Le Trèfle et le Tartan
Et voici un petit chapitre encore bien choupinou, mais qui pourrait se terminer avec un peu plus de suspense que les précédents ! Bonne lecture !
Merci à M-Andrez, Wizzette, mon chéri et Giselle Levy pour leurs reviews !
M-Andrez : et la mignonitude continue ! Merci pour ta review !
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34. Beir Greim ar mo Lámh (Hold my hand)
Parfaits. Tel était le qualificatif que Brianna aurait employé si on lui avait demandé ce qu'elle pensait de chacun des matins depuis maintenant plus d'un mois. Tout d'abord, il y avait les mains de Stephen qui caressaient son corps avec douceur dès qu'il ouvrait un œil au lever du soleil. Ensuite, le bruit relaxant des vagues qui s'écrasaient sur les rochers et faisaient chanter les galets et le sable en se retirant. Puis lorsqu'elle ouvrait les paupières, le ciel presque toujours d'un bleu azur qu'elle distinguait à travers les volets à persiennes de leur chambre. Et enfin Stephen, à qui les caresses ne semblaient jamais suffire et qui l'emportait dans la luxure à la minute où il la savait réveillée. Oui, chaque matinée était parfaite… ce qui rendait le contraste avec ce matin-là d'autant plus frappant.
Pour commencer, elle n'avait pas eu les mains de Stephen sur son corps et sa première pensée en sortant du sommeil fut de porter réclamation. Les vagues étaient bien audibles, mais quelqu'un semblait avoir monté le volume à fond au point que sa tête bourdonnait. Et le ciel était beaucoup trop brillant. Brianna leva péniblement la tête de son oreiller en grognant et constata que Stephen était déjà debout et finissait même de s'habiller.
« Il va vraiment falloir que je surveille Boyle et la fréquence à laquelle il te ressert à boire… », ironisa Stephen tout en boutonnant son gilet.
Brianna fronça les sourcils. Elle avait une migraine du feu de Dieu alors qu'elle avait à peine trempé ses lèvres dans un peu de rhum la veille pour trinquer en l'honneur d'O'Brien. Stephen lui avait officiellement passé le flambeau, étant donné que son capitaine en second faisait désormais seul les allers-retours entre les différents ports où ils avaient pris l'habitude de se ravitailler. Personne d'autre ne s'était proposé pour le poste et O'Brien avait toujours fait l'unanimité parmi l'équipage, le vote avait donc été rapide et abondamment arrosé ensuite. Mais déjà la veille, elle était restée raisonnable car elle ne se sentait pas dans son assiette. Alors souffrir d'une gueule de bois sans même avoir bu, c'était un comble.
« Je n'ai même pas bu de- », grommela-t-elle avant de se figer. Son estomac venait de tenter de se retourner comme une crêpe et elle plaqua une main sur sa bouche. Fort heureusement, rien n'en sortit mais elle sentait que l'organe n'avait pas dit son dernier mot.
« Est-ce que ça va ? » Toute hilarité avait quitté Stephen et il la considérait à présent avec circonspection. Avant même qu'elle ait eu le temps de répondre, il s'était approché du lit et avait posé sa main sur son front. Pas de fièvre, mais elle était un peu pâle.
« Oui, je me sens juste… patraque, depuis hier… », marmonna-t-elle en se laissant retomber sur l'oreiller. En temps normal, elle aurait avalé rapidement un comprimé de paracétamol et en aurait été débarrassée en moins d'une heure, mais au dix-huitième siècle il allait falloir faire avec les moyens du bord, soit… pas grand-chose.
« Je peux rester là si tu veux… »
Brianna se redressa péniblement. « Ce n'est pas nécessaire, je t'assure. Je vais simplement me rendormir un peu et ça va passer. Tu seras plus utile dehors à réparer des toitures… »
L'Irlandais plissa les yeux, détaillant le corps nu et la poitrine légèrement gonflée de Brianna, et sembla réfléchir un instant tandis qu'une ébauche de sourire se dessinait sur ses lèvres. Mais avant qu'elle ait pu lui demander pourquoi il la dévisageait ainsi, il se détourna et se dirigea d'un pas guilleret vers la sortie. « Très bien… Je t'envoie Mary. »
« Hmm hmm… », grogna sa femme en se blottissant de nouveau sous les draps.
