Notes de début de chapitre.
Les "lumières mortes" sont un clin d'oeil pas du tout subtil au livre Ça de Stephen King.
Bande-son :
A Glimpse of Ganymede (Raymond Yan - première partie du chapitre)
Whispers and Confessions (Trevor Morris - The Tudors OST - fin de deuxième partie du chapitre)
CHAPITRE LXV
" Voici, je vous dis un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, en un instant, en un clin d'œil, à la
dernière trompette. Car la trompette sonnera, et les morts ressusciteront, incorruptibles, et nous serons changés."
(Corinthiens 15:51-52)
a. Gwishin-roi (la main plongée dans la rivière)
Les morts ne dormaient pas plus qu'ils ne rêvaient. Le fait avait été constaté, acté, vérifié, confirmé invariablement par tous les érudits et les théoriciens qui avaient été requis pour étudier le phénomène des gwishins depuis leur apparition il y avait plus de quatorze ans, d'abord par Yeongjo, puis son petit-fils après lui, dont les ambitions militaires à l'égard du peuple des ressuscités nécessitaient une production accrue de connaissances destinées à assurer l'emprise du gouvernement sur ces derniers.
Dong Soo, un après-midi qu'il l'avait rejoint à la maison du Printemps et s'était assis près de la fenêtre de sa chambre, entrouverte sur les jardins, le soleil et un vent tiède, engageant, l'avait instruit de la continuité des études sur les gwishins par le nouveau monarque, vraisemblablement motivées par la lecture du second volume de l'Encyclopédie des Morts, remis dans les mains du souverain par Cho-Rip et dont on avait attribué la découverte à celui-ci, bien que l'ouvrage eût été en réalité trouvé dans une région plus lointaine que celle de la capitale, au beau milieu des affaires d'un gwishin qu'une brigade avait capturé et exécuté.
Dong Soo lui avait raconté que le capitaine de la patrouille n'avait prétendument pas feuilleté le document et s'était contenté de l'envoyer aussitôt, soigneusement scellé, vers le palais royal, mais qu'on avait entendu cependant s'élever les premières rumeurs à propos de la conscience collective des morts dans la ville de campagne où celui-ci avait été affecté. Au gouvernement, il était dit que tous les ministres du conseil d'État l'avaient lu, et que certains passages avaient été recopiés pour être transmis dans la plus grande discrétion à des lettrés hauts placés, qui avaient déjà travaillé sur le sujet lorsque le roi était encore connu comme le prince héritier Yi-San.
Du reste, il semblait que personne d'autre n'ait été autorisé à consulter l'ouvrage et n'avait reçu les informations qu'il contenait autrement qu'au travers des déclarations et publications officielles du gouvernement. Le partage des renseignements étaient volontairement contrôlés, comme du temps de Yeongjo, et tout ce que le volume présentait comme étant favorable à l'intégration des gwishins au sein de la société, car son auteur avait scrupuleusement veillé à intégrer dans ses notes toutes les caractéristiques témoignant d'une possibilité de cohabitation cordiale entre morts et vivants, n'avait même pas fait l'objet d'une mention.
Un soir, Hui-Seon avait évoqué le tome annulé de l'Encyclopédie, rédigé cette fois par les savants et hommes de lettres du gouvernement.
- L'une de mes sources au palais m'a assuré qu'il avait bien abordé l'éventualité de faire vivre ensembles vivants et morts dans une même communauté, avait-elle dit amèrement, ses lèvres légèrement rougies après avoir bu son thé. La plupart des conclusions nous y étaient favorables, mais Yeongjo a ordonné que tout soit brûlé, et que les auteurs soient réduits au silence. Ji-Ho a bien essayé de prendre contact avec quelques-uns, mais il n'a jamais reçu la moindre réponse.
- Ils ont probablement quitté le pays, lui avait fait remarquer Woon. Ou ils sont morts.
Hui-Seon avait hoché la tête, sans entrain.
- La deuxième option me semble la plus probable. Le risque aurait été trop grand pour Yeongjo s'il les avait gardé en vie. Ils savaient, après tout. J'imagine qu'il s'en est débarrassé comme avec les Yeogogoedam il y a quelques années.
- Les gwishins n'ont aucun soutien ? Absolument aucun ?
Il n'avait pas dit "nous", l'avait évité en connaissance de cause. Sur le visage superbe de la maîtresse de la maison du Printemps s'était dessiné un rictus dont la courbe était épouvantablement sarcastique.
- Pas en public, avait-elle déclaré. Et c'est justement ça le problème.
Parfois, la nuit, elle était venue le rejoindre dans sa chambre, quittant le luxe de ses propres appartements pour venir s'installer avec lui dans son lit, assise dos contre le mur, jambes dépliées, ou bien allongée à son côté. Il arrivait qu'elle gardât ses distances et prît place ailleurs, par terre, sur la chaise près de sa table de lecture, dans l'encadrement de la fenêtre comme Woon l'avait souvent fait avant d'être autorisé à se mouvoir librement dans les jardins de l'établissement.
Quand elle venait près de lui, elle pouvait se montrer très douce, et lui caresser les cheveux, lui pincer gentiment la joue, ou sourire plus facilement. Elle avait un visage d'ordinaire exigeant, autoritaire, peu enclin à exprimer la tendresse ou l'affection. Mais durant les nuits qu'elle avait passé dans la chambre de Woon, surtout durant les premiers temps, ses traits fins avaient été plus mobiles, plus vivants, plus accessibles. Elle avait aussi eu moins de paroles dures, moins de remarques cinglantes.
Je me souviens de toi, murmurait-elle doucement, je t'ai vu dans ma tête, dans le noir, nous marchions côte à côte, c'est moi qui devais te guider, je crois. Elle lui avait dit comment les souvenirs qu'elle avait conservé de lui, et que les exercices de la conscience recommandés par la vieille Jae-Ji avaient progressivement fait ressurgir, lui avaient permis de le localiser quelques jours après sa résurrection.
