Le Trèfle et le Tartan
Ceci est donc déjà l'avant-dernier chapitre de cette histoire. Beaucoup d'entre vous l'ont senti venir, il ne va pas être joyeux mais j'espère que vous me pardonnerez… xD Bonne lecture !
Merci à M-Andrez, Babarkiller et Wizzette pour leurs reviews !
M-Andrez : non, mieux vaut que le secret de Brianna ne soit pas trop éventé. Tout le monde pourrait ne pas être aussi compréhensif que Stephen !
oOo
36. Téir abhaile 'riú, a Mhéiri (Go home, Mary)
Au fil des semaines, la petite colonie de Cajo Babo n'avait cessé de s'agrandir. Les marins qui avaient femmes et enfants dans les Treize colonies ou en Irlande les avaient rapatriés sur Cuba, et très vite le bruit des marteaux et des outils avait été remplacé par celui des cris d'enfants jouant sur la plage. Presque toutes les plus grosses réparations avaient pu être terminées avant le début de la saison des pluies, les champs en amont donnaient leurs premières récoltes et O'Brien réapparaissait de temps à autre avec le Gloriana pour décharger vivres, courrier et nouveaux habitants. Celui-ci avait également repris quelques-uns des anciens clients de Bonnet et poursuivait son trafic florissant d'alcools et autres produits de contrebande. L'équipage s'était renfloué d'une quarantaine de nouvelles têtes, la plupart des anciens membres étant partis depuis leur escale à Fort-Dauphin ou souhaitant rester à terre à Cajo Babo, mais O'Brien les débarquait systématiquement sur Hispaniola avant de se rendre à Cuba. Les anciens matelots demeurés parmi l'équipage avaient quant à eux interdiction formelle de révéler où ils emmenaient le navire ensuite, au cas où se glisseraient des espions à la solde de Lord Tryon parmi les nouvelles recrues.
Et c'est par une étouffante matinée de juillet que l'ex-capitaine en second choisit de pointer le bout de son nez, alors que tous s'apprêtaient à se mettre à table pour le déjeuner.
« Reste-t-il quelques places pour des invités de dernière minute ? », fit la voix de Boyle à l'entrée de la salle à manger. Depuis la chaise sur laquelle elle s'était avachie, encombrée par son gros ventre, Brianna poussa un cri de joie en apercevant Boyle, O'Brien et Doherty sur le seuil. En d'autres circonstances, et dans un autre siècle, elle leur aurait sauté au cou tant elle était heureuse de les revoir après de longues semaines d'absence, mais la seule idée de devoir s'extirper de son siège après avoir réussi non sans mal à trouver une position confortable l'en dissuada.
« Il suffit de rajouter quelques chaises », répondit Murphy qui aidait Mary à mettre le couvert. « Flanagan prépare toujours ses repas comme si on était encore quatre-vingts sur le Gloriana, à croire qu'il ne s'est pas aperçu qu'il avait changé d'endroit… Heureusement que d'autres gens sont venus vivre ici, sinon nous serions tous ronds comme des barriques. »
« Ou comme Mademoiselle Brianna… », railla Boyle en lorgnant le ventre rebondi de la jeune femme. Celle-ci saisit une serviette de table et l'envoya fouetter la cuisse de l'ancien matelot, désormais capitaine en second, qui éclata d'un rire franc.
« C'est Madame Bonnet, pour vous, Monsieur Boyle », gronda Stephen en faisant irruption dans la pièce. « Je me demandais pourquoi j'avais subitement une envie de meurtre, mais en fait c'était votre voix que j'entendais… »
« Toujours aussi aimable… », murmura Boyle en faisant un clin d'œil à Brianna, tandis que Stephen saluait O'Brien et Doherty. Le quartier-maître déposa son sac sur la table, faisant dangereusement brinquebaler un verre à pied sous le regard exaspéré de Mary, et en ressortit un coffret qu'il tendit à Bonnet.