Sifflotant un vieil air irlandais entraînant, Stephen descendit au rez-de-chaussée et traversa le patio jusqu'aux cuisines, jeta un œil à l'intérieur, puis continua son chemin jusqu'au petit lavoir qui se trouvait à l'arrière de la maison. Leur jeune gouvernante était déjà au travail et tourna vivement la tête en entendant son employeur approcher.
« Bonjour, Monsieur. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? », demanda l'adolescente en essuyant ses mains mouillées sur son tablier.
« Pourriez-vous monter un petit-déjeuner léger à Brianna ? Elle ne se sent pas très bien, elle veut rester couchée… »
Mary cligna des yeux plusieurs fois. Le ton joyeux qu'employait le pirate n'était pas du tout en accord avec la nouvelle qu'il lui annonçait. Pire, il avait l'air… heureux que sa jeune épouse soit alitée.
« Oh et… vous risquez d'avoir besoin d'un seau… », acheva-t-il en agitant son index en direction des divers seaux et bassines rangés près du lavoir, avant de se détourner pour repartir d'où il était venu.
« Un seau ? », répéta Mary en fronçant les sourcils. « Est-ce que tout va bien, Monsieur ? »
Stephen se figea et se retourna avec le plus désarmant des sourires. « Bien sûr, Mary. Tout… va… parfaitement bien. »
L'instant d'après, il avait disparu à l'intérieur de la maison et Mary s'empressa de sortir son linge propre de l'eau pour le fourrer dans un panier, empoigna un seau au passage et après avoir déposé le panier dans la cuisine, grimpa quatre à quatre les escaliers jusqu'à la chambre de maître. Elle venait à peine de pousser la porte de la chambre lorsqu'elle vit Brianna se redresser d'un coup sur le lit, plaquer une main devant sa bouche et tenter de se lever précipitamment. Mary accourut et lui tendit le seau environ une demi-seconde avant qu'elle ne le remplisse. D'accord, tout s'explique…
« Oh… Vous auriez dû me le dire, Madame, j'aurais fait monter ce seau dès hier soir dans votre chambre au cas où… », murmura Mary en repoussant les boucles rousses de Bree derrière ses épaules pour ne pas les souiller.
« Je n'avais pas exactement prévu d'être malade… », haleta Brianna, qui sentait son estomac se calmer légèrement maintenant qu'il avait rendu son contenu.
Mary roula des yeux et posa le seau non loin de là, avant de remplir un verre d'eau du pichet à moitié plein posé sur la commode. « Enfin tout de même, il fallait s'y attendre… Non ? », acheva-t-elle en voyant l'expression hagarde de Brianna. « Je m'occupe de votre linge depuis plus d'un mois et demi, Madame, les lavandières remarquent ces choses-là… »
Son cerveau devait être ralenti par la migraine car Brianna ne comprit pas tout de suite à quoi Mary faisait allusion. Jusqu'au moment où la lumière se fit dans son esprit… et où ses méninges se lancèrent dans des calculs savants. Quand avait-elle eu ses règles pour la dernière fois ? Définitivement à River Run… Peu avant qu'ils ne fassent évader Stephen… donc fin décembre. « Quel jour sommes-nous ? »
« Fin février, Madame. »
Elle ne s'en était pas trop préoccupée jusqu'à maintenant, à vrai dire. Depuis l'adolescence, ses règles n'avaient jamais été régulières, avec des pauses pouvant durer jusqu'à six mois et ces derniers temps, avec tout le stress et leurs folles aventures, un ou deux cycles étaient déjà passés à la trappe. Impossible de tomber enceinte avec une telle anarchie… Ou peut-être que si… Cette possibilité la frappa de plein fouet et cela dut se lire sur son visage, car Mary se mit à balbutier.
« Vous… vous n'aviez pas compris ? »
« Disons que… je n'ai pas l'habitude de saigner avec… régularité… alors, je ne me suis pas inquiétée… » La panique faisait grimper sa voix de quelques octaves au fur et à mesure qu'elle progressait dans sa réflexion.
