Notes de début de chapitre.

Et je vous annonce officiellement qu'il ne reste plus que cinq chapitres avant la fin de cet arc (et imaginez-moi en train de secouer des banderoles avec un chapeau conique en papier sur la tête pour fêter ça) !


CHAPITRE LXVIII


" On ne peut pas dire comment sont les gens à partir de ce qu'ils font. On peut faire une mauvaise chose même si on n'est pas une mauvaise personne. Les mauvaises personnes peuvent faire de bonnes choses par accident. Ce que je peux dire, c'est qu'on ne peut jamais vraiment savoir."

(Catriona Ward,"The Last House On Needless Street")


a. Coup de poignard

La tête de Dong Soo resta toute la nuit appuyée contre son épaule, ou presque. De temps à autre, elle se laissa tomber vers l'avant, mais Woon la retint à chaque fois à sa place, par un roulement de clavicule ou la repoussant vers l'arrière très doucement, avec la paume de la main. Quand Dong Soo s'éveilla après avoir été remis en place pour la quatrième fois, Woon lui proposa de placer sa tête sur ses genoux, où il disposerait d'un équilibre moins précaire, mais obtint un refus net de sa part, essentiellement sous la forme d'un bâillement prolongé.

Après avoir observé les effets de la clairière, Dong Soo avait en effet estimé plus prudent de se reposer dans une position favorable à un réveil rapide et à un passage accéléré à la station debout, et s'était adossé au même arbre contre lequel Woon l'avait vu s'installer avant d'être entraîné au centre de la clairière, qui avait déployé pour cette occasion un stratagème considérablement plus élaboré que lors de la toute première nuit que Woon avait passé dans les environs de celle près de Sokcho, et avait répliqué à l'identique la forme de leur dortoir commun au camps d'entraînement des montagnes, allant jusqu'à imiter ses odeurs de bois, de chaleur et de sueur.

Les lits avaient été les mêmes, agencés exactement suivant la manière dont ils avaient été disposés durant les huit ans de formation des garçons. Woon avait retrouvé la fenêtre situé un peu en hauteur, par laquelle passait toujours un épais rayon de lumière qui, en été, ne manquait jamais de les réveiller malgré la fatigue. Des lézardes dans les murs aux bottes placés à côté des lits, tout avait été conforme aux souvenirs qu'il avait conservé du dortoir, et bientôt il s'était rendu compte que l'ensemble du bâtiment avait été reproduit autour de lui, allant jusque vers la salle d'étude et de repas.

Sur son lit, Dong Soo était occupé à changer les bandages de la blessure que lui avait infligé la lame de Chun. Il avait douze ans. Woon était allé vers lui d'instinct.

La tête de Dong Soo finit inévitablement par tomber une nouvelle fois du support de ses épaules, et Woon la rattrapa précautionneusement entre ses mains pour la poser sur ses genoux, où elle répandit une chaleur vivante, la même que celle de sa poitrine quand il l'avait senti pressée contre la sienne, dans la chambre de Dong Soo. Woon avait pris place contre le même tronc d'arbre que lui, étirant devant lui l'une de ses jambes et gardant la seconde repliée en vue de se lever plus facilement en cas de besoin.

Ils n'avaient pas emporté de yo de transport, car ces derniers prenaient une place importante et les encombrait un peu trop pour ne pas les rendre plus visibles aux soldats qui patrouillaient dans la ville, ce qui n'était pas le but recherché par leur expédition en dehors de la capitale. Ils avaient finalement opté pour des couchages à même le sol, prenant simplement un lainage supplémentaire pour se prévenir contre le froid.

Mon maître et moi ne dormons pas, et nous pourrons faire le guet durant la nuit, avait suggéré Mago. Elle avait ensuite ajouté que Dong Soo comme Seung-Min pourraient, dans le pire des cas, requérir de dormir la tête sur leurs genoux afin de prendre un repos plus complet. Tous deux avaient exprimé des réserves et affirmé qu'ils avaient l'habitude des conditions difficiles, et Woon s'était souvenu des maintes reprises où il avait trouvé Dong Soo recroquevillé sur le sol, avec Cho-Rip près de lui, en train de dormir du sommeil du juste.

Le jour où ils avaient échappé aux bandits avec Yoo Ji-Seon, ils lui avaient offert leurs lits de paille, à priori plus confortables, mais elle avait décliné et préféré se poster, comme Woon, contre un arbre. Il pensait l'avoir vue surveiller les alentours, au cours de cette nuit-là, avec la même détermination que lorsqu'elle avait pointé ses flèches contre les brigands. Veux-tu que je la prévienne de ton retour ? Lui avait demandé Dong Soo, quelques jours à peine après s'être revus à la maison du Printemps. Woon avait secoué la tête.

