Notes de début de chapitre.
Simplement pour vous prévenir, le prochain chapitre risque d'arriver un peu plus tard que prévu étant donné que je dois rédiger une soumission de communication pour ma thèse, mais je vais faire de mon mieux pour me dépêcher !
CHAPITRE LXIV
"Les conséquences de la colère sont beaucoup plus graves que ses causes."
(Marc Aurèle, "Pensées pour moi-même")
a. La conspiration du silence
Sans aller jusqu'à dire qu'elle avait vécu assez longtemps et vu assez de choses pour que plus rien ou presque ne puisse la surprendre, Baek Yun-Seo était néanmoins toujours assez fière de pouvoir affirmer qu'elle avait pris part à suffisamment de banquets et plus généralement de repas communs, qu'ils eussent été par ailleurs intimes, limités à sa présence et à celle d'un ou d'une autre convive en particulier, ou plus peuplés, pour s'être acclimatée à une large diversité de situations et de difficultés rencontrés au cours de ces derniers.
À la maison du Printemps, et même avant son entrée au sein de l'établissement comme courtisane titulaire, elle avait assisté à des festins parfois bon enfant et guillerets, mais également à d'autres réjouissances dont la teneur avait été plus irritable et sensible. Dans les maisons de gisaengs de renommée moindre que celles d'Hanyang, les paiements étaient le plus souvent moins exigeants, résultant en une clientèle provenant de milieux plus variés, mais aussi plus modestes. Les hommes qui participaient alors aux festins avaient parfois déboursé l'équivalent personnel d'une fortune pour s'arroger les services d'une courtisane, ses paroles caressantes et sa jolie silhouette enveloppée dans un hanbok chatoyant, ses longs doigts fins couverts de bagues de jade et d'ivoire.
Par conséquent, ils se montraient le plus souvent affables, tranquilles et davantage portés sur le rire et la plaisanterie que sur les débats et les échanges d'opinions, à l'inverse des yangbans qui, de part des revenus plus confortables, craignaient peu de gâcher une soirée passée chez les gisaengs en se frittant avec un autre invité, étant donné la possibilité dont ils disposaient de requérir aisément une autre rencontre.
Dans les grandes maisons d'Hanyang, les disputes conceptuelles autour des tables des courtisanes, à propos de tel notion précepte confucéen, de telle décision du gouvernement, de tel style de peinture ou de poésie, étaient devenues légion, et il n'était pas un banquet, quel qu'en fut l'heure ou l'endroit, qui échappât à la malédiction. Invariablement, et si vous étiez en veine, vous pouviez compter sur moins de deux invités pour se crêper le chignon sur un sujet ou un autre, considérés comme majeurs ou non, et faire basculer un moment initialement agréable en pugilat ridicule se terminant le plus souvent en insultes spontanées et impliquant généralement un membre de la famille d'un des invités.
Dans le cas où vous n'aviez pas de chance, c'était l'intégralité des convives qui se querellaient allégrement tout en engloutissant avec un irrespect flagrant les mets délicats apportés des cuisines, et soigneusement disposés sur la table par les courtisanes, ou plutôt leurs apprenties. Yun-Seo avait vu les tons monter à une vitesse prodigieuse du temps où elle était encore en activité, le plus souvent pour des broutilles, et s'escalader au point de frôler la déclaration de guerre. Les courtisanes jouaient le rôle de médiatrices, d'arbitres, de voix de la raison et surtout de l'apaisement.
Elles étaient ignorées la plupart du temps, mais leur présence suffisait régulièrement à calmer les esprits et à recentrer les invités sur la consommation de nourriture et le plaisir de leur compagnie. Yun-Seo se souvenait avoir déclenché sa première migraine durant une altercation retentissante entre un officier militaire et un bureaucrate, respectivement noron et soron, et depuis la majorité de ses maux de tête avaient découlé de ces oppositions verbales, quelques fois physiques, durant lesquelles les invités se jetaient les uns sur les autres par dessus la table, entraînant les rires des uns, la stupéfaction des autres, et la confusion des courtisanes.
Son mariage avec Baek Dong Soo avait apporté quelques changements notables concernant la nature des repas auxquels elle participait. Ils étaient non plus composé d'une multitude de convives inconnus ou à peine familiers, comme à la maison du Printemps, mais généralement réduit à quelques personnes privilégiées. Elle déjeunait ainsi avec les femmes des fonctionnaires du Bureau d'Investigation Royale, parfois à deux, parfois à plusieurs.
La tâche tenait plus d'une corvée sociale que d'une distraction, car la grande majorité d'entre elles la méprisaient tout à la fois pour son ancienne occupation, mais également pour son union, car Baek Dong Soo était à l'époque considéré comme un bon parti, et avait été dans la ligne de mire d'un certain nombres de filles à marier issues de familles respectables et fortunés.
Une fois passée la mortification de ne pas avoir été choisies, ces dernières s'étaient empressées de constater le goût prononcé du nouvel époux pour la boisson, ainsi que son attitude inconvenante auprès des recrues destinées à venir grossir les rangs de l'armée contre les gwishins, et d'en amplifier la gravité pour faire courir des bruits des couloirs et s'assurer que leur humiliation présumée soit vengée par celle, plus cuisante encore, de celui qu'elles tenaient pour responsables. Par la suite, une fois pleinement satisfaites de la réputation ternie de Baek Dong Soo, elles s'étaient consolées dans les richesses d'autres aristocrates occupant des postes dans les différents ministères.
Auparavant, lorsque son époux était encore instructeur et que leur mariage était encore tout récent, Yun-Seo n'avait pas jugé prudent de se rapprocher de cette assemblée d'épouses vertueuses, mais depuis qu'ils étaient revenus de la campagne et que Dong Soo avait pris ses fonctions au gouvernement, elle avait pris à coeur de s'attirer leur sympathie, ou tout du moins de cultiver leurs bonnes grâces dans un but informatif.
