolescence, avec néanmoins une raideur nouvelle due à sa condition, et au manque d'entraînement des dernières années. Leurs coups étaient plus précis qu'avant, mais moins puissants, parce qu'ils ne cherchaient plus à se faire mal, ou pas vraiment.

Dong Soo sentait de la retenue chez Woon, tout comme il y en avait dans ses propres mouvements. La dernière fois, pensa t-il, en bloquant le bras de Woon avant qu'il n'atteigne son visage, c'est la première fois depuis. Les gestes étaient les mêmes que des années plus tôt, les réflexes équivalents. Il attrapa la jambe de Woon au beau milieu d'un coup de pied, et le vit sourire avec appréciation.

- Tu es meilleur, lâcha t-il.

Dong Soo haletait en riant, mais pas Woon, parce que Woon était mort, et que les morts n'étaient jamais essoufflés. Il vit le corps de celui-ci se soulever en un éclair et tourbillonner avec une telle force qu'il le lâcha pour ne pas se voir assommé par sa jambe libre qui arrivait de plein fouet en direction de sa tête, exigeant l'affranchissement de la première.

Woon retomba à plat ventre sans un bruit, gracieusement, mains et pieds appuyés sur le sol, et quand il leva les yeux vers Dong Soo, il avait l'air exalté, sauvage, et merveilleusement satisfait.

- C'est nouveau, observa Dong Soo avec un signe de tête interrogateur, non sans une certaine admiration, pensant (gwishin).

Woon haussa les épaules, et ils reprirent le combat, s'empoignant avec un plaisir renouvelé, oublié, les bras se confondant, leurs jambes se lançant d'elles-mêmes. Dong Soo commençait à avoir des élancements dans les cuisses et le ventre à force de recevoir des coups, mais se rendit compte qu'il s'en fichait comme d'un guigne, et de toute façon, il les rendait bien à Woon.

Il va gagner. Il avait tenu plus longtemps que durant la plupart de ses précédentes confrontations avec lui, mais la fatigue s'insinuait progressivement dans ses muscles, ainsi que la douleur, et Woon avait l'avantage aussi bien physique que technique, l'avait toujours eu. Il parvint à le saisir, à presser un bras contre sa nuque et à l'immobiliser contre lui, tenant son autre main dans son dos, et il sentit les cheveux de Woon contre sa bouche, le froid glacial de sa peau, et le sourire qui étirait ses lèvres comme il se débattait, superbement teigneux et féroce.

Sa prise ne dura qu'un instant : Woon rejeta la tête en arrière, cogna son nez, pas assez fort toutefois pour le casser, et profitant du relâchement de son étreinte, libéra une main et lui asséna un coup de pied qui le précipita en arrière et le fit s'effondrer au sol, tandis que Dong Soo riait de bon cœur, incapable de se retenir, retrouvant leurs habitudes du camps d'entraînement et leur complicité d'antan.

Et puis Woon avait sauté.


b. Éros et Thanatos

Un jour, alors qu'il avait sept ans, son père l'avait enfermé à l'extérieur de leur maison perdue au beau milieu des bois et avait refusé de le laisser rentrer jusqu'au lendemain, simplement parce qu'il avait trouvé Woon en train de s'amuser à la bagarre tout seul, dans le coin de forêt à quelques minutes de la demeure où il aimait se rendre pour être seul et tranquille, à la fois loin de Yeo Cho-Sang et des autres gosses des alentours avec lesquels il ne s'entendait pas, essentiellement pour des raisons de caractère et de réputation, pas tant la sienne au passage que celle de son père.

Woon pouvait y rester durant des heures entières, sans personne, juste entre les arbres et les racines, jouant avec des bouts de bois, s'inventant des histoires, ce pour lequel il n'avait jamais été très doué, mais dont il n'avait jamais tant regardé la qualité que le fait de pouvoir se complaire copieusement dans un fragment de son imagination d'enfant. Une fois adulte, il avait complétement perdu cette formidable capacité à ériger autour de lui des histoires de guerres, de créatures malfaisantes, de démons, de monstres, de combattants légendaires auxquels il se serait joint pour une courte et intense quête martiale.