L'idée de se confronter à Ji-Seon lui causait alors une émotion presque aussi dense et laborieuse que lorsqu'il avait entendu Seung-Min prononcer le nom de Dong Soo dans les jardins de la maison de divertissement. Vivant, il n'avait jamais réellement osé l'approcher, préférant la regarder de loin, et le fait d'être mort n'avait guère semblé arranger la chose. Dong Soo avait respecté son choix. Woon ne doutait pas qu'il lui eût amené Ji-Seon sans discuter s'il l'avait exigé.

En face d'eux, Mago fit moins de manières, et termina la nuit allongée de tout son long dans la terre de la forêt, la tête appuyée sur les jambes dépliées de Seung-Min. Contrairement à Dong Soo, qui mit un peu de temps pour s'endormir et passa la plus grande partie de la nuit dans un état d'assoupissement léger, Seung-Min eut moins de difficultés à trouver le sommeil, et ses paupières se fermèrent dès l'instant où son dos fut soutenu par la solidité appréciable du tronc haut et mince d'un grand pin, dont la surface était couverte par endroits d'une mousse couleur de jade.

Il ne se réveilla qu'en une seule occasion, alors que Mago entreprenait de s'étendre à même le sol pour s'immerger dans la conscience collective, en ayant ramassé quelques feuilles pour s'en faire un oreiller de fortune et après avoir nettoyé sa zone de couchage en accord avec ses habitudes.

- Si tu veux, tu peux mettre ta tête sur mes genoux, lui avait suggéré Seung-Min d'une voix ensommeillée, en pointant un index paresseux vers l'endroit susnommé. Tu seras plus à ton aise.

L'inversion de la proposition qu'elle avait été la première à formuler parut déstabiliser vaguement Mago, qui fixa un instant Seung-Min avec un air foncièrement désarçonné. Woon crut tout d'abord qu'elle allait rejeter son offre à sa manière, en prétendant par exemple que le sol de la forêt était assez mousseux et donc relativement confortable comparativement à d'autres surfaces sur lesquelles elle avait été amenée à se reposer, ou qu'elle ne souhaitait pas gêner le soldat dans sa torpeur en lui imposant sa présence, ou tout moins celle de sa tête.

Il sentit celle de Dong Soo remuer contre son épaule, se soulever légèrement, et il devina qu'il prenait également part à l'observation de la scène et attendait de voir la réponse de Mago. Au terme de ce qui parut être, d'après le froncement de sourcils de son étudiante, une délibération forcenée, cette dernière finit par acquiescer, puis se décala et pivota pour atteindre les jambes de Seung-Min, contre lesquelles elle laissa doucement tomber sa tête. Il ne protesta pas à son contact, et sembla même quelque peu rassénéré d'avoir Mago près de lui. Je t'avais dit qu'il était prêt, lui fit remarquer Dong Soo plus tard, alors qu'ils descendaient les sentiers de montagnes pour rentrer en ville.

Ils levèrent le camp à peine les premières lueurs du jour visibles à la cime des arbres, et empruntèrent des chemins plus éloignés des itinéraires habituellement privilégiés pour se retrouver dans les forêts du Cheonmasan, en vue de limiter les risques de rencontres avec une patrouille. Durant la nuit, le moindre craquement avait fait tressaillir Dong Soo, et Woon avait plusieurs fois pressé sa joue contre ses cheveux ou sa main contre son épaule, en lui murmurant que tout allait bien et qu'il pouvait continuer de somnoler en paix.

Il savait que Mago, malgré son immersion dans la conscience, demeurait alerte et prête à réagir en cas de nécessité. Elle avait posé son épée près d'elle, à portée de main et à moitié sortie de son fourreau, comme il le lui avait conseillé durant ses leçons au Qing. Dong Soo s'était tourné sur le flanc durant son sommeil, et son visage était venu tout contre le ventre de Woon, là où il avait vu l'appendice transpercer ses entrailles. Il n'y avait aucune cicatrice, et pas davantage de douleur.

Woon avait replié légèrement les jambes pour garder la tête de Dong Soo près de son estomac, et avait regretté qu'il n'eût pas détaché ses cheveux pour pouvoir y glisser ses doigts. Au Qing, le soir immédiatement après avoir quitté le temps entre les montagnes, et enterré le moine, il avait eu recours une nouvelle fois à l'absinthe. Celle-ci lui avait montré Dong Soo, pour ne rien changer, et ce dernier se tenait alors agenouillé devant lui, mains sagement posées en poings sur ses cuisses. Woon n'avait rien fait d'autre que de se redresser pour détacher ses cheveux et les amener contre son nez et sa bouche. Il avait senti les mains de Dong Soo le long de la peau de son dos, son souffle contre son cou.

