Le Trèfle et le Tartan

Comme le suggère le titre… C'est aujourd'hui que notre cher Stephen va enfin savoir toute la vérité. J'espère qu'il vous plaira, depuis le temps que vous attendez ce moment ! Bonne lecture !

Merci à GiselleLevy, Emeuh, Wizzette et mon chéri pour leurs reviews, ainsi qu'à PlumeDeSerpent et Janinka-hbrt pour le follow/fav !

Emeuh : ahahah, je crois que beaucoup de monde attendait ce bébé comme le messie, eh bien vous voilà servis ! Merci pour ta review !

GiselleLevy : ahahah c'est vrai qu'un « veux-tu m'épouser s'il-te-plaît » aurait semblé parfaitement bizarre de la part de notre fougueux pirate. xD L'inscription dans la bague signifie ni plus ni moins que « je t'aime », mais jamais il n'aurait osé le dire à haut voix en anglais ahah. Merci pour toutes tes reviews !

oOo

35. An fhírinne ghlan (The whole truth)

Le lendemain matin, un soleil radieux s'était levé sur Cajo Babo, dans un ciel sans nuage. La trentaine de personnes amassée dans la cave avait regagné la surface, non sans appréhension, pour constater les dégâts causés par la tempête. La maison de maître avait très bien tenu le choc et Brianna en fut rassurée : rien n'avait bougé mis à part une des fenêtres de leur chambre, qui avait été brisée par une branche arrachée, laissant au vent tout l'espace dont il avait besoin pour mettre le désordre dans la pièce. A l'extérieur, les petites bicoques à différents stades de rénovation avaient subi plus ou moins de dégâts mais rien d'irréparable et tout le monde s'était remis au travail le cœur plus léger que la veille.

Ne voulant pas que Brianna se blesse sur des bouts de verre, des échardes ou les clous des planches arrachées par la branche d'arbre, Stephen avait pris l'initiative de ranger leur chambre. Il avait commencé par balayer le plancher et secouer les tapis pour les débarrasser des brisures, puis avait évacué les planches et l'huisserie arrachées. Près de la fenêtre sinistrée, le guéridon dans lequel Brianna avait rangé ses œuvres et son matériel de dessin s'était renversé et le tiroir était ouvert. Le vent avait ensuite dispersé les feuilles un peu partout dans la pièce. Certaines avaient pris la pluie et il dut se résoudre à les jeter. D'autres avaient été soufflées hors de portée des gouttes et il les ramassa avec un sourire nostalgique. Parmi les différents croquis, il retrouvait ceux qu'il connaissait déjà et qu'elle avait réalisés à son arrivée sur le Gloriana. D'autres lui étaient inconnus et notamment des portraits de lui qu'elle avait dû s'empresser de refaire à Wilmington, après qu'il l'ait privée de tout souvenir de lui à son départ pour Philadelphie. L'un d'eux était d'ailleurs particulièrement osé : au premier plan se trouvait la roue du Gloriana, derrière laquelle se tenait Stephen, les mains serrant deux poignées à droite et à gauche. Entre lui et la barre, Brianna avait dessiné sa propre silhouette, de dos mais identifiable à sa masse inextricable de boucles et à son profil que l'on distinguait à travers quelques mèches. Et à en juger par les lignes qui représentaient ses jambes fines et la courbe de ses reins visibles derrière la roue, elle était entièrement nue. Le regard de Stephen semblait quant à lui farouche, menaçant, comme s'il défiait quiconque de venir lui dérober sa précieuse propriété.

Stephen se racla la gorge et glissa le dessin parmi la pile qui se formait peu à peu à côté de lui. S'il continuait à fixer celui-ci, il finirait par ne plus ranger du tout et par aller trouver Brianna pour lui sauter dessus. Ranger d'abord, lui sauter dessus ensuite, plaisanta-t-il intérieurement avant de se pencher pour récupérer d'autres feuilles qui avaient glissé jusque sous l'armoire. Le pirate se figea et fronça les sourcils. L'une de ces feuilles était étrange à tous les points de vue. Tout d'abord, elle était parfaitement rectangulaire, avec une précision de découpe qu'il n'avait tout simplement jamais pensée possible en raison de la composition du papier. Elle était également d'une finesse inégalée et d'une blancheur plus pure que celle de la neige. Impossible de ne pas la remarquer parmi l'amas de papiers jaunis, épais et irréguliers qui l'entouraient. Stephen saisit la feuille entre ses doigts et sursauta presque tant sa douceur lui paraissait irréelle. Il n'avait jamais vu de grain aussi lisse de toute sa vie.

