Notes de début de chapitre.
Outre les Témoins de Jéhovah, le personnage du Prêcheur a aussi été conçu au niveau général immédiatement après avoir écouté la chanson "Jesus He Knows Me" du groupe Genesis. Mon amour pour Phil Collins est à blâmer.
CHAPITRE LIX
"Cause Jesus he knows me
And he knows I'm right
I've been talking to Jesus all my life
Oh yes he knows me
And he knows I'm right
And he's been telling me
Everything is alright"
(Genesis, artistes britanniques, "Jesus He Knows Me")
a. L'Éloquence sacrée
À mesure des jours passants, Mago vit s'installer une routine, un rythme, une coutume, et il était notoire que celle-ci n'avait rien d'agréable ou de sécurisant. L'entrée brusque, pour ainsi dire en fanfare tant elle avait été soudaine et inattendue, des parents morts de Baek Dong Soo dans la vie de celui-ci, de même que celle du père de son maître, qui était aussi rustre qu'empoté et lui faisait régulièrement penser à un énorme porc qu'on aurait imbibé d'alcool, bien qu'elle eût trouvé la comparaison méchante pour les porcs de manière générale, semblait avoir jeté sur toute la demeure un vent de discorde, de tension, d'exaspération et de mutisme, auquel se mêlaient les remugles puants des mots qu'on ne dit pas, qu'on garde pour soi.
Mago n'avait pas été présente lors de leurs premières retrouvailles, mais le compte-rendu qu'en avait fait leur hôte à son épouse le lendemain, durant le petit déjeuner, et auquel ils l'avaient gentiment incluse, ce qu'elle avait apprécié alors qu'elle s'attendait à être une fois de plus reléguée sur le côté de part son absence de connexion avec toute la situation et ses acteurs, n'avait guère été particulièrement encourageant.
Ses propos selon lesquels son père et sa mère, une fois écoulée la brève effusion des premières minutes de la rencontre, avaient vraisemblablement fait preuve d'un détachement un peu froid et avant tout d'une sorte de gaucherie embarrassée, avaient pu être confirmés par Mago lorsque ces derniers étaient venu leur rendre visite dès le lendemain, peu après le combat amical qui avait opposé Yeo Woon à leur fils et qui s'était terminé de façon aussi sèche qu'étrange.
Baek Dong Soo avait fini par revenir de sa chambre, où il s'était enfermé, pour accueillir les nouveaux arrivants avec un air faussement bienveillant, où même Mago, qui pourtant ne le connaissait pas si bien, avait pu voir pointer une irritabilité lourde, menaçante, et une envie prononcée de se trouver ailleurs. En entrant à son tour dans la pièce principale, Yeo Woon exhibait une expression similaire, qu'elle avait perçu comme étant encore plus amère et contrariée que celle de leur hôte.
Cinq jour après, alors que s'achevait la première semaine de décembre, elle hésitait encore sur son origine exacte, l'attribuant tantôt à la présence du père de son maître, tantôt à ce qui avait pu éventuellement se passer entre lui et Baek Dong Soo dans les quartiers de celui-ci. Si leurs deux attitudes respectives l'un envers l'autre témoignaient d'une réconciliation, Mago y avait décelé néanmoins une sorte d'embarras qui, bien que déjà présent auparavant, paraissait avoir atteint des proportions cataclysmiques.
Le père et la mère de leur hôte étaient beaux et élégants de stature et de visage. Le père en particulier avait la carrure militaire que son fils présentait lui-même, et une sévérité dans le regard qui n'était cependant pas cruelle ou tyrannique. Il se tenait très droit, plus encore que le maître de Mago, comme s'il avait eu une lame dans le fer dans le dos l'ayant obligé à adopter une telle posture. La mère avait une figure délicatement ronde, aimable, aux traits réguliers, dont il était facile de déduire sa noblesse.
Elle parlait doucement, avec modération, d'une voix apaisée, mais contrairement à la femme de Baek Dong Soo, dont l'esprit malicieux et fringuant venait apporter de la chaleur à ses remarques, et une vivacité plaisante à ses manières, elle s'exprimait sans qu'aucune véritable émotion put être extirpée aisément de ses discours, la rendant ainsi plus insondable et, par la même occasion, plus inamicale. Le père ne dit pas grand chose durant le thé qu'ils prirent chez les Baek.
