Notes de début de chapitre.

Woon et Dong Soo : essayent d'avoir un moment entre eux

Moi, débarquant dans la pièce en hurlant et en tapant sur des tambours : le scénario, le scénario, le scénario !

Woon : ... je voudrais résilier mon contrat.

Plus sérieusement, mille pardons pour la longueur indécente de ce chapitre : il contient deux scènes-clés, et je ne me sentais pas de les raccourcir ou de les précipiter. Le titre de la première partie a été inspiré par le poème de William Blake. Et toute la première partie a d'ailleurs été inspirée par la chanson "Chandelier" de Sia.

Bande-son (pendant la deuxième partie du chapitre) :

Little One (Detroit : Become Human OST)


CHAPITRE LXIII


"One, two, three, one, two, three, drink
One, two, three, one, two, three, drink
One, two, three, one, two, three, drink
Throw 'em back 'til I lose count"

(Sia, "Chandelier")


a. Tigre, O Tigre (toi qui luis)

Les barreaux de sa cellule étaient en bois, d'épaisses poutres sombres à l'aspect foncièrement démoralisant de part leur manque total d'originalité ou de fantaisie, fermement plantées dans une fondation grossière de pierres énormes, aux bords tranchants et parfois reluisants, comme de fausses gemmes ancestrales et magiques, sous la lumière des torches. Dès que paraissaient les rayons du soleil, elles reprenaient leur apparence morne et fade.

À l'inverse, les barreaux de bois avaient cela de relativement charmant qu'ils avaient été marqués à la fois par le temps, mais aussi les hommes qui s'étaient succédés derrière eux, et en avaient griffé le bois, mordu la matière, arrachant des copeaux et creusant des aspérités, leur donnant un peu de caractère, un peu plus de vie. Un bois sans rameaux était un bois mort, et aucun bois n'était plus mort que ceux qui composait les prisons.

Chun le savait, pour avoir longuement côtoyé leurs intérieurs monotones, nécrosé, au sein duquel les hommes devenaient fous, les femmes hystériques, les enfants adultes. Il avait été arrêté une première fois à treize ans, après avoir volé un poulet sur l'étal d'un marchand dont l'œil avait été habitué aux chapardages depuis trop longtemps pour ne pas avoir aperçu la manœuvre du gamin famélique et dégingandé qu'il était alors. Il fallait dire qu'il avait grandement manqué de subtilité, mais affamé comme il était, il était aussi véridique qu'il n'avait pas cherché à faire dans le feutré. La rue était pleine de passants, et il avait cru pouvoir s'échapper facilement, aveuglé sans doute la faim et l'inexpérience.

Le marchand avait crié au voleur, on l'avait agrippé de tous les côtés, sous les bras, et on l'avait traîné jusqu'au commissariat de police. Il n'avait pas réussi à se libérer de la poigne des hommes qui l'avaient pris sur le fait, mais il se souvenait s'être farouchement accroché à son poulet, et en avoir arraché de gros morceaux crus et ignobles, mais qu'il s'était forcé à avaler pour regagner des forces.

À l'époque, il avait quitté le domicile maternel depuis un peu plus de trois semaines, et ses provisions étant arrivées à leur terme, il s'était mis à dépendre de la charité des autres pour se nourrir : hors, dans ce quartier-là d'Hanyang où tous les habitants crevaient de faim autant que lui, et survivaient sur de maigres richesses, à peine suffisantes pour assurer leur subsistance, la règle était celle du chacun pour soi, et la générosité était exclue. Survis, ou meurs. Il ne fallait compter sur personne pour vous sauver, personne pour vous aider. La misère n'avait rien d'autre à donner que plus de misère.

Toute sa vie, Chun avait eu faim, et même après avoir rejoint Heuksa Chorong, même après être devenu son chef, même après avoir eu assez de ressources pour acheter un palais entier de victuailles, il avait continué d'avoir faim, sans arrêt, pour des nourritures aussi bien physique que spirituel. Il avait grandi, s'était épaissi, endurci, mais le garçon maigre n'était jamais parti et, dans un sens, il était heureux qu'il n'eût jamais totalement disparu, car c'était lui qui avait eu le plus de volonté, le plus de détermination, et peut-être aussi le plus de courage.

Sa cellule comportait un mur de bois au sommet duquel se trouvait une petite fenêtre, tout juste bonne à capter les lueurs du jour sans rien révéler d'autre de l'extérieur. Le sol de terre était dur, inconfortable, recouvert d'une paille triste et taciturne. C'était une cellule, et Chun en avait vu d'autres. Elles étaient toujours construites sur le même modèle, la même idée, soit celle d'être tout sauf un lieu agréable aussi bien à l'œil qu'au corps. Les prisons ne visaient jamais le plaisir, et dès qu'un élément un tant soit peu attrayant étaient introduit en leur sein, elles perdaient toutes leur substances.

C'était après avoir purgé sa peine de plusieurs jours pour vol, et avoir été battu par les geôliers dans une tentative risible et contre-productive de lui apprendre les bonnes manières, que Chun avait rencontre le père de Ga-Ok, à l'époque seigneur du ciel d'Heuksa Chorong, mais également sa fille. Il ne se souvenait que d'elle ce jour-là, que de ses yeux de glace, limpides et superbes, de ses cheveux noirs relevés au dessus de sa nuque, du poids de leur volupté.

Il avait alors repris sa place dans la rue, assis par terre, le chapeau de son défunt père devant lui en attente de recevoir les pièces des passants, et qui demeurait vide, sans espoir, à mesure que passaient les heures. C'était Ga-Ok qui y avait jeté quelques muns. Il ne savait pas qui elle était, à ce moment-là. Elle l'avait regardé de haut, impérieuse, hautaine et pourtant étrangement compatissante, belle comme une bête sauvage, et Chun s'était senti sale, bête, et laid sous son regard d'acier, alors que simultanément naissait en lui une idolâtrie amère, une adoration profonde et dépourvue de logique, comme l'étaient toutes les vénérations, ce qui était précisément la raison pour laquelle elles étaient si puissantes et tenaces.