Avec précaution, comme s'il s'agissait d'un objet fragile, il la retourna et ce qu'il vit sur l'autre face le perturba d'autant plus. De l'autre côté, un document 'normal' – jauni, irrégulier et abîmé – semblait incrusté dans la fine feuille. Stephen passa la main dessus, s'attendant à retrouver la sensation du papier classique mais il n'en fut rien. Celui-ci était toujours aussi lisse et régulier que l'autre face immaculée. Pour une raison qu'il ne s'expliquait pas, son cœur se mit à battre un peu plus vite dans sa cage thoracique et il baissa les yeux sur le texte photocopié. Il s'agissait d'un article de la Gazette de Wilmington, datant du 26 décembre 1770, et intitulé « Evasion manquée pour le pirate Stephen Bonnet et la Sorcière rouge. »

Stephen fronça les sourcils. Leur évasion de la Noël avait été tout sauf un échec. La preuve, puisqu'ils étaient ici à Cuba, sains et saufs. Ses yeux parcoururent le reste du texte et il sentit son estomac danser la gigue. « …le couple s'est enfui à travers les rues de Wilmington périrent à quelques mètres du quai, sous les balles de la garde de Caroline du Nord… Le corps de Miss Fraser a été remis à sa famille… » Rien de tout cela n'avait de sens. Ils n'étaient pas morts, ils étaient bel et bien en vie… Un frisson le parcourut lorsqu'il se rappela avoir un jour envisagé d'être effectivement mort et que son bonheur aux côtés de Brianna n'était qu'illusion. Une sorte de paradis créé par son cerveau dans ses derniers instants. Non, c'était impossible. Tout était bien réel, il pensait, il sentait les choses, et de plus il était quasiment certain de ne pas avoir droit au Paradis le jour de son trépas. Pas quelqu'un comme lui. Il devait donc y avoir une autre explication. Quelque chose de logique, de censé… que seule Brianna pourrait lui expliquer. Après tout, ce document était dans ses affaires. Elle ne pouvait donc pas ne pas être au courant.

Une autre solution faisait progressivement son chemin dans les rouages de son cerveau, une solution que d'autres avaient envisagée avant lui, notamment après leur excursion à Truro. Bien que Brianna ait gagné le respect de tous en arrachant les cartes au trésor d'une tombe contenant un cadavre frais, puis en les aidant à survivre à l'épidémie de grippe, Stephen savait qu'il se murmurait dans les quartiers de l'équipage qu'elle n'était pas une femme normale. Sorcière, fée, et surtout banshee – en raison de sa manie de toujours garder les cheveux détachés sans les couvrir d'un pieux bonnet, et de sa peau pâle et sans défaut – tout le folklore irlandais y était passé. Le capitaine n'avait jamais osé les contredire sur ce dernier point : les banshee étaient des entités protectrices puissantes, capables de transformer l'eau en vin, les pierres en moutons, mais aussi produire de l'or et de l'argent pour les familles auxquelles elles étaient rattachées. Leur chant annonçait également la mort, mais cette hypothèse avait été écartée lorsque la rumeur s'était répandue que son chant avait sauvé l'âme de Jimmy durant l'épidémie. Tant qu'ils croiraient qu'elle était une banshee, ils ne lui feraient jamais le moindre mal. Stephen avait donc laissé planer le doute, sans pour autant croire à leurs sornettes.

Mais cet article remettait tout en cause. Si elle était effectivement une puissante magicienne, cela apportait la lumière sur beaucoup de zones d'ombre qui entouraient la jeune femme depuis le début et dont Stephen s'était accommodé avec le temps, trop obnubilé par son désir de dompter l'indomptable Brianna Ellen Fraser. Ses connaissances sur de nombreux sujets, et pas seulement les trésors cachés, son caractère atypique, sa manie de se sentir en sécurité partout comme si elle ne craignait rien ni personne. Sa capacité à ensorceler et séduire les cœurs les plus sauvages.

Il baissa de nouveau les yeux et son froncement de sourcils s'accentua. Non, ça n'expliquait pas ce papier étrangement parfait, ni l'existence du texte qui figurait dessus. Stephen se releva, prêt à quitter la pièce pour confronter Brianna mais sa conscience le retint. Il ne pouvait pas risquer de lui parler en présence de quiconque. Et surtout, il devait avant tout se calmer. Tirer les choses au clair, réfléchir à des questions sensées, et se préparer à une explication qui ne lui plairait certainement pas. Brianna et sa mère l'avaient toutes deux prévenu : la vérité avait détruit leur famille et il était hors de question qu'il laisse une telle chose se produire.