Mago avait eu l'impression que ni l'un, ni l'autre ne savaient quoi dire à leur fils, et que celui-ci était en proie à des difficultés semblables. La visite s'était rapidement révélée aussi impromptue que non souhaitée par les résidents de la demeure. Tandis que les invités prenaient le thé et discutaient, ou essayaient à défaut de faire la conversation, se rattraper visiblement le temps perdu sans y parvenir pour autant, Mago et Yoo-Jin avaient continué leur lecture et étude sur la longue table basse, juste devant un joli paravent représentant une chaîne de hautes montagnes, qui se situait près du couloir menant à la salle de bain et à la cuisine.
Baek Dong Soo leur avait mit à disposition son bureau pour travailler en paix, mais Mago avait préféré demeurer dans la pièce centrale, essentiellement parce qu'elle était intéressée par l'idée de voir de plus près le père de son maître, dont il n'avait presque rien dit à l'exception du fait qu'il était mort durant sa jeunesse.
Elle avait mieux compris, en le voyant, la raideur que Yeo Woon avait manifesté immédiatement après leurs retrouvailles. Sans aller jusqu'à dire qu'il était mauvais, car Mago se doutait qu'une amitié avec les parents de leur hôte aurait autrement été beaucoup plus difficilement envisageable, il avait néanmoins dans le regard une lueur hostile permanente, à moitié délirante, où l'on devinait les vapeurs longuement cultivées de l'alcool fort.
Il buvait sans réserve, mécaniquement, de façon répétitive et inquiétante même pour un mort, et il avait fallu rapporter pour lui deux carafes de magkeolli entières de la cuisine, qu'il avait vidé sans jamais s'interrompre une seule fois. Il enchaînait les lampées chaque fois que Mago avait jeté un coup d'œil dans sa direction, et les rares commentaires qu'il avait fait avaient été des insultes à l'encontre de son fils, qu'il avait traité de "démon" et de "malédiction", tandis que les parents de leur hôte mais également leurs accompagnateurs, prétendument l'oncle et la tante adoptifs de Baek Dong Soo, tentaient à peine de réfréner sa vulgarité par des remarques en demi-teintes ("Ah, Yeo Cho-Sang, calme-toi donc un peu", l'avait exhorté l'oncle, Huk Sa-Mo, sans le moindre impact).
En face de lui, Yeo Woon avait l'air mortifié et plus en colère que jamais. Il s'était tu durant toute la durée de leur visite, mais Mago avait vu ses poings se crisper à intervalles réguliers sur la surface de la table, comme son père lâchait une injure. Dès qu'ils étaient repartis, il avait ordonné à Mago de reprendre l'entraînement, et s'était montré si sec et cassant pendant leur séance qu'elle en avait mélangé des mouvements, entraînant davantage de reproches et d'erreurs de sa part.
Quand, lassée de sa conduite, elle avait fini par l'apostropher franchement, il avait abrégé la session en s'excusant du bout des lèvres, puis avait passé le reste de la soirée dans un silence morne (il a juste besoin de temps). Même la femme de Baek Dong Soo n'avait pas réussi à améliorer tant l'humeur de son mari que du maître de Mago en racontant les anecdotes pourtant croustillantes et délicieuses apprises d'une amie gisaeng de la maison du Printemps, avec laquelle elle avait passé l'après-midi. Jamais depuis lors la maison ne lui avait semblé autant sur le point d'imploser.
Le 10 décembre, en début d'après-midi, ils quittèrent la maison, elle, Yeo Woon et Baek Dong Soo, pour se rendre chez l'artisan qu'ils avaient rencontré durant la réunion des Yeogogoedam, et dont la fille dessinait des cartes qui ne correspondaient à aucun pays connu dans les environs du royaume. Il était tanneur, et vivait au coin d'une rue relativement fréquentée dans la partie ouest de la capitale, au dessus de la rivière Han.