« Nous sommes passés à La Havane à notre retour de Charleston, je vous ai ramené des cigares… » Bonnet le remercia d'un sourire et Doherty plongea de nouveau la main dans son sac avant de se diriger vers Brianna pour lui tendre un joli éventail ouvragé à l'espagnole. « J'ai pensé que vous apprécieriez un peu de fraîcheur… »
« Oh Seigneur, oui ! », s'exclama Brianna avec beaucoup trop d'enthousiasme. Elle déploya aussitôt l'éventail pour l'agiter devant son visage et son cou luisants de sueur. L'humidité de l'été cubain était intenable et la grossesse n'arrangeait évidemment rien.
« Toutes les élégantes en ont à La Havane, je ne pouvais pas ne pas vous en rapporter… », reprit gentiment le quartier-maître, conscient que quelques compliments ne faisaient jamais de mal à une femme dans sa situation.
« Merci, Monsieur Doherty, mais je crois que je suis tout sauf élégante en ce moment… »
« L'avez-vous déjà été… ? », marmonna Murphy avec un sourire narquois. Brianna ouvrait la bouche, outrée, et s'attendait à ce que Stephen rappelle gentiment le vieil homme à l'ordre, mais le pirate ricanait discrètement à la remarque de son ancien charpentier. Avec un soupir théâtral, elle choisit donc de reporter son attention sur O'Brien.
« Avez-vous du courrier pour moi ? », demanda-t-elle sans grande conviction. Depuis qu'elle avait rédigé sa lettre à sa mère fin janvier, celle-ci était restée sans réponse et Brianna commençait à s'imaginer que Jamie avait tout bonnement décidé de renier sa propre fille pour s'être mariée à un fuyard. Mais O'Brien glissa une main dans la poche intérieure de sa veste avec un sourire en coin.
« Vous voulez dire, quelque chose comme ceci ? »
Brianna tendit aussitôt les deux mains, comme un enfant qui voit l'un de ses parents au loin et demande à être pris dans ses bras. O'Brien gloussa et lui porta la lettre, qu'elle décacheta en tremblant. « Sérieusement ? », s'exclama-t-elle en lisant la date à laquelle sa mère avait répondu. « 27 avril ? Trois mois aller et deux mois et demi retour ? »
« Cela me paraît relativement rapide, compte tenu de toutes les escales que les convois postaux ont dû faire entre Saint-Domingue et l'arrière-pays de Caroline du Nord… », fit remarquer Doherty, qui ne comprenait pas ce qui agaçait autant la jeune femme. Brianna roula des yeux à sa remarque et Stephen dissimula un sourire : il savait pertinemment combien Brianna regrettait la rapidité des communications de son époque, et d'autant plus maintenant que ses hormones de grossesse l'avaient privée de quatre-vingt-dix pour cent de sa patience habituelle. Autant dire que cela ne laissait pas grand-chose…
« Que dit la lettre ? », demanda Stephen en s'asseyant à son tour à table.
« Ma mère veut être là pour les deux derniers mois, ils devraient arriver à Fort-De-Paix à la fin du mois de juillet… Bon sang, un peu plus et ils arrivaient avant le courrier… »
« J'irai les chercher, ça me permettra de faire un aller-retour supplémentaire à Saint-Domingue et de ramener quelques bons vins français… », fit O'Brien avec un sourire.
Stephen esquissa une grimace, mais Brianna étant trop absorbée par sa lecture, elle ne le remarqua pas. En revanche, son rictus n'échappa pas aux trois marins. « Pourquoi cette tête d'enterrement ? », fit O'Brien en haussant un sourcil.
Le pirate grogna. « Son père me hait… »
Brianna leva les yeux au ciel, sans pour autant interrompre sa lecture et Bonnet reprit : « Et il est gigantesque. Imaginez : le gaillard a fait Culloden… et il a survécu. »
« C'est vrai qu'il est plutôt solide… », se rappela Boyle en plissant les yeux. « Et impressionnant. Il a des mains énormes. Pour sûr, je n'aimerais pas m'en prendre une sur le coin de la joue… »
« On doit avoir les oreilles qui sifflent un bon bout de temps, en effet… », renchérit O'Brien. « Enfin… Vous nous direz bientôt ce que ça fait… »
Stephen allait répliquer vertement lorsque Jimmy fit son entrée dans la salle à manger, transpirant et le bout de son nez maculé de poussière noire. « De quoi vous parlez ? », demanda-t-il tandis que Mary accourait pour lui frotter le nez avec un pan de son tablier, sous le regard faussement attendri de Boyle.
