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Le vrai titre est : L'activiste, le major et la femme du sergent
mais fanfiction ne prends pas un titre aussi long (heureusement, le site ne restreint pas la longueur des histoires !).
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Chapitre XXVI
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24 juillet 2023
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Shaw s'avança à l'extrémité de la terrasse et s'adossa à la balustrade de bois rongée par le sel, le sable et le vent.
D'où elle se tenait, elle bénéficiait d'une vue d'ensemble sur la plage et la maison. Une belle maison qui se fondait harmonieusement dans son environnement, jugea-t-elle avec plaisir parce qu'elle aimait Brown.
Le jeune officier avait enfin tenue sa promesse. Elle avait attendu trois ans et demi pour cela. Les frontières avaient été fermées. D'abord au Canada, puis aux États-Unis. Ils eussent pu passer outre les restrictions de déplacement, mais d'un commun accord, ils avaient préféré attendre. Peut-être parce que parmi eux figuraient deux médecins et que personne n'avait envie d'essuyer les remontrances de l'une ou de l'autre.
Le monde était devenu fou, les morts s'étaient accumulés, les États avaient promulgué des lois à l'encontre des droits. La liberté de se déplacer avaient été déniées et les scientifiques s'étaient abandonnés à la paranoïa et à la tentation de dicter leur loi au mépris des institutions et des constitutions. Le Capitole avait été violé, l'Afrique de l'Est et de l'Ouest s'étaient enfoncées dans des guerres civiles orchestrées par divers mouvements islamistes qui menaient un djihad sanglant et politique pour imposer au monde un ordre qu'ils croyaient parfait. Un mirage auquel beaucoup avant eux avaient cru. Auquel Samaritain le premier avait cru.
Le temps était sans pitié. L'Histoire fluctuante. Ils passeraient un jour ou l'autre. Mais en cette deuxième décennie du millénaire, l'extrémisme avait fleuri sur la vacance des idées. Tout était bon : politique, santé, écologie, économie, revendications ethniques, religieuses, sexuelles... De nouveaux gourous exerçaient leur emprise sur des foules naïves et frustrées en quête d'idéal. Samaritain avait lui aussi séduit des adeptes. Il n'avait été qu'un gourou de plus et il avait lui aussi sombré dans l'oubli.
Le virus n'avait pas disparu. Il tuait encore, mais on avait appris à vivre avec, tout comme l'humanité avait appris à vivre avec d'autres affections qui décimaient sans pitié les populations depuis des décennies voir des siècles ou des millénaires. Les variants se multipliaient tout comme les vaccins et les traitements. La vie avait peu à peu repris son cours d'avant. Les frontières avaient été rouvertes et le droit de se déplacer, plus ou moins librement selon qu'on possédait tel ou tel passeport, avait été restauré.
Yulia, Matveïtch et Alioukine étaient rentrés aux États-Unis.
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L'épidémie n'avait pas entravé le combat que Yulia avait entamé contre la gestion de la colonie n°2. La jeune femme était restée en contact avec Maria et Root qui lui servaient, entre autre, de consultantes en droit.
Son évasion et son statut de fugitive avait été le premier obstacle à franchir, mais grâce au concours de Matveïtch et d'Anna qui avaient chacun gardé des contacts au sein du FSB ou du SVR, grâce aux compétences juridiques de Maria Alvarez, au génie déployé par Root et à quelques obscures manipulations d'Athéna, son procès avait été révisé sous la pression de l'opinion publique russe et des instances internationales.
Une fois Yulia relaxée pour vice de procédure et détention abusive, la jeune femme s'était attaquée à la gestion des prisons en Russie. La colonie n°2 lui servirait de point de départ.
Elle y avait été détenue neuf ans, elle connaissait son fonctionnement sur le bout des doigts, elle bénéficiait du tapage médiatique qu'avait provoqué son procès et elle avait une dent contre le directeur. Une revanche à prendre. Sur l'administration pénitentiaire et sur la vie.
Un combat qui eût pu sombrer dans l'oubli si elle n'avait pas bénéficié du soutien de ceux qui lui avaient apporté son aide pour obtenir la révision de son procès et si la jeune femme n'avait pas officiellement décroché un contrat d'exclusivité occidentale auprès d'un quotidien québécois trop heureux d'infiltrer l'administration russe et d'en dénoncer les dérives.
