CHUG WATER, WYOMING


Chug Water, Wyoming, était une petite ville aussi isolée et désolante qu'une verrue sur le dos d'une main : trois maisons uniformes qui se couraient après dans une immense plaine d'un jaune grisâtre et quelques vieux édifices rouillés qui devaient dater du Far-West, une ligne de falaises plates sur l'horizon qui avait une histoire plus que glauque et un ciel bleu tellement immense qu'on s'attendait presque à en voir tomber quelque divinité viking égarée loin de son système solaire.

Scorpius Malefoy changea sa veste pliée de bras et tira une montre à gousset de la poche de l'élégant gilet qui complétait son costume trois-pièces, arquant un de ses fins sourcils noirs avec ironie sous le chapeau de feutre qui coiffait ses longs cheveux blancs.

- La Bibliothèque, dit-il d'un son ton traînant habituel, tout en vérifiant l'heure. "Tellement énorme qu'elle n'a pas de nom, seulement un bon gros LA."

Euphrosine Malefoy toussota.

- On dirait… une ville.

Le sarcasme était évident dans sa voix et Arthur Potter, à côté d'elle, ne put s'empêcher de pouffer de rire, même si son cœur battait à grands coups.

- C'est un monde, dit-il après avoir jeté un bref coup d'œil sur le dossier portant l'en-tête du MACUSA avec lequel il s'éventait depuis dix minutes. "Littéralement un monde. Tellement vaste que son entrée ne pouvait pas être contenue dans un bâtiment ordinaire."

La brise matinale de ce premier septembre qui s'annonçait encore très chaud faisait danser la crinière flamboyante de la jeune femme et le soleil jeta un éclat sur ses lunettes rondes quand elle les enleva pour les essuyer avant de les remettre sur son nez, espérant qu'entre-temps la Bibliothèque se serait manifestée.

Mais la façade en briques de la minuscule banque était toujours la même.

- Okay. Et comment on accède à la Bibliothèque alors ? On donne un coup de pied dans la porte et on crie "haut-les-mains, ceci est un hold-up" ?

- Pour l'amour du ciel, dites-moi que vous utilisez des noms d'emprunt quand vous êtes en mission, soupira Scorpius, tandis que le frère d'Euphrosine étouffait un autre gloussement nerveux.

- On se fait passer de temps en temps pour Roonil Wazlib et Inigo Montoya, grogna la jeune femme. "Mais bizarrement les gens ne nous prennent pas au sérieux."

Scorpius secoua la tête. Une étincelle amusée dansa un instant dans ses yeux, puis il redevint sérieux.

- La Bibliothèque est protégée par un enchantement ancien et ne s'ouvre que sur rendez-vous, expliqua-t-il. "Il serait bien trop risqué d'y laisser entrer n'importe qui. Toutes les connaissances du monde magique depuis mille cinq cents ans y sont rassemblées, les plus mystérieux des sortilèges comme l'Histoire de nos origines. Imaginez un peu si le premier lunatique venu pouvait consulter les ouvrages qu'elle contient… c'est pourquoi Voldemort lui-même, malgré tout ce qu'il a tenté, n'y a jamais eu accès."

- Ce n'est pas plus mal, dit Arthur sombrement. "Il a réussi à faire plier un pays rien qu'en étudiant les livres de la bibliothèque de l'école, je ne veux même pas penser à ce qu'il aurait pu accomplir si..."

- Ce qu'il aurait pu détruire, rectifia sa sœur d'un air tendu, en attachant ses cheveux en une longue queue de cheval. "Il n'a rien accompli, il n'a fait que semer la mort et le désespoir."

Scorpius se racla la gorge posément et l'expression indéchiffrable qui avait un instant troublé son regard disparut pour laisser place à une froide constatation.

- Tom Jedusor était corrompu jusqu'à la moelle. Ses mots mêmes étaient empoisonnés – c'est pour cela qu'aucun de ses écrits n'est conservé à la Bibliothèque. Il n'y est pas entré de son vivant, ni pendant aucune de ses existences maudites, et c'est d'un commun accord que tous les gouvernements magiques ont convenu que rien ne le concernant ne pénètrerait dans ce lieu.

Le jeune homme voulait demander où se trouvaient alors tous ces documents dangereux, mais son parrain consulta à nouveau sa montre.

- Huit heures moins cinq. Nous allons bientôt pouvoir entrer.