Car les épouses modèles, cloîtrées chez elles pour préserver ce qu'elles aimaient qualifier comme étant leur "honnêteté", étaient souvent les premières à entendre par la bouche de leurs maris quelles étaient les grandes décisions du gouvernement, les derniers décrets, les nouvelles lois, et elles étaient bavardes pour peu qu'elles se sentent en confiance.
Yun-Seo avait déployé sur elles tout son arsenal de séduction, auparavant réservé aux clients de la maison du Printemps, et elle avait été enchanté de constater que ses charmes fonctionnaient aussi sur les bureaucrates que sur leurs épouses. Là où Dong Soo s'informait par des discussions inoffensives avec les hommes, Yun-Seo quant à elle puisait ses renseignements auprès de leurs femmes. Ils s'amusaient par ailleurs souvent à comparer leurs résultats, et les histoires qu'ils avaient entendu pour en faire concorder les contenus. Il en allait de même avec les militaires.
Plus généralement, Yun-Seo avait rarement eu à subir autant d'agitation au cours d'un repas depuis son mariage que lorsqu'elle était encore une gisaeng. Les femmes avec lesquels elle rompait le pain n'avaient pas l'habitude d'élever la voix pour exprimer leurs opinions, et se montraient ainsi toujours très effacés en public, alors qu'elles étaient paradoxalement capables d'une infinie violence une fois les portes refermées. Seules quelques-unes d'entre elles étaient plus fortes têtes, et elles étaient également celles avec qui Yun-Seo s'entendait le mieux.
Elle collationnait parallèlement avec les autres membres des Yeogogoedam installés en ville, aussi bien hommes que femmes, mais les thématiques de leurs échanges impliquaient le plus souvent des conversations discrètes. Avec ses consœurs, qu'elle retrouvait par moments pour un déjeuner, les conversations étaient plus animées, mais guère excessives.
Les repas qu'elle partageait avec son époux n'avaient, quant à eux, jamais été particulièrement agressifs. Le ton était certes monté en quelques rares occasions du temps où Dong Soo buvait encore et où Yun-Seo avait tenté de l'amener à réduire sa consommation, mais même au cours de ces confrontations, ils n'en étaient jamais arrivé à crier ou à tomber dans une mesquinerie cruelle.
Son mari s'était en revanche montré plus sanguin au cours de dîners ou de déjeuners partagés avec ses amis et sa famille, et notamment chez les Hong, du temps où le conseiller du roi n'avait pas encore été exilé à la campagne. Dong Soo ne l'avait emmenée que deux fois chez eux, et lui-même n'y avait presque plus remis les pieds après leur dernier dîner en commun, au cours duquel Hong Guk Yeong avait furieusement pris sa femme à parti, pestant contre son infertilité et sa mélancolie sans se soucier de la gêne éventuellement causée à leurs invités et à Min-So, et qui avait fini par provoquer l'agacement de Dong Soo.
Tous deux s'étaient alors disputé avec force éclats de voix au point que Yun-Seo s'était retiré avec la femme d'Hong Guk Yeong, tremblante et les larmes aux yeux, dans les quartiers de celles-ci. Leurs deux maris avaient à peine semblé remarquer leur absence, et elles avaient bu un thé entre elles en écoutant vaguement la querelle prendre une tournure plus personnelle, plus désagréable, plus venimeuse. C'est terminé, nous ne reviendrons pas, avait affirmé Dong Soo en rentrant chez eux ce soir-là, et Yun-Seo avait vu dans son regard quelque chose qui l'avait inquiétée, comme une ombre qu'elle n'avait jamais remarqué auparavant, et qui était froide, dur, intransigeante.
Le 24 décembre 1781, soit des années après ce dernier repas chez les Hong, Yun-Seo reposa délicatement la théière sur la table du maru, et s'accorda un instant pour observer les visages des invités qu'ils recevaient alors. Les Huk se trouvaient assis l'un à côté de l'autre en bout de table, soit en face d'elle et de la mère de Dong Soo. Ils s'étaient toujours montré aimables et chaleureux envers elle, et ne lui avaient jamais donné la moindre raison de ne pas les trouver sympathiques.
Jang-Mi pouvait parler de longues heures avec elle de cuisine et de sa fille, une gamine fougueuse et redoutablement perspicace, tout en évoquant avec un délice évident les intrigues politiques auxquelles son époux ainsi que Dong Soo avaient été mêlés ("c'est un peu grâce à eux si notre bon souverain occupe aujourd'hui son trône", lui avait-elle confié un jour, une main placée contre ses lèvres pour éviter à l'information de s'ébruiter, bien qu'il n'y eût personne pour tendre l'oreille à l'exception de leurs époux respectifs - elle avait ajouté par la suite, encore plus bas, qu'elle avait eu le privilège de rencontrer le roi dans sa jeunesse, et qu'il était déjà à l'époque un "très beau garçon").
Sa-Mo lui posait des questions, était ravi de l'entendre raconter des anecdotes de sa vie de gisaeng, et lui demandait souvent des conseils pour l'éducation de Ju-Won. Lors des repas, ils tombaient davantage dans la catégorie des boute-en-train que dans celles des invités ou des hôtes dérangeants et mornes, et il était par conséquent déstabilisant de les voir ainsi pétrifiés, silencieux, buvant le thé aux épines de pin avec l'air de vouloir disparaître dans la crevasse d'un mur. C'était la première fois depuis que le retour des parents de Dong Soo et le début de leurs visites chez les Baek que Yun-Seo les voyait ainsi, aussi éteints et muets, alors qu'ils avaient jusqu'ici toujours tenté d'animer les discussions et de détendre l'atmosphère des rencontres.