Près de la clairière d'Hanyang, il avait voulu se plier en deux, le recouvrir entièrement, le tenir dans l'ombre de son corps. Ils étaient rentrés ensembles, quelques jours auparavant, de l'établissement au nord d'Hanyang.

- Je te demande pardon, avait-il dit prudemment en marchant à son côté, après s'être réveillé lové contre lui (comme un dragon), sous les draperies de carmin et de sang. J'ai été dur, hier soir. Je ne voulais pas te blesser. Je me suis laissé emporter.

(on ne se pardonnera jamais)

Woon s'était perdu dans la contemplation des tentures cette nuit-là, dans le rouge profond de leur tissu. Dong Soo avait dormi joue contre la cicatrice de son cœur. Personne n'était venu les déranger, personne ne leur avait fait la moindre remarque, et le passage des femmes et des visiteurs, à pas de velours, chuchotant doucement sans faire attention à eux, lui avait donné l'impression d'être devenu totalement invisible à leurs yeux, de même que Dong Soo.

Personne ne nous voit, avait-il pensé, alors qu'il caressait du bout des doigts les creux entre ceux de Dong Soo, sentait la sécheresse de la peau à cet endroit, les craquelures, les signes du temps. Le constat avait été un soulagement sombre, un désir nuisible (on pourrait partir, avait dit Dong Soo, deux décennies auparavant, juste toi et moi, personne ne nous trouverait, personne ne pourrait nous accuser, et oh, Woon l'avait voulu si fort pendant une fraction de seconde, si puissamment qu'il avait eu l'impression que toutes ses fondations s'écroulaient d'un seul coup).

- Tu n'as rien fait de mal, Dong Soo-yah, avait-il répondu comme de coutume, dans les rues d'Hanyang. Tu ne m'as pas blessé. C'est toi qui as raison.

Dong Soo avait tourné vers lui un regard presque implorant. Woon avait entendu les grincements de son propre cadavre aux yeux en crevasses, les questions, les doutes, senti la brûlure de sa cicatrice, la rengaine de sa jeunesse.

Partir très tôt de la clairière était à la fois un moyen de réduire le danger de se trouver face-à-face avec le Croque-Mitaine, bien qu'ils n'aient eu besoin de déplorer aucune alerte durant la nuit, mais s'inscrivait également dans la stratégie déployée par Dong Soo pour permettre à Woon et Mago de réintégrer l'enceinte de la ville. Les deux soldats appartenant aux Yeogogoedam devaient effectivement terminer leurs services à la fin de myosi, et le tout était par conséquent de redescendre en ville suffisamment tôt pour ne pas se voir barrer l'accès par la relève.

En parvenant devant les portes nord, Seung-Min fit soudainement remarquer que seul un des deux soldats se trouvait à son poste, tenant sa lance bien droite le long de son corps.

- L'autre s'est sûrement absenté pour aller se soulager, observa Dong Soo en haussant les épaules, mais Woon perçut néanmoins une pointe de tension dans sa voix, et le raidissement infime de ses épaules.

Une fois près du garde, il s'employa à faire la conversation de manière brève et efficace, cherchant par ce faire à obtenir des informations sur l'absence de son camarade. Les réponses de l'homme furent courtoises, maîtrisées. Il les informa d'un ton aimable que son confrère était effectivement allé uriner, et qu'il ne devait plus tarder à revenir. Durant leur conversation, Seung-Min se tint un peu en retrait. On verra sûrement l'autre en rentrant, nota t-il, essentiellement à l'adresse de Mago qui suivait l'échange avec un intérêt vaguement méfiant, il ne sera pas allé pisser dehors par un froid pareil.

Dong Soo coupa court à sa conversation avec le soldat en le remerciant pour sa surveillance, et passa les portes en premier. Woon lui emboîta le pas, mais vint presque aussitôt buter contre le dos de Dong Soo, qui s'était immobilisé juste devant les portes.

- Dong Soo-yah ? L'interpella t-il. Tout va bien ?

- Qu'est-ce qui se passe ? Renchérit Mago derrière lui, et sa voix était devenue infiniment plus anxieuse.

- Ne faites pas un geste !

La voix venait de l'avant. Dong Soo se tourna vers eux, et Woon lut la détresse sur son visage, la peur, la fureur. Ses yeux étaient écarquillés de désarroi.

Devant eux, armés, brandissant des torches, des lances et des épées, se tenaient une cohorte d'une vingtaine de soldats.


b. Satyagraha

Baek Yun-Seo se rendit à la caserne escortée, ou plutôt supervisée, par pas moins de cinq soldats qui mirent un point d'honneur à avancer tout autour d'elle comme une nuée d'oiseaux funestes. Aucun n'exhibait pour autant les longues plumes de paon réservées aux grades hauts placés attachées à leurs chapeaux protocolaires, mais ils auraient tout aussi bien se parer du duvet noir de suie des corbeaux.