Arthur Potter avala sa salive. Il passa une main rapide dans ses courts cheveux noirs, les brossant en arrière. Son visage énergique se crispa imperceptiblement. Six semaines de maladie avaient effacé son bronzage et sa pâleur faisait ressortir la cicatrice en travers de son nez et celle qui barrait son sourcil droit. Les épaules raides, il glissa discrètement une main sous sa veste en cuir, toucha légèrement le colt qui faisait une bosse sous son aisselle.

Les yeux gris d'Euphrosine se durcirent. Elle aussi tâta instinctivement l'emplacement de sa baguette – la poche arrière de son jean. La brise gonfla son chemisier fleuri et les petites mèches folles sur ses tempes s'agitèrent.

Sanctuaire intouché depuis des siècles ou pas, il n'était pas question de prendre le moins de risque.

Les livres, ils le savaient tous les deux, avaient le pouvoir de changer le cours d'une vie.


oOoOoOo


Les lueurs des bougies magiques tremblotaient dans le grand hall sombre, accrochant les lettres d'or des titres sur les tranches des milliers de livres rangés sur les rayons qui s'enroulaient sur les murs concaves du sol au plafond.

Les pas d'Hermione étaient étouffés par l'épais tapis qui recouvrait l'immense escalier de marbre, mais la voix de son assistant résonnait, claire et incongrue, dans la solennité du silence de la bibliothèque.

- "Higitus figitus zomba kazomn… Hockety pockety wockety wock, abracabra aabranak, chantonnait le jeune homme qui se laissait glisser sur la rampe, les yeux brillants. "Higitus Figitus Migitus mum, prestidigitori-um…"

- Quand vas-tu arrêter avec cette chansonnette stupide ? soupira Hermione. "Ça ne veut absolument rien dire. Ce n'est même pas une formule magique."

Il rit, sauta de la rampe et la prit par le bras.

- Oui mais c'est marrant !

Son énergie était contagieuse, comme une brise printanière qui vous donnait envie de vous dégourdir après un long hiver, de commencer un grand nettoyage ou de vous mettre au polo à dos de kelpie.

- Tâche de te tenir tranquille quand ils seront là, avertit-elle en s'arrêtant pour le regarder bien en face. "Tu représentes la Bibliothèque. On ne peut pas se permettre de recevoir un autre courrier comme celui d'Aculeatus Cholmondeley quand tu as porté ces ouvrages à Londres."

Elle en était encore écarlate : le ministre de la magie avait exprimé en termes particulièrement dédaigneux son incompréhension devant la dégaine de son assistant, allant jusqu'à mettre en doute que la Bibliothèque soit toujours un établissement sérieux.

Elle n'avait rien personnellement contre le vernis à ongles noir de son assistant, ses jeans à trous, ses bracelets cloutés ou ses t-shirts délavés ornés de crânes, mais elle pouvait parfaitement comprendre que le look emo ne colle pas avec l'idée que les gens se faisaient d'un puits de connaissances littéraires.

Pourtant ils n'auraient pas pu davantage se tromper : Hermione était parfois étourdie par l'immensité du savoir de ce jeune homme au sourire lumineux.

- Un sherbet citron ? proposa-t-il.

Elle accepta avec un grognement – il était absolument impossible de résister à ces yeux bleus quand ils vous faisaient le coup du "nous sommes bons amis, n'est-ce pas ?" – et reprit sa descente en décachetant le bonbon.

- Scorpius Malefoy a travaillé pour le Département des Mystères pendant tout le temps où vous en avez été directrice, dit son assistant d'un ton léger. "Et vous étiez à l'école avec son père. Vous devez bien le connaître."

Hermione soupira à nouveau.

- Scorpius Malefoy est la personne la plus secrète et la plus privée que je connaisse, dit-elle. "À part Albus Potter et son épouse Wendy, je ne crois pas que qui que ce soit ait jamais réussi à devenir proche de lui."

Quelque chose bougea au coin de son œil, dans l'un des miroirs qui tapissaient le mur le long des escaliers et elle s'arrêta, plissant les paupières, essayant d'apercevoir la silhouette floue qui, parfois, glissait furtivement derrière eux.

- Il est de nouveau là, dit-elle finalement en se redressant. "Peut-être que je devrais vraiment appeler un catoptromancier."