Quelques jours après avoir quitté Hanyang, et s'être mis en route sur les sentiers battus de Joseon, il avait regretté tout à la fois cette diminution de son imaginaire qui lui avait permis de se passer largement des autres étant plus jeune et de se rassurer, mais aussi, plus spécifiquement, il avait déploré la transmutation de celui-ci dans un autre genre.

Car si ses possibilités de fantasmer des conquêtes territoriales, des escarmouches et des entités fantastiques avaient été tragiquement réduites à mesure qu'il avait gagné en âge, celles pour penser les horreurs dans le noir, les terreurs nocturnes, les figures rampantes et grouillantes aux longs doigts crochus étaient demeurés intactes, et particulièrement alertes. Ainsi va la vie, lui avait fait observer Hui Seon un soir qu'ils dînaient dans sa petite chambre de la maison du Printemps, on grandit, et la peur vient prendre toute la place.

Woon se rappelait la terreur qu'il avait éprouvé en réalisant que son père avait verrouillé les portes de la maison, de la force avec laquelle il avait tambouriné contre les battants en sanglotant faiblement, en suppliant (ouvre-moi ouvre-moi j'ai peur ouvre-moi), alors que son père, peut-être déjà assommé par l'alcool, n'était jamais venu le libérer de ses angoisses.

Jamais alors Woon n'avait passé la nuit dehors complétement seul, et il s'était senti minuscule, impuissant, vulnérable à tout ce qui pourrait bien sortir des bois. Son père, pour le punir d'avoir désobéi aux ordres qui étaient de ne jamais jouer au guerrier, avait gratifié du traitement du silence toutes ses tentatives de retrouver la chaleur et la sécurité, bien que relatives, du foyer familial.

Recroquevillé sur la terrasse, tout près des portes, et serrant contre lui le long bâton qui, quelques heures auparavant, avait été une épée sertie de pierreries étincelantes, Woon était resté éveillé toute la nuit, somnolant simplement sous l'effet de l'épuisement, et se réveillant au moindre craquement, au moindre son en provenance de la forêt. Il avait tremblé, avait haï son père comme jamais auparavant. Parfois, il se disait que tout était parti de là, de ce moment où Yeo Cho-Sang avait fait vriller son imagination vers la peur plutôt que vers la joie.

Debout devant la porte de la chambre de Dong Soo, paumes et front appuyés contre sa surface, il se sentait presque aussi impuissant que cette nuit, à l'exception qu'il était loin de ressentir la même terreur, et que celle-ci avait été remplacée par la frustration, l'inquiétude, la honte. Il avait sauté, et le visage de Dong Soo s'était contracté violemment, exprimant une immense frayeur, un désespoir profond.

Tout son corps avait un soubresaut en voyant Woon s'élever dans les airs, et celui-ci n'avait compris qu'après être retombé, comme Dong Soo avait roulé vivement sur le côté pour l'éviter et s'était mis à le fixer avec des yeux écarquillés d'angoisse et de tristesse, la respiration hachée, soudainement replié sur lui-même. Woon ne pensait alors qu'au combat, qu'au réconfort apporté par celui-ci après sa rencontre avec son père mort depuis plus de trente ans, et à la délicatesse dont avait preuve Dong Soo en le lui proposant, au plaisir qu'ils en retiraient tous les deux, à la douceur de la familiarité contenue dans un tel échange.

Il n'avait pas fait attention. Il ne l'avait pas fait exprès non plus. Je n'y pensais plus, songea-il, devant la porte. C'était l'expression inscrite sur le visage de Dong Soo, celle des champs, celle du dernier jour, celle d'il y avait quatorze ans, qui l'avait amené par degré à comprendre son erreur. Il avait voulu l'approcher, s'excuser, et s'était avancé vers lui en tendant les mains.

- Dong Soo-yah, je suis désolé, je n'ai pas fait attention...

Mais Dong Soo s'était redressé en plaçant ses propres mains devant lui, comme un bouclier, et ses yeux l'avaient fui, très loin, lui interdisant le moindre accès et la moindre excuse. Il s'était alors mis à supplier, se souciant peu de Mago qui observait la scène sans comprendre, et cherchait une explication qu'elle ne pouvait pas saisir, par manque d'informations.