La femme de Baek Dong Soo et son fils étaient resté à la maison, la première en raison d'une migraine terrible qui l'avait obligée à aller se recoucher ("ça lui arrive de temps en temps", les avait prévenu son mari, après être allé l'aider à s'allonger dans sa chambre puis avoir déposé un linge frais et mouillé sur son front, "surtout quand elle est à cran"), et le second en raison de sa leçon avec son précepteur. Mago était parvenue à se faire apprécier du garçon, son apparence juvénile et ses récits du Qing ayant largement contribué au phénomène.
En compensation, il lui venait en aide sur des points de l'ouvrage d'arts martiaux prêté par Baek Dong Soo qu'elle avait du mal à appréhender, mais lui faisait également bénéficier de son éducation dans d'autres domaines, lui expliquant certaines choses ou notions avec une patience qu'elle trouvait d'autant plus attachante en sachant que sa basse extraction ne lui avait pas permis d'accéder à une instruction approfondie, et qu'il était par conséquent nécessaire à Yoo-Jin de répéter plusieurs fois ses éclaircissements, ou de les simplifier pour qu'elle puisse les saisir.
En parallèle, elle commençait également à trouver le soldat qui venait travailler la préparation de l'examen national, Seung-Min, beaucoup plus fréquentable que la première fois qu'il l'avait vu. Il fallait dire qu'il l'avait entre temps observée en train de s'entraîner depuis la fenêtre du bureau de son chef, et qu'il avait complimenté sa technique avec une candeur touchante. Du reste, sa maîtrise des arts du combat avait aussi provoqué l'admiration de la petite Iseul, la fille des portes d'Hanyang, qui était venue contempler son entraînement un soir à la fin d'une de ses leçons.
Baek Dong Soo suivit le conseil de sa femme, qui était d'éviter les grandes rues de la capitale, envahies de policiers et de patrouilleurs, autant que possible jusqu'à leur destination. Durant le bilan qu'ils avaient dressé avec son épouse de la situation générale au cours des premiers jours que Mago et son maître avaient passé chez eux, ils les avaient entre autre informés de l'apparition d'une créature dont le statut n'avait pas su être entièrement déterminé par l'armée, mais qui faisait des ravages parmi les brigades anti-gwishins, réduisant des hommes parfaitement entraînés à des lambeaux de chair en un laps de temps remarquablement court, et dont les motivations n'avaient pas été clairement identifiées.
- Les gens l'appellent le Croque-Mitaine, leur avait raconté Baek Dong Soo. On ne sait pas à quoi il ressemble. Personne n'a survécu assez longtemps à ses attaques pour le décrire, mais on pense qu'il n'est pas humain. Et il ne s'en prend pas qu'aux vivants.
- Aux gwishins aussi ?
Mago n'avait pas caché son incrédulité. Depuis la réapparition de ses parents, les traits de leur hôte étaient plus tirés, et ses yeux plus rouges. Lors de leur dernière visite, elle l'avait même aperçu se servir un bol de makgeolli, et elle avait noté la manière découragée avec laquelle Yeo Woon l'avait regardé boire.
- Oui. On en a retrouvé un peu plus haut dans les montagnes, déchiquetés. On a rien pu en tirer. Il manquait les têtes. Mais les dégâts étaient très similaires à ceux infligés aux membres des brigades, donc on suppose que c'est lui le responsable.
Les rumeurs d'une nouvelle attaque s'était élevées au début du mois, et elles avaient été confirmées quelques jours plus tard par leur hôte, au retour d'une patrouille. On avait retrouvé quatre membre d'une brigade massacrés, et l'un d'eux pendu dans les branches d'un arbre. En outre, certains habitants prétendaient avoir entendu, la nuit, des grondements sourds et mouillés dans les rues vides de la capitale, plongées dans les ténèbres, qu'ils avaient estimé trop rauques pour appartenir à un loup ou un chien.
Mago les avait par ailleurs entendu une ou deux fois, alors qu'elle émergeait de la conscience collective muette. On disait que la créature rôdait désormais dans Hanyang, qu'elle était parvenue à trouver un moyen de s'y faufiler, et la peur ainsi que la méfiance s'étaient encore accrues, renforçant les mesures de sécurité et la surveillance aux portes d'entrée de la ville. Même les Yeogogoedam paraissaient s'en préoccuper sérieusement. Le sujet avait été discuté durant la réunion, laconiquement, mais avec beaucoup d'inquiétudes.