De plus, Brianna portait son enfant. Aucune émotion forte ne devait la saisir, aucune main mal intentionnée ne devait la toucher. Quoi qu'elle lui avoue, il devrait la protéger coûte que coûte. De lui-même et des autres aussi. Au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha lentement du guéridon, le redressa et tira une chaise pour s'asseoir près de la fenêtre. L'air marin lui faisait du bien, l'aidait à se calmer et c'était tout ce dont il avait besoin pour le moment. Il posa le document à plat devant lui et se mit à réfléchir.

Ne le voyant pas redescendre du premier étage, Brianna avait fini par monter chercher Stephen pour une pause bien méritée. Flanagan, Mary, Jimmy et elle avaient passé la matinée à préparer le déjeuner et elle avait une faim de loup. Les tapis de leur chambre étaient étendus sur la balustrade de la galerie qui surplombait la cour intérieure, indiquant que Stephen n'avait toujours pas terminé son grand ménage. Brianna posa une main sur le tissu, il était presque sec.

« Tu as besoin d'aide ? », demanda-t-elle en pénétrant dans leur chambre.

Stephen était assis près de la fenêtre, le regard figé droit devant lui et seuls les mouvements réguliers de sa cage thoracique lui indiquaient qu'elle n'avait pas affaire à une réplique en cire. « Est-ce que tout va bien ? »

Cette fois, le pirate sembla sortir de ses pensées et ses yeux pivotèrent dans sa direction. Sans un mot, mais sans agressivité aucune, il posa sa main sur une feuille de papier et la fit glisser de quelques centimètres sur le guéridon, l'invitant à venir voir de quoi il s'agissait. Brianna fronça les sourcils et s'approcha prudemment, avant que son regard ne se pose sur le document. Sous l'effet de la surprise, elle prit une rapide inspiration qui se bloqua ensuite dans sa gorge. Sa première pensée fut de se demander ce que la photocopie faisait là, mais elle se rappela très vite l'avoir dissimulée parmi ses dessins pour que personne à River Run ne la trouve. Elle avait dû l'emporter avec l'ensemble en préparant son sac à la va-vite. Puis avait rangé le tout sans rien trier dans le guéridon. Guéridon qui avait dispersé tout son contenu au cours de la nuit…

Elle tourna la tête en direction de Stephen. Celui-ci semblait étrangement serein, même si ses iris perçants suivaient avec attention le moindre de ses mouvements, la moindre de ses expressions. Malgré tous ses efforts pour essayer de trouver une explication qui lui permettrait de s'en sortir encore une fois, son cerveau était vide. Il n'y avait aucun moyen de justifier l'existence d'un type de papier qui n'existait pas encore, sur lequel était inscrit un événement qui ne s'était même pas produit. Et d'ailleurs, comment était-il possible que le document apparaisse encore sur la copie alors que l'original n'a pas été édité ? Brianna nageait en plein paradoxe temporel et elle sentit sa respiration s'accélérer.

« Calme-toi », ordonna doucement Stephen.

Brianna sursauta et le dévisagea, le cœur battant. Le pirate l'observait avec une certaine méfiance, tout en restant maître de lui-même. « La question que je me pose, c'est comment toi tu arrives à rester calme… »

« Je pense à notre enfant… »

Brianna fronça les sourcils et il leva un peu plus la tête pour la regarder droit dans les yeux.

« Et j'ai décidé que quoi qu'il arrive, quelle que soit cette vérité que tu redoutes tant de me révéler, ma priorité était de vous protéger tous les deux. »

Sa femme esquissa une grimace et il ajouta avant qu'elle ait eu le temps de dire quoi que ce soit : « Je suis prêt à l'entendre, Brianna. Mais par Danu, n'essaie pas encore une fois de te défiler, car je ne le supporterai pas. »

Brianna pinça les lèvres, percevant une pointe de menace dans sa voix, et hocha la tête en silence. Avec des gestes doux, elle se dirigea vers le rebord de la fenêtre et s'assit dessus, appréciant la caresse apaisante de l'air tropical sur sa nuque. Machinalement, sa main droite vint faire tourner l'alliance à son annulaire gauche et elle prit une dernière longue inspiration pour se donner du courage.