- Mais il y a eu autre chose, avait-elle ajouté, allongée de tout son long dans une robe de chambre de soie blanche, brodée de soie dorée, alanguie et calmement puissante. Je ne saurais dire exactement quoi, mais je crois bien t'avoir senti, quand tu t'es réveillé. En fait, j'en suis presque certaine. Une réverbération dans la conscience. Je ne suis pas complétement sûre.
Les premiers temps, Woon était demeuré en retrait, s'était isolé d'elle et du reste, de sa condition et de la nouvelle réalité du monde que cette dernière voulait le voir accepter. Hui-Seon lui imposait souvent sa présence, mais pas son contact. Si elle venait dans son lit, elle veillait à se tenir à une distance raisonnable, et ne cherchait jamais à le toucher autrement que de manière légère, vaguement maternelle ou fraternelle selon son humeur.
La nuit après avoir revu Dong Soo dans la rue commerciale du palais, elle était venue le retrouver dans ses vêtements de nuit tout blancs, et Woon avait entendu la plante de ses pieds morts faire craquer le bois du sol de la maison. Il avait accepté de poser la tête contre son sein inerte, cadavérique, l'avait laissée démêler les boucles de ses cheveux et poser sa joue contre l'os de son crâne. Elle n'avait alors rien dit à propos de Dong Soo, rejetant le problème à plus tard tout en passant les doigts dans les mèches noires de Woon.
Écoute, mon chéri, avait-elle susurré alors, écoute-nous, ferme les yeux, écoute les autres, tu es l'un des nôtres. Et Woon se souvenait avoir entendu, par elle, par la jonction de son esprit vers le sien, alors inexpérimenté et ignorant de la conscience, une multitudes de murmures infimes, délicats, comme des étoffes glissant sur le sol, des choses incompréhensibles mais présentes, nombreuses, et il n'y avait là aucune crainte, aucune angoisse, aucune incompréhension, simplement les voix, ensembles, communiant, chuchotant, et remplissant le silence des nuits sans sommeil de leurs congénères par des mots doux, imperceptibles, des mots d'union.
Par la suite, et depuis son départ d'Hanyang, Woon n'avait plus jamais expérimenté cette sensation inattendue mais aussi profondément réconfortante, en particulier pour un gwishin à peine sorti de sa tombe, de partage absolu, de communication apaisée et infiniment intime. Il n'était pas parvenu à reproduire le processus during son voyage jusqu'à Sokcho, puis au Qing, et n'avait pas demandé à Hui-Seon comment s'y prendre.
Lorsqu'il l'avait mentionné à Mago, celle-ci avait paru comprendre ses propos et ce qu'il sous-entendait, mais elle lui avait soutenu qu'elle-même n'avait aucune idée de la manière dont il fallait s'y prendre pour rejoindre la conscience de cette façon. Vous avez peut-être été projeté dans un autre niveau, avait-elle envisagé, un niveau situé beaucoup plus profond et qui ne serait probablement accessible qu'aux gwishins dont la maîtrise de la conscience est assez développée pour leur permettre de s'y rendre, et potentiellement d'y emmener d'autres.
Durant leur entrevue à la maison du Printemps, la shaman avait évoqué des paliers de conscience, mais ne s'était guère attardée sur la question pour privilégier le détail des exercices, et Woon avait été incapable de confirmer à Mago sa théorie en dehors des explications de Hui-Seon. Jusqu'au silence de la conscience, l'immersion l'avait toujours plongé dans une cacophonie bruyante, anarchique, viscérale et déchaînée. Il n'avait jamais retrouvé le calme inquiétant et hypnotique du niveau vers lequel Hui-Seon l'avait fait basculer à la maison du Printemps.
Mais il la regardait à présent, debout de toute sa taille devant lui, blanche de la tête aux pieds, depuis ses cheveux jusqu'à sa vêture, drapée dans une longue robe à capuche d'un blanc laiteux, terrible, et dans sa tête étaient revenus les murmures aériens, gracieux, dont il comprenait à peine le contenu mais qui s'ancraient néanmoins dans chacun des fils de sa pensée, s'y glissant avec une familiarité enjôleuse, sans timidité ni hésitation, mais aussi sans violence, l'empêchant de sombrer dans une panique sourde.
Les gwishins ne dormaient pas, ou plutôt ne dormaient plus, mais Woon avait néanmoins l'impression très vive de s'être réveillé, d'avoir émergé d'un sommeil de plomb, d'avoir rêvé, et il faisait noir autour de lui, si ce n'était pour l'éclat faiblard de la lune dans le ciel nocturne, qui donnait aux ombres un aspect irréel, chimérique. Il baissa les yeux, et constata qu'il se tenait agenouillé devant une étendue d'eau sombre, entourée d'une bordure de terre, et bordée en son milieu d'un arbre dont le tronc était affreusement brisé, ouvert, béant, et sont les restes ondoyaient comme la surface de l'eau sous l'effet du vent.
La brise, fine, froide, s'insinuait entre les arbres qui entouraient Woon, et celui-ci entendait, de façon presque étouffée, comme si ses oreilles avaient été bouchées par les mains de Hui Seon, le frémissement des branches et des feuilles qui s'accompagnaient de plus de murmures, de chuchotements dans sa tête, à l'intérieur de ses nerfs. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait, de comment il y était arrivé, et encore moins de la raison de la présence de Hui Seon juste en face de lui, immobile près de l'arbre fendu, souriante, semblant attendre pour quelque chose (quelqu'un), et ses pieds touchaient l'eau, mais ne s'y enfonçaient pas. Elle (marchait dessus).
