Le Trèfle et le Tartan
Bon eh bien, nous y sommes ! Le dernier chapitre de cette longue fiction. J'ai vraiment passé un excellent moment à l'écrire, à faire se rencontrer mes bébés, les faire tomber amoureux, leur faire vivre d'incroyables aventures… J'aurais voulu que ça ne finisse jamais T_T
J'espère que vous apprécierez cet ultime chapitre !
Merci à Wizzette et M-Andrez pour leurs reviews, à tous ceux qui ont laissé des reviews sporadiques tout au long de cette fiction, et aussi aux lecteurs fantômes (je ne vous oublie pas) !
M-Andrez : j'ai pleuré comme une madeleine tout au long de l'écriture de cette scène, vraiment horrible xD Mr. Murphy à jamais dans nos cœurs.
oOo
37. Mo Stóirín (My little darling)
Claire et Jamie Fraser étaient arrivés trois semaines plus tard à bord du Gloriana. Le bateau qui les avait ramenés de Caroline du Nord avait jeté l'ancre dans un port à l'est de Saint-Domingue. O'Brien les y attendait un large sourire au lèvre, bien qu'il fut quelque peu déçu de constater que la féroce petite blonde de Wilmington ne les avait pas accompagnés. Brianna, ayant vu arriver le navire de loin, se trouvait déjà sur la plage lorsque le canot toucha terre et Claire s'empressa aussitôt de serrer sa fille dans ses bras, dans la mesure du possible en raison de son ventre volumineux. Plus la date fatidique approchait et plus elle avait l'impression de gonfler à vue d'œil, sans oublier ses jambes qui lui faisaient souffrir le martyr avec la chaleur étouffante de la fin juillet. Le stress commençait également à s'installer et malgré la présence rassurante de sa mère, Brianna ne cessait de ruminer tout ce qu'elle savait des accouchements d'autrefois : le taux de mortalité élevé, les complications impossibles à déjouer et même si elle tentait de ne pas le laisser paraître devant Stephen, elle commençait à en perdre le sommeil.
« Cette maison est incroyable ! », souffla Claire en pénétrant dans le petit patio fleuri, s'émerveillant devant la multitude de fleurs colorées et odorantes qui le peuplaient.
« J'en suis tombée amoureuse au premier coup d'œil… », avoua Brianna qui les suivait à petits pas, le dos cambré en arrière, avec une légère grimace.
Jamie jeta un regard méfiant à la galerie intérieure qui faisait le tour du patio et à ses balustrades qui ne semblaient pas de la première jeunesse. « Et tu dis que personne ne voulait reprendre l'endroit ? »
« C'est très isolé… et très exposé aux tempêtes tropicales, mais on commence à avoir le coup de main ! Venez, je vous conduis à votre chambre. »
Jamie et Claire suivirent leur fille jusqu'à l'étage où elle leur indiqua une chambre spécialement préparée pour eux, mais en passant devant la future nursery, sa mère ne put s'empêcher d'y jeter un regard curieux. « Ces meubles sont magnifiques, où les avez-vous trouvés ? », demanda-t-elle, en remarquant la différence avec le reste du mobilier de la maison.
Le sourire de Brianna s'effaça quelque peu et elle sentit sa gorge se nouer. Trois semaines avaient eu beau s'écouler depuis la mort de Murphy, son absence se faisait cruellement sentir et la vue de son dernier cadeau – combinée à ses hormones de fin de grossesse – lui tirait régulièrement quelques larmes. « Vous vous rappelez de Mr. Murphy ? »
« Le vieux grincheux qui ressemble à mon oncle Dougal ? », demanda Jamie avec un sourire en coin. Le charpentier était le seul pirate qui lui ait réellement inspiré confiance lors de leur réunion chez Fergus et Marsali. Brianna laissa échapper un petit rire, sa voix prête à se briser, et hocha la tête.
« Il est décédé il y a trois semaines. Juste après avoir fabriqué ces meubles… » Brianna posa une main sur le berceau. « Il était ce qui se rapprochait le plus d'un père pour Stephen et… les choses sont un peu compliquées depuis… »
« Que lui est-il arrivé ? », s'enquit Claire avec une expression désolée.
« Probablement un infarctus ou une rupture d'anévrisme… Difficile de savoir sans examen médical mais… c'était ce genre de mort rapide et inévitable. Du moins ici. »
« Je suis désolé… », murmura Jamie et Brianna sourit en voyant qu'il avait l'air réellement sincère. « Où est-il d'ailleurs… ton…hum… »
Claire leva les yeux au ciel. « Son mari, Jamie. Son mari. » L'Ecossais esquissa une légère grimace à ces mots mais Brianna ne s'en offusqua pas.
« Sûrement à inspecter les champs ou aider quelqu'un à réparer quelque chose, quelque part… Il doit croire que s'il se tue chaque jour au travail, il oubliera qu'il manque l'un d'entre no-aïe ! » Brianna porta une main à son ventre et souffla longuement, tandis que Claire s'approchait en fronçant les sourcils.
« Bree, est-ce que tout va bien ? »
« Ça va ! Enfin, je crois, on ne peut pas vraiment dire que je suis une experte… »
Claire se retourna vers son mari. « Et si tu allais faire un tour dans le domaine ? Tu trouveras bien Monsieur Bonnet ou quelqu'un d'autre pour te faire visiter… Je vais examiner Bree. »
« Est-ce vraiment bien prudent ? », ironisa la jeune femme. « Je suis beaucoup trop jeune pour être veuve. »
Claire éclata de rire et secoua la tête. « Ne t'inquiète pas pour ça, je lui ai fait la leçon tout au long du trajet… »
« Je saurai me tenir, sassenach. S'il en fait de même avec moi… », grommela-t-il, en souriant malgré tout. Et après un dernier regard affectueux en direction des deux femmes de sa vie, il redescendit au rez-de-chaussée et sortit de la maison. Même s'il n'appréciait pas forcément de savoir Brianna mariée à un dangereux pirate recherché dans au moins deux colonies sur treize, il devait avouer que celui-ci avait déniché un parfait havre de paix pour s'y installer. D'un pas détendu et profitant du bruit apaisant des vagues, il se dirigea vers les premières dépendances à une centaine de mètres de là. Des femmes et des enfants vivaient là également et il en déduisit que certains des marins avaient dû faire rapatrier leurs familles.