« Tu te rappelles quand je t'ai dit que Frank et ma mère avaient été séparés mais que je ne savais pas vraiment ce qu'il s'était passé ? », demanda Brianna avec un rapide coup d'œil en direction de Stephen. Celui-ci se contenta de cligner des paupières et elle prit cela pour un 'oui'. « En fait, ma mère était partie découvrir l'arrière-pays pendant que Frank faisait des recherches sur un ancêtre mort au combat à Inverness. Elle a découvert un lieu étrange, une colline surmontée d'immenses pierres dressées vers le ciel et organisées en cercle et que les Ecossais appelaient Craigh na Dun. »

Brianna vit Stephen tiquer à la description du lieu. Il ne pouvait qu'avoir fait le lien avec les pierres qu'il avait vues à Abandawe, mais elle ne souhaitait pas aborder cette partie-là de l'histoire avant d'avoir raconté le reste.

« Ma mère a touché l'une de ces pierres et a perdu connaissance. Lorsqu'elle s'est réveillée… elle était au même endroit, mais pas au même moment. »

« Combien de temps est-elle restée inconsciente ? », demanda Stephen en fronçant les sourcils.

Mais Brianna secoua la tête. D'une voix extrêmement suave, comme si elle craignait qu'en haussant le ton, la nouvelle soit plus dure à digérer, elle reprit : « Non… Je veux dire que ma mère a touché la pierre en mai 1945. Et qu'elle s'est réveillée en mai 1743. »

Un silence de mort tomba dans la pièce et Brianna vit les yeux de son époux s'écarquiller légèrement. Mais tout le reste de son corps demeurait immobile, tendu comme un arc.

« C'est là qu'elle a rencontré Jamie. Et trois ans plus tard, quand elle est tombée enceinte peu avant la bataille de Culloden – dont elle savait déjà que peu de Jacobites ressortiraient vivants – Jamie l'a suppliée de repartir à son époque, loin de la révolte, loin des maladies, pour accoucher en toute sécurité et m'élever dans un monde plus sûr. Bien qu'ayant été conçue en 1746, je suis donc née… en novembre 1948. » Elle fit une nouvelle pause, pour garder le contrôle de ses émotions, mais aussi pour surveiller les réactions de Stephen. Pour le moment, celui-ci écoutait avec une attention et une docilité qu'elle ne lui avait jamais vues.

« Après la mort de Frank, ma mère a découvert grâce à des documents anciens que Jamie n'était pas mort à Culloden et avec ma bénédiction en 1968, elle est repartie à Craigh na Dun pour revenir à nouveau dans le passé et le retrouver après vingt ans d'absence. Après quoi, j'ai terminé mes études au MIT et- », elle capta un froncement de sourcils chez Stephen et se reprit, comprenant qu'il ne pouvait pas connaître ce nom, « au Massachussetts Institute of Technology. C'est… une grande université de Boston. J'avais commencé des études d'Histoire mais après la mort de Frank, j'ai raté tous mes examens de fin d'année et j'ai décidé de me tourner vers d'autres matières, plus scientifiques… »

Elle esquissa un léger sourire, mais Stephen ne le lui rendit pas et elle recentra son récit sur l'essentiel.

« Un jour, j'ai trouvé dans les affaires de Frank un avis de décès très ancien et très abîmé, qui disait que Jamie Fraser et son épouse Claire étaient décédés dans l'incendie de leur maison en janvier 177-quelque chose. J'ai compris que mon père savait que Jamie avait survécu et qu'il le lui avait caché, pour ne pas qu'elle reparte… et qu'elle ne meure pas dans cet incendie. En voyant ça, j'ai tenté le tout pour le tout, j'ai pris un billet d'avion pour l'Ecosse et je me suis rendue à Craigh na Dun… »

« Un billet de quoi ? », demanda abruptement Stephen.