« Et vous avez l'habitude de vomir avec quelle régularité, exactement ? », railla Mary, oubliant l'espace d'un instant qu'elle n'était plus employée dans un bordel mais dans une maison (presque) respectable. Brianna ouvrit des yeux ronds, tant la pique était frontale, et Mary pinça aussitôt les lèvres. « Veuillez m'excuser… »
« Non, non, ce n'est rien… Il faut juste que je me calme et que je respire un grand coup… » Joignant le geste à la parole, Brianna prit une longue inspiration et souffla longuement, tout en tentant de faire le vide dans son esprit. Retrouver les idées claires, réfléchir, c'était tout ce dont elle avait besoin. Son regard se posa sur le seau et elle fronça les sourcils. « Comment avez-vous su que j'avais besoin d'un seau ? »
« Monsieur est venu me trouver au lavoir et m'a demandé de vous l'apporter… Il avait l'air tellement heureux de m'annoncer que vous étiez mal en point, que j'ai cru un instant qu'il vous avait empoisonnée et qu'il se réjouissait de son succès. »
Encore une fois, la franchise de l'adolescente effrontée fit mouche et Brianna se sentit éclater de rire malgré elle. Ainsi, Stephen avait compris qu'il se passait quelque chose dans son corps, avant qu'elle ne le réalise elle-même. Cela avait quelque chose d'attendrissant et d'inquiétant à la fois. Correction : attendrissant et totalement flippant.
« Je vous monte quelque chose à manger ! », claironna la jeune fille, sortant Brianna de ses pensées. Celle-ci hocha la tête avec un sourire, qui disparut dès que la blonde eut quitté la pièce. Enceinte… Elle ne parvenait toujours pas à réaliser que cela pouvait effectivement être une possibilité. Stephen et elle n'avaient jamais vraiment pris leurs précautions et maintenant qu'elle y réfléchissait, elle avait une chance folle que cela ne soit pas arrivé plus tôt. Au tout début de leur histoire, quand il n'était pas encore assez attaché à elle pour envisager de s'encombrer d'un bébé. Ou pire, après qu'il l'ait abandonnée à Wilmington. Elle n'osait imaginer ce qui aurait pu se passer si ses parents l'avaient retrouvée le cœur brisé et portant l'enfant d'un pirate, conçu hors-mariage. Surtout Jamie… Son père l'aurait sans doute convaincue de rentrer au vingtième siècle, et cela en aurait été fini de la romance passionnée de Stephen Bonnet et Brianna Fraser.
Les choses étaient quelque peu différentes à présent. Ils étaient mariés et installés confortablement, là où aucune personne mal intentionnée n'irait les chercher. Cela éliminait quelques inconnues de l'équation. Mais pas toutes. S'il s'avérait qu'elle était réellement enceinte, elle devrait prendre des décisions rapides. Immédiates, même. Sa mère lui avait dit avoir réussi à regagner son siècle à moins de trois mois de grossesse, mais elle ne savait ce qui pouvait se passer une fois que le fœtus était viable. Lorsque Claire lui avait raconté cette histoire, le cerveau de Brianna s'était mis à imaginer les pires scénarii, tout droit tirés de films d'horreurs : de la simple fausse couche au bébé resté dans le passé et la mère arrivant à destination avec le ventre arraché, Brianna avait tout envisagé et ces images terribles lui revenaient à présent à l'esprit. Elle secoua la tête pour les chasser. Non. Elle n'avait aucune envie de quitter Stephen et de vivre le même Enfer que sa mère avant elle. Claire avait réussi à retourner dans le passé par la suite, mais rien ne garantissait que Brianna puisse faire de même une fois son enfant mis au monde. Rien ne garantissait non plus que l'enfant puisse voyager avec elle.