Une idée de Root.
Yulia maniait aussi bien la langue russe que la langue anglaise et en moins d'un an, elle avait maîtrisé le français dit standard et ses variantes québécoises. La jeune femme possédait surtout une plume virtuose.
Elle avait contacté des blogueurs et des sites d'informations en ligne russophones parce que les journaux et les magazines russes officiels avaient reçu ses propositions avec une extrême prudence. Accueillie comme rédactrice, elle y publiait des billets d'humeur, des enquêtes, des dossiers extrêmement bien documentés sur le monde des prisons russes, des articles coup de poing ou des retranscriptions d'entretiens qu'elle avait eus avec des témoins quand ceux-ci lui donnaient leur accord.
C'était bien, mais la révision de son procès montrait que les pressions internationales n'étaient pas à négliger. D'où l'idée et la proposition de Root.
Elle eût pu choisir un média new-yorkais, anglais ou américain. Elle ne les avait pas négligés, mais pour ce qui était de l'exclusivité des informations, Root avait choisi Le Devoir montréalais. Elle aimait le côté direct et franc des Québécois. Sans compter que Philippe Pomerleau travaillait pour le quotidien.
Le père de Juliette et la notoriété acquise de Root en tant qu'auteur — son dernier livre s'était vendu à six cent mille exemplaires et avait été traduit en six langues — lui avait servi de caution auprès du journal.
Root en avait parlé à Genrika, qui avait approuvé son idée. Elle en avait parlé à Yulia. Et pour finir, elle avait débarqué dans le bureau de Philippe Pomerleau au 1265 Rue Berri, Floor 8.
Elle avait tant et si bien défendu son idée qu'il lui avait proposé de rencontrer sa directrice en chef. Root avait exigé la présence de l'ensemble de la direction. Elle s'était présentée comme l'agent de Yulia Zhirova et son avocat. Elle avait capté l'attention, déclenché l'enthousiasme, obtenu et signé un contrat au nom de la jeune femme. Le Devoir publierait l'enquête et le combat de Yulia sous forme de feuilleton comme on le faisait à d'autres époques pour les romans. Une autre idée de Root qui obtint un grand succès auprès des lecteurs.
Ainsi assurée d'être lue et « entendue », Yulia s'était lancée dans la bataille contre l'administration pénitentiaire.
En s'attaquant de front à la FSIN et à la gestion de la colonie n°2 dans le kraï de Krasnoïarsk, elle avait donné un énorme coup de pied dans la fourmilière et Matveïtch n'avait pas eu trop d'Alioukine et des hommes qu'il avait à sa disposition à Moscou pour assurer sa sécurité.
Yulia avait retrouvé d'anciennes détenues, elle avait surtout réussi à obtenir des entrevues avec des pensionnaires de la colonie. Mais sa plus grande réussite avait été de décrocher le témoignage d'un gardien.
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Il était venu de Krasnoïarsk pour la rencontrer à Moscou. Il ne savait pas comment la contacter, mais il avait remarqué qu'elle ne se déplaçait jamais sans gardes du corps. Il avait cherché à savoir qui ils étaient. Les agents de sécurité travaillaient tous pour des compagnies plus ou moins importantes et c'était tous d'anciens soldats. Il connaissait deux ou trois lieux où se retrouvaient des vétérans. Il avait posé des questions et montrer des photos, affirmant qu'il voulait postuler dans une agence. Matveïtch était connu et il obtint facilement l'adresse de l'agence qu'il dirigeait.
Boris Glazkov se souvenait très bien de Yulia Zhirova. D'abord parce qu'elle s'était évadée en compagnie de la femme qui chantait si bien et de sa petite camarade à l'air dur, et qu'il n'avait jamais oublié les deux femmes. Ensuite, parce qu'elle était connue auprès de ses collègues. Comme pute. Elle était très blonde, fine. Elle était belle et les gardiens la disaient docile et très habile. Ils disaient bien d'autres choses d'elle.
Des choses dégoûtantes.
Il avait appris avec un peu d'appréhension et beaucoup d'étonnement que l'un des deux gardes du corps qui ne la quittaient jamais, était le patron et le fondateur d'une petite agence de sécurité, considérée comme l'une des plus sérieuses et des efficaces du marché.