« Vous cherchez quelque chose ? », fit la voix d'O'Brien dans son dos. Le jeune capitaine était tranquillement en train de fumer un cigare sous le porche d'une petite maison et approcha en le voyant errer. « Ou quelqu'un ? »
« Eh bien, je pensais faire le tour des lieux… », commença Jamie en voyant soudain l'Irlandais se fendre d'un sourire moqueur.
« Il se cache. »
« Pardon ? »
« Le capitaine Bonnet. Il se cache. » Le sourire d'O'Brien s'agrandit et il coinça son cigare entre ses lèvres pour tirer une bouffée. « Vous le terrifiez, je crois. »
Inconsciemment, Jamie se redressa légèrement et leva le menton, comme si on venait de lui faire un compliment. « Parfait. »
Le jeune homme gloussa et lui fit signe de le suivre. Ils traversèrent le domaine en direction des champs, puis prirent la direction des collines où se construisaient de nouvelles maisons, plus grandes que les dépendances de la plage, pour les familles nombreuses. Des coups de marteaux et de haches résonnaient dans la vallée, parfois accompagnés d'ordres criés par les différents travailleurs qui tentaient tant bien que mal de coordonner leurs efforts. Sur le toit de l'une des maisons, Jamie reconnut aussitôt le visage constellé de taches de rousseur du mousse, mais l'adolescent avait beaucoup changé en quelques mois : une alimentation plus riche et des travaux plus physiques à terre l'avaient considérablement étoffé et musclé. Mais son sourire candide, lui, était resté exactement le même.
« Oh, tiens ! Bonjour, M'sieur Fraser ! », lança Jimmy inutilement fort, avant de couler un regard sarcastique en direction de l'ouvrier qui travaillait à ses côtés, dos aux nouveaux arrivants. Celui-ci sursauta violemment, laissant échapper le bardeau de bois qu'il s'apprêtait à clouer à la charpente. Il fit un geste précipité pour le rattraper mais la planche tomba du toit et atterrit sur le dessus du crâne de Lowett, quelques mètres en contrebas.
« Hé, attention là-haut ! », beugla le matelot en se frottant le dessus du crâne.
Le maladroit ouvrier se redressa et Jamie reconnut aussitôt la tête blonde de Bonnet. Lui aussi avait visiblement repris des forces et quelques kilos depuis leur dernière rencontre, à sa sortie de prison. Lentement, la queue de cheval pivota et Stephen regarda prudemment par-dessus son épaule, comme s'il s'attendait à ce qu'un simple regard de Jamie Fraser le réduise en bouillie.
« Bonjour, Monsieur Bonnet… », fit l'Ecossais d'une voix atrocement calme et neutre. Si calme que Stephen envisagea pendant quelques secondes de ne jamais descendre de son perchoir, quitte à mourir de faim et de soif avant la fin du mois. Aux côtés de Fraser, O'Brien tirait sur son cigare avec un sourire qui en disait long sur le plaisir qu'il tirait du malaise de son ancien capitaine et ce dernier le fusilla du regard. Prenant son courage à deux mains (ainsi que les montants de l'échelle), il descendit néanmoins de la toiture et approcha de son beau-père de sa démarche chaloupée. Les deux hommes se jaugèrent un instant en silence et autour d'eux, la vallée elle-même ainsi que tous ses occupants semblaient retenir leur souffle. Sauf O'Brien, qui cracha un épais nuage de fumée avec un rictus moqueur. Après d'interminables secondes, Jamie tendit la main droite, raide comme la justice, pour que Bonnet la serre. Au fond de lui, il n'espérait qu'une chose : que le pirate lui refuse son salut poli et qu'il puisse officiellement avoir une raison de le détester. Mais Bonnet ne tomba pas dans son piège et prit la main tendue dans la sienne. S'ensuivit un bref combat durant lequel chacun tentait de réduire les phalanges de l'autre en bouillie, avant que leur poignée de mains ne prenne fin sous les regards soulagés des habitants de Cajo Babo.
« Où est Mrs Fraser ? », demanda Stephen d'une voix tout aussi posée que celle de Jamie quelques instants plus tôt. L'absence de la seule personne capable de raisonner un tant soit peu le géant ne le rassurait que moyennement.
« En train d'examiner notre fille. »
Evidemment, il a dit 'notre fille'… pas 'Brianna', ni 'votre femme'…, pensa Bonnet en lui adressant malgré tout un sourire faux.
« Monsieur Fraser avait envie de faire le tour du propriétaire… », les interrompit O'Brien, qui arborait toujours la même expression horripilante.
Stephen serra les mâchoires, tournant ses yeux plissés en direction de son ex-second tout en se demandant comment il avait pu supporter son sempiternel sarcasme pendant de si nombreuses années. O'Brien agita ses sourcils de manière suggestive et gratifiant l'Ecossais d'un dernier sourire éclatant, se détourna pour vaquer de nouveau à ses occupations. Réprimant un long soupir, Stephen tendit le bras pour inviter Jamie à le suivre et celui-ci lui emboîta le pas, non sans céder à son envie d'asticoter un peu l'homme qui lui avait subtilisé sa fille.
« Une propriété pareille, ça doit coûter énormément d'argent à entretenir… Heureusement que vous avez fait des réserves sur le dos de la Couronne… »
« Hum… J'ai piqué l'idée à vos amis les Régulateurs… », rétorqua Stephen du tac-au-tac.
Le visage de Jamie s'assombrit aussitôt, piqué au vif, mais le sourire satisfait du pirate lui rappela que c'était lui-même qui avait ouvert les hostilités avec sa remarque. Il l'avait donc un peu cherché. Tendus comme des arcs, les deux hommes prirent la direction du fleuve, à la limite ouest de la propriété, tandis que Jimmy les regardait s'éloigner en secouant la tête.
« Elle va être très longue, cette visite… », marmonna-t-il en reprenant son marteau en main.
En bas, Lowett gloussa et se tourna vers un autre de ses collègues. « Deux livres qu'ils se tapent dessus avant le dîner… »
« Tenu. »
~o~
Contre toute attente, personne ne tapa sur personne ce jour-là et Jamie Fraser en fut le premier surpris. L'attitude du pirate n'était pas toujours polie, il n'avait clairement pas la langue dans sa poche et sa démarche de voyou ne jouait pas en sa faveur. Mais s'il y avait bien une chose que l'Ecossais avait remarquée tout au long de leur visite du domaine, c'était les saluts joyeux qui fusaient sur leur passage. Personne ne semblait éprouver une quelconque aversion ou crainte pour l'ancien capitaine du Gloriana, ce qui contrastait fortement avec les rumeurs qui couraient à son sujet sur le continent. Sanguinaire, cruel, impitoyable… Ce n'étaient que quelques-uns des qualificatifs qui accompagnaient le nom de Stephen Bonnet dans toutes les bouches de la côte Est. Mais ici, l'homme semblait plus respecté que craint. Et aimé. Par nulle autre que sa propre fille, une jeune femme éduquée, intelligente et indépendante. Brianna avait dû voir en lui quelque chose que les autres gens ne voyaient pas… ou ne veulent pas voir, avait-il ajouté intérieurement.