Le plan de table actuel de la collation qu'ils prenaient était la conséquence de toutes celles l'ayant précédé, et au cours desquelles les interactions entre les différents acteurs avaient permis de dégager la nature de dynamiques relationnelles suffisantes pour déterminer quelle convive pouvait aller à côté de telle autre, et quels individus devaient absolument éviter de se trouver côte à côte. En un sens, Yun-Seo y avait vu un parallèle troublant avec les banquets organisés dans les maisons de divertissements, où les clients étaient généralement invités à se placer en fonction de leurs affinités, méticuleusement étudiées et apprises auparavant par les courtisanes.
Elle se trouvait à la droite de la mère de Dong Soo, et à côté de celle-ci se tenait son mari, amorphe, puis le père de Yeo Woon, qui vidait avec détermination une bouteille de Beopju leur ayant été offerte par un des hommes de Dong Soo. Mieux vaut ça plutôt que le soju, avait fait remarquer celui-ci à Yun-Seo peu avant la venue de leurs invités. Elle lui avait donné raison.
La demande de rencontre était arrivée deux jours plus tôt, écrite de la main de Sa-Mo, et Dong Soo avait manqué d'excuses pour s'en extirper. Elle était au départ prévue pour la veille, mais son mari était parvenu à la décaler d'une journée, usant du prétexte, véridique cette fois, que Yeo Woon devait se rendre chez la gwishin dessinant les cartes, Na-Young, afin de discuter de l'absence dont tous les morts semblaient avoir été frappés quelques nuits plus tôt. Il en était revenu bredouille avec Mago, sans véritables explications satisfaisantes, mais l'entrevue leur avait au moins permis avec Dong Soo de gagner du temps pour se faire à l'idée d'une nouvelle rencontre avec leurs parents.
Son mari était près d'elle autour de la table, à sa droite, et à côté de lui était assis Yeo Woon, qui jetait de temps à autre à son père des regards menaçants. La pièce centrale était plongé dans un silence morne, déplaisant. Ils avaient échangés des salutations brèves et vaguement glaciales, puis s'étaient tous attablés alors que Yun-Seo rapportait avec Dong Soo la théière et les en-cas depuis la cuisine. Elle en avait laissé quelques-uns, par précaution, y voyant une opportunité de repli si jamais la situation venait à s'envenimer.
Yun-Seo sentait la tension, la flairait presque, âpre, lourde, encerclant toute la table et ses occupants. Aucun d'eux n'avait encore dit un mot, mais elle devinait que la première parole serait susceptible de déclencher un débordement. Dong Soo était à cran depuis la veille, de même que Yeo Woon. Aucun d'eux n'appréciait les visites de leurs parents. Yeo Woon ne s'était pas ouvertement exprimé sur le sujet, mais les infimes crispations de son visage et de sa nuque, ainsi que les coups d'œil hostiles dont il gratifiait son père chaque fois que celui-ci émettait un son ou faisait un mouvement, traduisaient une exaspération croissante.
Quant à Dong Soo, il n'avait rien caché à Yun-Seo de son désappointement à propos de son père et de sa mère, de son incapacité à se nouer avec eux, de leurs critiques à l'encontre de ses choix de vie (et d'épouse). Il en parlait presque tous les matins lorsqu'ils se retrouvaient pour déjeuner, alors qu'ils étaient encore seuls, mais également au moment de leur coucher, au cours du peu de nuits complètes qu'il avait passé à leur logis durant les dernières semaines.
Sa nervosité l'amenait à aller chasser le dragon plus que d'ordinaire. Yun-Seo était parfois tentée d'aller le chercher, mais elle se ravisait toujours au dernier moment, en songeant que Dong Soo n'avait probablement pas envie qu'elle le voit ainsi, et que le fait de s'isoler de la sorte était peut-être aussi, comme avec l'alcool, un moyen pour lui d'adoucir ses préoccupations.
Sans surprise, le père de Yeo Woon termina rapidement le vin, et il se mit ensuite à agiter la bouteille vide avec un air mécontent, en tenant le goulot de cette dernière dans son poing resserré. Comme personne ne lui prêta attention dans un premier temps, chacun gardant prudemment le nez dans sa tasse de thé, il finit par exiger une autre bouteille.
Yun-Seo tourna la tête vers Dong Soo, et vit au passage Yeo Woon fusiller son père du regard, tandis que les Huk échangeaient un coup d'œil terriblement embarrassé.
- Il n'y en a plus, lâcha son époux d'un ton désinvolte, comme s'il énonçait une information sur le temps qu'il faisait dehors.
Il n'en fallut pas davantage. Immédiatement, Yeo Cho-Sang se mit à protester.
- Je veux du vin ! S'exclama t-il, en reposant sèchement la bouteille vide sur la table.
En regardant de son côté, Yun-Seo aperçut la mère de Dong Soo qui pinçait les lèvres tout en levant les yeux au ciel. Son père, quant à lui, ne réagit pas.
- On t'a dit qu'il n'y en a plus, Cho-Sang, intervint Sa-Mo, et sa voix était douce, mais ferme. Ce n'est pas grave. Tu en auras à la maison. Tu peux attendre d'être rentré, non ?
Le père de Yeo Woon parut véritablement outré par la proposition de son camarade, et répliqua qu'il ne pouvait pas attendre, qu'il avait soif, et qu'il était intolérable pour une famille aussi aisée que les Baek d'être à court de vin alors que leurs invités en demandait.
- Laisse-les tranquilles, dit Yeo Woon froidement, et Yun-Seo vit ses doigts se contracter autour de sa tasse. C'est de ta faute s'il n'y a plus de vin.