« Stephen a peur de mon père… », soupira Brianna en repliant la lettre et en la posant sur la table.
Jimmy s'esclaffa. « Ça, je peux le comprendre… Il est sacrément costaud. Pas le genre d'homme à qui on aimerait se frotter. »
« Encore moins acheter sa fille au marché… »
« C'est bon, vous avez fini ? », gronda Stephen tandis qu'un concert de rires sarcastiques s'élevait dans la pièce. Heureusement, Flanagan arriva bientôt avec plusieurs plats qu'il disposa sur la table avant d'aller distribuer tout le reste aux autres habitants de l'île, directement chez eux.
Mary s'assit à côté de Brianna, pour l'aider à se servir sans qu'elle ne bouscule tout sur son passage – et aussi pour discuter entre femmes – et Boyle décida de se livrer à son activité préférée, qu'il n'avait pas pu faire depuis bien trop longtemps : embêter Jimmy. Se dirigeant nonchalamment vers la chaise à côté de Mary, Boyle fit mine de s'y asseoir mais l'adolescent se rua dessus et s'y installa, tout en lui décochant un regard meurtrier.
« Oooh, mais c'est qu'il mordrait… », gazouilla Boyle en pinçant la joue de Jimmy. Celui-ci allait répliquer, mais Mary se tourna vers lui et, ne semblant pas satisfaite de sa première tentative d'éliminer la tache sur le bout de son nez, lécha un bout de son tablier et frotta plus énergiquement. Jimmy devint écarlate et c'est avec le rire sarcastique de Boyle résonnant dans la pièce que le déjeuner put commencer.
~o~
En fin d'après-midi et comme à son habitude, Mary se dirigea vers la maison de Murphy, en prenant soin de ne pas être suivie. Cependant, contrairement aux autres jours, le charpentier n'était pas enfermé dans sa bicoque mais confortablement installé dans son fauteuil à bascule, face à la mer.
« Eh bien, c'est la première fois que je vous trouve à faire une pause avant que je vienne vous l'imposer… », railla l'adolescente en se plantant devant lui, les bras croisés. Murphy leva le nez et son regard brillant vers elle, et elle comprit tout de suite ce qu'il s'apprêtait à dire.
« Je ne fais pas une pause… J'ai terminé. »
Mary se mit aussitôt à frapper dans ses mains tout en sautillant sur place et le vieil homme s'esclaffa. « Est-ce que je vais enfin pouvoir voir ? »
« Qu'est-ce qui vous faire croire que je vais vous les montrer avant de les montrer aux principaux intéressés ? »
La jeune fille cessa de gesticuler et esquissa une moue boudeuse. « C'est moi qui vous ai donné l'information avant tout le monde, sans moi cet enfant serait né forcé de dormir dans un vieux tiroir… »
Murphy rit de nouveau et se leva de son fauteuil, non sans un grognement sonore. « Je plaisantais… Je vous attendais, à vrai dire. J'ai besoin de deux bras supplémentaires pour tout déplacer. J'aimerais disposer l'ensemble joliment pour leur dévoiler demain. »
« A votre service ! »
Le charpentier s'engouffra à l'intérieur de sa maison, qui avait pris davantage des airs d'atelier tant l'espace était encombré d'outils, de matériaux et d'objets en tous genres. Mary étouffa une exclamation. « Oh, c'est… C'est fabuleux ! Vous avez fait tout ça ? »
Devant ses yeux se trouvaient un magnifique berceau en bois sculpté, surmonté d'un support en arc-de-cercle destiné à accueillir un voile fin pour protéger l'enfant des insectes. Mais ce n'était pas tout, Murphy avait également confectionné une minuscule chaise pour quand l'enfant serait assez grand pour s'asseoir, une commode pour ranger ses affaires et une adorable baignoire, juste assez grande pour y loger le nourrisson mais pas assez pour qu'il risque de se retourner ou de bouger.