- Je te demande pardon, je n'y pensais plus, avait-il articulé, la gorge nouée par la crainte de l'avoir fâché, ou pire, de l'avoir terrifié. Je ne le referais plus, je te le promets.

En face de lui, refusant toujours son contact, Dong Soo gardait les yeux au sol, reculait, le fuyait, retrouvait les champs et le sang, et toutes les choses qu'ils avaient survolés à la maison du Printemps, sans réellement s'y attarder malgré le besoin.

- Ce n'est rien, avait-il affirmé, la voix vacillante, ce n'est pas grave Woon-ah, ça va, j'ai juste besoin de...

Woon avait essayé de le toucher, et Dong Soo l'avait repoussé, sans méchanceté, en reculant davantage, continuant de prétendre que "tout va bien, vraiment, j'ai juste besoin de faire une pause, je reviens", puis il s'était éloigné en direction de sa chambre, sous le regard interloqué de Mago et de Woon.

Il l'avait suivi, intimant à son étudiante de ne pas venir et de terminer de lire le livre sur les arts martiaux que leur hôte lui avait prêté. Elle s'était plié à son ordre sans discuter, ni poser de question, et était allée rejoindre Yoo-Jin pour lui tenir compagnie, et sans doute détourner habilement son attention de l'émoi de son père.

Dong Soo n'était pas son père. Il aurait pu boire une cave pleine de soju sans jamais le devenir pour autant. Yeo Cho-Sang avait bu avant la naissance de Woon, et avait augmenté sa consommation après celle-ci, parce qu'il pensait avoir engendré un monstre. Dong Soo buvait parce que Woon était mort, parce qu'il pensait être le monstre.

En conséquence, il finit par l'autoriser à entrer dans la chambre d'une voix rauque (ouvre-moi j'ai peur ouvre-moi), et Woon le découvrit, dos au mur, assis les jambes repliées contre son torse et bras autour de ses genoux, sur son propre lit. Il avait l'air petit, cassable, à mille lieux de celui qui avait affronté Woon à peine quelques instants auparavant, souriant et vif.

Tête appuyée contre le mur, il avait les yeux fermés, et Woon vit ses joues mouillées, eut envie de les sécher avec sa langue, de les avaler, de les mordre.

- Ça va passer, lui assura amèrement Dong Soo. Ne t'en fais pas, Wooh-ah. Ça passe toujours.

Debout dans la pièce, ne sachant ni quoi faire, ni quoi dire, Woon avait songé à toutes les fois où il avait vu Dong Soo aussi abattu durant leurs années au camps d'entraînement. Elles avaient été relativement rares, dans l'ensemble, car s'il était vrai que Dong Soo était souvent fâché ou vexé, parfois attristé, il avait néanmoins peu fréquemment atteint des états de mélancolie ou de découragement semblables à ceux que Woon avait de temps à autre, quand sa pensée le ramenait à son père, à Heuksa Chorong, ou à d'autres choses, qui concernaient toujours Dong Soo de près ou de loin.

Ses propres passages à vide étaient coutumiers et il savait comment les prendre, comment les discipliner, à l'inverse de ceux de Dong Soo, qui lui paraissaient toujours mille fois plus terribles que les siens, peut-être parce qu'ils n'étaient pas les siens, et le laissaient toujours en proie à une détresse et une hésitation qui faisaient de lui un compagnon encore plus muet que d'habitude, et tout juste bon à se tenir là, sans rien dire, sans même bouger, bien qu'il eût envie de pouvoir agir, de faire quelque chose. Dong Soo était plus sociable que lui, avait toujours été plus doué que lui avec les autres. Régulièrement, Woon s'en était sincèrement voulu de ne pas pouvoir lui prodiguer autant de consolation, ne pas être plus à l'aise avec les mots et les peines.

Il vint s'asseoir à côté de lui, sur le yo de Mago. Depuis la fenêtre, la lumière du soleil filtrait dans la chambre, rebondissait contre le sol et les couvertures des lits. Dong Soo ne réagit pas quand il fut près de lui, et n'ouvrit pas non plus les yeux.

- Je suis désolé, dit Woon, parce qu'il ne voyait pas quoi dire d'autre, et avait estimé inutile toute autre justification.