Yun-Seo marchait vite, soulevant des deux mains les pans de sa chima. Les militaires progressaient à sa vitesse, sans paraître se fatiguer autant qu'elle, mais elle supposa que leur état nerveux était moins agité et jouait par conséquent de manière atténuée sur leur niveau d'épuisement. Elle avait une migraine carabinée, et l'impression que ses muscles et ses os étaient faits de fumée, prêts à l'abandonner d'une seconde à l'autre. En chemin, elle et sa procession de charognards à deux pattes rencontrèrent des voisins, des passants.

Ceux qui la connaissaient se retournaient et la contemplaient comme on regarde un événement totalement imprévu se dérouler sous ses yeux, et auquel on n'oserait pas croire. Elle se doutait qu'elle ne devait pas avoir l'air aussi engageante que d'ordinaire : les brigades s'étaient montrés si tôt ce matin-là qu'elle n'avait pas encore eu le temps de passer une vêture plus approprié ou même de se coiffer et de se maquiller.

De ce fait, elle avait le visage nu, les cheveux vaguement noués en un chignon fort maladroit, et l'air aussi avenant qu'un ministre à qui on aurait annoncé qu'il venait de perdre son poste (dans le fond, se dit-elle tout en maintenant le cap d'un pas décidé vers la caserne, l'analogie était à quelques nuances près parfaitement adaptée à sa situation). Quand à ceux qui n'avaient jamais entendu parler d'elle, ils firent néanmoins volte-face pour observer son passage, comme si elle avait été la reine ou une concubine royale. D'ordinaire, il s'agissait là des seules femmes qui pouvait éveiller ainsi la curiosité des passants, à l'exception près de toutes celles qu'on voyait cernées par des militaires, à l'image de Yun-Seo.

Elle avait laissé Yoo-Jin aux soins de la cuisinière, qui était encore présente chez eux au moment où la brigade était entrée dans le périmètre de la cour intérieure. Ils étaient venus au départ à dix (cinq étaient demeurés sur place, pour surveiller les lieux), ce qu'elle avait trouvé relativement risible compte tenu du fait qu'elle ne risquait pas, à priori, de représenter une menace pour eux, tout du moins dans l'immédiat.

Elle n'avait suivi aucune formation en matière de combat, n'avait pas d'autre arme que son eugjungo et, il fallait bien le dire, la longueur excessivement raccourcie de la lame de celui-ci ne lui aurait été d'aucun secours face à une dizaine d'hommes entraînés, armés et, tragiquement, plus forts qu'elle d'un point de vue strictement physique, de part les deux conditions précédentes.

En outre, ils s'étaient empressés, immédiatement après avoir investi les lieux, de lui ôter le minuscule couteau et à le conserver aussi loin d'elle que possible, soit dans la poche de l'uniforme de l'un d'eux, au visage de cheval, dont Yun-Seo avait trouvé les yeux effroyablement embarrassés. Il se tenait en retrait, en l'accompagnant. Le capitaine était celui qui marchait le plus près d'elle, mais même-lui paraissait tenir une distance prudente, et elle ne s'en plaignait pas.

Dire qu'elle était furieuse était un cran au dessous de la vérité : jamais, au cours de son existence, ne se souvenait-elle avoir été aussi folle de rage. Elle était persuadé que tout ses traits l'exprimaient aussi clairement que si elle s'était mise à hurler en public, et elle se réjouissait que ceux qui croisaient son regard détournaient aussitôt les yeux, tandis que la milice venue la prévenir de l'arrestation de son époux veillait à ne pas lui adresser la parole, au risque de faire les frais de ses humeurs.

Yun-Seo aurait parié ses deux bras qu'on leur avait sûrement dit et redit, durant leur jeunesse, qu'il n'y avait probablement rien de plus dévastateur et suffocant que la colère d'une femme. Elle soupçonnait en outre plusieurs d'entre eux d'être mariés, et de revenir systématiquement à ce schéma de pensée dès que leurs femmes élevaient un tant soit peu le ton, si jamais elles étaient suffisamment libres pour pouvoir le faire.

L'agressivité n'avait jamais été comptée parmi les sept pêchés des femmes cités dans l'exécrable Ta Ming Lu, dont Yun-Seo avait entendu des extraits à plus d'une reprise à la maison du Printemps, lorsqu'elle y était encore une courtisane active avant la naissance de Yoo-Jin. Elle suspectait cependant que beaucoup se plaisaient à intégrer la colère des femmes dans la liste informelle de leurs fautes inhérentes, et n'avaient pas hésité une seconde à y avoir recours pour se débarrasser d'épouses jugées encombrantes ou de maîtresses estimées passées de mode.