Quelque chose avait également changé dans le regard de Bonnet. Lors de leur toute première entrevue dans sa cellule de la prison de Wilmington, les iris verts du pirate brillaient d'une lueur presque folle et il n'avait cessé de fixer des recoins vides comme s'il y voyait des choses imperceptibles pour le commun des mortels. Il s'était montré insolent et arrogant. Il l'avait également volontairement blessé en le comparant à Frank. L'Irlandais était intelligent, il savait appuyer là où ça faisait mal. Même enchaîné, amaigri et torturé, il avait eu l'audace de le prendre de haut. Et cela, Jamie avait mis longtemps à le digérer.
Après son évasion, en revanche, il avait fait profil bas, comme s'il savait qu'il n'était pas à sa place à River Run. Il avait donc fui, comme Jamie l'avait espéré, mais c'était sans compter sur l'opiniâtreté de sa fille. Là encore, l'Ecossais avait mis du temps à accepter que sa Brianna, dont il n'avait pu profiter que deux petits mois à peine, préfère fuir avec un hors-la-loi au lieu de mener une vie paisible avec eux à Fraser's Ridge. Mais il s'était résigné, priant secrètement pour qu'elle finisse par retrouver la raison et rentrer à la maison.
Aujourd'hui, il était cependant prêt à donner une véritable chance à Bonnet. Pas parce que Brianna l'avait choisi, pas parce qu'il s'était montré digne d'elle… Mais simplement à cause de ce changement, cette sagesse… un apaisement… et peut-être une pointe de tristesse aussi, qu'il lisait à présent dans les yeux du capitaine. Un apaisement qu'il n'avait encore jamais perçu auparavant. Il avait quitté un ado dans un corps d'adulte, paumé et qui en voulait à la Terre entière. Il trouvait aujourd'hui un homme, un mari et bientôt un père responsable.
Le mois d'août s'écoula paisiblement, malgré les températures caniculaires et les orages presque quotidiens. Le ventre de Brianna semblait avoir encore doublé de volume et elle passait la quasi-totalité de ses journées assise, jambes tendues, dans un trou d'eau paisible au milieu des rochers, dans l'espoir de se rafraîchir et d'apaiser la douleur dans ses mollets et ses pieds gonflés. Le soir, dans la fraîcheur du patio, elle disputait avec Boyle quelques parties de conkers, la seule activité amusante qu'elle pouvait faire assise, avant de se laisser tomber lourdement dans son lit aux côtés de Stephen, dont l'appréhension croissante se lisait chaque jour un peu plus sur ses traits. Quant à Claire et Jamie, les eaux turquoise, les fleurs tropicales et le sable fin de Cajo Babo les avaient tellement séduits que leur séjour avait pris des allures de vacances, un peu comme la lune de miel qu'ils n'avaient jamais pu s'offrir.
Mais les vacances tournèrent court, lorsque par une après-midi particulièrement étouffante et lourde, un hurlement rauque déchira l'atmosphère. Claire n'avait pas quitté Brianna d'une semelle depuis quelques jours, celle-ci se plaignant de plus en plus régulièrement de douleurs caractéristiques et sitôt le premier beuglement poussé, la chirurgienne avait fait transporter sa fille à l'étage où presque tout était déjà prêt pour une délivrance imminente. Jamie avait traversé le domaine en courant pour aller chercher Stephen, tandis que Mary et Claire s'affairaient autour de la jeune maman, disposant linges propres, bassines d'eau chaude et instruments à portée de main.
« Nom de Dieu », grogna Brianna, les mains crispées sur les accoudoirs de la chaise sur laquelle elle s'était assise, jambes écartées, tout au bord. La position couchée était bien trop douloureuse et elle avait abandonné l'idée une demi-heure plus tôt. « Comment l'Humanité… ne s'est-elle pas déjà éteinte… ? C'est atroce… »
« Le patriarcat ? L'interdiction par l'Eglise de toute forme de contraception ? », proposa Claire avec un sourire, mais au fond d'elle-même, elle angoissait plus que de raison face à la situation. Sa fille, son bébé, sa chair et son sang semblait souffrir le martyr, quand elle-même avait pu bénéficier d'un accouchement parfaitement indolore (même un peu trop à son goût) sous anesthésie générale.
Brianna laissa échapper un rire nerveux, bientôt remplacé par un nouveau grognement guttural. Agenouillée entre les jambes de sa fille, Claire grimaça. Après bientôt trois heures de douleur, le col n'était dilaté que d'un centimètre. Ça allait être long… Bonnet était déjà passé plusieurs fois pour s'enquérir de la situation, comme s'il s'attendait à avoir son enfant dans les bras avant l'heure du dîner. Excédée, Brianna avait fini par hurler « Mon corps est en train de s'ouvrir en deux, d'après toi ça se fait en cinq minutes ? » sur un ton tellement agressif que le pirate avait battu en retraite au rez-de-chaussée pour se servir un grand verre de whisky, bientôt imité par Boyle qui avait dangereusement pâli au son des hurlements de la jeune femme. Bientôt, la nuit était tombée et la lune avait transpercé l'épaisse couche nuageuse de ses rayons pour éclairer la plage d'une lueur blafarde. Stephen tournait comme un lion en cage, du porche au salon, parfois jusqu'à l'escalier, avant de se figer et de retourner sur le porche. Il avait bien compris que ses allées et venues incessantes perturbaient Brianna et qu'elle n'avait pas besoin de lui et de ses angoisses en prime.