Cette décision-là était donc simple : elle ne partirait pas. Elle donnerait la vie ici, avec Stephen à ses côtés, comme des millions d'autres femmes avant l'avènement de l'accouchement médicalisé. Avec un avantage non négligeable : une mère chirurgienne hors pair qui n'hésiterait pas à faire le voyage depuis la Caroline du Nord pour s'assurer que tout se passe bien. Elle avait d'ailleurs promis de lui écrire dès qu'ils seraient installés dans un endroit sûr, mais ne l'avait pas encore fait par manque de temps, trop absorbée par son bonheur conjugal. Eh bien, maintenant c'est l'occasion…
Une seule problématique restait en suspens : supporterait-elle en son âme et conscience de mettre au monde et d'élever un enfant dans ce siècle dangereux et insalubre, alors qu'une autre vie bien plus sûre et saine pouvait l'attendre de l'autre côté des pierres ? Même si sa mère et Frank avaient tous les deux souffert de leur situation, Brianna était heureuse d'avoir eu la chance de vivre dans un siècle éclairé, où les filles pouvaient accéder à l'éducation, où les personnes de couleur avaient obtenu le statut de citoyens à part entière, où la plupart des maladies d'antan avaient été éradiquées ou se guérissaient en quelques comprimés… Cette modernité avait fait d'elle la femme qu'elle était aujourd'hui et elle en était fière. Son caractère lui avait valu le respect et la confiance de tout un équipage, et surtout d'un intriguant pirate. Stephen ne lui aurait jamais accordé le moindre intérêt si elle n'avait pas été effrontée, impolie, incontrôlable et vive d'esprit. Pourrait-elle donc priver son enfant de cette opportunité ? N'était-ce pas la plus égoïste des décisions de préférer rester aux côtés de Stephen au détriment de l'éducation de sa progéniture ?
Se levant d'un bond, elle se dirigea vers un petit guéridon près de la fenêtre et ouvrit son unique tiroir. Elle y avait rangé tous ses dessins, ainsi que son stock de papier vierge et son matériel. Munie d'une feuille, elle quitta la chambre en chemise de nuit et se dirigea vers le bureau pour rédiger une lettre à sa mère. O'Brien devait repartir d'ici une semaine pour Saint-Domingue, afin d'acheter de la viande séchée, de l'alcool, des matériaux de construction et poster le courrier des quelques matelots mariés qui prévenaient leurs familles en Irlande ou dans les colonies de leur nouveau lieu de vie et les invitaient à venir les rejoindre. Elle n'aurait qu'à glisser sa missive parmi les leurs. D'ici là, elle aurait de toute façon constaté si les nausées revenaient ou non. Si ça se trouve, c'est juste une bête crise de foie…, grinça-t-elle intérieurement, mais même ses pensées ne semblaient pas convaincues. Trempant la plume dans l'encrier, elle prit une grande inspiration pour se donner du courage. Cela faisait à peine deux mois qu'elle avait quitté ses parents et elle allait devoir leur annoncer en une seule fois qu'elle s'était mariée, avait acheté une maison et pensait être enceinte du pirate qu'ils venaient tout juste de faire évader. Jamie va être fou de joie… Brianna grimaça face à son propre sarcasme et avec un soupir, s'attela à rédiger la lettre la plus angoissante de toute sa vie.
~o~
« C'est l'heure de la pause, Monsieur Murphy ! », beugla Mary depuis le sol, une main en coupe autour de sa bouche, comme si elle avait besoin de ça pour que le son porte plus loin. Un grommellement furieux lui répondit depuis la toiture du petit chalet du charpentier, mais elle vit néanmoins les bottes de l'homme apparaître en haut de l'échelle et redescendre jusqu'à la terre ferme. Cela faisait à présent plus de deux mois qu'ils s'étaient installés à Cajo Babo et les températures avaient encore grimpé de quelques degrés. D'agréable, ils étaient passés à chaud, puis à chaud et humide. La saison des pluies ne commencerait qu'à la fin du mois de mai, il leur restait donc encore deux mois et demi pour terminer le gros des travaux, mais la chaleur et l'humidité des tropiques ralentissaient de plus en plus leur rythme de travail. Pour ne rien arranger, un vent d'Est à décorner les bœufs s'était levé depuis le matin et de gros nuages avaient fini par faire leur apparition au large. Un grain approchait.
Au fil des semaines, c'était presque devenu un jeu entre eux : Mary débarquait et l'exhortait à faire une pause, Murphy grommelait qu'il se sentait parfaitement bien mais s'arrêtait tout de même et avalait docilement les citronnades et les petits biscuits que la gouvernante lui préparait chaque jour. Puis il grommelait encore un peu plus avant de repartir à ses travaux. Et cette fois ne faisait pas exception.
« Jésus, Marie, Joseph, pourriez-vous être un peu plus discrète ? », gronda Murphy en sautant le dernier échelon.
Mary lui fit son plus beau sourire. « J'avais peur que vous ne m'entendiez pas de là-haut… »
« Je ne suis pas encore sourd… »
Il la vit bouger les lèvres comme si elle parlait, mais sans produire le moindre son. Comme il ne répondait pas, elle reprit son manège en ponctuant son monologue silencieux de gestes vers ses oreilles, comme si elle insinuait qu'il n'entendait rien.