En parvenant au carrefour, formé d'une longue rue centrale large et de deux ruelles plus exiguës, ils tombèrent sur un petit attroupement de passants rassemblés autour de la silhouette d'un homme, qui se tenait surélevé au dessus grâce à une caisse de bois qu'il avait retourné pour pouvoir s'en servir comme piédestal.
Il était maigre, affreusement même au niveau du visage, et en se rapprochant, Mago remarqua qu'il perdait ses cheveux, car son crâne présentait des zones terriblement nues. Il portait des loques pour vêtement, mais faisait de grands gestes, l'air en transe, et il scandait d'une voix forte, autoritaire, étonnante pour son gabarit maladif :
- La Grande Arrivée est proche ! Le Royaume va sombrer dans la Guerre des Morts, et les Morts se lèveront tous ensembles, les Morts ramèneront les Morts ! La mer se fendra en deux et la Terre apparaîtra dans la brume, bientôt ! La Guerre des Morts ! Les Yeux Régneront !
- Qui est-ce ? S'enquit Yeo Woon auprès de Baek Dong Soo, jaugeant l'homme d'un œil sévère, bras croisés devant lui.
- On ne sait pas vraiment, répondit celui-ci, haussant les épaules. Tout le monde le surnomme le Prêcheur. Ça doit faire près de trois ans qu'il nous gratifie de ses sermons, et ça n'a jamais eu aucun sens. Il est totalement inoffensif en dehors de ses grands discours, donc le gouvernement le laisse aller et venir autant qu'il veut.
- Il annonce toujours des catastrophes ? Fit Mago, que l'animation de l'homme amusait alors que certaines de ses déclarations lui semblaient dignes d'intérêt (les morts ramèneront les morts).
- Toujours. Il n'est pas le premier, mais il faut bien avouer que les siennes sont hautes en couleur. En fait, ses prophéties changent très rarement. Pour être honnête, je ne suis même pas sûr qu'elles aient changé depuis qu'il a commencé à les annoncer. Il y a toujours cette histoire de guerre des morts, d'arrivée, de mer ouverte en deux et d'yeux. Je crois que des lettrés ont essayé de déchiffrer son charabia, mais sans succès pour l'instant.
- Et les gens n'ont pas peur ?
- Au début, si. Maintenant, à force de le voir revenir à chaque fois, c'est tout juste s'ils ne le considèrent pas comme une attraction locale. On se moque de lui plus qu'on ne le prend au sérieux.
Mago pensa à la vieille Jae-Ji, dont ni elle ni Yeo Woon n'avaient reçu le moindre écho depuis leur départ de Chine. Elle était l'Oeil, mais la jeune fille doutait qu'il eût été question d'elle dans le discours du Prêcheur. Il parlait d'yeux, au pluriel.
Et comme ils reprenaient le chemin de la maison de l'artisan et de sa fille, quelque chose lui vint brutalement à l'esprit, une idée, une pensée, qu'elle sentit étrangère et gluante, peut-être parce qu'elle n'était pas totalement à elle, tout du moins elle le perçut ainsi, et qui susurra "tu as vu les yeux les yeux dans le noir en marchant tu les a vu vous les avez tous vu". Le Prêcheur criait toujours comme ils s'éloignaient.
- Les Yeux régneront ! Ils viendront avec le Brasier Blanc, ils arriveront quand le grand Bûcher blanc se sera embrasé !
b. La Cartographe
Quand les réflexions de Dong Soo ne le ramenaient pas systématiquement à la peau froide de Woon, à ses longs doigts pressant dans les os de sa colonne vertébrale, à la douceur morte de ses cuisses et à ses baisers (reste), elles dérivaient irrémédiablement vers ses parents. Jang-Mi et moi avons pensé que ce serait une bonne idée de venir ici avec eux, pour que vous puissiez continuer de tisser des liens, avait dit Sa-Mo quand, une fois les parents et son épouse installés dans le maru, il l'avait accompagné à la cuisine pour aller préparer du thé et une petite collation de viande et de légumes séchés.