Les soldats étaient venus dès le début de jinsi, et s'étaient massés dans sa cour, où le capitaine de brigade l'avait appelée dans un premier temps d'une voix forte, claire et sévère. Yun-Seo se savait peu respectueuse de certaines convenances basiques, mais elle avait alors eu l'impression très vive d'avoir été une enfant prise en flagrant délit par un parent ou plus généralement un adulte.

Elle venait alors tout juste de rejoindre le maru pour y prendre le thé et son petit déjeuner, et avait fait préparer la place de son époux, de Yeo Woon et de Mago en devinant qu'ils risquaient probablement d'être affamés au retour et désireux de se repaître d'un repas chaud et varié. Yoo-Jin n'était pas encore levé. Elle avait sursauté en entendant la voix, qui n'était pas celle de Dong Soo ni de quiconque de sa connaissance, et un peu de thé s'était renversé sur la surface de bois luisant de la table.

À sa demande, la cuisinière était sortie voir qui étaient les visiteurs, et ce qu'ils voulaient d'elle. Ils auraient parfaitement pu s'en tenir à lui demander de les suivre sans faire d'histoire, et ne pas lui expliquer que son mari, Baek Dong Soo, capitaine d'une brigade anti-gwishin et fonctionnaire du Bureau d'Investigation Royale, avait été arrêté aux portes nord pour complicité volontaire et dissimulation d'ennemis de la couronne. On nommait parfois ainsi les gwishins, surtout dans les communications officielles du gouvernement, et plus particulièrement depuis les quatre dernières années.

- Nos hommes ont intercepté votre époux dès son retour en ville par les portes nord, lui avait expliqué le capitaine en la regardant de haut, ce qui n'était guère une façon de parler puisque celui-ci faisait littéralement une tête de plus qu'elle, et devait bien dépasser Dong Soo par la même occasion. Il était accompagné de deux gwishins, et d'un homme appartenant à sa milice.

Il aurait tout à fait pu se passer de la moindre explication. Yun-Seo avait parfaitement compris, dès la seconde où elle l'avait entendu l'apostropher depuis la cour de sa maison, que la couverture qu'elle et son mari avaient soigneusement tenté de préserver depuis quatre ans s'était désagrégée. Il n'y avait aucune autre raison plausible pour justifier la venue d'autant de soldats chez elle, et ce d'autant plus que Dong Soo et leurs invités morts n'étaient alors pas rentrés. Le calcul était simple, et évident.

Il n'en avait pas été moins sinistre pour autant.

- Où se trouve actuellement mon mari ? Avait-elle demandé, s'efforçant de prendre une inflexion angoissée susceptible d'éveiller un minimum de compassion dans le cœur du capitaine. Est-il en prison ?

- Non, madame. Votre époux est détenu à la caserne, ainsi que son homme de main. Tous deux sont interrogés en ce moment-même à propos de leurs implications avec les gwishins.

Elle s'était demandé ce que Dong Soo avait déjà dit, s'il avait avoué que sa femme était également dans le coup, ou s'il avait essayé de la dédouaner au maximum. Ils s'étaient accordé sur cette stratégie des années plus tôt, dans le cas où l'un d'eux devait se voir confronté à un interrogatoire plus poussé par les forces armées, mais Yun-Seo n'avait alors aucun moyen de savoir exactement ce que son époux avait pu dire aux soldats, et elle n'avait pas jugé sa position assez stabilisée pour se montrer trop confiante.

Elle avait choisi de partir du principe que les hommes de la brigade la pensaient tout aussi coupable que son mari, tout en décident d'éviter prudemment toute occurrence qui aurait pu les amener à la soupçonner davantage, dans le cas où Dong Soo l'avait innocenté et où les soldats ne voyaient en elle qu'une femme non informée et cantonné à son rôle de maîtresse de maison.

Ça ne marchera pas, avait-elle songé néanmoins, ils suffisent qu'ils interrogent tes voisins, vos connaissances, les femmes des bureaucrates, tout le monde sait que tu es active, tu ne pourras pas jouer les épouses modèles et effacés très longtemps. Elle avait pensé aux autres membres du réseau Yeogogoedam, à ce qui avait pu se produire aux portes nord, à la faille qui était devenue apparente au retour de Dong Soo.

Le capitaine, qui était le seul à être entré dans le maru après y avoir été autorisé par Yun-Seo, avait parut troublé de la découvrir encore en vêtements de nuits, à sa table, et parfaitement maîtresse d'elle-même. Pourrais-je voir mon époux ? avait-elle souhaité, d'une voix un peu plaintive, avec juste ce qu'il fallait de dose d'inquiétude pour paraître innocente sans tomber dans un excès de désespoir qui aurait eu l'effet inverse.