Jusqu'à lors, il n'avait presque jamais interpellé son père aussi directement, et celui-ci lui renvoya un regard mauvais, fulminant. L'air se fit de plomb. Yun-Seo remercia les dieux de l'absence de Mago et de Yoo-Jin, la première restée dans la chambre de Dong Soo dans une énième tentative de joindre d'autres gwishins par le biais de leur esprit commun, et la second sorti jouer dehors avec Iseul et d'autres enfants de leur âge.
Le père de Yeo Woon secoua la tête.
- Je n'ai pas de leçon à recevoir de toi, démon.
- Je ne suis pas un démon, répliqua son fils, posant une main à plat sur la table et pliant les doigts pour former un poing.
- Si, tu en es un. Tu es maudis, et il insista douloureusement sur ce dernier terme. Tu l'es encore plus depuis que tu es revenu d'entre les morts. Tu as toujours apporté le malheur et la souffrance.
- Ça suffit, ordonna Dong Soo. Woon n'est pas maudis, et il n'est pas un démon. Calmez-vous.
Yeo Cho-Sang les observa alors tous les deux, l'un après l'autre, les défiant du regard.
- Vous ne savez rien, maugréa t-il. Rien du tout. Ne vous mêlez pas de ça. Vous n'avez jamais vu les signes, vous non plus.
À côté d'elle, Yun-Seo entendit très nettement la mère de Dong Soo soupirer d'agacement, et lâcher un "c'est reparti" à voix basse, que le père de Yeo Woon intercepta malgré tout.
- Vous ne savez pas ce que c'est ! Affirma t-il farouchement. Votre fils n'est pas né sous une mauvaise étoile, lui !
- Quelle mauvaise étoile ? Répéta Dong Soo, et son visage exprimait une curiosité scandalisée alors que Yeo Woon gardait le silence, mâchoire contractée au point que Yun-Seo craignit de la voir se disloquer.
- Mon fils, reprit sèchement la mère de Dong Soo du bout des lèvres, est né au bout de dix mois, déformé, alors que son père avait été exécuté pour trahison et que toute notre famille était recherchée pour être décimée par ordre royal. Vous appelez ça une bonne étoile, peut-être ? Ou auriez-vous à tout hasard adopté la même conception que mon mari, qui a estimé que la naissance de son fils était une fortune si terrible qu'il a préféré mourir plutôt que de l'affronter ?
Yun-Seo vit l'expression de Dong Soo se décomposer, alors qu'elle-même prenait lentement la mesure des paroles de la mère de celui-ci et sentait grandir le désir de plus en plus vibrant de mettre fin à la conversation et de jeter dehors leurs invités, avant que d'autres dégâts ne surviennent. Elle avait l'impression sibylline d'observer de loin un feu de forêt, causé par un éclair ayant mis des semaines à se former et d'une violence inouïe, s'étendre sur des hectares de végétation, tout engloutir dans une déflagration de chaleur et de létalité.
Le père de Dong Soo n'ouvrit pas la bouche pour se défendre, ni pour réfuter les accusations de sa femme. Il se contenta de baisser les yeux vers la surface de la table, fuyant la confrontation.
- Père, appela son époux, hésitant, sonné par la déclaration précédente. Qu'est-ce que...
- Votre fils n'a pas tué sa mère, lui !
Un nouveau silence tomba, atroce, tordu, les figeant de stupeur. Yun-Seo commençait à avoir mal à la tête. Jang-Mi s'était recroquevillée sur sa place, tenant sa tasse comme une protection contre le déchaînement de violence verbale à laquelle elle assistait.
- Qu'est-ce que tu dis, Yeo Cho-Sang ? Articula Sa-Mo
Il regardait son compagnon avec méfiance, mais Yun-Seo vit aussi apparaître dans ses yeux une terreur profonde, emplie d'incompréhension et de doutes. Elle tourna la tête vers son époux, lut sur les traits de son visage le choc, la colère, l'inquiétude et l'angoisse. Il fixait Yeo Cho-Sang d'une manière si acérée qu'elle songea au tableau des deux tigres dans la chambre de Dong Soo, à leurs regards immenses, immobiles, terrifiants, d'où émergeaient la prédation.
Elle baissa les yeux. Et nota, presque distraitement, la main gauche de Yeo Woon agrippée au genou de son mari, et la façon désespérée, compulsive, dont ce dernier la serrait en retour.
b. La mélodie de Lyssa
Kim Gwang Taek lui avait un jour reproché d'être trop colérique au cours des trois années que Dong Soo avait passé à s'entraîner sous ses directives. De manière générale, son maître lui avait à de nombreuses reprises signalé qu'il était trop spontané, trop enthousiasme, trop sensible, trop empressé, "trop" dans tous les sens du terme, et Dong Soo, après avoir dans un premier temps cherché à défendre son point de vue et ses réactions, confirmant par là-même les dires de son mentor, avait progressivement accepté la critique, intégré les adjectifs et fait au mieux pour adopter une attitude plus mesurée, plus digne de celle d'un artiste martial accompli et du titre de meilleur guerrier de Joseon qu'il convoitait si ardemment à l'époque, justement parce qu'il ne le possédait pas, et qui avait finalement perdu toute son importance à l'instant où il l'avait acquis, soit au moment même où il avait entendu la lame de son épée se ficher dans la poitrine de Woon.
Il avait rêvé du son qu'elle avait produit chaque nuit du mois qui avait suivi la mort de celui-ci, et il l'avait retrouvé en prison, dans le froissement des fétus de paille les uns contre les autres, dans les pas des gardes qui venaient lui apporter ses repas, dans les discours de Sa-Mo et de Jang-Mi, qui avaient fait des aller-retours quotidiens pour lui rendre visite et lui tenir compagnie, s'assurer qu'il allait bien, lui raconter ce qui se passait.