Woon releva les yeux de l'eau, regarda lentement autour de lui, avec une prudence devenue au fil des années une seconde nature. Il n'y avait personne à part lui, et la silhouette de Hui-Seon, émettant un halo blanc, ne bougea pas de sa place. À sa gauche, il distingua, au départ laborieusement, puis plus nettement lorsque ses yeux s'ajustèrent définitivement à l'obscurité environnante, que l'eau continuait son chemin et paraissait s'élargir, prendre plus de place, gagner en force et en volume.
Elle s'écoulait paisiblement dans cette direction, mais également dans l'autre, ornementée d'une guirlande d'arbres à l'aspect hostile, inquiétant sous la lumière de la lune, qui renvoyaient sur le sol des ombres biscornues, anormales. Un rayon d'argent éclaira des formes de bâtiments à toit recourbés, des murets, et leur structure banale, connue, poussa ses questionnements vers une pente d'incompréhension glissante, terrifiante, que la vue de l'arbre immergé dans l'eau sur laquelle il s'était retrouvé penché quelques instants plus tôt vint rendre plus tangible et plus inexorable.
Il jeta un coup d'œil à Hui-Seon, en face de lui. Celle-ci lui sourit, et hocha la tête avec complaisance, comme pour lui donner raison, pour confirmer ses assomptions. Il était déjà venu ici. Il savait.
(la rivière Han)
Il avait aperçu l'arbre lors de sa dernière promenade de long de ses berges, avec Dong Soo. La nuit, l'endroit était différent, déformé, uniquement composé de clairs-obscurs malingres, angoissants, de brouillard et de reflets. Le silence était absolu, et seul le bruit délicat des mouvements de l'eau témoignait de l'écoulement du temps et de la mobilité persistante du monde.
L'eau était montée. Woon aurait pu le jurer, car il n'avait qu'à tendre légèrement le bras pour en toucher la surface, alors qu'il lui aurait fallu se plier en deux et pratiquement se laisser tomber dans le lit de la rivière pour espérer faire la même chose quelques jours plus tôt. Il voyait l'eau bouger, se gonfler, respirer au dessous de lui. Je ne comprends pas, pensa t-il, je ne comprends pas.
Il ne se souvenait de rien. Il s'était couché sur son yo après le départ de Dong Soo en patrouille, après avoir pressé sa joue contre la sienne dans la rue et avoir observé leurs parents, morts, étouffants, quitter finalement la demeure des Baek dans un silence aussi bien lourd de reproches que de gêne. Ensuite, il ne se souvenait de rien. Rien. Comme après l'absence que lui, Mago et tous les autres avaient subi quelques nuits plutôt. Comme lors de sa visite à Chun, en prison, où celui-ci l'avait fixé d'un regard étrange, affalé contre le mur, alors qu'il avait été appuyé contre les barreaux de sa cellule un instant auparavant.
Woon ne l'avait pas vu se déplacer, ou plutôt ne se souvenait pas l'avoir vu. Sois tranquille, avait dit Chun, en le fixant de cette manière incongrue, qui lui avait fait penser au jour où il l'avait menacé d'un couteau sous la gorge, je m'occupe de l'armée. Woon ne se rappelait pas lui avoir parlé d'une armée, et cependant la promesse du seigneur du ciel lui avait causé une satisfaction vertigineuse. Il n'en avait parlé à personne, pas même à Mago. Il ne se souvenait de rien.
(les murmures Woon les murmures t'ont amené là les Murmures Morts)
Il n'était plus seul, et autour de lui s'étaient massés, en silence, Hui-Seon et les autres, les autres qui murmuraient, tous les autres, que Woon avait senti dans la tête de Hui-Seon et dans la sienne, et qui formaient un tout dont il faisait partie, en un sens malgré lui. Les autres vinrent en un soupir, rassemblés, tous blancs, tous éclatants d'un blanc atroce, angoissant, et Woon les sentit dans sa tête, les entendit, entendit converger leurs murmures et leurs voix, alors que la conscience devenait plus vivante, plus bruyante qu'elle ne l'avait jamais été au cours de ces dernières années.
Il tourna la tête, vit Jae-Ji, mais aussi Im Ji-Ho, l'Herboriste, le couple chez qui lui et Mago avaient été hébergés à Sokcho. Il en vit d'autres, qu'il ne connaissait pas, une femme à l'air très jeune, un homme de carrure prodigieusement massive, tous en blanc, tous enveloppés, les cheveux couverts de leurs capuchons, mais dont les mèches d'ivoire cascadaient sur leurs épaules, sur le tissu lactescent de leur vêture. Ils produisaient autour de Woon, toujours agenouillé, une lumière malade, anormale, une lumière (morte).
Ta main dans l'eau, entendit-il Jae-Ji lui conseiller, à ton tour maintenant. Il avait repris conscience alors que son bras plongeait déjà en direction de la surface immobile de l'eau, semblait attiré vers les profondeurs de manière viscérale, illogique. Il n'y avait rien en dessous. Il plongea la main malgré tout, sentit l'eau froide, sa caresse, sa menace.
En face de lui, près de l'arbre brisé, Hui-Seon avait été remplacée par une grande forme abominable, longue, dégingandé, à peine éclairée du faisceau de la lumière des autres, et pourtant elle prenait plus de place, elle était plus constante, plus puissante, plus réelle, elle le regardait de ses yeux blancs, affamés, carnivores, se tenait voûtée, et elle avait des bras trop longs, trop maigres, avec des mains trop larges, des doigts trop effilés qui se finissaient en griffes, des jambes monstrueuses, un crâne disproportionné.