- Nous n'avons reçu aucune autorisation à ce propos, lui avait-on répondu.

Elle avait alors entrepris de négocier, subtilement, s'efforçant de ne pas avoir l'air trop exigeante. Je souhaite simplement vérifier qu'il va bien, avait-elle déclaré, et si vous le souhaitez, libre à vous de demeurer pour écouter toute notre conversation, je n'y vois pour ma part aucun inconvénient et je sais d'avance que mon mari se montrera tout aussi coopératif étant donné les circonstances.

Elle avait fini par décrocher cinq maigres minutes d'échanges hautement surveillées, mais s'en était largement contentée. L'heure n'était pas à faire la difficile, et Yun-Seo avait en outre été accoutumée à s'adapter très vite à une grande variété de contextes, une aptitude indispensable dès lors que l'on désirait s'affirmer en tant que courtisane réputée. Le capitaine de la brigade devait ensuite la ramener, avec toute sa troupe, chez elle.

Elle fut ainsi informée que les Baek, soit elle-même et Yoo-Jin, étaient désormais assignés à résidence et placés sous surveillance en attendant les résultats de l'interrogatoire de son époux et la fin de l'enquête. Ils pensent donc que je suis aussi coupable, en avait-elle déduit. L'assignation à résidence aurait encore pu être gérable, mais la surveillance changeait quelque peu la donne.

Elle avait demandé qu'on la conduise aussitôt auprès de son mari, et était partie sans prendre le temps de réveiller Yoo-Jin. Bo-Young, qui avait entendu tout son échange avec le capitaine, s'était portée spontanément volontaire pour veiller sur son garçon le temps qu'elle soit de retour. Un bref instant, Yun-Seo envisagea la possibilité que celle-ci les ait dénoncé, avant de la réfuter tout aussi sec.

Il y avait déjà plusieurs mois que Yeo Woon et son étudiante vivaient sous leur toit, et elle ne voyait pas ce qui aurait pu pousser la cuisinière à attendre si longtemps pour les signaler aux milices policières, même en cas d'importants questionnements relatifs à la position que les Baek lui avaient offert, et dont la perte était plus à même de représenter pour elle un important désavantage qu'une aubaine.

Elle s'autorisa à songer que Bo-Young ait pu être gagnée par la peur des gwishins, et cette supposition fit naître une pointe de doute dans son esprit comme elle atteignait, toujours flanquée des soldats, la caserne et ses bâtiments.

- Et les gwishins ? Avait-elle demandé avant de partir, de son ton le plus nonchalant possible. Ils sont en prison, n'est-ce pas ?

- Tous les deux, lui avait confirmé le capitaine.

Il n'en avait pas dit plus, mais Yun-Seo avait lu les mots "torture" et "armée des morts" dans ses yeux. La procédure était toujours la même, et Dong Soo la lui avait suffisamment décrite pour qu'elle en connaisse les rouages. Le tout maintenant était de voir ce qui pouvait être sauvé, de mettre en place de quoi limiter les dégâts. Elle avait peu de temps devant elle, et relativement peu d'options. Voir Dong Soo, au delà du fait qu'elle souhaitait effectivement s'assurer de son bien-être et entendre sa version des faits, devait également lui permettre de décider quelles mécanismes faire tourner et quels flambeaux allumer.

À la caserne, elle découvrit son époux confiné dans un petit bureau, isolé de Seung-Min. Il se tenait assis contre le mur à son arrivée, et parut tout à la fois surpris et infiniment soulagé de la voir apparaître. Une petite foule s'était formée dans la cour de la caserne, essentiellement composée de soldats qui se posaient entre eux des questions et murmuraient à propos des événements.

Conformément à ce qu'elle avait convenu avec le capitaine, elle laisse celui-ci expliquer à Dong Soo que leur discussion serait écouté et rapportée. Ainsi qu'elle l'avait prédit, son mari n'opposa aucune protestation, et hocha simplement la tête pour témoigner de sa compréhension. Il avait des cernes terribles, l'air pâteux, la mâchoire contractée par l'anxiété (Yeo Woon).

Ils restèrent debout. Elle lui prit les mains, se montra douce et réconfortante, et fit de son mieux pour ne pas laisser transparaître ses propres angoisses, à la fois pour lui, mais aussi pour leur famille, leur avenir, leurs invités. Chaque chose en son temps.

- Ils nous attendaient à la porte nord, lui raconta t-il. Quelqu'un a parlé.

- Je m'en doutais. Vous a t-on dit de qui il s'agissait ?