Près d'une douzaine d'heures après les premières contractions, Mary dévala les escaliers pour annoncer que ça ne devrait plus être très long. La jeune fille esquissa un sourire qui se voulait rassurant, mais Stephen ne manqua pas le bref signe de tête qu'elle adressa ensuite à Jamie Fraser pour l'inviter à remonter avec elle. L'Ecossais grimpa au premier étage au pas de course, tandis que le pirate se faisait violence pour ne pas le suivre. Mais cela ne dura que quelques secondes. Se levant brusquement de la chaise où il avait réussi à se poser quelques minutes sans bouger, il monta les marches à son tour, arrivant sur le palier au moment où Mary prononçait les mots : « Votre femme pense qu'il y a un problème. »
« Comment ça, un problème ? », feula Stephen, faisant sursauter la gouvernante.
Mary jeta un regard paniqué aux deux hommes, puis frotta machinalement ses mains sur son tablier. « Madame souffre énormément et bien que son corps semble prêt à faire sortir le bébé… il n'arrive pas. »
Stephen était soudain devenu plus pâle que les murs blancs de leur maison et il se précipita en direction de la chambre. Avant que Mary ait pu le retenir, il avait poussé la porte et rejoint Brianna qui n'était désormais plus sur sa chaise mais à même le sol, à moitié avachie contre le pied du lit mais pas totalement allongée non plus. Elle était couverte de sueur, et semblait épuisée, presque malade. Il déposa un baiser sur son front moite, et loin de l'envoyer balader cette fois, la jeune femme serra la première main qu'elle put attraper dans la sienne à l'en broyer.
« C'est pour ça que tu voulais qu'elle vienne ? Tu avais peur d'accoucher ici et tu pensais qu'elle pourrait t'aider ? », grinça-t-il, tandis que Brianna fermait les yeux et profitait d'une descente de la douleur pour respirer profondément. Claire jeta un regard surpris en direction de Bonnet, puis interrogea Brianna du regard. Lorsque celle-ci rouvrit les paupières, elle hocha frénétiquement la tête.
« Il sait tout, maman. »
Claire se mordit la lèvre et dévisagea Stephen de ses yeux inquiets, mais où le pirate pouvait lire une immense reconnaissance. De la reconnaissance d'avoir accepté le passé (ou plutôt le futur) étrange de leur famille et d'être resté aux côtés de Brianna, malgré tout. « Oui, je suppose qu'elle avait peur… », répondit doucement Claire. A raison…, ajouta-t-elle en son for intérieur.
Brianna sentit une nouvelle vague de douleur monter depuis son ventre et Claire se remit au travail, essayant de trouver la raison pour laquelle cet enfant refusait de quitter le cocon maternel. La jeune femme poussait de toutes ses forces et le dessus du crâne du bébé était maintenant parfaitement visible. Mais quelque chose semblait bloquer…
Armée d'un de ses instruments, la guérisseuse tentait d'y voir plus clair, lorsqu'un frisson lui parcourut soudain l'échine. Elle fronça les sourcils. « Lumière ! », aboya-t-elle à l'attention de Jamie, sur le pas de la porte. Celui-ci rapprocha l'une des chandelles, tout en essayant de préserver l'intimité de sa fille, mais l'expression paniquée de sa femme chassa toute préoccupation de pudeur de son cerveau. Il n'était d'ailleurs pas le seul à l'avoir vue. Les yeux de Brianna et de Stephen s'étaient écarquillés.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? », gémit-elle, tremblante.
Une partie de la tête de l'enfant était sortie, violacée et à la lueur de la bougie, aidée par son instrument, elle discernait nettement à présent un épais boudin entre le pli du cou et l'épaule. Le cordon… Elle devait faire vite. Obtenir un angle plus dégagé pour couper le cordon avant que celui-ci n'ait étouffé le bébé pour de bon, et tant pis s'il n'était pas entièrement sorti. D'un geste vif, elle se retourna pour saisir son scalpel et une pince, mais Brianna s'était mise à haleter. Ce que Claire devait annoncer n'allait plaire à personne, surtout pas au jeune père, et la dernière chose dont elle avait besoin c'était que son stress n'aggrave celui de Brianna.
« Jamie, fais-le sortir. »
« Mais- », commença le pirate, furieux.
« DE-HORS ! »
La voix de Claire était tellement féroce que Brianna lâcha aussitôt la main de son mari et Stephen s'écarta, tremblant de rage et de peur mêlées. Lorsque la mère et la fille furent à nouveau au calme, Claire prit la main de Brianna dans la sienne.
« Je sais que tu as peur, Bree, mais il va falloir que tu te calmes et que tu pousses de toutes tes forces. Le cordon est enroulé autour de son cou, mais si j'arrive à le couper à temps, tout ira bien… » Voyant le visage de sa fille se décomposer, elle s'empressa d'ajouter : « C'est quelque chose qui arrive souvent, ne panique pas, mais il faut que j'aie la place de le libérer. Alors, tu dois pousser ! »
Brianna hocha la tête et ferma les yeux, grimaçant de douleur tandis qu'elle mobilisait toutes ses dernières forces pour gagner quelques précieux centimètres.
Dans le couloir, Jamie entraînait Stephen au rez-de-chaussée mais celui-ci ne supportait plus aucun contact physique, ni aucun regard. Il se sentait doucement replonger dans la noirceur et la colère, deux choses qui l'avaient quitté depuis des mois et qui l'envahissaient de nouveau, plus violemment que jamais. Il ne pouvait pas perdre Brianna. Pas après avoir enterré Murphy au début de l'été. Il en deviendrait fou. Il était déjà en train de devenir fou à la simple vue de son corps transpirant de douleur. Avec humeur, il repoussa la main de Jamie et dévala les escaliers. Il fallait qu'il sorte, qu'il prenne l'air. Qu'il entende le bruit des vagues et plus les hurlements déchirants de sa femme à l'agonie.
A grands pas, il traversa le salon sous les regards interloqués de Boyle et O'Brien. Doherty s'était endormi sur l'un des sofas et Jimmy avait lui aussi sombré dans un fauteuil. Comment peuvent-ils dormir dans un moment pareil ? Mais il ne s'arrêta pas pour obtenir une réponse à sa question et quitta la maison pour prendre la direction de la plage. Lorsqu'il fut au bord de l'eau et que les vagues lui léchaient le bout des bottes, il ferma les yeux et tenta de calmer sa respiration saccadée. Il avait désiré cet enfant par pur égoïsme, pour être sûr de garder Brianna auprès de lui. Mais si elle perdait la vie ce soir en lui donnant naissance, il ne pourrait jamais se le pardonner. Il n'aurait plus qu'à se jeter du haut de la plus proche falaise et la rejoindre dans la Mort.