Woon lui donna son nom (Croque-Mitaine). Il sentait que les autres n'en voulaient pas. Il est tout seul, protesta t-il, sentant un élan de compassion d'où il ne parvint pas à en extraire l'origine, il ne fera rien de mal. Hui-Seon le coupa sèchement (celui-là reste seul). Sous l'eau, il y eut un chatouillement contre ses doigts.
(quelque chose le fond quelque chose tire il y a quelque chose pas quelque chose quelqu'un tire sens le pouvoir prend le pouvoir)
(tire)
(tire)
(TIRE NOUS VERS LE HAUT)
Quelque chose agrippa sa main sous la surface, violemment, avec une force incommensurable, et Woon se mit aussitôt à tirer, en proie à une impulsion qui n'avait aucun sens, en un réflexe inexpliqué. Il lui parut aussi facile de tirer que s'il avait simplement ramassé une brindille sur le sol.
Son poignet émergea de l'eau, puis le dos de sa main, et enfin vinrent ses doigts, et Woon vit alors, plein d'effroi et d'euphorie frénétique, qu'à sa main étaient accroché d'autres mains, des tas d'autres, blafardes, aux ongles noirs, nécrosés, des doigts désespérés qui se tenaient les uns aux autres, qui venaient en masse, d'un seul coup, suivant son mouvement, obéissant à sa poigne, et les murmures s'amplifièrent, allant crescendo, prenant de l'ampleur à mesure que Woon tirait toujours, vers le haut, tirait, amenait à lui les autres, et comprenait, oh, comprenait sans comprendre (à moi à moi à moi le pouvoir à moi), écoutait les chuchotements devenir fous, empressés, se répercuter dans tous les recoins de ce qu'il était et en prendre possession (nous nous nous nous).
Il lâcha les mains qui venaient du fond de la rivière, les regarda saisir les bords de terre, s'en servir pour se tirer toutes seules hors de l'eau. Les visages apparurent ensuite, avec leurs yeux noirs, leurs veines, leurs teint de lune, de gwishins. Ceux-là sont les noyés, les jetés de la rivière Han, dit l'écho de Hui Seon, et elle lui parut triomphale, profondément satisfaite de ce que à quoi elle venait d'assister, comme tous les autres autour de lui, tu les as réveillé, tu les as ramené, et maintenant ils sont tous à toi, pour toujours.
Les gwishins étaient une quinzaine environ, des hommes, mais aussi des femmes, et ils se postèrent devant lui, s'agenouillèrent comme lui, et parurent attendre, sans un mot, avec une docilité paisible, confiante. Je ne comprends pas, songea t-il à nouveau, plus calmement que la première fois, et, se tournant vers les silhouettes de Hui-Seon et de Jae-Ji, qui se tenaient l'une à côté de l'autre, grandes et froides, il demanda : où êtes-vous ?
Leurs deux voix se fondirent alors l'une à l'autre dans sa tête, produisirent une résonnance claire, rassurante.
(avec les autres avec tous les autres tu es des nôtres Woon tu l'as toujours été attends-nous maintenant trouve la clairière va à la clairière passe la nuit et après et après attends-nous nous viendrons)
Il les sentit ensuite doucement s'étioler, devenir plus imperceptibles, plus lointaines. Il ne savait pas quoi dire aux autres, ni même s'il devait leur dire quoi que ce fut. Leurs visages se firent plus sombres, moins distincts. Près de l'arbre détruit, la silhouette hideuse ne suivit pas les autres, et demeura en face de lui, sans rien faire. Woon eut l'impression qu'elle amorçait un pas dans sa direction.
La voix de Hui-Seon murmura dans son crâne, au travers du voile qui retombait sur lui. Laisse-faire le Murmure Mort, lui dit-elle. Trouve la clairière, ajouta Jae-Ji, impérieuse, puissante. Woon vit la créature plonger dans l'eau de la rivière, nager vers lui, et son esprit bascula en arrière au rythme des chuchotements des autres.
(tu es des nôtres)
(tu les réveilles)
(gwishin-roi)
b. Contenu latent (partie 2)
À son retour de patrouille, alors que se terminait chucksi, Dong Soo entrevit un faisceau de lumière ambrée sous la porte de la salle d'eau, comme il se dirigeait vers la cuisine pour s'octroyer une collation nocturne, une habitude dont il ne parvenait guère à se débarrasser complétement depuis le début de son service et qui lui avait valu de s'épaissir légèrement. En outre, il avait la bouche sèche depuis qu'il était rentré à la caserne avec ses hommes, et avait eu pour projet de se servir un bol d'eau fraîche.
L'aridité de sa gorge avait une explication toute trouvée, et qu'il n'ignorait en rien, à l'instar de la contraction de plus en plus persistante de ses pupilles que sa femme lui avait observé pour être capable de les voir de près, mais également de la sueur qui lui collait à la peau même lorsqu'il était au repos parfois, s'immisçant sous ses cheveux, à l'arrière de sa nuque, le long de son dos.
Il en connaissait le langage et les significations, pour en avoir entendu longuement parler à l'occasion de sa première visite là-bas, dans la section nord d'Hanyang, là où se trouvaient la plupart des établissements de la sorte, mais également pour l'avoir remarqué chez d'autres, qui consommaient plus fréquemment que lui. L'alcool avait rendu sa langue pâteuse, son esprit lourd, son corps encombrant. Mais la fumée, elle, lui brûlait la bouche, enveloppait ses pensées d'un nuage de brume, et faisait décoller ses muscles.
Il avait arrêté l'alcool, bien que les dernières visites de ses parents morts aient suffisamment joué sur ses nerfs pour causer un regain de sa consommation, trop contextuel cependant pour être risqué. Mais il n'avait jamais arrêté la fumée, et après les patrouilles nocturnes, surtout durant les premières années, où les arrestations et les exécutions de gwishins s'étaient accumulées, il s'y était vautré sans ménagement, cherchant son réconfort, son apaisement, alors que sa rupture avec sa carafe lui faisait l'esprit en dent de scie, réveillait de vieilles douleurs physiques, et d'autres, plus inaccessibles et irrémédiables, dont les sillons s'étaient creusés directement dans sa tête (tu étais mon seul lieu sûr).