« D'avion… C'est un moyen de transport très rapide. Beaucoup plus qu'un bateau… et qui vole. » Brianna grimaça en voyant l'expression de Stephen devenir de plus en plus méfiante. Si ça continuait, elle allait se retrouver ligotée à un poteau avec un immense barbecue sous les pieds. « Peu importe… J'ai traversé les pierres à mon tour, pris le premier bateau pour Wilmington. Voyageant seule, je ne suis pas franchement passée inaperçue et je me suis fait enlever. La suite… tu la connais. »

Stephen la regardait toujours avec un mélange de méfiance et de fascination, comme s'il prenait enfin conscience de ce qu'il avait en face de lui. Puis ses yeux verts se dirigèrent vers l'article posé sur le guéridon. « Et ça ? »

« Roger l'a trouvé… Il est professeur d'Histoire à l'université d'Oxford… Il était mon petit-ami jusqu'à ce qu'on se dispute violemment quelques mois avant mon départ pour Craigh na Dun. Je lui avais laissé une lettre pour le prévenir de mon voyage dans le passé et quand il l'a enfin reçue, il a cherché à savoir si j'avais laissé des traces de mon passage dans l'Histoire. Et il a trouvé ça. Tout comme j'avais remonté le temps pour sauver mes parents, il a traversé les pierres à son tour pour me sauver moi. Même s'il se doutait que le pirate pour lequel j'allais donner ma vie avait probablement pris sa place dans mon cœur. »

« Nous aurions dû mourir ce jour-là… »

Brianna hocha la tête. « Si O'Brien avait attendu au port de Wilmington, comme prévu… Si j'avais tenté de fuir avec toi par nos propres moyens… Oui, nous serions morts. »

L'expression de Stephen s'adoucit légèrement mais il paraissait toujours aussi troublé, ce qui devait être parfaitement normal. Il regarda de nouveau la feuille de papier sur le guéridon et secoua la tête.

« Mais si nous ne sommes pas morts et que la Gazette n'a pas publié cet article, comment se fait-il que ce soit toujours écrit là… ? »

« Je ne l'explique pas non plus… Peut-être que ma mère s'est trompée et qu'on ne voyage pas dans le temps mais dans des temps qui s'écoulent en parallèle ? » La voix de Brianna était repartie dans les aigus et elle frôlait à nouveau la panique. « Je n'en sais rien et pour être honnête, je ne pense pas avoir envie de le savoir. Tout cela est beaucoup trop perturbant… »

« Et ces pierres à Saint-Domingue… », la coupa sèchement Stephen. « C'est un autre passage ? »

Brianna approuva d'un signe de tête. « Ma mère m'en a révélé l'existence avant que je quitte River Run. Elle voulait que je sache… qu'il y avait une autre porte de sortie en cas d'urgence. Je suis allée voir… Je voulais m'assurer que ce portail fonctionnerait aussi pour moi. »

« Tu allais donc me quitter. » La voix du pirate était dure et froide à cet instant, comme s'il énonçait un fait qu'il avait toujours su. Une certitude. Brianna se décolla du rebord de la fenêtre et contourna le guéridon pour saisir le visage fermé de Stephen entre ses mains.

« Non… J'y suis allée pour repérer les lieux, rien de plus. » Brianna se rappela alors qu'il l'avait suivie ce jour-là et l'avait empêchée in extremis de toucher l'une des pierres, hypnotisée par leur pouvoir d'attraction. « Si tu m'as vue tendre la main, c'est parce que les pierres… m'appelaient. C'est difficile à expliquer, mais je n'avais aucune intention de te fuir ce jour-là. Aucune. Je voulais être avec toi. »

Sans prévenir, Stephen passa un bras autour de la taille de sa femme et l'attira sur ses genoux. Brianna se laissa faire et glissa ses propres bras autour du cou du pirate, avant de coller son front contre le sien.

« Jusqu'à ce que la mort ou autre chose nous sépare… C'est à ça que tu pensais ? »

Brianna caressa ses cheveux blonds et souffla un 'oui' presque inaudible.

« Qu'est-ce qui pourrait te faire repartir dans le futur ? »

De nouveau, la méfiance et la peur faisaient trembler la voix de Stephen. L'idée même qu'elle puisse un jour faire un bond de deux siècles pour s'éloigner de lui le rendait malade.

Brianna s'écarta pour le regarder gravement. « Si tu mourrais… Si j'étais vraiment en très grave danger… » Elle posa sa main sur son ventre. « Ou si notre enfant souffrait d'une maladie mortelle ici mais dont il pourrait guérir dans deux cents ans… En-dehors de ces trois solutions, je ne vois rien qui serait assez fort pour que je consente à te laisser derrière moi. »

« Dans les deux derniers cas, je partirais avec vous », murmura Stephen en posant à son tour une main sur son ventre. Mais l'expression douloureuse qu'afficha Brianna à cet instant précis lui déchira le cœur.

« Les as-tu entendues ? », demanda-t-elle à mi-voix.