Après la mort de Woon, ils l'avaient toujours regardé avec une compassion mêlée de culpabilité et de frayeur, et parfois Dong Soo avait eu l'impression de s'être changé en un chien malade, aimé mais jugé par trop imprévisible, trop brisé, pour ne pas éveiller la méfiance de ses maîtres. Il s'était éloigné d'eux également par volonté de ne pas avoir à subir à chaque rencontre le poids insistant de leur pitié qui, bien que n'ayant pas été malveillante ou exprimée pour lui causer du tort, lui avait paru déplacée, de même qu'inutile et vaguement insultante.
Tous deux lui avaient souvent dit être désolés, mais Dong Soo, sous le coup de la colère, en partie de l'alcool et surtout de la douleur qui s'était accrochée à son dos comme une sangsue, s'était amusée à susurrer dans son oreille et à tordre sa logique, avait plus d'une fois songé à leur répondre qu'ils ne l'étaient pas en vérité, qu'ils se lamentaient simplement de voir leur tremplin vers la gloire et la fortune se désagréger de la sorte et gaspiller tout son potentiel.
Vous ne me voyez pas, pensait-il se souvenir de leur avoir dit un jour qu'il avait bu à outrance avant de venir les voir, vous ne voulez pas me voir, ça vous est bien égal. Il croyait par ailleurs se rappeler de l'expression affligée de Sa-Mo, des larmes qui étaient apparues dans les yeux de Jang-Mi au moment où il s'était exclamé qu'ils ne comprenaient pas. Tu sais très bien que c'est faux, Dong-Soo-yah, avait dit Sa-Mo, mais Dong Soo ne l'avait pas cru, avait préféré ce que lui disait sa rancune, et les accusations énoncées par le soju, envers lui-même, mais aussi envers les autres. L'alcool comprenait. L'alcool était Woon.
Dong Soo se savait enclin aux coups de sang et à l'impulsivité, l'avait toujours été. Les affirmations de son maître étaient juste venues s'ajouter aux remontrances déjà formulées antérieurement par Sa-Mo, les instructeurs que celui-ci faisait venir au camps d'entraînement, mais également les commentaires de ses anciens camarades des montagnes, pourtant eux aussi portés sur l'agressivité et le manque de sang-froid, mais dont les défauts avaient été moins visibles de part l'attention moindre de Sa-Mo pour leurs parcours comparativement à celui de Dong Soo.
En outre, s'ils démarraient régulièrement des conflits par des remarques blessantes ou des moqueries, ils avaient en revanche été beaucoup moins nombreux à s'en prendre directement à Dong Soo, alors que ce dernier avait été l'assaillant principal dans un nombre trop élevé de confrontations avec ses camarades pour ne pas finir par acquérir une réputation de brute épaisse, ou plus simplement de type à la susceptibilité exacerbée.
Au camp, passés ses quinze ans, tous les autres garçons savaient qu'il était plus prudent de ne pas trop jouer avec ses nerfs, sous peine de se retrouver en un tour de main avec un nez ou une autre partie du corps de cassé. De manière générale, la petite quinzaine qu'ils avaient été s'était très rapidement divisée naturellement entre ceux qui pouvaient encaisser beaucoup sans rien dire, ceux qui se défendaient sans parvenir à impressionner grand monde et qui demeuraient inoffensifs, et enfin ceux qui étaient capables de partir au quart de tour et avec lesquels il était dangereux d'insister au delà du raisonnable.
Dong Soo avait été classé dans cette dernière catégorie. Quant à Woon, il avait, comme souvent, été placé à part, dans le groupe des types qui pouvaient à la fois en supporter beaucoup, mais qui finissaient invariablement par vous le faire payer au centuple.
Durant les dix années ayant précédé la résurrection de Woon, Dong Soo avait oscillé entre l'engourdissement et les crises de colère, tous deux amplifiés dans leurs manifestations par sa consommation d'alcool. Il s'énervait plus facilement quand il était encore dans les premiers stades de l'ivresse, et dès qu'il se trouvait face à un ami, à Sa-Mo, à Jang-Mi, à ses collègues, aux futures recrues auxquelles il ne parvenait qu'enseigner l'art de vider une carafe en un temps record, à Cho-Rip, à ses propres opposants au gouvernement, et en particulier lorsque l'ensemble de ces individus entreprenaient de l'admonester à propos de son comportement chaotique.
Si ces derniers avaient également connu Woon, sa colère avait tendance à redoubler (si tu l'aimais vraiment). Il n'y avait qu'une fois pleinement enivré et enveloppé dans les vapeurs cotonneuses de l'alcool qu'il tombait dans un calme apathique, amer, où la violence qui couvait en lui se voyait submergée et incapacitée, tant par le manque d'énergie provoqué par son état que la coordination désordonnée de ses mouvements.
Un peu d'alcool le rendait dangereux, mais beaucoup lui ôtait toute volonté de faire du mal aux autres, même lorsqu'il le désirait passionnément. Mieux valait beaucoup d'alcool que pas assez. Les seules à avoir été relativement préservées de ses impulsions avaient été Yun-Seo, Yoo-Jin, et Ji-Seon. Même Jin-Ju avait à une ou deux reprises prononcé un mot ou une phrase qui lui avait donné envie de se montrer cruel envers elle, et de la blesser en retour.
Il était sorti de la maison après avoir plaqué le père de Woon contre le mur et l'y avoir tenu ainsi, bras violemment pressé contre sa gorge, conscient d'être incapable de couper le souffle à un mort mais n'ayant pas moins continué de presser plus fort, alors que Sa-Mo et Yun-Seo se précipitaient pour le tirer en arrière, pour saisir ses bras, tout en lui criant d'arrêter.