Il avait planifié de se rendre au nord ce soir-là, de s'autoriser quelques bouffées envers lesquelles il éprouvait un besoin allant crescendo depuis la dernière rencontre avec ses parents et le père de Woon, qui avait viré au désastre et anéanti des années de maintien de son sang-froid en l'espace ridicule de quelques phrases à peine, d'un seul mot (sodomite).
Woon avait chuchoté des paroles rassurantes à son oreille, des solutions monstrueuses et inenvisageables, qui lui avaient rappelé avant, la soirée chez les courtisanes et le mur avec son manteau de plantes grimpantes, et dont la douceur aigre avait été suffisante pour faire revenir le calme et la sécurité. Woon murmurait ses suggestions comme des ordres, de façon paisiblement catégorique, impérative, et Dong Soo avait toujours trouvé une consolation pernicieuse dans le fait de les écouter et de s'imaginer y obéir (de se souvenir y avoir obéi).
Lui comme Woon avaient été élevés selon les principes traditionnels militaires, pour l'obéissance, la discipline et le respect des directives qu'on voudrait bien leur donner, mais ils avaient tout deux dévié du chemin initial, devenant chacun les dirigeants à leur manière, finissant par donner des ordres au lieu d'en recevoir, affirmant leur indépendance au lieu de rentrer dans le moule et de se plier aux exigences. Paradoxalement, il n'y avait jamais eu qu'entre eux deux que leur éducation et conditionnement aux consignes avait accepté de se manifester.
Les ordres de Woon avaient quelque chose d'absolu, de souverain, contre lequel Dong Soo ne trouvait aucune volonté de rébellion, peut-être parce qu'il les estimait toujours justes, qu'il était d'accord avec chacun d'eux, et ne voyait en ce sens aucune utilité à ne pas s'y soumettre. De temps à autre, il avait protesté, essentiellement pour le principe, et aussi, sans doute, pour lutter contre le constat parfois un peu morose que Woon, pour sa part, ne montrait pas une telle docilité envers les commandes de Dong Soo. C'est parce que je ne lui en donne presque jamais, avait-il comprit un jour, durant le temps qu'ils avaient passé à s'instruire sous l'égide du général Seo.
Woon avait rarement eu besoin d'être cadré par des ordres, savait faire les choses, comprenait presque instinctivement ce qu'on attendait de lui et comment procéder, donnant ainsi l'impression qu'il dirigeait au lieu de se soumettre. Et Dong Soo, malgré toute son ambition et sa détermination, le souhait qu'il avait eu de posséder un certain ascendant sur Woon, aurait menti s'il avait jamais affirmé un jour avoir ressenti de la légitimité à pouvoir le commander. L'inverse, en revanche, lui avait toujours semblé beaucoup plus authentique et justifiée. Donne-moi des ordres. Mets-moi en mouvement.
Dong Soo obéissait à Woon, parce qu'il le voulait bien. Woon n'obéissait à personne, à moins de l'avoir décidé lui-même.
D'ordinaire, lorsqu'il rentrait à cette heure-là, la maison était plongée dans le silence, et inanimée. De la salle d'eau s'échappait une odeur profonde d'eau parfumée, et de vapeur chaude. Dong Soo frappa doucement contre la porte, fit un rapide calcul des probabilités pour chacun des résidents de la demeure de décider de prendre un bain à une heure aussi tardive de la nuit, et fit son choix en conséquence.
- Woon-ah ? C'est toi ?
La voix de Woon s'éleva, languide, bien qu'un peu étouffée par l'épaisseur de la surface de la porte, lui confirmant sa présence. Dong Soo revit le tracé de ses omoplates, la masse lourde, gorgée d'eau, et veinée de blanc de ses cheveux. Il eut envie d'ouvrir la porte, de jeter un coup d'œil, un seul, qui n'aurait rien impliqué, rien insinué, qui aurait été un simple coup d'œil pour vérifier qu'il s'agissait bien de Woon, et de personne d'autre.
- Je viens de rentrer, lui annonça t-il. Je passais juste boire un peu d'eau à la cuisine. Je te laisse. Bon bain.
- Tu peux rentrer, si tu veux.
Dong Soo eut l'impression de s'enraciner brutalement devant la porte, de revenir plusieurs jours en arrière, au moment il s'y était introduit sans faire attention et avait trouvé Woon dans la baignoire fumante, avant de s'enfuir (j'ai dit que j'étais trop vieux).
- Tu es sûr ? Lui demanda t-il, simplement pour en avoir la certitude, pour amoindrir ses appréhensions.
- Oui. Je voudrais te parler, de toute façon. Entre.
Dong Soo fit coulisser la porte, se glissa dans la pièce embuée, aux odeurs de bois chauffé et d'eau brûlante, de foyer encore allumé. La salle d'eau, tout en étant de taille modeste comparativement à celle d'autres maisons du voisinage dont les propriétaires étaient pour la plupart des aristocrates plus fortunés, généralement issus de familles aux moyens déjà aisés, était néanmoins équipé confortablement, avec des matériaux modernes et de bonne qualité, réalisés par des artisans que Yun-Seo avait elle-même choisi et dont elle connaissait l'habileté manuelle, la robustesse et l'élégance des œuvres produites, ainsi que les exigences financières.