« Entendu quoi ? »

« Les pierres… Elles bourdonnent, elles appellent les Voyageurs et les attirent… »

Stephen fronça les sourcils. Non, la colline d'Abandawe avait été silencieuse tout le temps qu'il y était resté. A l'exception bien sûr des cris d'oiseaux et du bruissement du vent dans les palmiers. Il secoua la tête. « Je n'ai rien entendu. »

« Alors tu ne pourras pas nous suivre… » La voix de Brianna s'était brisée en prononçant ces mots et il vit quelques larmes poindre à la naissance de ses cils. « Mais tu n'auras pas à le faire de toute façon. En-dehors des trois cas que j'ai mentionnés, rien – tu m'entends ? – rien ne pourra me convaincre de te quitter. J'y ai réfléchi longuement… Depuis novembre, je n'ai fait que ça… Et encore plus depuis que je sais que je porte notre enfant… »

Elle pressa de nouveau son front contre celui de Stephen et sourit. « Je me suis demandée si je n'étais pas égoïste de priver un enfant d'une éducation moderne et d'un monde plus juste où les femmes ont presque les mêmes droits que les hommes, où les personnes de couleur ne sont plus réduites à l'esclavage… Mais l'idée-même que tu ne puisses pas connaître ton enfant m'était insupportable. Tout autant que celle de ne plus me réveiller dans tes bras chaque matin. »

L'étreinte de Stephen se resserra autour de sa taille et elle frémit, comme à chaque fois qu'il semblait vouloir fusionner leurs deux corps en un seul. Ce besoin de possession qu'il avait eu depuis le premier jour était toujours là et son histoire de voyage dans le temps avait dû raviver ce désir incessant de l'enchaîner à lui.

« Je suis désolée… », reprit-elle en fermant les yeux. « Tous mes mensonges et mes secrets… c'était invivable pour moi et je sais que ça l'a aussi été pour toi… »

Elle sentit Stephen soupirer longuement contre sa poitrine. « Ne t'excuse pas… Tu as fait ce qu'il fallait pour survivre. Si tu m'avais servi un conte de fées pareil dès le début et sans ce maudit papier, je ne sais même pas si je t'aurais crue… »

« Tu m'aurais fait jeter par-dessus bord, ligotée et lestée avec une grosse pierre pour que je ne revienne pas te hanter… », plaisanta Brianna avec un demi-sourire.

« Clairement. »

La jeune femme éclata de rire et sécha les quelques larmes qui avaient roulé le long de ses joues. Stephen leva les yeux et toute hilarité la quitta aussitôt, tant son expression la bouleversait. Il y avait toujours un peu de peur dans ses yeux, mais surtout de l'amour et du respect pour tous les sacrifices qu'elle faisait pour rester auprès de lui et dont il venait seulement maintenant de prendre conscience.

Des centaines de questions se bousculaient dans son esprit. Des questions sur elle, sur son enfance, sur ces femmes qui pouvaient aller à l'école aux côté des hommes et même sur ces machines volantes qu'elle avait mentionnées. Sur ce monde de demain qu'il ne verrait jamais. Mais pas tout de suite. Ils auraient tout le temps plus tard pour ça. L'attirant toujours plus contre lui, il captura ses lèvres et l'embrassa avec passion, la tête pleine d'informations nouvelles, perturbantes et étrangement excitantes. Celle qu'il avait toujours considérée comme une femme insaisissable, indomptable, était en réalité tombée sous son charme au point d'avoir sciemment renoncé à un autre siècle. Il avait donc réussi… Brianna lui appartenait de toutes les manières qu'une femme peut appartenir à un homme. Il l'avait achetée, séduite, déflorée, épousée, fécondée… et maintenant carrément arrachée à une époque toute entière. Il savait qu'il aurait dû se sentir coupable. Coupable de la priver de la médecine moderne, d'un statut de citoyen à part entière et de nombreuses autres choses qu'il ne pouvait même pas concevoir. Mais tout ce qu'il choisissait de retenir de cette histoire abracadabrante, c'était que l'amour que Brianna lui portait était plus fort que l'avenir, plus fort que le Temps lui-même. Et cela, peu d'hommes sur Terre pouvaient s'en vanter.