(Seung-Min)

- Non, avoua Dong Soo avec un soupir. Pas pour le moment. J'ignore si c'est pour protéger le coupable ou non. Mais je pense que c'était un des deux gardes de la porte. Je ne parviens pas à l'expliquer autrement. Peut-être que c'était pour leur famille, ou par appât du gain. Peut-être qu'ils n'ont pas eu le choix.

Si l'un des gardes avait parlé, cela impliquait que tout le réseau des Yeogogoedam de la capitale était en danger. Yun-Seo maîtrisa à grand peine l'immense vague de panique qui s'insinua en elle à cette éventualité, et se concentra de nouveau sur les informations de son mari.

- Nous avons essayé de nous défendre, lui narra t-il. Seung-Min inclus. Je pense que nous aurions pu nous en sortir si des renforts n'étaient pas arrivés, étant donné que Woon et Mago étaient également armés et entraînés.

- Vous avez tué des soldats ? Comprit Yun-Seo

Son mari acquiesça d'un signe de tête. La complexité de la situation s'en vit augmentée d'un cran.

- Et blessé plusieurs. Nous avons réduit la quasi-totalité de la milice venue nous chercher à néant, mais les renforts nous ont barré la route peu de temps après.

- Étaient-ils nombreux ?

- Très. Presque autant que lors du coup d'état du ministre de la guerre il y a quinze ans. ll émit un rire froid, bref, avant de continuer : Ils nous ont complétement encerclés dans une petite rue d'Hanyang, et ils avaient amené des archers, avec des flèches enflammées. Ils étaient sur les toits. Je pense qu'ils nous auraient tué si Woon n'avait pas dit que nous capitulions.

- C'est lui qui...

- Oui, la coupa t-il d'un ton douloureux. Je lui ai dit que j'étais prêt à me battre, et Mago et Seung-Min aussi, mais il n'a rien voulu entendre.

- Vous a t-il expliqué pourquoi ?

- Parce qu'apparemment, je n'ai plus vingt trois ans et je ne peux plus me battre seul contre une armée entière comme j'en avais l'habitude. Et parce que j'ai une femme, et un fils. C'est ce qu'il m'a dit.

Il lui raconta la manière dont Yeo Woon avait annoncé leur reddition aux soldats, avait posé son épée au sol et enjoint ses compagnons de l'imiter en déclarant qu'ils obéiraient et se montreraient dociles, tout en levant les mains en l'air, paumes face aux militaires.

Mago avait refusé, dans un premier temps, mais Woon lui avait alors désigné les soldats, les flammes, et lui avait demandé sèchement si elle souhaitait mourir tout de suite, pour de bon, ou mobiliser les leçons qu'il lui avait donné pour assurer sa survie en se soumettant et en acceptant de rejoindre l'armée des morts. Elle avait finalement plié, visiblement à contrecœur.

Après avoir vu leurs armes être récupérées par ses soldats, le commandant du détachement de renfort s'était approché d'eux, et avait demandé à Woon si lui et Mago résidaient chez Dong Soo.

- Non, avait affirmé celui-ci, et Dong Soo s'était fait violence pour ne pas lui jeter un coup d'oeil surpris.

- Où, alors ?

- Dans les ruines du palais de Gyeongbok. C'est un endroit suffisamment isolé, et et sécurisé part son abandon. Mon étudiante et moi-même avons pensé que nous y serions plus à notre aise que chez un particulier.

Il nous a protégé, songea Yun-Seo, en sentant la gratitude l'envahir. La protection était certes minime, mais il était toujours possible d'en tirer quelque chose, comme une condamnation moins sévère. La version de Woon avait immédiatement été comprise et corroborée par Mago, et il avait adressé à Dong Soo un regard entendu, suggérant qu'il adhère au mensonge et le maintienne à son tour. Yun-Seo se prit à espérer que les questions posées individuellement à son mari et à Seung-Min ne se focaliseraient que légèrement sur l'hébergement des gwishins, au risque de dévoiler la supercherie.

Le commandant avait ensuite ordonné leur arrestation, et avait fait conduire Woon et Mago en prison, tandis que Seung-Min et Dong Soo était amenés à la caserne alors qu'un messager était dépêché auprès du roi et de ses conseillers pour l'avertir de la situation.

En complément, Woon avait réussi à éviter l'exécution de Mago, qui avait été saisie par deux soldats et mise à genoux pour la décapitation, en soulignant son habileté aux arts martiaux et les services qu'elle était ainsi à même de rendre au royaume si elle venait à intégrer l'armée des morts. Il avait été appuyé aussi bien par Seung-Min que par Dong Soo.

- Ils les ont emmenés, après ça, termina celui-ci. Ils doivent sûrement les torturer, à l'heure qu'il est.