Le sable crissa derrière lui et il regarda brièvement par-dessus son épaule. Jamie Fraser l'avait suivi et il dut se retenir pour ne pas pousser un grognement. La dernière chose dont il avait besoin, c'était qu'on lui dise qu'il avait mis Brianna en danger. Qu'elle aurait mieux fait de regagner son siècle, où elle aurait été en sécurité et médicalement prise en charge. Il savait déjà tout cela. Il le savait parce qu'il se le répétait chaque jour depuis qu'il avait trouvé ce foutu article de journal.
« Je ne vous en veux pas, vous savez ? », fit la voix de Fraser, quelques mètres derrière lui. Pour toute réponse, Stephen laissa échapper un éclat de rire sarcastique, comme s'il n'y croyait pas une seconde. Mais Jamie ne se laissa pas démonter et approcha encore, s'arrêtant à sa droite. « Je crois que je vous envie même un peu. »
Cette fois, il avait piqué la curiosité (et peut être un peu l'indignation) du pirate, qui le dévisagea avec stupeur. Comment était-il possible d'envier un homme dans sa situation ? Un homme qui ne savait pas s'il serait encore mari ou veuf au lever du soleil ?
« Ne vous méprenez pas, je suis terrifié… A l'idée que ma fille puisse… » Il s'arrêta avant de dire les mots funestes et secoua la tête. « Mais j'ai confiance en ma femme. Peut-être trop parfois… », ajouta-t-il avec un petit rire.
« C'est de ma faute si elle est toujours ici. Elle ne voulait pas me laisser et j'ai été trop faible pour l'éloigner définitivement de moi… », cracha Stephen avec hargne. Le silence retomba quelques instants entre eux, silence pendant lequel Jamie ne put s'empêcher de grimacer.
« D'un époux de voyageuse dans le temps à un autre, me permettez-vous de faire une remarque ? »
Stephen roula des yeux et poussa un long soupir exaspéré, avant de se ronger nerveusement l'ongle du pouce. « Je vous en prie, vous semblez bien lancé… »
L'espace d'un instant, Jamie retrouva un peu de l'adolescent paumé qu'il avait déjà perçu en lui par le passé et se retint de sourire.
« Brianna savait qu'en cas de grossesse, il fallait qu'elle parte le plus tôt possible pour ne pas risquer de mettre l'enfant en danger lors du voyage… Elle a décidé de rester, en pleine conscience, et de vous offrir quelque chose que je n'ai jamais eu : la joie de voir naître mon enfant. De le voir grandir et de l'élever. Elle ne voulait pas vous priver de ça, comme je m'en suis privé en forçant Claire à repartir à son époque. Une décision que j'ai regretté pendant deux décennies. Et que je regrette encore. »
« Excusez-moi, mais pour l'instant la joie n'est pas exactement au rendez-vous… », rétorqua Stephen, acerbe. « Avec la médecine de son époque et tous les… les instruments,… elle tiendrait déjà son enfant dans ses bras en ce moment si je-. » Il marqua une pause. « Si je n'avais pas été si égoïste. »
« C'est vrai… Mais elle le tiendrait seule. Atrocement seule. Elle le tiendrait en sachant que l'homme qu'elle aime est mort et enterré depuis deux cents ans. En sachant qu'elle ne pourrait jamais lui parler de vous. D'ailleurs, elle ne pourrait pas parler de vous à qui que ce soit. Peut-être qu'elle porterait votre deuil pour le restant de ses jours et qu'elle ne retrouverait jamais personne avec qui partager sa vie. Peut-être même qu'elle passerait toute son existence à regretter d'être partie, même si cela impliquait une espérance de vie plus courte. Elle mourrait à un âge avancé, probablement, mais amère et rongée par les regrets, tout comme l'était Claire jusqu'à ce qu'elle vienne me retrouver. Ce n'est pas forcément votre égoïsme qui a fait qu'elle est toujours ici aujourd'hui… C'est très certainement aussi le sien. »
Stephen cligna des yeux plusieurs fois. Il n'avait jamais vu les choses sous cet angle et pourtant, les nombreuses allusions de Brianna à la souffrance qu'avaient enduré Frank et Claire dans le futur, à tenter de sauver un mariage qui n'en était plus un depuis longtemps, auraient dû lui mettre la puce à l'oreille. Jamie sourit en voyant que ses paroles avaient touché leur cible.
« Si Brianna a choisi de rester et de souffrir de maux que la médecine moderne aurait pu lui éviter, la moindre des choses serait de respecter sa décision, vous ne pensez pas ? »
Stephen avait du mal à l'admettre, mais Fraser l'avait presque convaincu. Toutefois, son cerveau continuait de faire de la résistance, pour la forme probablement. Par habitude. « Et quand bien même elle survivrait aujourd'hui… Si le prochain enfant la tue ? Ou si une maladie l'emporte ? »
« Ce serait pareil dans deux cents ans. Mais au moins dans ce siècle, elle n'est pas seule. » Jamie tapota doucement l'épaule de Stephen, qui eut un mouvement de recul réflexe, mais l'Ecossais ne s'en offusqua pas. « Personne ne peut savoir à l'avance ce qui va arriver, qu'on soit ici ou… ailleurs. Nous sommes tous à la merci du destin, peu importe les progrès de la médecine ou de la technique. La seule chose qui compte, ce sont les choix que nous faisons… et de ne pas les regretter. »
Une vague plus grosse que les autres amena quelques centimètres d'eau jusqu'à eux et Stephen baissa les yeux sur ses bottes mouillées. A sa droite, Fraser semblait satisfait de son petit discours et recula doucement, probablement pour lui laisser le temps de digérer tout ça. Il s'était déjà éloigné de quelques pas, lorsque le pirate se retourna.
« Vous ne m'en voulez vraiment pas d'avoir ruiné la vie de Brianna ? »
Jamie se figea et sourit, avant de se retourner. « De toutes les semaines que j'ai passées avec ma fille, je ne l'ai jamais vue aussi heureuse qu'ici avec vous… Suis-je jaloux ? Assurément. Est-ce que je vous en veux ? J'ai menti, tout à l'heure : la réponse est oui. Mais est-ce qu'on peut dire pour autant que vous avez ruiné sa vie ? » Jamie secoua la tête. « Non. Certainement pas. »
Bonnet pinça les lèvres, les yeux rivés sur le sable blanc. Mais lorsqu'il les releva vers Jamie, celui-ci vit pour la première fois un sourire sincère sur ses traits. Du moins, la première fois qu'il m'en adresse un, à moi…, pensa Jamie avec une pointe d'orgueil, avant de repartir en direction de la maison.