C'était la première fois qu'il perdait sa contenance depuis quatre ans, et en regardant le sol de terre claire et poussiéreuse de la rue où se trouvait leur demeure, à lui et à son épouse, il envisagea la possibilité qu'il avait peut-être présumé de sa capacité à se contenir, et s'était montré trop ambitieux en se croyant capable d'occuper deux charges, à la fois au Bureau d'Investigation Royale mais aussi en tant que capitaine de brigade, dont la nature ne pouvait l'amener qu'à engranger de la tension, de l'animosité, de la violence et de la peur, sans pour autant pouvoir les extérioriser, au risque de perdre sa place alors qu'il n'avait jamais autant eu besoin de demeurer au sein de l'armée de Joseon, de récolter des informations et de passer pour un sujet obéissant et convaincu du royaume, décidé à lutter contre la menace des morts.
Il savait qu'il ne lui était possible de conserver sa position qu'à condition de se montrer impassible, de ne pas se trahir, d'avancer prudemment et d'éviter les faux-pas. La règle était valable partout, aussi bien en politique, où chacun dissimulait ses véritables intentions sous des sourires et des compliments de façades, que dans d'autres contextes plus anodins, comme un repas de famille où chaque invité avait quelque chose à cacher aux autres.
Dong Soo avait appris la manœuvre de Cho-Rip, ou plutôt d'Hong Guk Yeong, mais aussi, bien avant lui, de Woon. On ne dira rien, avait affirmé celui-ci avec fermeté, des années plus tôt, alors que de la terre avait noirci ses joues et faisait ressortir la pâleur angoissante de sa peau, l'éclat fatigué de ses yeux. Dong Soo ne l'avait jamais trouvé plus beau, plus terrible que ce jour-là où ils s'étaient vus, tous les deux, pour de vrai. Woon avait su cacher son affiliation à Heuksa Chorong, mais il avait également dissimulé sa loyauté envers Dong Soo, comme il ne s'était jamais véritablement confié sur ses états d'âme au camp d'entraînement, ou sa vie avant de l'intégrer.
Le père de Woon avait jeté un froid abominable après sa dénonciation, et Dong Soo avait senti les ongles de Woon s'enfoncer dans la peau de son genou. Celui-ci l'avait agrippé dès l'instant où Yeo Cho-Sang l'avait traité de démon, et son contact avait été un signal, presque un ordre, ou une supplique (il pourrait causer un scandale). Quand Dong Soo avait ensuite serré sa main dans la sienne, Woon y avait aussitôt planté impitoyablement les ongles, et Dong Soo avait de justesse retenu un sifflement de douleur, tout en l'étreignant davantage.
Sa chambre, les coffrets pleins des lettres qu'ils avaient échangé, le brûleur d'encens en or et le froid des doigts de Woon contre son crâne, l'attirant plus près, plus bas, entre ses jambes, lui avait semblé affreusement lointain.
- Cho-Sang, qu'est-ce que tu as dit ? Avait répété Sa-Mo d'un ton plus urgent, que Dong Soo n'avait pas aimé, car il y avait entendu comme une pointe de soupçon, et il s'était alors demandé ce à quoi Sa-Mo pouvait penser, ce qu'il espérait tirer d'une confirmation du père de Woon, ce qu'il voulait vérifier (c'était un accident).
Yeo Cho-Sang s'était renfrogné, avait secoué la tête d'une façon que Dong Soo connaissait bien pour l'avoir fait lui-même quand il buvait trop, comme un cheval se secouant pour chasser les mouches et les moustiques autour de lui. Il avait refusé de répéter sa précédente déclaration.
Le silence était revenu, encore plus lourd qu'avant, et la main de Woon dans celle de Dong Soo se resserrait, la broyait. Il ne lâchait pas son père des yeux : Dong ne se rappelait l'avoir déjà vu regarder quelqu'un avec un ressentiment aussi affiché ni profond qu'en une occasion (je sais ce que vous êtes tous les deux).
- Je crois que nous avons encore une bouteille de vin à la cuisine, était intervenue Yun-Seo d'une voix douce. Je peux la rapporter.
Sa proposition n'avait eu pour but que de ramener un peu de quiétude à la table, de s'assurer le silence de Yeo Cho-Sang et une diminution global des tensions qui s'étaient rassemblées.
Mais la mère de Dong Soo avait tourné sèchement la tête vers elle, et il avait alors été forcé d'admettre qu'il était trop tard, que les fissures étaient désormais trop larges pour être refermées, et que de localisé, le conflit n'allait guère tarder à devenir généralisé.
- Êtes-vous devenue stupide ? Elle observait Yun-Seo comme si celle-ci l'avait ouvertement insultée. Vous ne croyez pas qu'il assez bu pour la journée ?
Yun-Seo avait écarquillé les yeux de stupeur, et les traits harmonieux de son visage s'étaient contractés sous l'effet de la colère montante.
- Mère, elle essaye simplement d'aider, lui avait-il fait remarquer. Les morts ne sont pas sensibles à l'alcool. Vous n'avez nul besoin de l'insulter de la sorte.
- Non, c'est vrai, ma foi, tu as raison, avait répondu sa mère en dardant sur lui des yeux froids. C'est une gisaeng, après tout. Elle ne fait qu'appliquer ce qu'on lui appris, autrement dit enivrer ses convives pour mieux les asservir.
- Assez. Vous allez trop loin. Je vous demande de présenter vos excuses à ma femme.
Sa-Mo avait exigé de Yeo Cho-Sang qu'il fasse de même avec Woon, y voyant là une opportunité d'apaiser potentiellement l'atmosphère, mais il n'avait réussi qu'à déclencher une nouvelle explosion de fureur, car le père de Woon avait alors tonné qu'il refusait de demander pardon à un enfant qui avait assassiné sa propre mère, ce à quoi celle de Dong Soo avait répliqué que la logique s'appliquait également dans son propre cas, puisque son fils avait déchiré ses entrailles à sa naissance.