Il avait vu Ga-Ok et en lui, tout au fond, quelque chose avait cédé, s'était effondré définitivement. Il ne lui avait rien dit, mais avait levé vers elle des yeux implorants, extasiés, des yeux de garçon. Ga-Ok n'avait pas bougé, s'était tenue au dessus de lui en souveraine absolue, de droit divin, dont la charité dépendait des humeurs. Son père était apparu derrière elle, grand figure noueuse et raide, à l'air paradoxalement moins sévère qu'elle, et il l'avait observé à son tour comme une curiosité locale, avant de lui demander son nom.

Chun l'avait donné sans réfléchir, sans quitter Ga-Ok des yeux. Parfois, il pensait qu'elle avait été l'appât, le déclencheur, la carotte que le vieil homme lui avait mis sous le nez pour le convaincre. Il était revenu plusieurs fois, jetant des pièces dans son chapeau, lui payant ainsi des repas, payant sa survie. Puis il avait entendu parlé de son petit exploit de vol à l'étalage, et tout était parti de là.

Il devait être transféré au camps de l'armée des morts d'ici le lendemain, situé à une dizaine de miles à l'ouest de la capitale. D'après Baek Dong Soo, les convois étaient acheminés durant les fins de journée, avant la nuit, et escortés de plusieurs soldats spécifiquement désignés pour ces missions considérées comme périlleuses de part les risques de rébellion de gwishins.

En théorie seulement, lui avait dit le môme, qui n'en était plus vraiment un, puisqu'en pratique, aucun gwishin ne s'est jamais essayé à combattre tout seul ses gardiens, ou alors je n'en ai jamais entendu parler. Ils transportaient toujours les morts un par un, dans une prison mobile composé en tout et pour tout d'une caisse de bois avec une fente en guise d'arrivée d'air, et ce afin de limiter les tentatives de fuite ou de protestations. L'ironie l'avait fait rire au milieu du silence abruti de sa geôle.

Le prince Sado avait été condamné à mourir dans une boîte du même genre, des décennies plus tôt. Le procédé avait de toute évidence été recyclé, et adapté aux nouveaux besoins du pays. Chun s'était à plusieurs reprises demandé si le jeune roi avait songé à la sentence de son père en élaborant les moyens de déplacements des gwishins entre Hanyang et le camps d'entraînement des morts, si l'image de Sado, livide, ensanglanté, recroquevillé dans sa prison, lui avait traversé l'esprit, et s'il avait retiré un quelconque plaisir à infliger le même châtiment à d'autres.

Il avait posé la question à Baek Dong Soo, lorsque ce dernier était resté devant sa cellule après la séance de torture. Sa peau et ses nerfs crépitaient toujours douloureusement de la sensation abominable du feu qu'on leur avait imposé, et en portaient encore les marques en dépit des soins d'un médecin s'étant présenté après la session, et ayant entrepris de guérir son corps avec des onguents de sang.

Il n'avait rien senti au début, et en avait été presque satisfait, jusqu'à ce que ses muscles et ses perceptions se réveillent sous l'influence de la chaleur infernale et se mettent à hurler, et alors seulement le bourreau avait déployé tout son arsenal, et de timide, la torture était devenue folle, acérée, enragée, et il avait hurlé, oh, il avait hurlé, à la fois de douleur mais aussi de rage, parce que rien ne l'énervait plus que sa propre souffrance, et entre deux instants de répit, toujours trop courts, il avait jeté des coups d'œil à Baek Dong Soo, et avait trouvé le gosse qui l'avait poignardé dans sa jeunesse totalement impassible, l'œil vide, sans expression, et merveilleusement cruel dans son indifférence.

En face de lui, Yeo Woon avait le même regard que Ga-Ok autrefois, ce fer tranchant dans les yeux, ces morceaux de glace qui étaient ceux d'un lac réfrigéré, angoissant, sous lequel dormaient des dents. Son héritier avait toujours eu de beaux yeux. Ga-Ok aussi. Comme Gwang Taek. Un deux trois un deux trois. Dans la salle du trône du quartier général de la guilde, Chun avait compté les bougies trois par trois, les avait soufflé de la même façon.

Il y avait trois seigneurs d'Heuksa Chorong. Le ciel, où progressaient nécessairement les nuages (Woon). La terre, la puissance ésotérique, avec ses reliefs, ses hauteurs, ses gouffres, ses arbres et fleuves, son ensemble de nuances destructrices et créatrices. Puis venaient enfin les hommes, l'entre-deux, l'intermédiaire, qui subissaient l'un et l'autre et sans cesse se relevaient, sans cesse avançaient, vivaient, mourraient, et essayaient vainement de comprendre des choses hors de leur portée.

Dae-Ung avait été un seigneur des hommes parfait. Woon aussi, au moment où il avait pris le rôle, désorienté, rejeté, perdu dans une fatalité qui n'avait jamais existé. Un deux trois. Lui. Ga-Ok. Gwang-Taek. Ils avaient été le rouage, le mécanisme, une harmonie décadente, incompréhensible mais puissante, omnipotente, et puis Ga-Ok était morte, et le système s'était cassé avec elle. Patatras. Chun avait toujours compté de trois en trois. Il n'y avait jamais rien eu d'autre. Un deux trois. La droite, la gauche, le centre. Trois.

À côté de Woon, qui l'observait avec un mépris teinté d'une infime trace de compassion, se tenait Baek Dong Soo, avec tout son attirail de justicier qu'il arborait déjà durant sa jeunesse. Il le portait au moment où il avait blessé Chun à mort, mais le vêtement avait alors perdu tout son sens. Une épée qui se fichait dans un corps faisait un tueur. Et peu importait les habits, peu importait le rôle, peu importait la morale. Un tueur était un tueur. Woon en était un. Baek Dong Soo en était un. Gwang Taek, Ga-Ok, Chun, avaient été des tueurs. La seule différence était que certains tuaient beaucoup plus que d'autres. Le reste n'avait aucune importance.

Et Chun avait ri des heures, dans la salle du trône, au milieu des chandelles et des épées mortes, dans ses appartements de silence et d'extravagances insensées, en pensant combien les gens aimaient à le traiter de menteur, alors qu'eux-mêmes étaient strictement incapables de nommer leurs actes tels qu'ils étaient (pas pire menteur que celui qui ne veut pas voir oh non pas pire menteur que celui-là).