A l'étage, la situation s'était accélérée et après que Claire ait enfin réussi à avoir le champ libre pour clamper un tronçon de cordon et libérer le cou de l'enfant, Brianna avait poussé de nouveau de toutes ses forces pour aider sa mère à extraire l'enfant inerte. Mais le silence qui régnait dans la pièce était plus glaçant encore que les heures qu'elle venait de passer à hurler.
« Pourquoi il ne pleure pas ? Pourquoi il ne pleure pas ? », s'écria-t-elle en voyant sa mère s'affairer autour des voies respiratoires de l'enfant. De ses doigts, elle élimina quelques glaires, avant de le renverser tête en bas et de lui donner une tape sur les fesses, comme il était encore d'usage de le faire à l'époque où elle avait étudié la médecine. La peau de l'enfant était violacée, ce qui était normal dans cette situation, mais il était crucial qu'il parvienne à respirer de lui-même rapidement. De longues secondes s'écoulèrent, pendant lesquelles Brianna se sentait prête à fondre en larmes, mais après une seconde fessée, un peu plus sèche que la précédente, l'enfant ouvrit grand la bouche, expulsant un bouchon de glaires visqueuses… et poussa un cri aigu de sa voix éraillée.
« Oh… merci mon Dieu… », gémit Claire en remettant l'enfant dans le bon sens. Sur le sol au pied du lit, les deux bras de Brianna s'étaient tendus, doigts écartés, et Claire s'empressa de lui présenter le minuscule petit garçon encore un peu bleuâtre qu'elle venait de mettre au monde. « Pas longtemps, Brianna, il y aura bientôt le placenta à expulser et j'ai quelques sutures à te faire… »
« Cinq minutes… Juste cinq minutes… », supplia sa fille, dont les larmes coulaient maintenant librement sur ses joues. L'absence de bruit de la dernière minute l'avait plus traumatisée que n'importe quoi d'autre dans toute son existence.
« Je vais chercher Monsieur ! », fit Mary avec un large sourire. « Il s'en occupera pendant que vous finirez, Mme Fraser ! »
Claire approuva avec un sourire et s'autorisa à respirer profondément pour la première fois depuis des heures. Lorsque la gouvernante revint, elle était suivie de près par un Irlandais fou de joie mais dont le sourire disparut aussitôt lorsqu'il découvrit l'état de leur chambre. Une véritable guerre semblait s'être livrée ici, et à en juger par les larmes intarissables et le sourire fou de Brianna, c'était certainement le cas. L'apparence de l'enfant avait également beaucoup joué dans la disparition de son sourire et il se tourna vers Claire, alarmé. « Pourquoi est-ce que… ? »
« C'est la raison pour laquelle je vous ai fait sortir, Monsieur Bonnet… », répondit la guérisseuse en essuyant ses mains maculées de fluides corporels divers sur un linge propre. « Le cordon ombilical était enroulé autour du cou de votre enfant et l'étranglait. La couleur va disparaître très bientôt, maintenant qu'il respire normalement. »
Stephen blêmit et reporta son regard sur Brianna avec un nouveau respect à son égard. Comment les femmes pouvaient-elles survivre à toutes ces atrocités et malgré tout sourire aussi largement quelques minutes plus tard, comme si de rien n'était ? Il s'approcha prudemment et s'assit à côté d'elle sur le sol pour contempler le tout petit être qu'ils avaient créé. Petit mais étonnamment bruyant…
« Mary va le nettoyer un peu et l'emmailloter dans un linge. Ensuite vous pourrez aller présenter votre fils à tous ceux qui ont eu la gentillesse de patienter au rez-de-chaussée… », fit Claire à l'attention de Stephen, mais Brianna ouvrit de grands yeux et secoua frénétiquement la tête.
« Non, non, laisse-le moi encore un peu… »
« Bree… », grommela Claire en lui faisant signe de lui donner l'enfant. « Je te l'ai dit, ce n'est pas encore fini… »
Le plancher craqua bruyamment et les deux femmes dévisagèrent Stephen avec surprise. L'Irlandais avait tressailli si violemment que la maison elle-même avait protesté. « Vous voulez dire… qu'il y en a un autre ? »
« Grands dieux, non », maugréa Brianna, frémissant d'horreur à cette seule idée. Mais l'air perdu de Stephen leur indiqua qu'il ne savait réellement pas ce qui allait se passer ensuite. Riant sous cape, Claire passa le bébé à Mary et celle-ci roula des yeux.
« Croyez-moi, Monsieur, il y a des choses pour lesquelles les hommes sont bien plus heureux s'ils sont maintenus dans l'ignorance. Venez plutôt avec moi, on va débarbouiller ce petit bout de chou ! »
Claire pinça les lèvres pour réprimer un sourire moqueur, tandis que Brianna regardait son fils s'éloigner, la mort dans l'âme. Elle sentit vaguement la main de Stephen se glisser dans ses cheveux trempés de sueur et ses lèvres embrasser son front, puis se résigna à abandonner le bébé à son mari et à sa gouvernante, tandis que sa mère se remettait au travail.
~o~
Après une première tétée laborieuse, le nouveau-né avait sombré dans un sommeil paisible, allongé bien à plat entre ses deux parents. Stephen ne le quittait pas des yeux, posant sur lui un regard à la fois fasciné et terrifié. Comment un être aussi petit et frêle allait-il bien pouvoir survivre dans ce monde cruel et impitoyable ? Ces minuscules poings étaient encore incapables de se défendre, et ces jambes de courir pour échapper à l'ennemi. Pendant des mois, et même des années, leur fils allait entièrement dépendre d'eux pour se nourrir, se protéger… Et dire qu'il ne se sentait pas à la hauteur de la tâche était un bel euphémisme.
De l'autre côté du lit, Brianna tenta avec des gestes lents et mesurés de changer de position sur le matelas, mais le moindre mouvement de son bassin ou de ses jambes la faisait grimacer et gémir. Comme à chaque fois qu'il la voyait en proie à la douleur, la culpabilité l'envahit et il serra les dents. « Je suis désolé. »
« Ce n'est pas de ta faute si les accouchements font mal, tu es au courant ? », chuchota Brianna avec un sourire crispé.