- Mon cher époux...

- Tout est de ma faute, se lamenta Dong Soo en enfouissant son visage dans ses mains. Je n'ai pas fait assez attention, j'aurais dû plus prudent. Je vous ai tous mis en danger.

- C'est faux, protesta Yun-Seo en l'obligeant à écarter les doigts pour la regarder. Vous n'y êtes pour rien. Quelqu'un a parlé, mais ce n'était pas vous. Vous ne vouliez de mal à personne.

- Woon est là-bas, Yun-Seo. Il est là-bas et je sais ce qui va se passer mais je ne peux rien faire, rien faire du tout, je suis coincé ici, ils vont lui faire mal et je ne peux rien faire, c'est de ma faute, je ne...

- Assez, l'interrompit-elle, écoutant sa respiration s'accélérer dangereusement, le débit frénétique de ses paroles, et notant combien ses yeux s'écarquillaient d'horreur et de détresse, observant au delà de son épaule, dans le même vide où elle l'avait vu regarder tant de fois, notamment quand il buvait beaucoup. Il ne servira à rien de vous faire du mal inutilement, mon époux, et vous le savez. Je suis certaine qu'il vous aurait dit la même chose.

Elle le prit par les épaules, fermement.

- Répondez aux questions qu'on vous posera, et tâchez de ne penser qu'à elles. Il est vrai que vous ne pouvez rien faire de plus pour l'instant, mais cela ne saurait durer éternellement. Demandez une audience auprès du roi : vous lui avez rendu de loyaux services aux cours de ces quatre dernières années et même auparavant, et je crois que cela pourrait jouer en votre faveur. Pour le moment, nous ne pouvons qu'espérer que Yeo Woon et son élève aillent bien. S'ils sont effectivement envoyés rejoindre l'armée des morts, alors il demeure un espoir. J'imagine que c'est également ce à quoi il pensait en capitulant.

Elle frictionna les épaules de son mari, le trouva glacé, l'embrassa sur le front. Elle était navrée de ne pouvoir en dire plus de part la présence des soldats dans la pièce, mais elle put néanmoins l'avertir qu'elle allait préparer pour lui un repas chaque soir en attendant son retour, ce qui était la formule de code sur laquelle ils s'étaient mis d'accord pour indiquer qu'elle allait tenter de contacter le réseau des Yeogogoedam ainsi que d'autres alliés afin de plaider leur cause et d'élaborer des solutions pour se sortir autant que possible d'affaire.

Elle le quitta anxieuse face à son agitation, et l'enjoignit à manger le petit déjeuner qu'on lui avait fait porter durant leur entretien. Je n'ai pas faim, avait-il déclaré d'un ton lugubre, sans la regarder, les mains serrées en poing contre ses lèvres, et toutes ses pensées étaient alors très loin, sans doute dans la prison du palais royal, ou dans la chambre de torture, avec Yeo Woon. Yun-Seo envoya les siennes vers Mago, se doutant que la gamine devait sans aucun doute être terrifiée.

Comme le capitaine de la brigade envoyée chez elle la raccompagnait vers la sortie de la caserne, elle aperçut brièvement Seung-Min dans une autre petite pièce similaire à celle où Dong Soo était retenu. Il la vit, et elle lui sourit en espérant qu'il y trouverait un quelconque encouragement.

- C'était un des gardes, lui dit le capitaine de la brigade sur le chemin du retour, alors qu'elle n'avait strictement rien demandé.

Elle tourna la tête vers lui, étonnée par son aveu spontané.

- Que dites-vous ?

- Celui qui a vendu la mèche. C'était un des gardes de la porte nord. Il avait été interrogé la veille après avoir trop bu durant une soirée et confessé toute l'histoire à un autre soldat.

Yun-Seo retint une remarque acerbe sur les impacts particulièrement délétères que l'alcool semblait avoir sur son existence de manière générale.

- Il ne faut pas trop lui en vouloir, vous savez, lâcha le capitaine.

- Et à qui, dans ce cas ? Répliqua Yun-Seo. À la carafe de soju ? À l'autre garde à qui il a raconté toute l'histoire ?

- Je ne sais pas, reprit le capitaine. En revanche, je sais que ce soldat a une famille, comme vous, qu'il a un fils, comme vous. Une fille, aussi. Elle vient d'avoir trois mois. Je sais qu'on l'a menacé de s'en prendre à eux s'il n'avouait pas tout. N'auriez-vous pas agi de la même façon, si on vous avait attenté à la vie de votre garçon, ou à celle de votre mari ?

Yun-Seo ne répondit pas de tout le trajet, repoussant au loin la confirmation qui remonta dans sa gorge, et tout sa vérité affreuse, inavouable (j'aurais fait pire).