- Non, c'est moi, soupira Dong Soo en secouant lentement la tête. C'est moi. Ça a toujours été moi.

Il est dans les champs, comprit Woon. Il est dans les champs, dans les montagnes, il est dans les feuilles d'automne, il est coincé comme moi, depuis ce jour-là, il est coincé dans tous ces jours-là. Ils n'en avaient jamais reparlé, ne l'avaient évoqué qu'à demi-mots, par des formules imprécises, des suggestions détournées, et Woon se souvint avoir dit un jour, au palais, alors qu'on leur avait ordonné de se sacrifier pour le prince Sado et que Dong Soo y avait vu une chance de rédemption pour un crime qu'il n'avait pas commis, pas selon Woon, avoir murmuré "ça n'a jamais été ta faute".

Dong Soo buvait, mais ce n'était pas de sa faute. Dong Soo l'avait tué, sauf que ce n'était pas lui (regarde ce qu'il tais-toi), et ce n'était pas de sa faute. Il n'avait pas compris son retour à Heuksa Chorong, pas plus que ses choix après celui-ci, mais ce n'était pas de sa faute. Il n'avait jamais eu que la moitié des informations, qu'une partie des éléments.

Et même les feuilles d'automne n'avaient pas été complétement de sa faute. Il n'avait pas eu le choix. Et Woon avait dit, quelques jours avant, mains appuyées contre son torse, le regardant, l'examinant (demandant), "il pourrait causer un scandale".

- Non, dit-il alors, et il enveloppa la joue de Dong Soo d'une main, fit glisser ses doigts derrière sa nuque, là où ses cheveux étaient plus courts et plus bouclés, l'attira à lui, ne sachant pas quoi faire d'autre.

Cette fois, Dong Soo ne le repoussa pas, appuya sa joue contre sa paume, l'embrassa, se laisser tirer en arrière par Woon, vint enfouir le nez dans sa clavicule, son visage contre son torse, contre la cicatrice (aime-moi tue-moi), et Woon l'entoura de ses bras, plongea les mains dans ses cheveux, tira sur le tissu de sa tunique, le voulant plus près, l'invitant.

Sans un mot, ils tombèrent, étendus, sur le lit de Mago, en une reproduction de la vision que Woon avait eu à Sokcho, sauf que Dong Soo était réel, et Woon sentait ses muscles, ses os, ses mains le long de sa taille, sur ses hanches, sa joue tiède contre la sienne, la douceur absolue de son contact rendue encore plus tendre par quatre années passées loin d'Hanyang.

Dong Soo s'était montré violent durant leurs affrontements, mais en dehors, et surtout lors de ces moments-là, où ils étaient absolument seuls, en fusion, il faisait mille précautions, le touchait parfois à peine, n'osant jamais tout en le désirant, il effleurait, caressait, sans jamais presser ou exiger. Tout son poids pesait sur Woon, lourd, solide, vivant, entre ses cuisses, là où il le voulait toujours, là où il aurait voulu le garder (à jamais à jamais à jamais).

Il voulut l'embrasser, lui montrer que ça lui convenait, qu'il pouvait faire davantage, mais Dong Soo se déroba dans un premier temps, plein d'hésitations et peut-être de terreur, alors que Woon levait le menton et entourait son visage de ses mains pour l'amener plus près, plus bas.

Woon lui autorisa sa dérobade, le sentit malgré tout embrasser son menton, sa mâchoire, y poser à chaque fois un seul baiser lent, trop timide, révérencieux, comme si Woon avait été la statue d'un dieu et que Dong Soo ne pouvait pas le toucher autrement, ni l'aimer d'une autre façon. Ses mains glissaient le long des flancs de Woon, remontaient sa tunique, l'étreignaient à même la peau.

Woon l'embrassa, se jetant en avant pour le saisir une bonne fois pour toutes, et agrippant sa lèvre entre ses dents sans tirer, pour ne pas lui faire mal. Alors seulement, Dong Soo s'abandonna totalement à lui, se fit plus pesant, plus langoureux, à mesure que Woon l'écrasait contre lui, se soulevait vers lui. Ses lèvres contre les siennes étaient un toucher imprécis, et parfois, l'impression de ses mains disparaissait ou se faisait plus indistincte.