Chun avait été un menteur élevé dans un monde de menteur. Woon en était un. Baek Dong Soo en était un. Gwang Taek et Ga-Ok aussi. Mensonges par-ci, mensonges par-là. Mites mensongères, ou mythes tout court, quelle différence ? Tous coupables. Tous les mêmes. Parfois, tard durant la nuit, Chun se rappelait Gwang Taek et Ga-Ok contre lui, allongés, pressés contre ses flancs, les cheveux sur son visage, les yeux luisants, langoureux et détendus.

- Nous t'aimons, disait Ga-Ok, entremêlée entre eux, avec eux, superbe et royale. Nous nous aimons. Et le monde est loin, si loin.

Et Chun disait qu'il les aimait, rêvait qu'il les aimait, qu'il les adorait, elle avec ses yeux de glace, lui avec son visage plein de bonté, il les aimait follement, n'avait jamais aimé qu'eux, compris qu'eux. Il avait été le seigneur du ciel, Ga-Ok celui de la terre, et Gwang Taek aurait mérité le titre de seigneur des eaux. Il état liquide, souple, agile comme une rivière, limpide et beau comme un lac, traitre comme l'océan.

Il n'avait aimé qu'eux deux dans le monde, et n'aimerait jamais plus personne. Il aurait brûlé le monde pour eux. Peut-être était-ce aussi à cause de la démesure de son amour qu'ils étaient partis, qu'ils s'étaient fermés. Peut-être qu'ils avaient fini par avoir peur des orages et du tonnerre, des tempêtes et des moussons. Ils ne l'avaient jamais dit, ne le lui expliqueraient jamais. Ils étaient morts, et tout était parti avec eux, tout s'était cassé, même Chun. Et le ciel tout seul ne valait pas grand-chose.

Baek Dong Soo ne demanda pas à Woon s'il fallait qu'il reste. Ils échangèrent un coup d'œil et il n'en fallut pas davantage. Je me suis trompé, songea Chun en le suivant des yeux tandis qu'il se dirigeait vers la sortie de la prison, j'ai pris le mauvais assassin. Il ne l'avait pas vu, à l'époque. Maintenant, il en prenait la mesure, parce que Baek Dong Soo était arrivé à un âge à Chun avait pu le reconnaître, identifier les craquelures dans ses fondations, les fissures sinueuses et infectées. Il ne cachait aussi un peu moins Chun avait les mêmes.

Woon en avait, lui aussi, mais d'un autre genre, ou alors elles n'étaient pas encore ouvertes, et il ne pouvait pas les voir. Il envisagea également la possibilité que le gosse les lui ait dissimulé, et se souvint, fugacement, du jour où il était entré dans sa minuscule chambre pour le sortir de la torpeur soporifique qu'il exhibait depuis qu'il avait trahi ses amis, et du moment où Woon s'était précipité vers lui, les yeux déments, rouges d'avoir pleuré, les cheveux en désordre, le teint malade, et lui avait plaqué un couteau sous la gorge en lui ordonnant de sortir.

Il y avait eu des lézardes dans ses beaux yeux, et des horreurs hurlantes toutes prêtes à en sortir. Il avait hérissé les cheveux à l'arrière de la nuque de Chun. Peut-être aurait-il eu meilleur compte de les prendre tous les deux sous son aile, après réflexion. Il allait sans dire qu'ils auraient été ses merveilles, ses joyaux, ses monstres, et qu'ils auraient probablement pu enflammer le pays à deux, le saigner à blanc.

Sans Gwang-Taek et Ga-Ok pour le tenir en laisse, pour l'apaiser, pour ramener la quiétude et le contrôle, Chun était un animal enragé, délirant, et sa vision devenait destruction destruction destruction le monde en ruines le monde mort le monde en flammes. Il avait passé sa vie à la canaliser. Et durant sa torture, il l'avait sentie, ricanante, ancienne, planter ses dents et revenir, petite chose immonde et incontrôlable, parasite de ses pensées, laide et fabuleuse dans son atrocité.

- Tu es venu me dire au revoir ? Salua t-il Woon d'un ton ironique, en se remettant debout sans éprouver les affres que la vieillesse avait installé dans ses muscles durant son vivant.

- Non, répondit celui-ci, et Chun pensa à son bourreau, et leur trouva une ressemblance frappante dans l'économie des mots qu'ils favorisaient tous les deux.

- Ah. Tu viens juste voir le condamné, alors ? Une visite de courtoisie, ou de victoire, peut-être ? Ce serait compréhensible.

Chun lui avait menti à propos de son père, et il doutait que le gosse lui eût jamais pardonné. Lui ne l'aurait jamais fait. Il vint à sa hauteur, derrière les barreaux, et vit, une fois tout près, la pâleur de Woon, ses yeux beaucoup plus noirs qu'avant, et la couleur sombre discordante à certains endroits de ses cheveux. Sa poitrine ne se soulevait pas. Il ne respirait pas. Chun se demanda comment il était mort, ce qu'il avait choisi.

Tu ne peux pas te tuer, avait-il affirmé des années plus tôt, à l'enfant avec sa lame sous son menton. C'était vrai. C'était faux. C'était ce que l'ancien seigneur du ciel avait dit à Chun, c'était ce que le précédent avait dit à ce dernier, et ainsi de suite. C'était l'Argument. Le cercle sans fin, le serpent se dévorant lui-même. C'était l'Excuse. Il fallait un héritier, un autre roi du ciel. C'était la loi.

Chun avait suivi toutes les étapes, terminant par la révélation finale, celle qui lui avait assuré la colère de Woon, son éclosion, sa prise de pouvoir, et la mort de son prédécesseur. Toute la vie des seigneurs du ciel était un long suicide. Certains partaient juste plus tôt que d'autres, et de toute évidence, Woon avait été aussi précoce dans son apprentissage des arts martiaux que dans son trépas.

- Non.

- Alors quoi ?

- Je suis venu parce que je voulais vous voir. Vous poser une question.