La pièce comprenait un grande baignoire carrée et centrale, faite d'un bois massif, couleur ocre, et dont l'emplacement signalait son rôle de pièce maitresse. Yun-Seo l'avait faite construire sur mesure par un menuisier ayant également fourni plusieurs meubles pour le bureau de Dong Soo et la chambre de Yoo-Jin, et n'aimait rien autant que la possibilité de se plonger dans l'eau chaude, au cœur de son écrin de bois de rose, aux reflets luisants.
Deux grands cabinets contenant des produits de soins et d'hygiène, ainsi que du linge propre, et un foyer réservé uniquement au chauffage de l'eau rapportée depuis le puit individuel de la demeure à l'aide d'un énorme seau de bois, un luxe ayant en partie influencé leur choix d'emménagement, achevaient l'aménagement de la salle d'eau. Dong Soo sentit l'odeur du feu, et vit, dans le renfoncement du mur et sur la plateforme de terre cuite destinée à accueillir un feu d'une intensité moyenne, un petit tas de braises encore rougeoyantes.
Le seau était posé tout à côté, et le bois en était mouillé, assombri. Dans la baignoire, Woon le regardait patiemment, immergé dans l'eau jusqu'à la taille, et le voir ainsi produisit sur Dong Soo le même effet que la fumée, entre apaisement et somnolence. Dong Soo referma la porte, et se sentit bête dès l'instant où il prit conscience de ne pas savoir quoi faire, ni où s'installer, alors même qu'il était dans sa maison, et dans sa salle de bain.
Woon lui sourit, et la mince pellicule d'eau sur son visage bougea, ondula. Dong Soo lui trouva l'air un peu fatigué, tout en sachant parfaitement que Woon était mort, et que sa condition annulait théoriquement toute idée d'épuisement.
- Tu voulais me parler ?
- Oui. J'ai presque terminé. L'eau est encore chaude, si tu veux.
Il parlait calmement, avec une décontraction que Dong Soo lui envia. L'idée du bain chaud après avoir marché dans le froid et la boue de la forêt alentour fut une tentation violente, presque exigeante.
- Je ne sais pas si..., commença t-il, tout en ayant aucune idée de la manière la plus appropriée de terminer sa phrase.
Woon le regarda alors, en baissant légèrement le menton, les sourcils à peine arqués vers le haut en une courbe un peu moqueuse, un peu hautaine. Ses yeux se plissaient vers l'arrière quand il faisait ça, et il prenait un air plus félin, plus animal, plus extraordinaire. Dong Soo avait appris à déchiffrer ses regards, à lire ses yeux.
Chiche, disaient-ils, dans la baignoire. Ose. S'il te plait. Il hocha la tête, plia avec un certain soulagement, repoussant au loin les hésitations de sa jeunesse (trop vieux pour ça) et songeant à leur discussion le long des berges de la rivière Han, à ce que Woon avait dit (j'ai aimé ça), au brûleur d'encens dans son coffret sculpté et à la pression langoureuse de ses cuisses contre ses flancs.
- Ça fera du bien à ton dos, observa Woon, avec un sourire en coin, secret, subtil, et Dong Soo ne s'étonna même pas de l'entendre évoquer une douleur qui n'était jamais apparue dans la moindre de leurs précédentes conversations.
Peu de temps après, en se laissant lui-même glisser dans la tiédeur de l'eau et dans les essences que Woon y avait versé, plus lourdes que celles habituellement utilisées par Yun-Seo, il lui demanda s'il avait eu du mal à trouver le repos, expliquant sa retraite nocturne vers la salle d'eau. Woon, tout en se drapant dans un linge blanc et ne s'embarrassant pas de revêtir ses vêtements, qui reposaient sur le coffre du cabinet le plus proche, où Dong Soo avait lui aussi placé les siens, soigneusement pliés, haussa les épaules.
Dong Soo ne l'avait plus vu entièrement nu depuis leur vingt ans, et quand Woon s'était levé dans la baignoire pour lui permettre de prendre sa place, il s'était détourné pour aller lui chercher un linge dans lequel se sécher. Il avait vu la cicatrice, et s'appliqua à ne pas la fixer en apportant à Woon un drap de coton blanc. Le reste n'avait aucune véritable importance. Woon avait toujours été Woon, et Dong Soo ne se rappelait pas avoir éprouvé un émoi particulièrement puissant en le voyant dénudé, en observant son ventre, ses mamelons, la chute de ses reins, son sexe ou ses fesses.
La vision du corps de Woon, à mesure des années passées au camps d'entraînement, était devenue ordinaire. C'était un corps que Dong Soo, de vue, connaissait presque aussi bien que le sien, qui était devenu comme le sien, dans une certaine mesure. Au camps, les conversations sur la nudité, celle des femmes le plus souvent, s'échauffaient, devenaient rapidement scabreuses, enfiévrées. La simple idée de la nudité tendait à déclencher chez ses camarades un élan de passion brutal, maniaque. Elle venait nourrir leurs transports, les démultipliaient, leur inspirait une extase suprême.
Dong Soo avait vu Woon nu des dizaines, des centaines de fois, et aucune n'avait engendré en lui autant de vénération et d'agitation que le jour des feuilles d'automne, la fois où il avait remarqué la terre sur ses joues. Il pensait, parfois, que c'était une part du problème, qu'il aurait mieux fait sans doute d'être plus violemment enivré par sa nudité que par les contractions de son cou quand il tournait la tête, les contours des os de ses omoplates, ou la façon dont ses yeux trop noirs se posèrent sur lui après avoir passé le linge autour de ses épaules.
Il faisait bon dans la pièce, où régnait une chaleur tranquille, confortable. Dong Soo se laissa aller dans la baignoire, appuya son dos contre le bois rouge. Woon avait pris place devant lui, sur le rebord du foyer définitivement éteint, où Dong Soo lui-même était venu s'asseoir quelques fois alors que Yun-Seo prenait un bain et qu'elle avait souhaité discuter avec lui, ou l'inverse.