« Très drôle… », grommela Murphy, tandis que Mary éclatait d'un rire cette fois particulièrement sonore. Il tendit malgré tout le bras vers le verre de citronnade qu'elle avait posé sur la table, sous le porche et il s'assit sur une chaise pour le siroter paisiblement. Malgré ses airs grincheux, la surveillance rapprochée et quotidienne de la jeune fille le rassurait. Certes, il détestait être interrompu dans ses tâches à la manière d'un enfant qu'on somme de venir à table, mais il était conscient que Mary faisait cela pour son bien. Et elle était de toute façon la seule personne a être au courant de sa santé déclinante. Tout aussi horripilante qu'elle soit, il devait reconnaître que c'était agréable d'avoir un ange gardien dans les parages.
L'ange en question semblait toutefois préoccupée – non, excitée – par quelque chose et ses soupçons se confirmèrent lorsque la jeune fille s'assit en face de lui avec l'air de quelqu'un qui mijote un mauvais coup. « Alors, dites-moi, ça avance cette toiture ? »
Murphy plissa les yeux. Il ne voyait pas encore où elle voulait en venir avec ses questions mais il ne tarderait pas à le savoir. « C'est presque fini en ce qui me concerne. La cahute de Doherty me préoccupe un peu plus, cependant. J'irai certainement l'aider une fois que celle-ci sera terminée. Mais une fois que la tempête qui approche sera passée. »
Mary fit la moue et croisa les bras sur sa poitrine, l'air faussement pensif. Vas-tu cracher le morceau, gamine ?, pensa Murphy, attendant patiemment qu'elle veuille bien lui dire ce qu'elle avait derrière la tête.
« Hum… Vous restera-t-il du temps libre, si vous aidez Monsieur Doherty ? »
« Du temps libre pour quoi, au juste ? »
La blonde haussa les épaules. « Pour d'autres projets annexes… »
« Quel genre de projets annexes ? »
Mary jeta un rapide regard autour d'eux et voyant que personne ne se trouvait à portée de voix, elle reposa ses yeux malicieux sur le charpentier. « Oh, je ne sais pas… Des meubles, par exemple ? De tout petits… petits… petits… meubles… »
« Qui pourrait bien avoir l'utilité de tout petits, petits, petits meubles ? », railla Murphy en l'imitant.
« Tout simplement des toutes petites, petites, petites personnes ? »
Murphy sembla un instant ne rien comprendre, puis il fronça le nez, les sourcils, avant d'ouvrir enfin des yeux ronds comme des soucoupes… Yeux qu'il dirigea mécaniquement vers le ventre plat de l'adolescente.
« Mais non, pas moi ! Vous êtes fou ou quoi ? », s'esclaffa-t-elle, avant de voir à son expression qu'il venait enfin de comprendre de qui elle parlait. « Madame est malade chaque matin depuis une quinzaine de jours et le moins qu'on puisse dire, c'est que ça ne s'arrange pas… Bien sûr, c'est encore trop tôt pour l'annoncer à tout le monde- »
« Et donc vous avez décidé de répandre la bonne nouvelle… », gronda Murphy, furieux qu'elle ait osé faire une telle chose dans le dos du jeune couple.
La jeune fille lui décocha un regard indigné. « Pas du tout, vous me prenez pour qui ? Vous êtes le seul que je mettrai au courant… » Elle avança vivement la main dans l'assiette de biscuit et en engloutit un avec une moue vexée. « Je me suis juste dit que vous auriez besoin de temps pour fabriquer quelque chose de beau… pour le bébé… »
L'expression de Murphy se détendit aussitôt et il s'en voulut presque de l'avoir houspillée si vite. Il s'apprêtait à lui faire ses plus plates excuses, lorsque l'adolescente se leva de sa chaise avec un long soupir. « Pensez-y, les meubles pour enfants c'est beaucoup plus reposant et moins dangereux que les toitures. A votre âge… »
« Hors de ma vue, vermine… », grommela-t-il, toute envie de présenter des excuses à cette petite friponne déjà envolée. Mary lui décocha un sourire radieux et récupéra le verre de citronnade vide avant de s'éloigner en direction de la maison de maître. Murphy la regarda partir, un sourire ému s'installant peu à peu sur ses lèvres ridées. Cette petite avait de nombreux défauts, cela allait sans dire. Elle avait la fâcheuse manie de se mêler de tout, elle disait tout ce qu'elle pensait sans aucun filtre et son séjour au bordel n'avait certainement pas comblé ses lacunes en matière de politesse. Mais elle avait bon cœur, indéniablement.