Ça aurait pu être touchant, sans la dernière affirmation, et pourtant celle-ci était aussi paradoxalement rassurante. Chun était parfaitement averti du fait qu'il était hautement probable pour Woon de tomber dans le sentimentalisme le concernant. Ils n'avaient jamais été ainsi. Il avait été son passé, et Chun avait été son futur, et peut-être que, par le truchement de ce jeu de miroir troubles, ils avaient été comme père et fils dans un certain sens.

Il se rappelait avoir eu de l'affection pour lui, quelque chose tout du moins qui y avait ressemblé. Il pensait parfois lui avoir donné les miettes de qu'il avait jadis réservé pour Gwang Taek et Ga-Ok. Il avait aimé ce qu'il avait vu en Woon, ce reflet de lui-même qu'il avait observé chez le gosse, les éclairs et l'orage, les nuages noirs, menaçants. Ils avaient été pareils, à un moment donné.

Woon avait échappé à son ivrogne de père, et Chun à sa cinglée de mère. Chacun sa croix. Tu ne penses jamais à moi, scandait-elle durant ses crises, en le frappant, en le griffant, en lui arrachant les cheveux, tu es une petite créature vicieuse, tu es un vaurien, j'aurais du me débarrasser à toi à la naissance. Mais je pense à toi, maman, avait-il eu envie de lui répondre, parfois. Je pense à toi si fort que j'ai envie de te tuer.

Chun hocha la tête, appuya son front contre un barreau de sa cage, indiquant qu'il écoutait.

- Pourquoi m'avoir menti ? Demanda Woon. À propos de mon père ?

Chun pensa aux serpents, au ciel, aux épées les unes sur les autres.

- Parce qu'il le fallait. Parce que c'était ainsi. Parce que ça faisait partie des règles.

- On vous l'a fait ?

- Qu'est-ce que tu crois ?

Woon le regarda droit dans les yeux, et Chun vit la confirmation s'inscrire sur son visage.

- Qui ? Voulut-il savoir, et Chun ne pouvait pas le blâmer, ni le lui refuser.

- Ma mère. Mais c'était différent. Moi, je le voulais. Elle était folle. J'ai juste terminé quelque chose qu'elle avait déjà commencé auparavant. Quand j'étais petit et en grandissant, elle menaçait de se tuer au moins une fois par semaine. Je crois qu'une partie d'elle trouvait ça drôle de me voir pleurer pour qu'elle arrête, de me voir souffrir en la regardant tenir un couteau de cuisine au dessus de son poignet ou sur sa gorge. Je n'ai jamais regretté. Il y a des parents qui ne sont pas des parents. Ils en ont juste le nom.

Dans ses bons jours, elle l'appelait "mon chéri, mon trésor, ma merveille". Dans les mauvais, tragiquement plus nombreux, elle lui lançait des objets au visage, le traitait de bâtard, cherchait à l'attaquer avec tout et n'importe quoi, avait essayé de l'étrangler dans son lit. Elle n'était jamais satisfaite, jamais heureuse, jamais elle-même. Elle lui avait donné le vertige.

- Mon père est revenu, lâcha Woon.

- Désolé, gamin. Vraiment.

Woon haussa les épaules, comme si ça n'avait pas d'importance. Il l'avait beaucoup fait étant plus jeune, quand Chun lui posait des questions anodines. Le geste le rajeunissait toujours.

- Pourquoi m'avoir dit la vérité, finalement ? S'enquit-il ensuite d'un ton plus froid.

- Tu ne devines pas ?

- Parce que ça n'avait plus d'intérêt ?

- Aussi. Mais avant tout parce qu'il le fallait. Parce que c'était toujours la règle. Parce que ça devait enclencher le reste.

- Juste pour ça ? Pour l'héritage et le trône ?

(un deux trois un deux trois un deux trois nous t'aimons)

- J'étais fatigué, et il entendit que sa voix était vieille, faiblissante, seule. Tu sais de quoi je parle, Woon.

Baek Dong Soo apparut alors soudainement dans le couloir, descendant quatre à quatre les marches qui menaient vers les cellules et s'immobilisant sur la dernière.

- Woon-ah, il va falloir partir, dit-il, presque navré.

- J'arrive.

- Je me suis trompé, remarqua Chun en gardant les yeux rivés sur le vide laissé par la silhouette remontée à la surface de Baek Dong Soo. Le but des règles d'Heuksa Chorong était de te réveiller, mais j'ai eu tort. Ce n'est pas moi qui t'ai réveillé. Ça n'a jamais été moi. Tu as été réveillé avant. J'aurais du vous recruter tous les deux.

Alors il senti des doigts glacés s'enfoncer dans les os de ses tempes, s'y agripper violemment, et précipiter son visage contre le bois des barreaux de sa prison. Il se retrouva nez à nez avec Woon, mais les yeux de celui-ci étaient devenus totalement noirs, des veines sombres sillonnaient le long de son cou et de ses joues, et il tenait la tête de Chun dans un étau de fer impitoyable. Celui-ci ne bougea pas, n'osa pas prononcer le moindre mot (qu'est-ce que).

- L'armée, gronda t-il, avec une autre voix, une voix de tombe, de voix de sous la terre, trop rauque. Préparez l'armée. Il nous faut l'armée.

(obéis)

- Quelle armée ?

(plie)

La tête de Woon s'inclina légèrement sur le côté, comme si Chun avait fait une plaisanterie ou qu'il n'avait pas compris sa question. Ses yeux étaient des abîmes abominables de vide et de ténèbres.

- Il nous faut l'armée, répéta t-il. Vous la dirigerez au moment venu, avec les autres. Préparez l'armée.

(ma commande mon mot mon ordre)

- Quand ?

- Vous saurez. Nous sommes les Yeux.

Chun sentit quelque chose de froid en lui, comme une poche d'eau gelée dans ses entrailles. Il s'entendit, presque de loin, reprendre la formule à son tour sur le même ton que Woon, monocorde, mais cette fois soumis.

- Vous êtes les Yeux.

Woon le lâcha, ou plutôt le repoussa contre le mur, et son dos heurta le bois dans un craquement sec, écœurant. Quand Chun releva ensuite la tête, il le découvrit, calme, debout, les yeux de nouveau clairs et interrogateurs, visiblement décontenancé de trouver l'ancien seigneur du ciel effondré au sol.