« J'avais du temps devant moi… », fit Murphy en haussant les épaules, mais intérieurement il jubilait de l'effet provoqué par son cadeau. L'étincelle qu'il voyait dans les yeux de Mary, il la verrait le lendemain dans les yeux des futurs parents. La jeune gouvernante s'approcha du berceau et le caressa d'une main timide, comme si elle craignait de l'abîmer.
« C'est fabuleux… tout simplement fabuleux… », répéta-t-elle avec ravissement. « Je savais que vous étiez l'homme parfait pour cette situation. » Elle se retourna vivement et leva un menton solennel. « Sachez que je vous réquisitionne déjà pour fabriquer le mien. »
« Je suis à peu près sûr que vous êtes trop grande pour un berceau de cette taille… », railla le vieil homme avec un demi-sourire, avant de tendre l'index dans le coin le plus dégagé de la pièce. « Aidez-moi à déplacer tout ça par ici… »
Les meubles étaient magnifiques, mais pesaient leur poids et Mary s'estima heureuse de ne devoir les déplacer que de quelques mètres. Demain, elle laisserait une équipe d'hommes costauds faire le travail.
« Vous avez terminé tout ceci juste à temps, vous savez ? », haleta-t-elle une fois qu'ils eurent installé la commode près du berceau, recouvrant le tout de draps. « Madame me tannait depuis des jours pour qu'on aille au grenier voir s'il y avait des meubles qu'on pourrait utiliser pour le bébé, et je n'arrêtais pas de lui dire qu'il restait encore du temps mais ça commençait vraiment à devenir suspect. » La jeune fille soupira, un large sourire revenant sur ses lèvres. « J'ai hâte de voir leur réaction… Pas vous ? »
« A votre avis ? », gloussa Murphy en s'essuyant le front d'un revers de manche. Par cette chaleur et cette humidité, la moindre activité physique trempait instantanément tout le corps et il brûlait d'envie de se laisser tomber dans les eaux tièdes de la mer des Caraïbes.
« Vous suez à grosses gouttes… Voulez-vous que je vous ramène quelque chose à boire ? »
« J'ai des réserves d'eau, ici, vous savez… Je ne dépends pas totalement de vous… », grommela Murphy en ressortant profiter du vent sur le porche.
« Je pensais à quelque chose de plus festif… Pour fêter votre admirable travail ! »
Le charpentier sourit et secoua la tête. « Nous le fêterons suffisamment demain, je n'en doute pas une seconde… »
« Vous êtes sûr ? Même pas une petite citronnade ? »
« Rentrez à la maison, Mary, il est tard… » Il avait maugréé pour la forme, mais il avait appris à supporter l'entêtement de la jeune fille et cela l'amusait presque à présent.
« D'accord, d'accord… », soupira-t-elle en quittant à son tour la maison. « A demain, vieux grincheux. »
Murphy se laissa retomber dans son fauteuil à bascule avec un grognement d'aise et tendit les jambes devant lui, pour admirer comme chaque soir le coucher de soleil. « A demain, jeune effrontée. »
Mary éclata de rire et reprit la direction de la maison des maîtres. Au loin, à l'Ouest, le soleil entamait déjà son déclin, mais l'ambiance dans la grande bâtisse était plutôt calme. Brianna s'était endormie sur un petit sofa qu'ils avaient installé dans le patio, au milieu des fleurs tropicales le livre qu'elle lisait était retombé à plat sur son ventre et Mary le ramassa délicatement pour le fermer après avoir marqué la page. Flanagan s'agitait en cuisines pour préparer le repas du soir, mais en dehors de ça, il n'y avait personne. Les hommes devaient être quelque part dans le domaine et elle se retrouvait donc désœuvrée.