Les jambes de Woon étaient nues, lustrées d'eau, et d'un blanc tirant vers le bleu sombre. Il tenait le drap autour de lui, paraissait réfléchir. Ses cheveux trempés, repoussés en arrière, affinait son visage, le creusait, mettait en relief toutes ses cavités.
- Tes cheveux sont de plus en plus blancs, ne put-il s'empêcher de noter, alors que Woon essuyait son visage avec un pan de linge.
- Je sais. Si ça continue, on ne pourra bientôt plus le cacher. La teinture fait office de leurre et fonctionne bien sur des zones délimitées, mais je doute qu'elle soit aussi efficace pour tout recouvrir.
La perspective était proprement calamiteuse, dans le sens où elle impliquait un risque infiniment plus élevé de visibilité des gwishins dans un contexte où la discrétion était essentielle à leur survie. Si les cheveux des gwishins venaient à devenir totalement blanc, le recours simple à des capuchons ne pourrait en aucun cas dissimuler leur condition, et Dong Soo n'était pas certain qu'il existât des teintures plus épaisses pour les aider à préserver leur statut.
- Tout va bien ?
Woon ne répondit pas tout de suite, et se tourna pour contempler les braises du foyer, les traces de suie sur le mur.
Dong Soo attendit, frictionnant ses bras avec un peu d'eau, nettoyant l'odeur de la patrouille, de la forêt, du froid, et, en partie seulement, de la sensation de faire une erreur, d'avoir choisi la mauvaise option, d'être du mauvais côté, de ne pas en faire assez.
- Tu as dit que Chun était revenu il y a environ une semaine, c'est ça ?
- Oui, s'étonna Dong Soo, surpris de voir le sujet émerger. Pourquoi ?
- En dehors des périodes habituelles de résurrection ?
Dong Soo le lui confirma de nouveau.
La nouvelle s'était déjà répandue dans les couloirs du palais royal, à tous les niveaux du gouvernement. Chun avait fait l'objet d'interrogatoires plus serrés dès qu'il avait fait mention de sa date de renaissance, et Dong Soo pouvait sans peine imaginer les préoccupations qui agitaient les ministres, les bureaucrates et les militaires depuis ses aveux, pour les avoir éprouvé lui-même. Woon ne lui avait rien dit de sa rencontre avec l'ancien seigneur du ciel, et il n'avait posé aucune question. Il ne fallait jamais forcer Woon. La seule possibilité était d'attendre.
- À quoi penses-tu ? Lui demanda Dong Soo, en le contemplant, silencieux, admirant le sol de la salle d'eau, les yeux perdus dans ses réflexions.
- À l'absence que Mago et moi avons eu il y a quelques jours. Je crois que j'en ai eu une autre, avec Chun.
- Quoi ?
Dong Soo quitta sa place dans la baignoire, atteignit l'autre extrémité, celle qui était la plus proche de Woon, et posa ses bras le long des rebords de bois, cherchant une indication sur son visage, une précision.
- Je ne suis pas sûr, le temporisa Woon. Nous parlions, il était derrière les barreaux, et l'instant suivant, je l'ai vu tout au fond de la cellule, contre le mur, par terre. On aurait dit que quelqu'un l'y avait projeté.
- Il ne t'a rien dit ?
- Non. Mais il avait l'air méfiant.
- Il n'en a pas toujours l'air ?
Woon lui accorda un sourire en coin.
- Plus que d'habitude, précisa t-il. Et il avait l'air aussi d'avoir peur. Je ne me souviens pas de l'avoir vu bouger.
- Et tu penses que c'était une autre absence ? Du même genre que celle que Mago et toi avez eu ?
- Peut-être. Il hésita, puis se corrigea : Probablement.
Il allait dire autre chose. Dong Soo le sentait, comme les animaux sentent un danger dans l'air, un départ de feu, des chasseurs, une catastrophe, il le voyait dans la posture de Woon, dans le pincement de ses lèvres, dans le fait que son regard se dirigeait à nouveau vers le sol de la pièce.
- Il y a autre chose, dit-il, et Dong Soo le laissa venir, le laissa parler, se fit effacé et muet. Je crois que j'en ai refait une cette nuit.
La main qui tenait resserré les pans du linge changea. Son visage se fit plus tendu, plus grave.
- Je crois que j'ai ramené des morts à la vie.
Sa déclaration s'agrippa aux murs de la pièce, refusa de s'en évaporer, s'y installa, prit toute la place. Son sens et ses implications se bâtirent par degré, et lorsque le schéma fut complet, que Dong Soo en comprit le mécanisme, il leva les yeux vers Woon, et trouva les siens voilés d'inquiétude et de doutes.
- Tu te souviens d'avoir ramené des gwishins ? S'enquit-il, saisissant le problème par palliés.
- Je les ai vu, Dong Soo-yah, répondit Woon, et sa voix vacillait sous le poids de la stupeur et de la confusion. C'était près ici, le long de la rivière Han. J'ai vu Hui-Seon, et Jae-Ji. Je te jure que je ne mens pas.
- Je te crois, Woon-ah. Continue. Elles t'ont dit quelque chose ? Où elles étaient ?
Il tendit la main, toucha le genou de Woon pour l'encourager à poursuivre son récit.
- Non. Elles m'ont dit que j'étais l'un des leurs.
- Des gwishins ?
- Pas seulement. Quelque chose d'autre. Je me souviens de la créature, aussi. Je crois que c'était elle. Le Croque-Mitaine.
Dong Soo pensa aux corps des gwishins retrouvés sans leurs têtes, à ceux des soldats de brigade.
- Elle t'a attaqué ?
- Non. Je crois pas qu'elle en aurait été capable, de toute façon. Ce n'était pas complétement réel. C'était comme la vision de Jae-Ji dans la rue d'Hanyang.