Au siège de l'agence, il avait été très mal reçu :
— Bonjour, j'aimerais rencontrer Monsieur Matveïtch.
L'agent chargé de l'accueil, l'avait dévisagé avec attention. Le jeune gardien n'avait pas l'allure d'un client et il manquait de prestance. L'agent eût juré qu'il n'avait jamais servi dans les forces spéciales. Qu'il n'était qu'un bidasse au chômage qui se croyait apte à intégrer l'agence sous prétexte qu'il avait porté un uniforme.
— Dégage, mec, on a rien pour toi.
Le gardien était un moment resté interdit avant de réaliser :
— Je ne viens pas postuler un poste, je veux juste rencontrer monsieur Matveïtch.
— Ah, ouais ?
Si le garde n'avait pas cru en lui, s'il n'avait pas parlé à Valeria qu'il avait fini par épouser malgré son indigence et le dégoût qu'il ressentait pour son métier, il serait rentré à Krasnoïarsk sans plus insister. L'homme lui faisait peur.
— C'est important, insista-t-il néanmoins. Ça concerne sa cliente, Yulia Zhirova.
L'agent avait semblé peser le pour et le contre, Matveïtch s'était beaucoup investi dans la croisade que menait Yulia Zhirova. Si ce gars avait affaire prenante avec elle, il valait mieux ne pas risquer de l'ignorer.
— Il n'est pas là, mais je peux lui transmettre un message. Vous me laissez vos coordonnés et il vous appellera.
Mais le gardien avait peur. Peur d'être repéré. D'être dénoncé.
— Je préfère attendre ici.
Contre toute attente l'agent accepta.
— Je dois d'abord contacter mon chef.
L'agent décrocha un téléphone et transmis la demande du gardien à son interlocuteur.
Cinq minutes plus tard, un homme s'était présenté dans le hall :
— Dimitri Karpov.
Boris Glazkov l'avait salué, mais il s'était bien gardé de décliner son identité. Karpov ne lui avait pas demandé, il l'avait convié à le suivre et l'avait conduit dans une pièce agréablement meublée.
— Je vous écoute, avait-il dit en s'installant derrière un grand bureau comme on en voyait dans les ministères et en invitant d'un geste son visiteur à s'asseoir dans un fauteuil tapissé d'un tissu qui rappelait la teinte du sous-main de cuir incrusté sur le plateau du bureau.
— Je travaille à la colonie N°2, avait déclaré Boris Glazkov d'une voix blanche.
L'homme en face de lui était devenu très attentif.
— Et ? avait-il demandé tandis que le visiteur hésitait à poursuivre.
Ses yeux fouillait le bureau du regard. L'homme se sentait pris au piège.
— Vous êtes dans mon bureau, il n'y a pas de caméra, notre conversation n'est pas enregistrée et un brouilleur garantit la confidentialité de nos échanges, voulut le rassurer Karpov.
— Je... Je...
Karpov s'était levé, il avait sorti deux verres d'un buffet et une bouteille de vodka d'un réfrigérateur dissimulé derrière une porte de la bibliothèque qui courrait sur le mur. Il avait placé un verre devant son visiteur et l'avait servi. Le gardien avait avalé la vodka cul-sec.
— Je veux témoigner, avait-il murmuré, le regard fuyant son interlocuteur.
— Contre elle ?
— Non ! avait protesté le gardien. Pour elle. Contre ce salaud de Blatov. Contre les autres, le médecin, les gardiens, l'administration.
— Tu travailles avec eux, observa Karpov.
— Parce que c'est le seul boulot que j'ai trouvé, parce que je croyais que c'était un bon boulot. Parce qu'il faut bien des gardiens pour assurer la sécurité des prisons et surveiller tous les criminels qui y sont enfermés.
— Alors, pourquoi voudrais-tu témoigner pour Yulia Zhirova ? Elle a été relaxée, d'accord, mais qui nous prouve qu'elle n'avait pas vraiment sa place dans la colonie ? Et puis, toutes les autres ? Tu voudrais toutes les faire libérer ?
— Elle veut les remettre en liberté ? avait balbutié Glazkov.