« Est-ce qu'il reste des citrons ? », chuchota-t-elle à Flanagan en entrant dans les cuisines. Le géant lui indiqua silencieusement une caisse de fruits tout juste récoltés. Murphy aurait sa citronnade, qu'il la veuille ou non. Il méritait bien ça, après tout le mal qu'il s'était donné. Une dizaine de minutes plus tard, la jeune fille repassa à pas de loups dans le patio, où Brianna dormait toujours à poings fermés, et ressortit de la maison avec son verre de citronnade à la main.
Le ciel orangé était tout particulièrement magnifique ce soir-là et elle ne put s'empêcher, comme à chaque fois que l'île se sublimait au coucher du soleil, de remercier le bon Dieu de l'avoir mise sur la route de Jimmy, alors qu'elle transportait son linge au lavoir. Elle qui avait erré de place en place, de tavernes en bordels, depuis qu'elle était en âge de travailler, n'aurait pas pu rêver d'un meilleur endroit pour mener une vie paisible.
Visiblement, Murphy devait partager son opinion sur la beauté de cette fin de journée, car il n'avait pas bougé de son fauteuil et fixait l'astre du jour qui disparaissait peu à peu derrière les montagnes en direction de Santiago.
« Je sais… Vous allez dire que je n'en fais encore qu'à ma tête, mais excusez-moi de prendre soin de vous… », ironisa-t-elle en grimpant les trois marches qui menaient au porche.
Seul le bruit des vagues non loin de là lui répondit et elle fronça les sourcils, surprise de ne pas se faire houspiller comme à l'accoutumée. Elle fit deux pas de plus, dévisageant le vieil homme avec circonspection. Quelque chose n'allait pas dans son attitude. Il semblait relâché, détendu, comme s'il dormait, à la différence que ses paupières n'étaient pas closes. Machinalement, Mary posa le verre sur la petite table qui ornait la terrasse, et s'approcha encore. Son cœur battait à tout rompre et un frisson lui parcourut l'échine sans qu'elle ne sache vraiment pourquoi. Mais son corps, lui, avait compris ce qu'il venait de se passer et réagissait avant son esprit.
Le regard de Murphy était fixe et sa tête s'était légèrement déportée sur un côté, comme s'il s'était calé contre le dossier pour se préparer à faire la sieste. Les derniers rayons du soleil s'étaient posés sur son visage, ses yeux bleus et sa barbe grise, comme pour le saluer une dernière fois. « Monsieur Murphy… ? », articula Mary d'une voix tremblante.
Encore un pas. A cette distance, elle ne pouvait plus ignorer que la poitrine du vieil homme ne se soulevait plus au rythme de sa respiration et elle sentit sa lèvre inférieure trembler. « Non… » L'adolescente se laissa tomber à genoux près du fauteuil et tapota la joue de Murphy pour le forcer à relever la tête. Sans aucun effet. « Pas maintenant… Je vous en supplie, pas maintenant, pas comme ça… »
Les larmes s'étaient mises à couler toutes seules sur ses joues mais elle n'en prit même pas conscience et n'essaya pas de les essuyer. Quittant le visage inerte du charpentier, sa main se plaqua contre son pectoral gauche, là où elle sentirait assurément son cœur battre, lui prouvant que Murphy était juste tellement fatigué qu'il s'était profondément endormi et ne l'entendait tout simplement pas. Mais il n'y avait plus aucune pulsation perceptible. Sous sa paume, il n'y avait plus que l'absence, le vide. Le néant cruel de la Mort. Tremblante et sanglotante, Mary se releva et passa ses doigts sur les paupières du charpentier pour les abaisser. Le bruit de ses souliers sur le plancher s'éloigna, tandis qu'elle courait en direction de la maison. Le soleil disparut derrière les falaises, plongeant le petit porche dans la pénombre. Sean Murphy s'était éteint, lui aussi. Sa dernière œuvre accomplie et le regard à jamais posé sur l'océan.