Il était évident dans son ton, dans l'éclat de ses yeux et son sourire, qu'il espérait une bonne entente entre eux, l'instauration d'une relation familiale durable et aussi solide que lui-même et Jang-Mi partageaient avec Dong Soo. Durant toute leur visite, et celles qui avaient ensuite suivi, car ils étaient revenus une fois depuis et avaient invité Dong Soo et Woon, invitation à laquelle Woon avait refusé de se rendre, se murant derrière sa forteresse habituelle mais en s'excusant néanmoins auprès de Dong Soo ("je ne peux pas", avait-il déclaré, en évitant son regard, et Dong Soo savait que c'était à cause de son père, à cause de l'ivrogne qui l'avait élevé), il avait toujours fait de son mieux pour garder la conversation animée et cordiale, pour limiter l'émergence des silences gênants, pour dévier les questions délicates, tout en essayant de tempérer le mauvais caractère de Yeo Cho-Sang.
Il échouait piteusement, mais Dong Soo était cependant touché de le voir se démener pour qu'ils eussent l'air d'une vraie famille, en dépit des vérités cachées dans des coffres sombres, des secrets et des jugements. Tout en étudiant la gigantesque carte composée de plusieurs feuilles étendues sur la surface d'une grande table de bois, dans la partie arrière de la boutique de l'artisan, nommé Gwon Nam-Jun, il songeait à Sa-Mo et à Jang-Mi, à ses parents, et à quel point il était strictement impossible de pouvoir récréer la même aisance dans les rapports qu'il entretenaient avec les deux.
Tout d'abord, il avait vécu avec les premiers toute sa vie, ils l'avaient écouté, soutenu autant que possible, le connaissaient, savaient comment il fonctionnait, même s'ils ignoraient encore certaines choses, mais comme n'importe quels parents dont les enfants grandissent et finissent par développer des endroits à eux seuls, inconnus. C'était Sa-Mo qui l'avait éduqué, qui l'avait pris en charge lui et son corps tordu, qui l'avait soigné, nourri, qui lui avait raconté des histoires, lui avait préparé ses repas, avait posé une main sur son front lorsqu'il était malade. Jang-Mi avait toujours été une oreille attentive, bienveillante, présente, inquiète pour lui dès qu'il s'en allait, infiniment heureuse lorsqu'il revenait. Ils étaient les premiers, et plus il y pensait, plus Dong Soo comprenait que rien ne pourrait changer ce dernier fait, et qu'il n'avait en aucun cas le désir de le modifier.
D'autre part, il se rendait compte qu'il n'avait pas envie d'établir avec ses parents le type d'affection que Sa-Mo voulait si farouchement voir naître entre eux. Ils avaient été absents pendant si longtemps de son existence qu'il ne voyait pas par où commencer. Ce n'était certes pas de leur faute et il s'en était voulu dans un premier temps de le leur reprocher, mais même cette dernière croyance s'effritait petit à petit, alors qu'il remarquait progressivement combien sa mère s'adressait froidement à son père, comme si elle avait gardé contre lui quelque vieille rancune, et à quel point celui-ci fuyait toutes les conversations, restant le plus souvent comme un vase planté dans un décor quelconque, immobile et inactif.
Il n'avait posé à Dong Soo aucune question sur sa vie, sur ses études, sur son enfance sans eux, pas davantage qu'il n'avait tenté de parler de lui et de se rendre plus accessible, se contentant de rester là, d'écouter, et éventuellement de hocher la tête de temps à autre. À l'inverse, sa mère avait exprimé beaucoup plus d'intérêt à son égard, mais ce dernier avait rapidement semblé uniquement protocolaire à Dong Soo, dans le sens où elle aurait juste entrepris d'accomplir ainsi son devoir et non de manifester son amour envers son fils.
En outre, les réponses qu'il lui avait donné avait paru éveiller en elle une déception très nette quant au statut social de Dong Soo et à ses activités, qui l'avait mis profondément mal à l'aise et n'avait pas contribué à lui donner envie de revoir régulièrement ses parents pour des repas en tête à tête.
- Sa-Mo nous a dit que tu étais marié ? Lui avait-elle demandé le tout premier soir.
- Oui. Depuis treize ans à peu près.