Dong Soo avait entraperçu l'indignation se peindre aussi bien sur les visages de Jang-Mi que de Yun-Seo. Son père était toujours muet, toujours décoratif. Il avait eu envie de le frapper soudainement, de lui forcer une réaction. La main de Woon, et ses ongles dans sa peau, l'ancrait, le contenait, atténuait le martèlement des battements de son cœur contre ses tempes.
Le père de celui-ci s'était mis à parler à nouveau de signes, de mauvaise étoile, de destinée noire, du premier meurtre de la mère alors qu'il était à peine né. Il pointait son fils du doigt, postillonnait. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, regardaient dans toutes les directions, sauf celle de Woon. Dong Soo y avait lu de la culpabilité. C'est lui, avait-il songé impulsivement, c'est lui qui a tué la mère de Woon, Woon n'a rien fait, c'était un bébé.
Sa propre mère se moquait des croyances de Yeo Cho-Sang, alimentant sa hargne ("si la mort d'un parent est un signe de mauvaise étoile, alors dois-je en conclure que mon fils, qui a pour ainsi dire causé aussi bien ma mort que celle de son père, est plus maudis que le vôtre ?" avait-elle demandé crûment, et Dong Soo avait senti la main de Yun-Seo se poser sur sa cuisse, presque réussir à atténuer la crispation qui s'élevait en lui). Sa-Mo tentait de les raisonner tous les deux, sans succès. Jang-Mi avait mis la tête entre ses mains.
Puis, brutalement, la main de Woon avait quitté la sienne, et celui-ci s'était levé, raide et silencieux, pour se diriger vers la porte du hanok.
Dong Soo s'était élancé à sa suite, l'avait appelé, l'avait pratiquement supplié de rester, avait contourné la table pour le retenir juste devant la porte qu'il avait fait coulisser. Un vent glacé s'était insinué à l'intérieur de la grande pièce. Reste, avait dit Dong Soo, je vais les faire partir, ce n'est pas à toi de t'en aller. Mais Woon avait secoué la tête, avait dit non, et Dong Soo avait vu dans ses yeux l'effort considérable qu'il faisait pour se dominer.
- Ce sont les coupables qui s'en vont, avait bougonné son père. Il sait ce qu'il a fait. Il sait que j'ai raison. Il a tué sa mère, il a toujours été un meurtrier.
Il aurait pu s'arrêter là, ne pas enfoncer le couteau dans la plaie, ne pas commettre l'erreur de trop. Mais il avait ajouté autre chose tout en jetant sur eux un regard entendu, un adjectif que Dong Soo avait appris à connaître durant sa jeunesse, qu'il avait détesté plus que tout, et qui avait valu les raclées les plus monumentales à certains de ses camarades imprudents.
- Et un sodomite, avec ça, d'après ce que je peux voir.
Dong Soo avait vu les yeux de Woon s'élargir, passer de lui à son père, l'avait senti amorcer un premier mouvement, avait vu son poing se lever, et il avait alors pensé "il ne faut pas que ce soit lui, il deviendra coupable, il ne faut pas qu'il le frappe". Il avait agi par instinct, comme des années auparavant, avec les garçons du camps qui les avaient désignés ainsi lui et Woon, qui avaient vu juste dans un sens, et qui les avaient confronté de force à quelque chose que ni l'un, ni l'autre n'avaient été prêts à assumer à l'époque, parce qu'il était trop tôt, que les choses n'avaient pas été nettement définies, mais surtout qu'ils avaient souhaité ne les garder qu'entre eux, ne pas voir les autres s'en emparer.
Il avait pensé à la poche d'eau froide que Woon avait tenu contre sa joue, à ses mains contre son torse, aux sourires qu'il lui adressait parfois, à ses lettres, à l'envie qu'il avait éprouvé d'être meilleur que lui mais également d'être meilleur pour lui, et il avait soulevé Yeo Cho-Sang de son siège, l'avait précipité contre le mur, avait tenu son bras contre son cou, lui avait ordonné de se taire et l'avait observé se débattre et geindre avec un plaisir sombre, alors que Woon le regardait faire sans se joindre à Sa-Mo et à Yun-Seo pour le calmer.
Il était sorti immédiatement après s'être avoir relâché Yeo Cho-Sang et s'être dégagé de l'étreinte dans laquelle sa femme et Sa-Mo avaient tenu ses deux bras pour l'empêcher de frapper. Il avait eu l'impression d'avoir de nouveau dix-sept ans, d'être de retour au camp, de ne pas avoir progressé, aussi bien avec lui-même qu'avec Woon, dans leurs rapports aux autres et à ce qu'ils étaient.
Il avait articulé une excuse maigre, honteuse, en constatant le choc sur les visages de Jang-Mi, qui tenait ses mains devant sa bouche, mais aussi de sa mère et de son père, quoi que moins prononcé. Yun-Seo avait juste eu l'air profondément inquiète.
- Calme-toi, Dong Soo-yah, avait exigé Sa-Mo, doucement mais fermement, de sa voix de père, qui comprenait et ne jugeait pas. Ça ne résoudra rien.
(peut-être mais ça fait du bien oh ça fait tellement de bien)
Le père de Woo arborait une expression abrutie, étourdie, quand Dong Soo avait consenti à le lâcher. Il n'avait rien dit de plus. Dong Soo s'était enfui à l'extérieur, vers l'anesthésie du froid, le silence, et l'absence des regards sidérés de ses invités, de leurs jugements, de tout ce qu'ils pourraient lui dire. Woon l'avait regardé une fois de cette manière, lui aussi. Jamais Dong Soo n'avait eu aussi peur de sa vie que quand il avait vu le visage de Woon exprimer une telle sidération.