~o~
Il avait été décidé que Sean Murphy reposerait sur leurs terres. Un bel emplacement avait été choisi un peu plus haut en direction des montagnes, sur un pan de colline inexploitable pour les cultures et qui faisait face à cette plage qu'il aimait tant. Après plusieurs heures passées à creuser sa dernière demeure, Stephen et quelques matelots avaient déposé son corps enveloppé dans son ancien hamac avant de l'ensevelir. Puis une par une, chaque personne présente reprit lentement la direction de la plage, le cœur lourd. Seul Stephen refusait de s'en aller et sous les conseils d'O'Brien, Brianna finit par le laisser face à la tombe de la seule figure vaguement parentale qu'il ait jamais eu.
Boyle avait raccompagné Brianna à la maison, assurant ses pas dans la descente pour qu'elle ne risque pas de tomber et de se blesser, suivis de près par Jimmy et Mary dont les doigts étaient étroitement entrelacés depuis la mise en terre.
« Je regrette tellement de ne pas avoir passé plus de temps avec lui ces dernières semaines… », murmura Jimmy, les yeux humides. « Depuis qu'on est à terre, chacun a sa maison, ses tâches à accomplir, ce n'était plus comme sur le navire et je… »
Sa voix se brisa et il referma la bouche, incapable de terminer sa phrase. Mary secoua la tête et esquissa un pauvre sourire. « Il était lui-même pas mal occupé… » Elle se mordit la lèvre et ralentit légèrement le pas pour laisser Boyle et Brianna prendre de la distance. « Il faut que je te montre quelque chose. J'ai besoin d'un avis extérieur, parce que moi je suis trop bouleversée pour prendre une décision. »
Jimmy fronça les sourcils mais suivit l'adolescente jusqu'à la plage, où elle prit la direction de la maison de Murphy. S'assurant que personne ne les observait, elle ouvrit la porte et s'engouffra à l'intérieur, tandis que le mousse demeurait sur le porche. L'idée de pénétrer si vite dans la maison d'un mort le dérangeait et il se demanda ce que cachait la jeune gouvernante. « Mais entre, bon sang ! Avant que quelqu'un nous demande ce qu'on fait là ! », siffla-t-elle et Jimmy s'exécuta, mal à l'aise.
La maison de Murphy était un véritable capharnaüm, rempli d'outils et de planches de bois de toutes tailles et le seul espace véritablement dégagé était son lit où les hommes avaient redéposé son corps pour la nuit en attendant l'inhumation. Dans le coin opposé de la pièce, quelques meubles bizarrement disposés loin des murs avaient été protégés par des draps. Et c'est vers eux que Mary se dirigea. Jimmy fronça le nez et de quelques coups secs, Mary retira les draps, dévoilant un berceau et plusieurs autres meubles spécifiquement conçus pour une nursery. La mâchoire inférieure de Jimmy tomba sur sa poitrine et il resta quelques instants bouche bée, incapable de prononcer le moindre mot.
« Voilà… Mr. Murphy a terminé la dernière pièce hier et… on voulait leur offrir aujourd'hui, mais maintenant… je n'ose pas… je ne sais pas si… » Ce fut au tour de Mary d'être incapable de terminer sa phrase et elle haussa les épaules nerveusement, ses yeux se remplissant peu à peu de larmes.
Jimmy s'approcha prudemment du berceau, observant avec émerveillement les détails sculptés dans le bois. « C'était ça, ce qu'il bricolait depuis des mois ? Avec les gars, on se demandait ce qu'il fabriquait parce qu'on n'avait pas l'impression de voir sa maison avancer… »
« Oui… et avec ce qu'il s'est passé… je ne sais pas si je dois leur montrer… »
Jimmy passa une main sur la commode, élégamment vernie à la française et secoua la tête. « Il le faut. C'est un cadeau magnifique, seulement… On pourrait attendre un ou deux jours… Aujourd'hui, ce serait encore trop... »
Mary hocha la tête. Les yeux de Jimmy se remplirent à nouveau de larmes et elle s'approcha pour le prendre dans ses bras. Avant de déposer un chaste baiser sur sa joue, regrettant aussitôt son geste en voyant l'air surpris du jeune homme. « Désolée, je ne voulais pas… »
Mais Jimmy ne lui laissa pas le temps de s'excuser et écrasa maladroitement ses lèvres sur les siennes, emportant enfin sa pétillante lavandière dans leur premier baiser.