« Dans ce cas, je préfère ne plus prendre de risque et ne plus jamais te toucher. »
La jeune femme pouffa. « Tu ne tiendras pas dix jours. Et ce n'est pas parce que ça s'est mal passé cette fois-ci qu'il en sera de même pour les autres. »
« Les autres ? Combien de fois exactement comptes-tu me faire mourir de terreur ? » Voyant Brianna étouffer un rire, il secoua la tête et ajouta : « Non, la prochaine fois, je te ramène à Inverness. Tu rentreras dans ton siècle et… tu reviendras ensuite. En bonne santé. »
Toute hilarité quitta instantanément Brianna et elle le considéra avec gravité. « Et vous abandonner tous les deux ici ? Sans savoir si je pourrai retourner dans le passé ni si notre enfant le pourra ? »
« Ta mère a pu, non ? »
« Personne ne sait comment ça marche… ça pourrait très bien s'arrêter du jour au lendemain et je me retrouverais seule, dans un monde où tu serais mort. »
Stephen baissa les yeux. « Tu ne serais pas seule. MacKenzie prendrait soin de toi. »
La jeune femme soupira et tendit une main pour caresser la joue de son mari. Le mouvement exerça une légère tension sur son ventre mais elle l'ignora. « Quand j'ai quitté River Run pour partir à ta recherche… J'ai dit quelque chose à Roger. Je lui ai dit que s'il devait trouver d'autres documents comme cet article… il ne devait pas revenir pour me sauver. Même si je n'avais pas encore pris de décision définitive en ce qui nous concernait, je crois qu'à cet instant-là, tout au fond de moi… je savais que j'allais rester. Que ma vie, ou une grande partie de ma vie, se ferait ici à tes côtés. » L'Irlandais ouvrit la bouche pour protester mais elle ne lui laissa pas le temps de l'interrompre. « Vivre dans un monde où tu n'existes pas ne m'intéresse pas. Même pas pour neuf mois, neuf semaines ou neuf minutes. Je préfère mille fois risquer ma vie ici que de mener une existence sans danger là-bas. Je veux m'endormir avec toi, me réveiller avec toi, faire l'amour et partager chaque instant de mon existence avec toi. » Baissant les yeux sur le nourrisson, elle ajouta à mi-voix : « Voir Sean grandir avec toi… »
Comme elle s'y attendait, Stephen avait tressailli et la dévisageait à présent avec stupeur.
« Sean Alexander Franklin Bonnet… », reprit-elle en posant un regard attendri sur son fils. « J'aimerais rendre hommage à trois pères formidables. Alexander est un des prénoms de Jamie. Franklin était le prénom complet de Frank. Et Sean… »
« Monsieur Murphy n'était pas mon- »
« Si. » Elle hocha la tête, tandis que sa gorge se serrait légèrement sous l'émotion. « Si, dans un sens, il l'était. »
L'Irlandais se sentit trembler légèrement et il reporta son attention sur leur fils, que leur conversation ne semblait pas troubler le moins du monde. Faible. Vulnérable. Voilà comment le féroce Capitaine Stephen Bonnet se sentait à cet instant présent. Faible d'être parfaitement incapable de refuser quoi que ce soit à la femme qu'il aimait, malgré les nombreux dangers qui menaçaient sa santé dans ce siècle insalubre. Vulnérable face à cette nouvelle forme de vie qui dépendait désormais entièrement de lui. Et si Sean hérite seulement du dixième de l'entêtement de sa mère, je ne suis pas au bout de mes peines...
Stephen Bonnet sourit à cette pensée. Brianna avait à peine planté l'idée de ce prénom dans sa tête, qu'il l'avait déjà adoptée. La jeune femme avait quant à elle compris qu'elle avait gagné à la seconde où elle avait vu l'expression du pirate s'adoucir, et ignorant les douloureuses protestations de son corps meurtri, elle se pencha par-dessus leur fils pour emporter Stephen dans un tendre baiser.
~o~
Oxford, 1985.
Avec un soupir de lassitude, le professeur Roger MacKenzie barra d'un long trait tout un paragraphe hors sujet de l'un de ses étudiants à l'encre rouge. Il avait corrigé une douzaine de copies en ce dimanche après-midi et il sentait déjà sa concentration s'effondrer à peu près aussi vite que l'odeur alléchante du gigot traditionnel du dimanche soir montait jusqu'à ses narines. Son estomac gargouilla bruyamment et il s'apprêtait à refermer son stylo rouge lorsque le téléphone de son bureau sonna, faisant écho à l'autre terminal situé dans l'entrée. « Je prends, chérie ! », s'écria-t-il, sa voix résonnant dans toute la maison, avant de décrocher le combiné. « Allô ? »
« Roger ? C'est Paul. »
Le visage de l'Ecossais se fendit d'un sourire amical. Paul Miller était un professeur et historien de l'Université d'Harvard qu'il avait rencontré quelques années plus tôt lors d'un colloque international. Les deux hommes avaient aussitôt sympathisé et se rendaient visite une à deux fois par an, d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique. « Bonjour, Paul ! Comment tu vas ? Et comment vont Jenny et les enfants ? »
« Tout le monde se porte à merveille. Mais je n'ai pas beaucoup de temps, Pete a un match de baseball cet après-midi et je voulais te parler de quelque chose avant d'y aller. Ton fax est allumé ? »
Roger se contorsionna sur son siège pour vérifier que l'appareil situé sur une commode derrière lui était bien sous tension. « Il l'est. »
« Parfait, je vais t'envoyer un document sous peu. Je sais qu'on avait un peu abandonné les recherches, mais il y a du nouveau concernant Bonnet. »
Roger se raidit et tendit le cordon en spirale de son vieux téléphone à l'extrême pour pousser et fermer la porte de son bureau du bout du pied. « Du nouveau ? »
« Figure-toi que l'Université a recruté un historien cubain qui a fui la dictature et demandé l'asile politique. Un homme incroyable, avec une vie incroyable aussi… Enfin bref. Il a vu un pense-bête que j'avais épinglé sur mon tableau en liège, qui concernait Bonnet et le nom ne lui était pas inconnu. Selon lui, un pirate nommé Bonnet avait fondé une colonie à la pointe Sud-est de l'île, mais il devait vérifier et j'ai attendu qu'il trouve des preuves quelconques avant de t'en parler. Il a mis un peu de temps, c'est toujours compliqué d'obtenir de quelconques informations sur ce pays depuis vingt ans… mais il a réussi. »
Derrière Roger, le fax s'anima, produisant le bruit caractéristique d'une feuille de papier s'enclenchant dans le système, tandis que l'impression se mettait en route. Le cœur battant, le professeur fixait la machine avec la sensation désagréable qu'elle n'avait jamais été aussi lente et qu'elle le faisait sûrement exprès.