Mu par sa pulsion de possession dévorante, il la repoussa pour la faire se lever et quitta sa chaise à son tour. Reprenant le contrôle de ses lèvres, il la plaqua contre le mur le plus proche et Brianna émit un léger couinement de surprise et de désir mêlés. Avec des gestes empressés, il dénoua son pantalon et retroussa les jupes de la jeune femme, tandis que celle-ci s'agrippait à son cou pour ne pas tomber quand il la soulèverait du sol. Bientôt, ce fut chose faite et Brianna enroula ses jambes autour de la taille de Stephen, prête à l'accueillir en elle. Le pirate recula légèrement la tête pour garder une vue imprenable sur le visage de sa femme et la pénétra avec force. Il admira son regard enfiévré, sa bouche qui s'ouvrait pour pousser les plus délicieux des gémissements, et le haut de ses seins comprimés dans son corset, tremblant à chacun de ses coups de rein. Brianna Fraser avait traversé deux siècles, un océan et fait face à d'innombrables dangers. Elle avait sauvé sa famille, elle l'avait sauvé lui en sachant pertinemment qu'elle pouvait y laisser la vie.

Elle était incroyable. Elle était unique. Elle était divine.

Et elle était à lui.

~o~

« Qu'est-ce qui te manque le plus ici ? »

Brianna remua légèrement pour s'installer plus confortablement sur le torse nu de son mari. Depuis que Stephen avait appris toute la vérité, les conversations sur l'oreiller avaient pris une tournure de rituel pendant lequel il lui posait toutes les questions qui lui passaient par la tête. Certains soirs, il se concentrait sur un seul thème : le système scolaire, la politique, les guerres. Il avait grogné en apprenant que les pirates tels qu'il les connaissait étaient une espèce en voie de disparition, mais deviendraient un jour les héros de nombreux films et romans. Le chapitre sur Apollo 11 et les premiers pas sur la lune l'avait en revanche tout bonnement scandalisé : « Ce qu'il y a dans le ciel n'a pas vocation à être piétiné… », avait-il dit tandis que Brianna éclatait de rire. D'autres soirs, il n'était intéressé que par elle, son enfance, ses souvenirs et ses expériences. Ce soir était justement un de ces soirs. Caressant inconsciemment le ventre de l'Irlandais, Brianna plissa les yeux et réfléchit.

« Hum… je dirais la musique. A la maison, il y avait toujours de la musique. Frank avait une collection de disques incroyable… Ce sont les espèces de galettes dont je t'ai parlé et qui produisent du son… », fit-elle en relevant le nez. Il hocha la tête et elle reprit sa position initiale. « Les transports modernes aussi. Tout est tellement plus rapide au vingtième siècle… Ici, le moindre trajet entre deux villes prend deux jours alors qu'une heure de voiture suffirait… C'est insupportable. Imagine : en prenant l'avion, on aurait mis peut-être une journée ou deux pour aller de Cape Cod à Saba, en comptant les escales. Une journée ou deux pour le retour… En une semaine, toute l'histoire était pliée. »

Stephen grimaça et elle lui jeta un regard étonné. « En quatre ou cinq jours, je n'aurais pas eu le temps de t'aimer. Ça aurait été dommage. »

« Tu marques un point… », admit-elle avec un petit rire. « Il y a aussi le beurre de cacahuètes, mais il y a des arachides un peu plus haut sur la montagne. Dès que j'en aurais récolté suffisamment j'en ferai. Et crois-moi… tes petits-déjeuners seront changés à jamais. Le cinéma, évidemment, mais ça je t'en ai déjà beaucoup trop parlé. Et… » Elle remonta le long de son torse avec un sourire coquin. « Les douches chaudes. C'est un peu comme avoir une cascade à température réglable chez soi… et on peut en profiter à deux… »

« Ça, c'est quelque chose que j'aurais bien voulu connaître… », gloussa-t-il juste avant que Brianna s'empare de ses lèvres et se mette à cheval sur lui.

Avoir dit toute la vérité à Stephen avait été libérateur. Brianna n'était plus obligée de réfléchir avant de parler, de choisir prudemment ses mots ou les détails qu'elle révélait sur son passé. Elle pouvait désormais tout dire, sans filtre et en conséquence, Stephen et elle n'avaient jamais été aussi proches, aussi complices. Et ils n'avaient jamais autant fait l'amour, également. Stephen était devenu insatiable, maintenant qu'il partageait ses secrets, et d'ailleurs le baiser qu'elle avait initié était déjà en train de déraper. Stephen s'était redressé et avait glissé les jambes de Brianna autour de ses reins pour l'attirer un peu plus contre lui. Depuis le début de sa grossesse, les seins de Brianna avaient quelque peu gonflé, devenant encore plus fermes cela l'avait rendu littéralement fou. Et dans le feu de l'action, il ne put s'empêcher de mordiller l'un d'eux lorsque la poitrine tentatrice se retrouva au niveau de ses yeux.