~o~
Comme convenu, quelques jours plus tard alors que la vie reprenait peu à peu son cours à Cajo Babo, Jimmy se présenta au petit-déjeuner, interrogeant Mary du regard. Celle-ci haussa les sourcils, comme pour lui demander si ce n'était pas encore trop tôt et il dodelina de la tête en réponse. Trop absorbés par leur conversation silencieuse, ils ne virent pas que Stephen, Brianna et O'Brien les regardaient tous deux fixement.
« Il y a un problème ? », finit par demander la jeune femme, faisant sursauter les deux adolescents. Stephen se contenta de lever le nez, dans l'expectative. Il n'avait quasiment pas décroché deux mots depuis que Murphy avait été retrouvé sans vie dans son fauteuil.
« Non… enfin… », balbutia Mary, en regardant son petit-ami, qui vola à son secours.
« Mary a quelque chose à vous montrer. Est-ce que vous voulez bien nous suivre ? », demanda-t-il avant de jeter un regard en direction de Brianna. « C'est dans la maison de Monsieur Murphy, vous n'aurez pas à marcher longtemps. »
Stephen s'était raidi à la mention du nom de son charpentier, mais après avoir échangé un regard entendu avec sa femme, tous deux se levèrent, bientôt imité par O'Brien. Celui-ci leva un index et demanda doucement s'il avait lui aussi le droit de les accompagner et Jimmy hocha la tête. Tous partirent donc en direction de la plage, Brianna entrelaçant ses doigts dans ceux de Stephen. Plus ils approchaient de la maison de Murphy, plus il avait l'air de quelqu'un prêt à partir en courant. Arrivés sur le porche, Mary ouvrit la porte et leur fit signe d'entrer. Brianna avança mais fut retenue par sa main, toujours prise dans celle de Stephen. Le pirate ne bougeait pas, comme s'il ne pouvait se résoudre à pénétrer dans la petite dépendance maintenant que son propriétaire n'y était plus. Jimmy la vit murmurer quelque chose à l'oreille de son époux et celui-ci finit par approcher de l'entrée à contrecœur, Mary ouvrant la marche pour se diriger vers le coin où Murphy et elle avaient disposé les meubles d'enfant.
Les yeux de Brianna s'écarquillèrent en découvrant le travail du charpentier et elle laissa échapper un gémissement de surprise et de douleur mêlées. Derrière elle, Stephen avait lâché sa main et fixait les meubles avec une expression indéfinissable.
« Il venait de les finir quand… Il avait prévu de vous les offrir le lendemain », murmura Mary, tandis que Brianna posait une main tremblante sur le berceau et que les premières larmes roulaient sur ses joues. « Je ne savais pas si je devais vous les montrer, mais Jimmy a dit- »
« Il le fallait », l'interrompit Brianna, en reniflant. « Il n'aurait pas voulu qu'on les laisse là… Ils sont… Ils sont magnifiques. » Elle se tourna vers Stephen, qui était toujours figé près de la porte et son cœur se brisa instantanément. Le visage du pirate, resté incroyablement neutre et froid depuis des jours, exprimait une douleur qui dépassait l'entendement et avant qu'elle ait eu le temps de le retenir, il avait tourné les talons et quitté les lieux en courant. « Stephen ! »
Brianna fit mine de vouloir le suivre, mais O'Brien leva une main apaisante et disparut à sa suite.
« Je suis désolé… C'était trop tôt… », murmura Jimmy en jetant un regard inquiet en direction de Brianna, mais celle-ci secoua la tête en séchant ses joues mouillées.
« Non, ne t'excuse pas. Je ne suis pas sûre que sa réaction aurait été différente dans six jours, dans six semaines ou dans six mois… » Elle renifla de nouveau et passa ses mains sur chaque meuble avec un sourire tremblant. « C'est un cadeau magnifique… »
« Voulez-vous qu'on les fasse monter dans la chambre du bébé ou préférez-vous attendre encore ? », demanda Mary.