« Qu'est-ce que tu m'envoies ? »
« Il y a plusieurs choses… Un acte de propriété à son nom, des actes de naissance, enfin la routine. Ernesto a aussi rédigé un petit texte résumant ce qu'on sait des Bonnet et de leur présence à Cuba… »
Une première page venait de sortir du fax et Roger s'en empara. Il s'agissait d'un acte de propriété pour un domaine sis à Cajo Babo et son cœur manqua un battement lorsqu'à côté de la signature calligraphiée de Stephen Bonnet, il remarqua celle – plus moderne – de Brianna. Brianna Ellen Bonnet… Ainsi donc, ils avaient fini par se marier. Une deuxième feuille de papier entama sa course dans le fax et il respira profondément, éloignant le combiné de sa bouche pour ne rien laisser paraître de son trouble.
« Pour te résumer, Bonnet était bien marié à une Brianna, comme tu me l'avais dit, mais je n'ai rien trouvé sur elle avant ça. Comme si la vie de cette fille avait commencé le jour où ils ont acheté ce bout de terrain à Cajo Babo… Ils ont eu deux enfants : Sean Alexander Franklin, né le 28 août 1771 et Gloria Anna Claire, née le 17 juin 1774. D'après Ernesto- » La voix de Paul se tut soudain et Roger entendit quelqu'un lui parler quelque part dans la pièce où il se trouvait. « Mince… Euh, je dois te laisser. Le match… Tu devrais être en train de recevoir les deux derniers documents. On s'appelle plus tard ? »
Roger voulut répondre « oui » mais sa voix s'enroua et il dut d'abord s'éclaircir la gorge avant de pouvoir émettre un son.
« Allez, à bientôt mon vieux. »
« Souhaite bonne chance à Pete de ma part… », parvint-il à articuler avant de raccrocher d'une main tremblante. On y était. Le jour fatidique où il allait apprendre que Brianna ne reviendrait jamais. Cela faisait quelques années qu'il s'en doutait, mais il avait toujours eu l'espoir inavouable et égoïste qu'elle réapparaîtrait. Il saisit le deuxième document que Paul lui avait transmis. Les actes de naissance des deux enfants de Brianna et du pirate. Son regard s'arrêta sur les prénoms de la petite fille et il ne put s'empêcher de sourire. Gloria Anna…
Lorsque le troisième document fut imprimé, il vit qu'il s'agissait du résumé rédigé par l'historien cubain. Après avoir fondé leur petite colonie de pirates au Sud de l'île, les Bonnet avaient activement soutenu les rébellions des esclaves en Haïti, participant également à l'exil des propriétaires Français vers Cuba lorsque ceux-ci avaient été boutés hors de Saint-Domingue par les esclaves libres dans les années 1790. Au début des années 1800, la famille Bonnet et notamment leur fils, développera le commerce avec la république d'Haïti, proclamée par les ex-esclaves noirs de Saint-Domingue. Et ce jusqu'à la mort de Stephen Bonnet en 1811, à l'âge vénérable de 74 ans. Brianna l'avait ensuite rejoint dans la tombe six années plus tard, en 1817, à l'âge de 70 ans.
Une goutte d'eau s'écrasa sur le document avec un léger bruit et Roger se demanda un instant d'où elle pouvait bien venir, avant de réaliser qu'il s'agissait d'une larme. La sienne. A peine ce constat établi, une seconde larme vint rejoindre la première et il éloigna le papier de lui d'une main tremblante. Il ne savait pas vraiment pourquoi il pleurait. Depuis quatorze ans, il s'était efforcé de vivre en partant du principe qu'elle ne reviendrait jamais, comme elle le lui avait demandé. Mais une infime partie de son cœur avait continué d'espérer un jour la recroiser, ce qui ne l'avait pas pour autant empêché de trouver l'amour et de se marier lui aussi. Mais cette fois, il avait la confirmation que Brianna Ellen Randall, son premier véritable amour, était décédée depuis maintenant 168 ans.
Il avait cependant aussi la confirmation qu'elle avait été heureuse et avait vécu une vie pleine d'aventure, donné deux beaux enfants à l'homme qu'elle aimait, et œuvré pour une cause qui lui tenait à cœur. Il ne pouvait donc pas décemment être triste. Il se devait aussi d'être heureux. Par respect pour elle et pour son bonheur.
« Roger ? Le dîner sera bientôt prêt ! », fit la voix de sa femme à travers le panneau de la porte.
Roger sursauta et essuya précipitamment ses larmes, tout en préparant sa voix à sembler la plus normale possible. « Oui ! J'arrive dans une minute. »
Tendant l'oreille, il s'assura que les bruits caractéristiques des chaussons de Diane sur le plancher s'éloignaient en direction de la salle à manger et renifla bruyamment. Rassemblant les documents, l'acte de propriété sur le dessus, il chercha un instant des yeux un tiroir pour les ranger et opta pour le premier en partant du haut. Il l'ouvrit, déposa les papiers à l'intérieur et renifla de nouveau. Avant de poser ses doigts tremblants sur la signature de Brianna et de l'effleurer une dernière fois avec douceur. Ils n'étaient pas destinés à se revoir en ce monde, mais peut-être l'étaient-ils dans le suivant. Et, jusqu'à nos retrouvailles, que Dieu te tienne au creux de sa main.
FIN
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Tellement d'émotions dans ce chapitre, j'en pouvais plus. J'ai déjà tendance à systématiquement pleurer quand je termine un long travail comme celui-ci, et cette fois n'a pas fait exception !
En tous cas, si vous n'en avez pas assez de Brianna et de Stephen, je travaille déjà sur une autre fiction (totalement différente et bien plus sombre) qui s'intitule « Will you teach me… ? » (vous avez la référence ? héhé) et dont je devrais lancer la publication sous peu. Toutefois, elle ne sera pas publiée à un rythme aussi soutenu que celle-ci (grossesse + déménagement approchant + boulot oblige), mais je ferai de mon mieux pour ne pas trop vous faire attendre !
A bientôt pour cette nouvelle histoire et en attendant, j'ai hâte d'avoir vos commentaires sur ce dernier chapitre et sur la fiction en général pour ceux qui n'ont encore jamais commenté !
Xérès