Son assistant haussa les épaules. Il lança un bonbon en l'air et le goba adroitement. La lueur des bougies ourlait ses pommettes anguleuses et ses oreilles décollées.

- Ce n'est qu'un reflet, dit-il d'un ton léger. "Un écho du passé qui ne tardera pas à s'effacer."

Sceptique, Hermione fit claquer sa langue.

- Hum. J'espère. Je n'arrive pas à voir si c'est un homme ou une femme, c'est ça qui m'ennuie…

Il la prit par le bras et l'entraîna galamment.

- Ce n'est pas le moment de discuter de la coupe de cheveux d'une image dans un miroir, dit-il gaiment. "On va finir par être en retard. Voilà quelque chose qui nuirait définitivement à la réputation de la Bibliothèque."

Hermione tressaillit.

- Oh mon Dieu, oui. Scorpius Malefoy est connu pour sa ponctualité.

Et elle ramassa les pans de sa lourde jupe et se hâta dans les escaliers. Son chignon blanc tremblotait sur sa nuque et les chaînettes dorées de ses lunettes en demi-lune cliquetaient en lançant des éclats à la lueur des bougies.

La Clé pendait à son cou au bout d'un long sautoir comme un bijou de cristal étincelant sur le velours noir de sa veste et, dans les miroirs, une toute jeune fille vêtue de soie pervenche se pressait vers un bal, les joues empourprées, le sablier d'or d'un Retourneur de Temps serré contre son cœur.


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Une clochette tinta au coin de la porte quand Euphrosine la poussa et la lumière du soleil inonda les grands carreaux de marbre noirs et blancs du hall. Arthur suivit sa sœur, clignant des yeux pour s'habituer à la pénombre. Lentement il distingua les énormes piliers, les rayonnages de livres, le lustre gigantesque pendu au-dessus de leurs têtes sous le plafond en dôme, le comptoir d'acajou lustré à gauche et le pupitre magique au-dessus duquel dansaient des particules de lumière.

- Bienvenue dans la Bibliothèque, dit une voix désarticulée. "Comment puis-je vous aider ?"

Scorpius Malefoy referma soigneusement la porte d'entrée derrière lui et Chug Water, Wyoming, s'éteignit derrière la vitre pour laisser place aux sculptures inquiétantes d'une massive porte en chêne.

Le frère et la sœur s'étaient rapprochés l'un de l'autre, prudemment. Dos contre dos, la bouche légèrement entrouverte et les sourcils froncés, ils hésitaient visiblement entre émerveillement, excitation et inquiétude.

- C'est énorme, finit par souffler Euphrosine.

Le compas dans sa paume un peu moite enregistrait des milliers de relevés qui se bousculaient en minuscules lettres bleutées et en chiffres culbutés les uns sur les autres au-dessus du petit boîtier doré.

Arthur lâcha une exclamation étouffée et elle sursauta, fit volte-face… et poussa un soupir de soulagement en se rendant compte que la chose qui avait surpris son frère n'était rien d'autre qu'un portemanteau qui souhaitait le débarrasser de son blouson en cuir.

Le Traqueur secoua la tête, un peu embarrassé.

- Merci, mais il fait un peu froid, marmonna-t-il.

Scorpius avait remis sa veste et il renvoya le serviteur ensorcelé d'un geste ennuyé, avant de sortir à nouveau sa montre et de la consulter à nouveau, l'air sévère.

- Désolée, s'écria une voix essoufflée. "Toutes mes excuses, Malefoy, nous étions loin dans la Bibliothèque."

Euphrosine écarquilla les yeux, stupéfaite.

- Marraine !

Hermione Granger reprit son souffle, agrippée au pommeau de la rampe en bas des escaliers, puis elle se redressa, tapota sa jupe, remit en place sa guimpe de dentelle et adressa un large sourire à sa filleule.

- Bienvenue dans la Bibliothèque, ma chérie.

- Okay, dit Euphrosine dont le visage de bois se tourna immédiatement vers Scorpius. "Tu savais ça, toi, j'imagine ?"

L'ancien langue-de-plomb acquiesça sans perdre son air digne.

- Secret d'état. L'identité de la Bibliothécaire ne doit être connue de personne.

Arthur eut un petit reniflement amer.

Les adultes, décidément, n'avaient toujours pas fini de leur mentir.

- Et le livre ? Tu savais aussi qu'il était là depuis le début ?

Scorpius secoua vivement la tête – et cette fois dans ses yeux gris passa une détresse qui avait quelque chose d'enfantin.