- Et c'est une ancienne gisaeng, c'est bien cela ?
Dans l'intonation de sa voix, un peu sceptique, un rien caustique, Dong Soo n'avait pu s'empêcher d'entendre la critique sous-tendue dans sa remarque, la désapprobation implicite. Son père, prenant alors vie, avait déclaré mollement, "Fils, il est vrai que tu aurais pu choisir une femme plus convenable", ce qui l'avait refroidi encore davantage que le commentaire de sa mère.
Yun-Seo était très bien, leur faisait bon accueil quand ils venaient les voir chez eux, mais ses parents n'avaient retenu que son occupation passée de courtisane, et durant leurs visites, ils s'étaient montrés tout juste polis avec sa femme, la regardant et lui répondant à peine au cours des conversations, ignorant son esprit, son éducation ou l'excellence de ses manières, ainsi que l'héritier qu'elle avait apporté à Dong Soo. Prudemment, il avait gardé pour lui le fait que Yoo-Jin n'était pas son fils biologique, tout en espérant que Sa-Mo ou Jang-Mi n'avaient pas ou n'iraient pas le confesser à ses parents.
Le problème était qu'ils avaient agi ainsi pour tous les sujets, depuis sa profession jusqu'à ses fréquentations, adressant au passage un coup d'œil scrupuleux à Woon l'ayant poussé à se demander ce que le père de ce dernier avait pu leur raconter. En d'autres termes, la déconvenue avait été largement partagée, et Dong Soo la traînait avec lui comme il avait, jadis, traîné ses carafes.
L'arrière boutique de l'artisan était plus vaste que son échoppe à proprement parler. Ses murs étaient couverts de peaux arrachés à leurs propriétaires, et en dépit de l'aspect onctueux des fourrures, dans lesquelles enfouir ses doigts paraissait être synonyme de grand délice, la pièce empestait néanmoins une odeur infecte d'animal et de viande, qui lui fit plisser le nez dès leur entrée à l'intérieur.
Woon et son étudiante, en revanche, ne semblèrent pas éprouver le moindre inconfort, et la jeune fille fit même observer à son maître, avec dans les yeux une lueur d'appétit sinistre, que ça "sentait bon". La fille de l'artisan, Na-Young, fut enchantée de les voir, et les interrogea sur leur présence à Hanyang et leurs résurrections tandis qu'elle dépliait ses cartes sur la grande table centrale, d'une longueur prodigieuse, et recouverte de ce Dong Soo identifia rapidement comme étant une couche de cuir.
- Mon père ne m'avait pas enterrée dans le cimetière d'Hanyang, leur expliqua t-elle avec un sourire, visiblement ravie de pouvoir partager son expérience avec des congénères. Mais près d'une berge de rivière où j'allais souvent jouer quand j'étais enfant, et que j'aimais beaucoup. C'est à environ un mile d'ici, et assez isolé pour m'éviter de tomber tout de suite sur une patrouille.
- De quoi êtes-vous morte ? Lui demanda Mago.
- Un accident stupide. Je chassais pour mon père, autrefois. Je suis tombée de haut dans un fossé, et je me suis brisée la jambe. Elle s'est gangrénée. Ça n'a pas pris plus d'un mois.
Son père, qui revenait à ce moment-là d'une courte entrevue avec un client, vint presser l'épaule et le bras de sa fille avec une affection douloureuse.
- Je suis heureux que tu sois revenue, ma chérie, lui dit-il d'une voix enrouée par l'émotion. Très heureux.
Dong Soo observa leur tendresse mutuelle, les signes de bonheur et de familiarité traduisant leur satisfaction d'être réunis de nouveau, et se sentit un instant coupable et honteux de son incapacité à communiquer de la sorte avec ses propres parents. Je devrais peut-être faire plus d'efforts, leur concéda t-il, tout en admettant tout de suite après qu'eux-mêmes ne lui tendaient pas franchement la main, alors que Sa-Mo et Jang-Mi faisaient leur possible pour multiplier les occasions pour eux de s'apprivoiser (sauf qu'on apprivoise rien du tout quand on ne le veut pas).