« Aïe ! », protesta Brianna en lui donnant une tape sur la tête.

« Désolé… », lâcha-t-il précipitamment, mais son air avide trahissait que son excuse n'était pas sincère du tout. Soudain, un éclair de doute passa dans ses yeux et il fronça les sourcils, le regard dans le vague.

« Encore une question ? », soupira Brianna, qui commençait à connaître ce regard par cœur. Elle n'était plus d'humeur à parler, pour être honnête, et dut résister à l'envie de lui fourrer son sein dans la bouche pour le faire taire et le reconcentrer sur d'autres activités.

« Les femmes souffrent-elles toujours autant quand elles donnent la vie au vingtième siècle ? »

La question fit à Brianna l'effet d'une douche froide et toute son excitation retomba aussitôt. Elle grogna et posa son front sur l'épaule du pirate, mais celui-ci était soudain extrêmement sérieux et elle comprit qu'il devait tout simplement s'inquiéter de la voir souffrir si elle pouvait l'éviter.

« Eh bien… ce n'est toujours pas une partie de plaisir, très franchement, mais le taux de mortalité est bien moins important. Il existe de nombreux systèmes pour anticiper les complications, ainsi que des méthodes de chirurgie qui permettent de faire sortir le bébé par le ventre, en cas de problème… »

« Et tu oses me faire croire que ce n'est pas douloureux ? », s'indigna-t-il, au bord de la panique.

« On est anesthésiées… On nous donne des produits contre la douleur… »

Sa réponse ne semblait pas avoir rassuré le pirate, bien au contraire, et son froncement de sourcil s'accentua. « Tu n'auras rien de tout cela, ici. »

« Non, en effet… Merci de me le rappeler… », tenta-t-elle de plaisanter, mais l'idée était réellement terrifiante. « En revanche, j'ai quand même un avantage non négligeable sur toutes les autres femmes de ce siècle : une chirurgienne hors pair qui ne raterait l'évènement pour rien au monde. Je lui ai déjà envoyé une lettre et j'attends la réponse… » Elle glissa une main sur la joue de Stephen et sourit. « Tout se passera bien. Ma mère ne me laissera pas tomber. »

L'Irlandais hocha la tête, avant de presser son front contre les seins de Brianna, qui glissa aussitôt ses doigts dans ses cheveux blonds.

« Tu crois… qu'ils vont venir à deux ? », demanda Stephen avec une grimace.

Brianna gloussa, comprenant qu'il était terrifié à l'idée de croiser Jamie Fraser, le géant Ecossais dont il avait perverti l'unique fille, avant de l'épouser en secret à des milliers de kilomètres de lui et de sa bénédiction. « C'est très probable, oui… »

« Très bien… Je vais donc décéder dans d'atroces souffrances… J'ai été ravi de te connaître, Brianna Fraser. »

La jeune femme éclata d'un rire franc et vit qu'il souriait lui aussi, tout en resserrant ses bras autour de sa taille.

« Ne t'en fais pas… On aura qu'à l'envoyer taper sur des clous avec Murphy, ça le détendra… », ironisa-t-elle tandis que Stephen décollait subitement sa tête de ses seins avec une expression terrifiée.

« Tu veux donner un marteau à Jamie Fraser ? Donc, tu veux vraiment que je meure ? »

Le rire de Brianna fit écho dans tout le premier étage et pour toute réponse, elle se pencha sur les lèvres du pirate pour l'embrasser passionnément. A cet instant précis, alors qu'ils se laissaient tomber de nouveau sur le matelas, rien ne semblait pouvoir entacher leur bonheur. Mais il faut connaître le malheur pour réellement apprécier le bonheur, et le destin allait se charger de le leur rappeler. De la plus déchirante des manières.

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Oui, je sais, vous vous demandez sûrement « mais qu'est-ce qu'elle va encore leur faire subir ? ». Et vous avez raison. Il ne reste plus que deux chapitres pour cette fiction et ils seront certainement riches en émotions. J'ai hâte de savoir ce que vous avez pensé de celui-ci, en tous cas, et d'ici là je vous souhaite une merveilleuse semaine !

Xérès