- Et les morts ?
- Des noyés, lui indiqua Woon. Des gens dont on avait jeté les corps dans la rivière. J'ai mis ma main dans l'eau, et ils l'ont prise. Je les ai senti venir. Hui-Seon m'a dit que je les avais réveillé.
(les morts ramèneront les morts)
Dong Soo lui demanda ce qu'il était advenu des gwishins qui étaient sortis de la rivière, s'il avait pu leur parler, si Hui-Seon ou la vieille shaman s'étaient attardé à lui expliquer quoi que ce soit, mais Woon secoua la tête, et confessa qu'il avait subi une autre absence immédiatement après que les morts se soient extirpé de leur tombeau fluvial. Il ne conservait aucun souvenir jusqu'au moment où il s'était retrouvé devant la porte de la chambre de Dong Soo, prêt à la faire coulisser.
Dong Soo songea alors à son regard vide, au sang qui s'était écoulé de son nez et de ses yeux la nuit où il les avait découvert avec Mago, inertes, à ce qu'ils répétaient dans un murmure (les Yeux), et aux nouvelles mèches blanches qui étaient apparues dans leurs chevelures le lendemain. Il pensa aux gwishins emprisonnés, à ceux du camp de l'armée des morts, et à la dessinatrice de cartes, dont plusieurs témoins avaient affirmé qu'ils avaient tous exhibé les mêmes symptômes au même moment.
Il pensa à Chun, réveillé une semaine plus tôt, en dehors des périodes de résurrections telles que les vivants les avaient toujours connu. La seule chose dont je me rappelle à peu près, c'est d'avoir eu l'impression d'être tiré vers le haut, avait-il déclaré. Et Woon avait parlé de tirer les gwishins en dehors de la rivière.
- Les Yeogogoedam doivent se réunir sous peu, rappela t-il à Woon, en reposant une main prudente, se voulant réconfortante, sur son genou osseux. Je ne sais pas si tu seras d'accord, Woon-ah, et si tu ne veux pas, tu sais que je ne t'y obligerais pas, mais peut-être qu'en parler avec eux pourrait apporter d'autres éléments de réponse, en attendant de trouver une meilleure solution.
- J'y ai pensé, affirma celui-ci.
- Bien.
Dong Soo retira sa main, et ils restèrent ensuite brièvement silencieux. L'eau avait refroidi. Les odeurs capiteuses de début de bain s'étaient presque dissipées. Il était tard, et Dong Soo sentait la fatigue de ses muscles, une envie croissante de s'allonger et de fermer les yeux.
Il ne parvint pas à retenir un bâillement, que Woon ne manqua pas de remarquer.
- Tu devrais aller te coucher, Dong Soo-yah, lui conseilla t-il. Il est tard. Je vais vider la baignoire.
- Laisse-la ainsi. Tu as besoin de repos autant que moi.
- Je suis mort. Les morts n'ont pas besoin de repos.
C'était la première fois qu'il le disait aussi directement, aussi crûment. Dong Soo eut envie de lui répondre "oui, tu es mort, non, tu l'es pas, tu es plus que ça, tu es tellement plus que ça". Il ne fit que sourire, hocher la tête en guise d'approbation.
- Chun m'a dit qu'il aurait du nous prendre tous les deux à Heuksa Chorong.
- Comment ?
Woon le regarda droit dans les yeux.
- Chun. C'est ce qu'il m'a dit quand je suis venu le voir. Qu'il aurait du nous recruter tous les deux en tant qu'assassins.
(je sais ce que vous êtes tous les deux)
- Tu crois qu'il sait ? Lui demanda Dong Soo, percevant la crainte dans sa propre voix, la surprise, la méfiance, sentant quelque chose de vieux et de laid s'enrouler dans son estomac. Qu'il pourrait savoir ?
Woon se glissa alors à même le sol, agenouillé devant la baignoire, devant Dong Soo, et il s'approcha au point de pouvoir poser son menton sur l'un des bras de celui-ci, lui causant un élancement tout juste douloureux, presque agréable.
Ses doigts vinrent entourer le poignet de Dong Soo, et deux d'entre eux se logèrent délicatement tout contre le point qui permettrait d'entendre battre son cœur.
- Il n'a aucun moyen de savoir, affirma t-il, et Dong Soo vit les minuscules gouttes d'eau sur son visage, les lignes bleutées et fragiles des veines sous sa peau livide, ressuscitée, le gouffre abyssal et admirable de ses yeux. Il l'a peut-être supposé, mais il ne sait pas. Personne ne sait.
Il chuchotait contre la peau du bras de Dong Soo, appuyait ses lèvres contre elle. Le drap l'entourait comme une robe royale. Il n'avait pas besoin d'être nu. Il n'en avait jamais eu besoin. Il lui suffisait d'être, et de regarder Dong Soo ainsi.
Parfois, il avait l'impression que les yeux de Woon étaient comme les cratères de deux volcans, renfermant la lave et les flammes. Pas des volcans, se corrigea t-il presque aussitôt, des nuages d'orage.
- Personne à part nous, reprit-il, murmurant lui aussi.
Le front de Woon toucha le sien, très doucement. Dong Soo tint ses doigts dans les siens, bougea un peu la tête pour pouvoir les embrasser.
- Tu y penses, parfois ?
La question était rhétorique, et Dong Soo le savait. Il y en avait une autre derrière, une plus belle, une plus atroce.
- Oui.
- De quoi te souviens-tu le plus ?
(la voilà)
- Des feuilles d'automne, répondit-il. De toi. De nous.
Woon sourit. C'était le même sourire que ce jour-là, et Dong Soo éprouva exactement la même adoration, la même idolâtrie complète, inconditionnelle.