Woon et lui ne s'étaient plus jamais trouvé seuls ensembles depuis leur combat. C'était comme au camps d'entraînement, avec la même gêne, la même timidité, les mêmes peurs. Il se demandait si Woon lui en voulait, s'affolait face à une telle perspective, pour l'avoir laissé seul, sur le lit, alors qu'il avait exprimé l'envie de le garder contre lui, mais aussi, parce que l'idée était toujours là, pour les champs, pour ne pas avoir su voir, pour avant, pour leur dix-sept ans et tout le reste.
Les cartes totalement étalées sur la surface de la table, ils se plongèrent tous les trois, lui, Woon et Mago, dans leur examen, debout au dessus d'elles pour mieux en apprécier la mesure et les détails.
Au début, Dong Soo crut reconnaître des chemins, des routes de Joseon qu'il avait déjà emprunté, mais un changement de place autour de la table lui révéla très vite l'inexactitude de ce premier constat. Na-Young leur apprit qu'elle avait dessiné les cartes dans ce qu'elle qualifiait d'un "état second".
- Je ne me souviens pas de les avoir esquissés. C'est comme si je m'étais immergée dans la conscience collective sans m'en rendre compte, ou que j'avais perdu conscience à cause de la faim. Je ne sais pas comment l'expliquer. Tout ce dont je suis sûre, c'est de m'être...absentée, en quelque sorte, et d'avoir ensuite repris mes esprits devant un fragment de carte. Ça m'arrive encore. Je ne sais jamais quand. C'est terrifiant, et comme les autres ne répondent presque pas dans la conscience, je n'ai aucun moyen de savoir ce que ça signifie.
Ceux-ci étaient au nombre de sept, et d'une taille toujours plus ou moins équivalentes, à quelques différences près de nature minimes. Elles comportaient des numéros, inscrits au pinceau par Na-Young, et indiquant leur ordre de création. Mises les unes à côté des autres, elles formaient de toute évidence le paysage d'une contrée inhabituelle.
Les terrains représentés, les voies, les cours d'eau, les cités, qui ne disposaient par ailleurs d'aucun nom, n'avaient strictement aucun rapport avec la géographie du pays. Woon et Mago, ayant apporté leurs cartes du Qing, les sortirent pour effectuer une comparaison rapide par simple précaution, afin de vérifier les dires de la jeune femme, et qui aboutit par une conclusion similaire.
Sous leurs yeux se profilait effectivement la topographie d'un endroit absolument inconnu, rocambolesque, incompréhensible, et nulle légende n'avait été prodiguée par Na-Young pour les aider à les déchiffrer. Elle-même ne les comprenait pas.
- Je les trace, voilà tout, leur fit-elle remarquer.
Elles avaient été dessinés dans le désordre : ainsi, la première montrait ce qui était en réalité le centre de la région représentée par les cartes, et qui correspondant à ce qui paraissait être une grande ville centrale où convergeaient de nombreux chemins, et traversée, comme Hanyang, par un large fleuve d'un bleu limpide qui réapparaissait sur d'autres portions de cartes.
La quatrième dépeignait soit le sud, soit le nord, Na-Young n'en était pas certaine, qui s'ouvrait sur un pan de mer. Le contenu des cartes, en soi, était très détaillé, et Dong Soo estima qu'il devait être de plus merveilleusement précis une fois sur les lieux. Des trous béants séparaient parfois deux fragments de cartes.
- Elle n'est pas complète, dit Na-Young, comme Woon les évoquait.
- Comment le savez-vous ? Répliqua celui-ci en levant vers elle un regard dubitatif.
- Je le sais, c'est tout. Il en manque.
Ils furent interrompu par l'apparition hésitante d'une femme dans l'arrière boutique, qui toqua à la porte et se montra confuse à l'idée de les déranger. Na-Young l'invita néanmoins chaleureusement à venir les rejoindre, et quand elle s'inclina devant eux, sous le nom de So-Ha, Dong Soo reconnut, non sans soulagement, une gwishin qui avait déjà participé aux réunions des Yeogogoedam deux ou trois fois, mais avec laquelle il n'avait pas encore eu l'occasion de discuter.