Le charpentier la suivit encore un moment du regard, jusqu'à ce qu'elle disparaisse à l'intérieur de la maison, avant de se lever d'un bond en quête de papier et de fusain. La toiture pourrait attendre. Il n'aurait jamais le temps de la finir avant la pluie de ce soir, de toute façon… et il avait des croquis à réaliser.
~o~
« Mais enfin, c'est ridicule ! Je suis parfaitement capable de vous aider ! », tempêta Brianna en entrant dans le salon sur les talons de Stephen. Autour d'eux, plusieurs marins se pressaient devant chaque fenêtre pour clouer des planches afin de protéger les huisseries du vent. Celui-ci n'avait cessé de se renforcer tout au long de la journée et les nuages à l'horizon se rapprochaient dangereusement. Tous les habitants de Cajo Babo s'employaient donc à condamner les ouvertures et à protéger ce qui pouvait l'être avant que les éléments se déchaînent, le but étant de préserver au maximum ce qu'ils avaient réussi à réparer depuis leur arrivée. Enfin, presque tous. O'Brien et une vingtaine de gars étaient toujours à Saint-Domingue avec le Gloriana et avaient probablement décidé d'y rester jusqu'à ce que la météo devienne plus clémente. Et une habitante en particulier se heurtait au refus systématique de son époux de la voir s'approcher d'un outil ou d'une échelle. Depuis que les nausées matinales récurrentes et l'absence cruelle de menstruations ne laissaient plus aucun doute quant à son état, la paranoïa du pirate avait monté d'un cran et s'il avait pu enfermer Brianna dans une bulle aseptisée, il l'aurait fait.
« N'insiste pas, mon cœur, c'est non ! Et de toute façon, il n'y a plus de marteaux disponibles. »
Brianna plissa les yeux, avisant Doherty qui passait par là, les bras chargés de planches destinées aux fenêtres du premier étage. « Monsieur Doherty ? », l'appela Brianna d'une voix doucereuse.
« Oui, Madame ? »
« Est-il vrai qu'il n'y a pas assez de marteaux pour que tout le monde puisse aider ? »
Doherty cligna des yeux, sans vraiment comprendre pourquoi on lui posait cette question saugrenue. Bien sûr qu'il y avait pléthore d'outils, étant donné qu'une partie des hommes était en mission ravitaillement sur une autre île.
« Eh bien… », commença le quartier-maître avant de remarquer le regard menaçant de Bonnet et ses bras qui s'agitaient dans le dos de Brianna. Comme son subordonné ne semblait pas saisir assez vite le sens de ses gesticulations, le pirate opta pour un message plus bref et beaucoup plus clair. Il secoua la tête de gauche à droite tout en passant lentement son pouce en travers de sa gorge, mimant un égorgement. Doherty déglutit. « C'est vrai, Madame, il y a une grosse pénurie de… euh… de marteaux. »
« Sans blague… », maugréa la jeune femme en plissant les yeux. Doherty laissa échapper un petit rire nerveux tant son expression lui rappelait les œillades menaçantes du capitaine dans ses mauvais jours. « Et des planches ? Je peux toujours porter des planches… »
Les yeux de Doherty se dirigèrent vers le pirate, pour savoir ce qu'il devait répondre, mais Brianna leva un bras et claqua des doigts dans son champ de vision. « Ne le regardez pas, Monsieur Doherty, regardez-moi. »
Doherty se mit à bredouiller et Stephen décida que le petit jeu avait assez duré. « Ni marteau, ni planches. Point final. »
« Donc tu comptes réellement me garder sous cloche pendant encore sept mois ? », s'exclama Brianna avec une pointe d'exaspération.
Comme par enchantement, il n'y eut plus un seul coup de marteau dans le salon et tous les yeux présents se tournèrent vers eux, sous le choc de l'annonce. Mais il suffit d'un seul regard furieux de Stephen pour que les marins se remettent illico à taper sur leurs clous. Le pirate s'apprêtait à répondre vertement, mais Doherty vola au secours de la jeune femme avant que la situation ne dégénère. Et aussi parce qu'ils n'avaient pas de temps à perdre avant la tempête.