(nous sommes les Yeux)


b. In Memoriam

Dong Soo l'avait prévenu que les visites de vivants aux gwishins emprisonnés n'étaient autorisées qu'en deux occasions, lorsque ces derniers n'avaient pas pu être identifiés au cours des interrogatoires mais aussi dans le cas où ils refusaient de donner leurs noms malgré les questions et la torture. Il l'avait informé de la résurrection de Chun la veille, immédiatement après son réveil, le prenant à part comme Woon venait de terminer son déjeuner et s'apprêtait à aller superviser l'entraînement de Mago.

Chun est revenu, lui avait-il appris simplement ce jour-là, et sa voix n'avait pas tremblé, n'avait pas semblé plus empressée que d'ordinaire, mais Woon avait remarqué l'urgence dans ses yeux, le besoin de réponses et surtout de directives qu'ils attendaient de sa part. Sans un mot, ils quémandaient, réclamaient "dis-moi quoi faire, dis-moi ce que tu veux que je fasse".

Ils étaient alors dans la cuisine, et les odeurs de viandes cuites, du bœuf et du porc ayant relevé les plats de chou blanc, de radis et de concombres que la cuisinière leur avait servi à peine quelques instants plus tôt, l'avaient en partie déconcentré, comme dans l'arrière boutique du père de Na-Young ou plus généralement dans tous les espaces clos à l'intérieur desquels s'accrochait compulsivement le fumet des chairs.

Il l'avait respiré presque sans y prêter attention dès son entrée dans la cuisine des Baek, où il avait jusqu'à lors très peu mis les pieds en dehors de la préparation de thé pour lui et les autres habitants de la demeure, soit le plus souvent longtemps après les repas, et ses pensées avaient instantanément sombré vers le crâne nu du moine du Qing, vers le bras de l'éleveuse auprès de laquelle il avait acheté sa première portion de viande, vers les relents qui s'étaient alors échappé de son garde-manger, vers les entrailles somptueusement dégoulinantes et sanguinolentes du sanglier qu'ils avaient dévoré avec Mago et un autre gwishin, à quelques kilomètres de Sokcho.

Elles avaient aussi dérivé vers le thé épais, vermillon, que Hui Seon lui avait fait boire durant tout son séjour à la maison du Printemps, vers les bols de viande qu'elle lui avait fait servir, et qui avaient été trop appétissants, trop revigorants. Avec ça, tu rassembleras très bientôt davantage à un vivant qu'à un mort, avait affirmé Hui Seon, en le fixant de ses yeux noirs autoritaires, c'est ce que je donne à tous les gwishins durant les premiers mois qu'ils passent sous mon toit.

Quelques semaines avant son départ, elle avait fait ajouter à ses plats de la viande plus conventionnelle, au goût moins affriolant, mais plus facilement accessible.

- Mieux vaut t'y accoutumer dès maintenant, lui avait-elle signalé en le voyant grimacer imperceptiblement après avoir discerné le changement de saveur. Tu éviteras ainsi les crises de faim, ou au moins tu en réduiras les risques.

Dans la cuisine, Dong Soo avait très doucement pressé son coude de sa main, en lui demandant s'il souhaitait aller voir Chun à la prison du palais royal, où il avait été enfermé après la torture, et Woon avait ravalé son appétit derrière ses dents, dans les bas-fond de sa gorge.

- J'ai le droit de le voir ?

Dong Soo lui avait alors expliqué les circonstances dans lesquelles les vivants pouvaient rendre visites aux morts capturés, et avait ensuite affirmé qu'il s'était débrouillé pour lui laisser la possibilité, en indiquant à Chun ne pas révéler son identité et en promettant lui-même de tenir sa langue. J'ai pensé que tu pourrais en avoir envie, s'était-il justifié. Ils se tenaient proches, dans une intimité de confession et de secrets.

Dong Soo avait baissé les yeux vers le sol en exprimant sa croyance vis-à-vis de Woon. Celui-ci l'avait regardé, et en lieu et place d'un éventuel désir de rencontrer son prédécesseur fraîchement extirpé de sa tombe, il avait voulu poser ses mains contre le ventre de Dong Soo, à plat, pour en sentir toutes les ondulations et les frémissements sous ses paumes, ou tout du moins essayer, et soutenir son regard, comme la fois où ils étaient rentré de chez les gisaengs deux décennies auparavant.

Dis-moi ce dont j'ai envie, avait-il pensé, en retrouvant la sensation des mains de Dong Soo le long de ses bras, leur caresse distraite et décontractée, mais ferme, dis-moi, tu me connais, montre-moi. L'un des passe-temps de Hui Seon à la maison du Printemps avait été de prétendre qu'elle le connaissait, et elle avait probablement raison jusqu'à un certain point, car il s'était souvenu d'autres choses au Qing, de promenades cette fois non pas le long des rives de la Han mais dans le noir, de sa voix qui disait "dépêche-toi, on ne s'attarde pas ici", de son sourire joueur et carnassier.

Il y avait ce qu'elle savait, soit tout ce qui était en surface, visible, à peine dissimulé. Et il y avait le reste, qui était toujours à lui, juste à lui, et à Dong Soo. Et sous la surface, les profondeurs descendaient loin, très loin, dans l'obscurité et le silence, dans un gouffre où flottaient des feuilles d'automne. Il avait accepté de revoir Chun, essentiellement parce que ce dernier n'était pas son père, et Woon en avait déduit que le rencontrer ne pourrait en aucun cas être pire que de subir les injures de Yeo Cho-Sang.

Lui et Dong Soo rentrèrent un peu avant le dîner, alors que la cuisinière venait d'arriver et discutait avec la femme de Dong Soo tout en marchant d'un pas vif vers son lieu de travail. Elle les salua d'un signe de tête respectueux, et après sa disparition à l'intérieur du hanok central, Yun-Seo, qui avait été avertie de leur déplacement à la prison par Dong Soo, se montra soucieuse de savoir si tout s'était bien déroulé. À la demande de Woon, Dong Soo ne lui avait donné aucun détail relatif à Chun.