À la maison du Printemps, Hui Seon lui avait révélé que les courtisanes mortes sentaient leurs clients la nuit, dans leurs lits, avec elles, mais souvent de façon éthérée, lointaine, comme un souffle de vent. Il arrive qu'elles ne les sentent pas du tout, avait-elle noté d'un ton qui lui avait paru triste. En faisant remonter ses mains le long des côtes de Dong Soo jusqu'à ses épaules, en plongeant les doigts d'une main dans le creux de sa colonne vertébrale, Woon songea qu'il aurait voulu être vivant, l'espace d'une seconde, ou d'un murmure, pour pouvoir le sentir pleinement contre lui comme avant, pour mieux réagir à ses caresses, juste pour lui faire plaisir, le rassurer, lui montrer que tout était pareil, que rien n'avait changé (aime-moi adore-moi garde-moi).

Dong Soo respirait lourdement, et quand Woon mordit de nouveau dans sa lèvre inférieure, il se mit à rire, fit glisser ses mains le long de ses cuisses, le laissa s'enrouler autour de lui, le retenir entre ses jambes, entre ses bras. C'est toi mon dragon doré, pensa Woon en le sentant bouger contre lui, se presser encore, et personne d'autre, jamais.

Il en conçut un triomphe brutal, une exaltation dangereuse, animale, rugissante, et sourit à son tour alors que l'une des mains se Dong Soo se faufilait de nouveau sous sa tunique avec moins de pudeur, et que l'autre enveloppait sa taille, le faisait se cambrer vers lui, qu'il l'embrassait, le respirait, que Woon entendait les palpitations de son coeur et le bruit de son sang dans ses veines, sous la chair, la contraction de ses os, et le contact infiniment doux de son ventre contre le sien, roulant comme les vagues de la mer de Sokcho.

Des doigts, Woon releva le tissu de la tunique de Dong Soo, dénuda la peau de son dos et sa chaleur, bougea avec lui, et pensa avec fièvre, avec passion, "ensembles ensembles ensembles pour toujours juste toi et moi ensembles et c'est tout comme les dragons". La peau de Dong Soo aurait pu porter des écailles dorées. Woon n'aimait que lui, n'acceptait que lui.

- Dong Soo-yah !

La voix, venue du dehors, était celle de Sa-Mo. Elle figea Dong Soo, le statufia, mettant un terme abominable à la volupté de leur étreinte, à ses caresses, attirant son attention ailleurs, arrachant à Woon un sanglot étranglé de rage et de consternation. Elle fut bientôt suivie de celle de Jang-Mi, puis de la mère de Dong Soo.

Le visage de ce dernier se décomposa, se crispa à mesure des appels. Woon vit de la douleur dans son expression, un découragement faisant écho à celui qui l'envahissait. Le corps de Dong Soo commença à se relever et il le retint d'instinct, serrant ses jambes autour de lui, et ses bras autour de son cou.

- N'y vas pas, l'implora t-il dans un souffle, par égoïsme, par amour, par désespoir, en appuyant sa joue contre la sienne, en se pressant contre lui pour le convaincre. Reste. S'il te plait.

- Je ne peux pas...

Woon l'embrassa, lui murmura de rester, de ne pas partir, et il sentit le désir évident qu'avait Dong Soo de céder à sa prière malgré ses faibles protestations, le relâchement imperceptible de son corps contre le sien alors que les cuisses de Woon pressaient contre ses flancs, le soupir qu'il poussa.

Les appels reprirent, plus fort, et cette fois, ils cassèrent tout, les crispèrent, les scindèrent en deux, comme Cho-Rip avant eux, comme des tas d'autres avant eux. Dong Soo appuya fermement ses lèvres contre les siennes, puis s'arracha à lui, se redressa, le lâcha, et il avait l'air affreusement malheureux. Woon ferma les yeux, ne bougea pas, même lorsqu'il entendit la porte de la chambre coulisser.

Il resta longtemps sur le lit avant de les rejoindre, après le départ de Dong Soo, débordant de fiel, de colère et de frustration, en silence.