« Madame, je n'ai pas encore eu le temps de vérifier s'il y avait suffisamment de lanternes, d'eau, de nourriture et de couvertures pour tout le monde à la cave. La soirée et la nuit risquent d'être longues et agitées… Pourriez-vous vous en charger ? »
« Je ne sais pas, demandez à mon époux… », railla la jeune femme en haussant les épaules.
Mais l'époux en question prit la remarque au premier degré et hocha la tête. « Oui, ça, c'est faisable. Demande à Mary de t'aider. » Et alors qu'il se détournait pour quitter la maison et aider à protéger les dépendances, il lança par-dessus son épaule : « Et fais attention dans les escaliers. C'est un ordre. »
Brianna le regarda partir, effarée, avant de reporter son attention sur Doherty qui ne savait plus où se mettre. Lorsqu'il vit le regard mauvais de la jeune femme, le quartier-maître émit un nouveau rire nerveux et disparut aussitôt dans les escaliers qui menaient à l'étage. Avec un soupir exaspéré, elle s'avoua vaincue et prit la direction des cuisines. Mary venait de rentrer, les bras chargés de linge qu'elle avait étendu un peu plus tôt dans l'après-midi et qui avait séché en un temps record grâce au vent. « Vous cherchez quelque chose, Madame ? »
« Je… Je voulais m'assurer qu'il y avait tout ce qu'il fallait pour passer la nuit à l'abri dans la cave… »
« Je vous accompagne ! », l'interrompit aussitôt la jeune fille avant de se précipiter vers une armoire. « Laissez-moi juste le temps d'allumer une lanterne et je suis à vous. » Une fois sa bougie allumée et la lanterne refermée, Mary se dirigea vers les escaliers qui menaient à la porte du sous-sol. « Je passe devant, c'est plus prudent. »
« Seigneur, vous n'allez pas vous y mettre vous aussi ? », gémit Brianna, s'attirant le regard étonné de l'adolescente. « Non, oubliez… »
Une heure plus tard, la luminosité avait drastiquement diminué et Cajo Babo était plongé dans une semi-obscurité grisâtre, déchirée sporadiquement par des éclairs de plus en plus nombreux. Le tonnerre grondait au loin et toute la maison s'était mise à siffler et à craquer sous l'effet du vent. Ceux qui avaient achevé de protéger leurs cabanes s'étaient réfugiés sous le porche de la maison de maître et observaient avec un mélange d'appréhension et de fascination la tempête qui approchait sur l'océan.
« Le spectacle est bien plus appréciable quand on le voit venir depuis la terre que depuis la mer, n'est-ce pas Monsieur Lowett ? », ironisa Murphy en remarquant le visage béat de son collègue, accoudé à la balustrade du porche.
« Disons qu'on est beaucoup plus sereins… » Lowett éclata de rire et fit mine d'être parcouru d'un frisson. « Surtout la dernière qui nous est tombée dessus… Celle-là, j'ai bien cru qu'on allait tous y passer… J'espère qu'O'Brien s'est trouvé un coin à l'abri. Et que notre courrier ne sera pas perdu… »
« Vous allez donc faire venir votre femme et vos enfants depuis Galway ? », lui demanda le charpentier avec un sourire ému.
« Si Dieu le veut… Cela fait presque un an que je suis parti en mer. Les petits ne doivent même plus se rappeler à quoi je ressemble… »
Murphy étouffa un rire et tourna la tête en voyant les derniers hommes rejoindre la maison au pas de course sous la pluie, qui commençait à tomber à grosses gouttes.
« Tout est prêt ? », demanda Stephen, qui fermait la marche, et Murphy hocha la tête en silence. « Bien. Première tempête. C'est maintenant que nous allons voir si nous avons fait du bon travail… »
« Il y aura tout de même des dégâts, certaines pièces de charpente ne sont pas assez restaurées. On n'est pas sûrs que ça tienne… », tempéra Lowett en entrant dans le salon.