- Ne t'inquiètes pas, lui assura son époux en posant une main réconfortante sur son épaule. J'ai bien donné le faux nom pour Woon, comme nous en avions discuté.

Une fois devant les portes de la prison royale, il avait assuré aux gardes qui campaient là avec un air vaguement endormi que Woon était un ami à qui il avait parlé de Chun, et qui avait pensé le reconnaître sur la base de ces descriptions. Il venait par conséquent apporter son aide à l'armée pour tenter d'identifier le gwishin dissident, et remplir ainsi son devoir de loyal sujet. On les avait laissé entrer sans faire d'histoires, et sans exiger de Woon qu'il prouvât son statut de vivant comme à l'entrée des portes de la ville.

C'est parce que je suis capitaine de brigade, lui avait murmuré Dong Soo d'un ton malicieux, en lissant la plume de son chapeau d'un geste indolent, on me fait confiance, et surtout, ils ont tendance à partir du principe que si tu es en ville, c'est que tu as passé haut la main le test du feu. L'ancien seigneur du ciel d'Heuksa Chorong gisait dans sa cellule, affalé sur le sol, un bras soutenu par son genou replié, et il portait le blanc des morts, pas le noir dont il avait aimé se draper jadis, quand il était encore en vie.

Woon avait vu sur son visage la pâleur des gwishins, et dans ses yeux le voile noir des jeunes ressuscités, n'ayant pas consumé assez de viande pour affaiblir les marques de leur nouvelle condition. Il avait trouvé son regard éteint, davantage même que lorsqu'il l'avait confronté pour la dernière fois avant sa mort.

Je lui ai dit que Gwang-Taek et Ga-Ok n'étaient pas revenus, lui avait appris Dong Soo sur le chemin de la prison. Dans la salle du trône, Chun lui avait longuement parlé des fonctions des seigneurs de la guilde, de leur nécessité d'être toujours trois, et il insistait inlassablement sur le chiffre, le répétait plusieurs fois, et Woon avait eu par moments l'impression qu'il se noyait dedans.

- Nous étions trois, avant, lui avait dit Chun, amer, vieilli, puissant mais diminué. Moi, Ga-Ok, Gwang-Taek. Tous les trois. Nous étions trois, et nous étions un.

Il parlait d'eux comme Dong Soo avait parlé de lui, de Woon et de Cho-Rip. Nous contre le monde. Woon préférait le "nous" de lui et Dong Soo, et s'était demandé parfois si Ga-Ok n'avait pas également préféré le "nous" qu'elle formait avec Gwang-Taek.

Mago avait accompagné Yoo-Jin en ville, car il s'était trouvé à court de papier, et avait voulu aller en acheter lui-même. Sa mère lui avait donné la responsabilité d'un petit pactole, assez élevé pour que le garçon puisse en complément se procurer de nouveaux pinceaux ou des pigments de couleur. Mago désirait simplement pouvoir se dégourdir les jambes et s'occuper l'esprit avec autre chose que les arts martiaux ou la conscience collective, et elle avait en outre exprimé le désir de mobiliser l'opportunité pour continuer sa découverte de la capitale. Yoo-Jin, d'après sa mine enjouée, ne rechignait pas de toute évidence à lui servir de guide.

Il avait fallu badigeonner de teinture les cheveux de Mago, et Woon en ayant lui-même appliqué sur sa propre chevelure, leur flacon était presque tari. Son étudiante lui avait promit d'en acquérir tandis que Yoo-Jin irait chercher son papier à dessin. Les mèches blanches étaient devenues omniprésentes depuis qu'ils avaient eu cette absence quelques jours plus tôt, ayant provoqué la panique de leurs hôtes, et dont ils n'avaient pourtant conservé aucun souvenir.

Le lendemain, un pli du père de Na-Young était arrivé : ce dernier y avait relaté que sa fille était tombée dans une "transe inhabituelle" au cours de la nuit, faisant écho à l'état dans lequel Dong Soo avait trouvé Woon et Mago en rentrant de sa patrouille. Elle non plus ne se souvenait de rien, mais son père avait griffonné le mot "Yeux" sur sa missive, restant volontairement imprécis dans ses explications par crainte de voir son courrier tomber entre de mauvaises mains.

En se rendant au palais un peu plus tard, Dong Soo avait entendu des bruits de couloir selon lesquels les gwishins aussi bien détenus en captivité au palais qu'envoyé au camps de l'armée des morts avaient tous expérimenté la même chose, et en avaient tous récolté des cheveux encore plus blancs, plongeant dans une confusion croissante les vivants qui les côtoyaient alors.

Mago et Yoo-Jin avaient quitté la maison avec un programme conjointement déterminé, s'étant accordés pour aller, entre autres, jeter un œil aux décombres du palais de Gyeongbok, qui constituait d'après la petite Iseul une des attractions les plus dignes d'intérêt de la ville. Ces enfants vivent entourés de fantômes, et pourtant les lieux hantés gardent toute leur préférence, avait observé avec finesse la femme de Dong Soo.

Au retour de ce dernier et de Woon, ils n'étaient pas rentrés. Woon trouva la chambre de Dong Soo vide et silencieuse, figée comme une peinture. Il contemplait celle des deux tigres lorsqu'il entendit qu'on frappait très délicatement à la porte, et celle-ci coulissa pour laisser entrer Dong Soo, dont les bras étaient chargé de coffrets à l'aspect et au contenu totalement inconnus à Woon.

- Je ne te dérange pas ? S'inquiéta t-il. Je peux repasser, sinon.

Woon secoua la tête. À l'exception de la nuit où Dong Soo les avait trouvé hébétés avec Mago, ils n'avaient plus été ensembles et seuls dans la chambre de ce dernier depuis que la visite de Sa-Mo les en avaient arrachés de force. Je nous ai mis de côté, avait dit Dong Soo.

Ils n'avaient plus dit grand-chose après la confirmation de Woon, celle ayant juré qu'il avait aimé avoir Dong Soo pressé contre lui, sur lui, ventre contre ventre, lèvres contre les siennes, mais le silence qui avait suivi sa déclaration avait été plus confortable et apaisé, un peu nouveau et inhabituel, mais pas moins apprécié pour autant, car il avait été question de ce genre de silence dont l'installation se faisait naturellement après avoir ôté une couche de terre et creusé par là-même une ouverture sur une tombe jusqu'à lors gardée enfouie dans le noir, et inaccessible.