- Non ! répliqua-t-il vivement. "Je n'en avais aucune idée."

La vieille sorcière s'approcha, posa doucement sa main sur le bras d'Arthur. Ses yeux s'étaient embués.

- Je l'ai cherché ici quand je suis arrivée, bien sûr. Malefoy me l'a demandé dès qu'il a su que j'étais devenue la Bibliothécaire. Mais les archives répondaient invariablement qu'il était encore à acquérir. Et avec le temps… je l'ai oublié.

Elle se mordit les lèvres, attendant la réaction de sa filleule comme une condamnation, mais Euphrosine se contenta de soupirer.

- Je comprends.

Son frère n'ajouta rien, mais la moue désabusée s'effaça sur son visage et il ne s'écarta pas quand Scorpius lui pressa brièvement l'épaule.

Hermione sentit son cœur se serrer.

Comme c'était étrange de les voir là tous les deux devant elle... La dernière fois qu'elle les avait vus, cela remontait à l'enterrement d'Harry. Ils n'étaient pas venus une seule fois à la réunion de famille de juillet depuis douze ans. Ils avaient changé et, plus que jamais, elle pouvait voir à quel point ils étaient différents de leurs cousins.

Même si elle portait toujours ses lunettes rondes, Euphrosine n'était plus cette petite fille dont la ressemblance avec Harry avait tant frappé Dudley Dursley. Elle avait le visage constellé de taches de rousseur des Weasley et leur épaisse chevelure d'automne, la même expression butée que sa grand-mère Ginny quand elle était contrariée, mais ses yeux gris étranges lui venaient définitivement des Malefoy… et ce port de tête altier sans doute aussi.

Comme sa sœur, Arthur avait hérité de leur mère le sourcil gauche en accent circonflexe, la bouche charnue, la fossette au menton.

Euphrosine était grande comme Albus l'avait été, mais son frère était trapu comme Harry. Sa ressemblance avec son grand-père ne s'arrêtait pas là. Ils étaient la vivante image l'un de l'autre : la même expression pensive et résolue habillait leurs traits anguleux quand ils réfléchissaient (et oh, comme Hermione la connaissait, cette expression !), ils avaient les mêmes cheveux noirs éternellement indisciplinés, la même façon de se tenir légèrement de travers, les mêmes mains fines, les mêmes yeux verts qui semblaient regarder jusqu'au fond de votre âme.

Ces yeux verts maudits qui se fermeraient un jour pour sauver le monde à leur tour.

Hermione ferma les paupières, bouleversée.

- Il y a une chose que je ne comprends pas, par contre, reprit sa filleule en tapotant sur le comptoir un petit rythme agacé. "Les Trolls ont dit que c'était le Bibliothécaire qui était venu chercher le livre. Je sais bien qu'ils ont un peu de mal à différencier les genres, mais… Blinkous Galadriel a été assez catégorique quand j'ai insisté."

Arthur croisa les bras, attendant visiblement une explication et Scorpius arqua un sourcil. Hermione se sentit un peu offensée, sur le moment, puis une pensée lui traversa l'esprit. Elle se retourna, cherchant dans la pénombre du hall.

- Est-ce que par hasard tu te serais fait passer pour moi ? demanda-t-elle d'un ton sévère. "Sors de ta cachette et viens te présenter correctement, affreux sujet."

Un rire léger résonna sous le haut plafond et une longue silhouette mince émergea dans la lumière pâle, une main en guise de protection sur les yeux, la démarche nonchalante.

- Bah, ya pas de raison d'en faire un pâté ! Qu'est-ce qu'un titre, si ce n'est une invitation à se prendre au jeu ? dit le nouveau venu joyeusement.

Hermione se racla la gorge, s'efforçant de garder son air très-désapprobateur.

- Malefoy, Arthur, Euphrosine… je vous présente mon apprenti. Ce n'est pas encore le Bibliothécaire, mais il sera sûrement dans le futur. S'il veut bien cesser ses singeries et travailler sérieusement.

Scorpius inclina brièvement la tête, jaugeant d'un coup d'œil l'assistant qui saluait avec une emphase de carnaval ; Arthur fronça les sourcils, cherchant à replacer ce visage vaguement familier et Euphrosine étouffa une exclamation ébahie, puis courut se jeter dans les bras du jeune homme.

- Zach !