Stephen ferma la dernière porte-fenêtre, ainsi que les lourds volets, derrière lui. « Disons que je m'estimerai heureux si au moins la moitié de notre travail des deux derniers mois tient le coup cette nuit. Et pour le reste… on apprendra de nos erreurs… »
A la cave, la plupart des hommes étaient déjà confortablement installés sur le sol et conversaient joyeusement à la lueur des premières bougies allumées par Brianna et Mary. Cette dernière s'était blottie dans un coin sombre avec Jimmy, qui lui parlait à mi-voix, lui arrachant de temps à autre un gloussement. Lorsque Stephen fit son entrée dans l'immense cave, Brianna lui jeta un regard courroucé qu'il balaya aussitôt d'un sourire charmeur. Evidemment, il avait eu ce qu'il voulait encore une fois, il n'avait donc plus aucune raison d'être frustré.
« Viens par là… »
La tirant doucement par le bras, il l'entraîna dans un coin de la pièce, se laissa tomber sur le sol et lui fit signe de s'asseoir entre ses jambes. Brianna obéit de mauvaise grâce, mais se blottit malgré tout contre son torse, incapable de résister à la douce chaleur qui émanait toujours de son corps. Avec un rictus triomphant, il passa un bras autour de sa taille et posa sa main sur le ventre encore plat de la jeune femme.
« Que les choses soient claires, je suis toujours en colère contre toi… », bougonna-t-elle, bien que ce simple geste menace de la faire fondre.
« Pendant quelques mois, les deux personnes qui me sont les plus chères au monde sont coincées dans un seul et même corps… Il est donc normal d'y faire deux fois plus attention… »
Brianna cligna des yeux, esquissa un rictus et se mit à rire bêtement.
« Quoi ? », soupira l'Irlandais, vexé que ce qu'il considérait comme une déclaration d'amour enflammée reçoive un accueil si mitigé.
« Désolée, j'imaginais seulement… Murphy et moi coincés dans le même corps… »
« Je ne parlais pas de- », grommela Stephen avant d'entendre à nouveau le rire de sa femme s'élever contre son torse. « Très bien, ça m'apprendra à être sentimental… »
« Ça m'a surprise, je n'ai pas l'habitude… », ironisa la jeune femme.
Au-dessus d'eux, la maison craqua si bruyamment que le silence se fit brièvement dans la cave, tandis que tous levaient les yeux en direction du plafond. Lorsque le volume des conversations fut à nouveau normal, Stephen se pencha un peu plus vers son oreille.
« Je ne plaisantais pas, Brianna. Il est hors de question que tu te blesses d'une quelconque manière que ce soit. Pas de travaux, pas de bateau, tu ne t'approches d'aucun insecte et tu restes loin de tout objet tranchant ou pointu. »
« Je peux respirer ? », soupira-t-elle en levant les yeux au ciel. Mais Stephen répondit du tac-au-tac, soufflant son haleine chaude dans le creux de son cou.
« Seulement si tu respires le même air que moi. »
Brianna leva le nez et contempla longuement le visage sérieux et vaguement inquiet du pirate. Ces dernières semaines à terre lui avaient fait un bien fou. Il avait repris des couleurs, ses ongles repoussaient à vue d'œil et il avait retrouvé l'appétit et le sommeil. Quelques cauchemars venaient de temps à autre hanter ses nuits, mais ils s'espaçaient chaque jour un peu plus. La dernière chose que voulait Brianna, c'était de le voir se ronger les sangs à nouveau. Avec un sourire timide, elle glissa sa main dans celle de Stephen, entrelaçant leurs doigts. Puis elle hocha la tête en signe d'approbation et l'expression du pirate se détendit aussitôt.
La maison craqua de nouveau, plus fort cette fois, comme si quelque chose avait cédé à l'étage, mais aucun des deux ne détourna le regard de l'autre. Demain, la tempête aurait cessé. Demain, ils en étaient persuadés, leur vie paisible reprendrait son cours. C'était cependant sans compter sur le vent… et ce qu'il venait malencontreusement de dévoiler.
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Tatatataaaaann (musique de suspense). D'après vous, qu'est-ce que le vent nous a apporté ? Et qu'avez-vous pensé de ce chapitre ? La grossesse, la réaction de Bonnet et les décisions de Brianna ? Tout pourrait bien basculer avec les grandes révélations du prochain chapitre ! J'ai hâte d'avoir votre avis et d'ici là, je vous souhaite une merveilleuse semaine !
Xérès