- Qu'est-ce que tu as là ?

Tout en s'approchant, il désigna du menton les coffrets tenus les uns sur les autres par Dong Soo.

- Oh, trois fois rien, lâcha celui-ci en les déposant sur le sol, juste devant le yo déplié de Woon sur lequel il pris place avec une crispation notable de la mâchoire (il a mal au dos, pensa Woon, en se souvenant l'avoir vu se tenir le bas des reins à plusieurs reprises au cours des derniers jours, et siffler de douleur en se redressant). Des souvenirs. Des choses que j'ai gardé.

Woon vint s'asseoir à côté de lui. Il y avait deux coffrets. Le premier était rectangulaire et massif, très simple, à peine décoré mais bien entretenu, car le bois de son couvercle étincelait sous la lumière des bougies. Woon ne l'avait jamais vu auparavant.

Mais le second, plus petit, carré, plus profond, plus richement sculpté, oh, il reconnut le second aussitôt qu'il l'eut sous les yeux, car il avait déjà vu ses motifs, sa structure, savait ce qu'il contenait (ce n'est pas possible).

- Je me disais que ça te remonterait peut-être le moral, lui avoua Dong Soo gentiment, en poussant vers lui les coffrets du bout des doigts.

- Je vais bien, protesta Woon, simplement parce qu'il en avais pris l'habitude.

- Oui, je sais. C'est juste que...enfin, je pensais que ça pourrait te faire plaisir. Tu n'avais pas l'air bien après avoir vu Chun.

Il avait trente-huit ans. Il en avait vingt. Il en avait dix-sept. Woon ne savait plus, s'en fichait. Il ouvrit le premier coffret, réservant le second en coup de grâce.

À l'intérieur, il découvrit une pile de papiers, et du tissu vaporeux et sombre qu'il n'eut même pas besoin de déplier pour en reconnaître la nature. Il s'agissait de sa vieille robe de chambre de soie noire qu'il avait commencer à porter de façon obsessive après avoir repris les fonctions de seigneur du ciel, et avec laquelle il se souvenait avoir éconduit Kenzo, un soir que celui-ci s'était présenté dans ses appartements en espérant gagner ses faveurs.

Ce n'était pas véritablement de sa faute si Woon l'avait refusé, pas plus qu'il n'avait été responsable du désir impulsif de celui-ci de vouloir essayer autre chose, de voir s'il pouvait s'autoriser autre chose, s'il y parvenait. Ça n'avait pas marché. Il n'en avait jamais parlé à Dong Soo. Et où est-il donc, votre autre dragon ? avait grinçé Kenzo, mortifié par le rejet, et avec raison.

Il est là, songea Woon, en vidant au et à mesure le contenu du coffret sur son lit, tandis que Dong Soo l'observait faire sans un mot, il est juste là, et il me connait, il me connait, personne d'autre que lui ne me connait à ce point. Kenzo n'avait jamais eu de coffret avec des affaires de Woon. Pas plus que le capitaine Seol. Ils ne le connaissaient pas, et Woon doutait qu'ils aient eu l'envie sincère. Si seulement tu leur laissais un peu de temps.

Les papiers étaient les lettres que lui et Dong Soo s'étaient envoyé durant les semaines où ce dernier était parti en mission d'exploration et de reconnaissance dans les hauteurs des montagnes avec d'autres de leur camarades, alors que Woon était resté au camps. Les entêtes étaient tous les mêmes. Dong-Soo-yah. Woon-ah. L'écriture de Woon était appliquée, soigneuse, et régulière. Celle de Dong Soo comportait des tâches, s'affaissait parfois.

Dans l'une des lettres, Woon avait écrit "j'aimerais que tu sois là". Dong Soo y avait répondu avec un "moi aussi". Jae-Jin et Do-Hyun avaient fait parti du groupe des montagnes, alors que Byeong-Cheol était demeuré au camps. Ils s'étaient tenu relativement à carreaux tant que Woon et Dong Soo se trouvaient dans le même secteur, mais dès qu'ils avaient été séparé, ils s'en étaient donné à cœur joie. J'ai envie de les frapper du matin au soir, avait écrit Dong Soo dans l'une de ses dernières lettres. Tu as ma bénédiction, avait répondu Woon, alors que lui-même avait tordu le poignet de Byeong-Cheol la veille, lorsque ce dernier avait trouvé spirituel de le traiter de putain anormale.

Le Dong Soo plus âgé, qui avait vu Woon mourir et sortir de sa tombe, se lança dans une relecture attentive des lettres que ce dernier avait déjà parcouru. Ah, tu te souviens de ça ? demanda t-il avec un sourire en se penchant vers Woon et lui présentant la phrase dans laquelle celui-ci évoquait une soirée où leurs camarades avaient réussi à faire boire Cho-Rip suffisamment pour lui ôter tout sens des inhibitions. Sa-Mo était parti dans les montagnes, et l'assiduité s'était beaucoup relâchée avec son absence.

Woon hocha la tête, retirant sa robe de chambre, caressant la soie noire et prodigieusement intacte. Sous elle, il trouva le ruban rouge avec lequel il avait noué ses cheveux après être devenu le seigneur du ciel d'Heuksa Chorong, méticuleusement replié sur lui-même, et sa vue fit se serrer sa gorge, l'obstrua d'un poids douloureux. Il tourna la tête vers Dong Soo, voulut lui dire quelque chose, mais ce dernier avait les yeux rivés sur les lettres.

Il revint aux coffrets, fit sauter le petit loquet doré du second, et le brûleur d'encens avec ses deux dragons, resplendissant, intact, apparut, en un tourbillon de tendresse et de chagrin.

- Où est-ce que tu l'as trouvé ? Voulut-il savoir, parce qu'il en avait besoin, qu'il ne comprenait pas, et que personne ne lui avait jamais rien donné de tel, jamais.