Elle devait avoir trente ans, et était d'une beauté aussi atypique que les cartes exposées sur la table, avec de beaux yeux félins, tirés vers l'arrière, une bouche plutôt mince mais élégante, dont les coins se laissaient légèrement tomber vers le bas, et qui lui donnait l'air strict quand elle ne souriait pas. Elle était assez grande, avait de très longs cheveux noirs, noués en une queue de cheval haute, dégageant son front, et portait un pantalon et une tunique courte, bien ajustés à sa silhouette, à l'image de Mago.
Elle resta un peu avec eux, observant elle aussi les cartes avec intérêt.
- Laquelle est la dernière ? S'enquit-elle avec sérieux auprès de Na-Young, qui pointa du doigt une section présentant une étendue de terre sans aucune marque de ville, et faisant face également à la mer.
Elle l'étudia soigneusement, suivie dans son analyse par Woon, qui se trouvait juste à côté.
- Ça pourrait être une île, lâcha tout à coup celui-ci.
- J'y ai pensé, avoua Na-Young.
- À cause de la mer ? Comprit Dong Soo.
- Oui. Et le fait qu'on la retrouve sur les extrémités.
- À ce compte-là, ça pourrait aussi être une partie de continent, objecta So-Ha avec justesse. Joseon est entourée par la mer, mais reliée à la terre au nord. Et il n'y a que trois extrémités où la mer apparaît. Il en faudrait plus pour confirmer quoi que ce soit.
- C'est aussi ce que je me suis dit, ajouta Na-Young, de façon un peu découragée. Il faut que j'attende de voir ce que donneront les prochaines. Pour l'instant, impossible d'affirmer si c'est une île ou non.
La quatrième gwishin ne pouvait pas demeurer longtemps sur place. Elle préparait son départ de la capitale dans la soirée, et avait simplement souhaité faire ses adieux à Na-Young et son père, avec lesquels elle avait sympathisé au cours des réunions des Yeogogoedam.
- J'ai été hébergée chez un ami, ce qui m'a permis de rentrer dans la capitale, leur apprit-elle. Mais il n'est jamais bon pour les nôtres de rester au même endroit sur une trop longue période de temps.
À Woon qui la questionnait sur sa destination, elle répondit :
- Le Nord. J'ai parcouru tout le sud et le centre après ma résurrection, il y a cinq ans de cela, mais j'ai négligé la frontière avec l'empire. Et puis, j'ai entendu les échos au moment où les nouvelles mesures de répressions ont commencé à être appliquées.
- Quels échos ? Réagit aussitôt Mago.
- Si vous étiez au Qing, vous avez probablement eu des difficultés à les percevoir, leur signala la femme. Mais juste avant la publication du Décret, il y a eu une vague d'échos dans toute la conscience, qui invitait les gwishins à partir vers le nord, sans préciser où exactement. Il est très probable qu'ils étaient émis par l'Oeil, en grande partie. Et peut-être par d'autres, comme la Voix, ou l'Historien.
Mago affirma de nouveau ne jamais avoir perçu de telles transmissions, soutenue par Woon, qui semblait lui aussi pris de court par la révélation de So-Ha. "Maintenant, vous savez", dit-elle simplement, en souriant, et Dong Soo nota alors, distraitement, que l'agencement des traits de son visage étaient presque les même que celui de Woon.
Il profita de sa sortie pour aller s'aérer un moment dans la boutique, les odeurs de peaux mortes et de chair salée lui étant montée à la tête.
- Ils sont avec vous ? Lui demanda la femme, en parlant de Woon et Mago.
- Oui. Un ami d'enfance, et la fille est son étudiante. Ils logent chez moi.
- C'est très généreux de votre part, observa t-elle d'une voix douce. Et gentil.
- C'est ce que ferait un ami.
Il repoussa au loin la pensée des champs, le cuivre en fusion du soleil de ce soir-là, le sang de Woon sur ses mains et ses vêtements, sur son visage (c'est ce que ferait un ami). La femme, après avoir adressé ses remerciements et renouvelé son amitié au père de Na-Young, quitta finalement la boutique d'un pas décidé. Elle les salua de la main en poussant la porte. Oui, pensa t-il à nouveau en regardant son visage, le creux de ses joues, ses yeux, presque les mêmes que Woon.