Il l'avait suivi dehors. Ils étaient dans la rue à présent, tous les deux. Dong Soo tambourinait des doigts contre le mur de la maison, tentait de reprendre son souffle, de se maîtriser. Woon, les bras croisés, l'observait prudemment. Il l'avait déjà vu agir de la sorte, ce n'était pas nouveau. Dong Soo s'était attaqué à l'un de leurs camarades du camp de la même façon, un soir que celui-ci l'avait poussé à bout en prétendant qu'il les avait vu dans une situation compromettante alors qu'ils étaient en mission d'exploration d'une vieille bâtisse abandonnée, dans les montagnes.
Byeong-Cheol les avait appelé des "amants", avait craché le mot comme une injure, et Dong Soo s'était jeté sur lui, alors que Woon lui avait saisi un bras, Yeong-Geol un autre, et que Tae Yong avait fait pression sur son torse pour l'éloigner du garçon qui lui tirait la langue, se raillait de lui. Woon lui avait dit de se calmer, d'arrêter, que ce n'était que de la provocation. L'autre avait conseillé à Dong Soo d'écouter un peu sa femme.
Alors seulement, la poigne de Woon s'était affaiblie, et Dong Soo en avait profité pour se libérer, avait fondu sur Byeong-Cheol, et l'avait frappé jusqu'à ce qu'il soit évanoui. Il avait fallu faire venir un médecin pour le soigner. Il avait écopé d'une punition sévère, avec privation de nourriture et isolement, mais Woon était venu le voir en cachette, outrepassant les ordres de Sa-Mo, et lui avait apporté des morceaux de viande.
Il avait repoussé ses cheveux de ses longs doigts, avait contemplé son oeil poché, avait appuyé ses lèvres contre sa paupière douloureusement gonflée sans un mot. Dong Soo aurait voulu pouvoir frapper Byeong-Cheol encore une fois, avoir une autre occasion de sentir la pression des lèvres de Woon. Il pensait que si Woon lui avait demandé quelque chose à ce moment-là, il l'aurait accompli sans hésitation.
Dans la rue déserte de sa demeure, longtemps après le camps, après la mort de Woon, après son réveil monstrueux, merveilleux, Dong Soo le vit s'approcher lentement.
- Excuse-moi, dit-il, son dos plaqué contre la surface froide du mur, alors que son cœur battait un galop saccadé dans sa poitrine et que la panique succédait petit à petit à la rage, comme toujours quand il perdait son sang-froid et prenait conscience des répercussions éventuelles de son emportement. Je suis désolé, Woon-ah. Je n'aurais pas du. Excuse-moi.
- Si tu ne l'avais pas fait, c'est moi qui l'aurait frappé, répliqua Woon en haussant les épaules, et en se rapprochant encore.
Il vint tout près de Dong Soo, se posta juste en face de lui, décroisa les bras. Pas un nuage de buée ne s'échappait de sa bouche ou de son nez. Dong Soo voulut enlacer sa taille, se retint, rejeta la tête contre le mur. Il avait mal au dos. Le phénomène tendait à s'accentuer de plus en plus depuis ces derniers mois, mais il avait commencé bien avant, il y avait à peu près quatre ans, quand Woon était parti.
Il envisagea de s'enfuir, de ne jamais rentrer, de laisser s'estomper la désapprobation des autres, leurs critiques, leur effarement à la vue de sa colère. Il ne voulait parler à personne, mais surtout n'entendre personne lui faire remarquer que son attitude pouvait être problématique. Il se savait prompt à la furie, avait laissé Kim Gwang-Taek tenter de le museler, avait fait son possible pour se museler lui-même, et il commençait à être fatigué de voir que les efforts qu'il déployait constamment depuis des décennies ne paraissaient mener à rien, si ce n'était à des colères encore plus violentes, plus foudroyantes et destructrices.
- Ferme les yeux, ordonna Woon, tout à coup pressé contre lui. Respire, Dong Soo-yah.
Dong Soo obéit, se rendit compte qu'il respirait vite, que ses doigts étaient en proie à une agitation croissante, qu'il avait envie de frapper dans quelque chose, de casser quelque chose, de hurler. La joue de Woon vint s'appuyer contre la sienne.
- Calme-toi maintenant.
Et il n'y eut plus que ça, que le contact de sa joue, ses mains qui prenaient les siennes, les serraient, sa poitrine contre la sienne, et son murmure dans son oreille. Dong Soo laissa échapper un soupir de soulagement en sentant refluer l'angoisse et la fureur, la culpabilité et la honte. Il n'y avait jamais eu que Woon qui était capable à ce point de ramener le calme, le silence, la cohérence et l'ordre dans son esprit.
Woon comprenait parce qu'il le voyait, parce qu'il savait, parce qu'il était de la même trempe, parce qu'il était aussi en colère que Dong Soo, à ceci près qu'il le contrôlait mieux. Ils étaient en colère tous les deux, tout le temps, depuis qu'ils étaient enfants. Et seul Woon parvenait à l'apaiser aussi durablement, aussi entièrement, à tenir à distance la rage et la peur. C'était déjà le cas au camp d'entraînement, et c'était toujours le cas vingt ans après.
La joue de Woon caressait la sienne. Dong Soo sentit ses dents mordre délicatement son lobe d'oreille. Calme-toi, avait dit Woon, ses mains contre son torse, il y avait longtemps, avant, calme-toi, et écoute-moi. Ses mots avaient été un soulagement, une porte de sortie, une accalmie si douce et si désastreuse.
(écoute-moi)