« Faites-les monter », répondit abruptement Brianna, avant d'ajouter plus calmement : « Je ne veux pas prendre le risque de les voir s'abîmer ou être détruits par une tempête. »
« Je vais faire venir quelques gars… », fit Jimmy avant de quitter à son tour la maisonnette. Quelques minutes plus tard, il revenait accompagné d'une quinzaine d'hommes et en moins d'une demi-heure, tous les meubles avaient été montés et installés dans la chambre voisine de celle des époux, sous le regard ému de la future maman. Elle appréhendait quelque peu la réaction de Stephen à son retour, mais elle se sentait incapable de laisser ce magnifique cadeau prendre la poussière dans une maison vide. Murphy ne l'aurait pas supporté.
Le pirate ne réapparut pas de la journée. Ni au coucher du soleil, ni lorsque Flanagan et Mary servirent le dîner. Boyle, Doherty et Jimmy avaient tenu compagnie à Brianna, tentant de lui changer les idées et de la rassurer : O'Brien ne laisserait pas son ancien capitaine tomber et ils finiraient par revenir, où qu'ils soient. Les dernières chandelles de la salle à manger étaient sur le point de rendre leur dernier soupir lorsque Brianna abdiqua et décida de monter se coucher, seule et épuisée. Elle dormait profondément lorsqu'un coup de tonnerre retentit à proximité, plus haut sur les montagnes, et elle se réveilla en sursaut, transpirante et assoiffée. L'humidité avait grimpé d'un coup au cours de la nuit et elle grimaça en sentant sa chemise de nuit lui coller désagréablement au dos. S'extirpant hors du lit, elle se dirigea vers le pichet et le verre d'eau qu'ils gardaient toujours dans leur chambre mais celui-ci était vide.
Avec un soupir, Brianna alluma une bougie avec un briquet à silex, empoigna le pichet et sa lampe torche improvisée, et s'aventura dans le couloir pour gagner les cuisines. La porte de la chambre voisine était ouverte et elle s'arrêta un instant sur le seuil, admirant la silhouette sombre des meubles de Murphy à la lueur de sa bougie. Soudain, un éclair bleuté zébra le ciel, éclairant quelques secondes la pièce à travers les persiennes et la jeune femme retint un cri de surprise. Assis par terre, le dos appuyé contre le mur et les bras posés sur ses genoux repliés, Stephen était tapi parmi les ombres, aussi silencieux qu'une souris. Une réplique de l'éclair illumina de nouveau la pièce juste avant que le tonnerre ne gronde, confirmant à Brianna qu'il s'agissait bien de son mari. Déposant le pichet au sol dans le couloir, elle entra à pas de loups dans la pièce, ne sachant pas bien s'il dormait ou non. Mais lorsqu'elle fut assez proche pour éclairer son visage, elle ne put que constater que celui-ci avait les yeux grands ouverts et la dévisageait depuis le sol. Une vague de soulagement saisit la jeune femme elle n'aurait pas été tranquille de le savoir dehors avec l'orage qui approchait. Mais l'expression de Stephen était si douloureuse qu'elle sentit son nez la piquer et ses lèvres trembler.
« Je ne savais pas si tu voulais les installer, mais je me suis dit que c'était la bonne- », commença-t-elle, avant d'être interrompue par un mouvement brusque. Stephen avait saisi ses cuisses à deux mains pour l'attirer vers lui, avant de poser son front chaud contre le ventre rond de Brianna. Et malgré le silence et l'immobilité totale de l'Irlandais, elle sut sans le voir et pour la première fois qu'il s'était mis à pleurer.
oOoOoOoOoOoOoOoOo
Okay, bon, je sais que vous me détestez là maintenant tout de suite, mais un happy ending ne s'apprécie que si on pleure un bon coup avant. Si, si, croyez-moi. J'ai tout de même hâte de lire vos réactions (même larmoyantes) à ce chapitre et je vous donne rendez-vous lundi prochain pour l'ultime épisode de cette aventure. (Mais pas l'ultime histoire que j'écris sur ce couple, rassurez-vous !) Bonne semaine !
Xérès