- Dans ta chambre, à Heuksa Chorong, répondit Dong Soo, et ils ne se regardaient pas, lui sur les lettres, Woon sur le brûleur et les dragons enlacés. J'ai demandé au roi de faire partie du détachement qui a été envoyé pour trouver son quartier général. Je voulais juste le voir, et peut-être, je ne sais pas, te voir, dans un sens. C'était quelques semaines après ta mort, et après que je sois sorti de prison pour t'avoir enterré. Le roi pensait que ça m'aiderait à faire mon deuil, donc il a accepté.

Il lui expliqua avoir été parmi les premiers à pénétrer dans l'enceinte décrépit et vide du bâtiment, et avoir volontairement cherché les quartiers du seigneur du ciel, parce qu'il voulait voir, qu'il avait espéré, dans un élan de délire, que Woon l'y attendrait, dans la poussière et le silence, mort et muet, prêt à l'emmener avec lui et à laisser la terre les engloutir.

Il avait trouvé la chambre, sans Woon, mais il était tombé sur ses propres lettres en ouvrant les tiroirs de ses cabinets, ainsi que sur sa robe de chambre, pliée comme si elle s'apprêtait à être portée d'un instant à l'autre par son propriétaire, et enfin sur le brûleur.

- L'endroit a été fouillé de fond en combles par l'armée, poursuivit-il. Les objets de valeur ont été récupérés et devaient venir agrandir le trésor royal. J'ai volé ta robe de chambre le jour-même, en la glissant sous mon uniforme. Même chose pour les lettres. Ça ne prenait pas beaucoup de place. Pour le brûleur, c'était plus compliqué : il a fallu que j'attende qu'il soit ramené au palais et que je descende ensuite dans les coffres.

- Comment ?

- Tu te souviens du coup du laxatif ? Tout est parti de là. Je suis passé "par hasard" devant les portes quand les gardes ont commencé à se sentir mal. Je leur ai dit qu'ils pouvaient s'absenter et que je pouvais me charger de la surveillance en les attendant. J'avais encore une bonne réputation, à l'époque. Ils m'ont fait confiance. De toute façon, personne ne s'en est rendu compte. Le registre n'avait pas encore été complété. Il n'a jamais été réclamé.

Il posa les lettres sur le yo, et daigna finalement contempler à son tour le brûleur, les dragons, leurs écailles si fines et si admirablement ouvragées. Woon vit qu'il avait les yeux humides.

- Je l'ai vu, et j'ai su, dit-il d'une voix enrouée. Je ne sais pas comment t'expliquer, Woon-ah. Il fallait que je le récupère. J'ai pris ton ruban le jour où tu es mort, tant que je t'avais encore avec toi. Tu crois que j'ai eu tort ? Que j'aurais mieux fait de te laisser partir ?

Woon enveloppa son visage entre ses mains, le tourna vers lui, l'attira à lui tout en se soulevant vers l'avant et l'embrassa sur les lèvres, fiévreusement, désespérément. Dong Soo lui rendit son baiser immédiatement, avec une douceur extrême.

Ses lèvres étaient gercées, abîmées par les coups de dents nerveux, et Woon arracha très gentiment un minuscule lambeau de peau avec ses dents, qu'il avala ensuite.

- Je t'ai vu, soupira t-il en se reculant, contenant un rire qui avait un goût de sanglot, les joues de Dong Soo chaudes contre ses doigts. Je t'ai vu dans la clairière, et je t'ai vu quand j'ai bu de l'absinthe. Je t'ai vu quand je me suis réveillé il y a quatre ans.

Dong Soo appuya son front contre le sien, et entoura sa taille de ses bras, sous sa tunique, à même la peau. Parfois, Woon entendait ses pas s'approcher de la maison, la nuit, et puis s'éloigner tout d'un coup, devenir de plus inaudibles. Dong Soo ne disait pas où il allait. Une nuit, Woon avait ouvert les portes de la chambre et l'avait vu repartir dans le sens inverse, tournant son dos à la demeure et à ses habitants.

- Tu m'as vu ? Répéta Dong Soo, et sa voix était fragile, pleine d'espoir.

Woon donna une poussée tendre contre son front, ferma les yeux.

- Tout le temps.

Dong Soo enfouit son visage dans son cou, se pressa contre lui, le serra contre lui, et Woon plongea une main dans ses cheveux, passa un bras autour de ses épaules, le sentit respirer contre la peau de sa nuque, perçut la douceur frénétique des battements de son cœur contre sa poitrine. Les dragons dorés les observaient en silence, triomphants.

Ne me laisse pas partir, pensa Woon, nez contre les cheveux de Dong Soo, ne me laisse jamais partir, garde-moi pour toujours.

Dong Soo finit cependant par reculer, mais il l'embrassa, une fois, deux fois, trois fois, avec fermeté, comme pour sceller un accord. Il lui sourit. Le dîner, dit-il avec langueur, ce à quoi Woon hocha la tête, et il sentit une dernière pression convulsive du front de Dong Soo contre le sien avant que celui-ci ne se redresse complétement et ne se lève.

- Ça ne t'embête pas si je les garde pour ce soir ? Lui demanda t-il, désignant les lettres, la soie noire, le brûleur.

Dong Soo avait déjà atteint la porte de la chambre, et était sur le point de l'ouvrir. Il secoua la tête.

- Tout est à toi, Woon-ah.

- Le brûleur, confessa t-il. Je l'ai acheté pour nous.

- Je sais, lui assura Dong Soo avec bonté. Je l'ai gardé pour nous.

La porte de la chambre se referma très doucement derrière lui. Woon demeura un instant immobile sur le yo, contemplant tour à tour les lettres, sa robe de chambre, son ruban, le brûleur. Personne n'a jamais fait ça pour moi.

Derrière les barreaux de sa cage, Chun avait affirmé "j'aurais du vous recruter tous les deux", et Woon, tout en tendant la main et en caressant l'une des minuscules griffes dorées d'un des dragons, reproduisant ainsi un rituel qu'il avait développé quinze ans plus tôt, songea calmement à l'automne, aux nez en sang de ses camarades, aux lettres de Dong Soo qui disaient "j'ai envie de les frapper du matin au soir" (oui, vous auriez du).