— Qui sait ?
— Vous ne la soutenez pas ? souffla le gardien atterré.
— Ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi un gardien d'une colonie pénitentiaire... Tu y travailles depuis combien de temps ?
— Sept ans.
— Ouais. Alors, ce que je voudrais savoir, reprit Karpov. C'est pourquoi un homme, gardien dans une colonie pénitentiaire depuis sept ans, décide tout à coup de soutenir une ex-détenue contre l'administration pénitentiaire et par là même contre le gouvernement ?
Le gardien resta la bouche bée. Il ressemblait à un poisson hors de l'eau.
— Réponds, l'enjoignit durement Karpov. Si tu ne me convaincs pas, je saurais que tu m'as menti et qu'il y a de grandes chances pour que tu sois un informateur au service de la FSIN ou du FSB. Et, si c'est le cas, je ne prendrais pas le risque de te laisser ressortir d'ici.
Le jeune gardien se couvrit de sueur. Qu'était-il venu faire ici ? Les mercenaires ne possédaient aucune conscience. Ils se moquaient des causes qu'ils défendaient. L'argent seul leur importait et Boris Glazkov n'avait pas d'argent. Il s'accrocha aux accoudoirs du fauteuil dans lequel il était un peu trop confortablement assis. Il était pris au piège. Perdu. Mort. Il ne reverrait jamais Valeria. Que dire ? Comment sortir d'ici ?
Dimitri Karpov observait l'homme en face de lui.
Jeune, moins de trente ans. Marié d'après la bague qui ornait son annulaire droit. Des traits doux et une démarche lourde. Il ne buvait pas plus que de raison, il était certainement issu d'une famille modeste, peut-être ouvrière, mais Karpov penchait plutôt pour des origines paysannes. Il avait rencontré beaucoup de gars comme lui à l'armée. De braves gars, pas toujours très dégourdis, trop gentils pour faire de bons soldats, pas assez instruits pour espérer au cours de leur passage dans l'armée obtenir plus qu'un garde de caporal. Mais ces gars, si on savait les employer, faisaient toujours d'excellents techniciens. Mécaniciens, électriciens, cantiniers, brancardiers, les meilleurs se recrutaient parmi ces hommes-là.
Et si l'homme était honnête, il était courageux. Dénoncer l'administration de la colonie n°2 demandait du courage.
— Pourquoi ? demanda-t-il plus doucement. Tu es marié, tu es jeune, tu travailles pour la FSIN. Qu'est-ce que tu as gagné dans l'affaire ?
— Mon âme et ma conscience, fit Boris Glazkov.
— Et c'est tout ? fit Karpov. Tu connais Yulia Zhirova ? Tu as une dette envers elle ?
— Non.
— Alors quoi ?
Boria se creusa les méninges. L'homme avait raison, pourquoi prendre ce risque ? Le risque de se retrouver sans emploi, d'être arrêté pour atteinte à la sécurité de l'État et pour calomnie ?
Pourquoi, pourquoi ?
Pourquoi en avait-il parlé à Valeria ?
Les deux femmes.
Il avait raconté à sa femme comment la grande possédait une voix à faire pleurer les pierres. Il lui avait rapporté comment les deux détenues avaient réparé leur générateur, généreusement, sans en attendre aucune contre-partie, combien il s'était senti coupable et honteux quand l'administration avait refusé de leur octroyer des couvertures :
— Il faisait moins vingt-cinq, Valia. Rien ne les avait obligées à nous venir en aide et elles couchaient dehors dans des abris de fortune. J'ai eu honte. C'était inhumain.
Et puis, il lui avait confié combien leur relation — leur amitié ? — l'avait touché. La souffrance, la violence et les pleurs de la chanteuse.
Il leva les yeux sur le mercenaire. Comprendrait-il ? Son émerveillement. Sa culpabilité. Son dégoût. Son admiration pour des criminelles. La fierté intense qu'il ressentait d'avoir contribué à leur évasion ?
— Je les ai aidées à s'évader.
Karpov fronça les sourcils. De quoi parlait-il ?
— Yulia Zhirova s'est évadée en compagnie de deux autres détenues, expliqua précipitamment le jeune gardien. J'étais de garde à la coupe ce jour-là. Je les ai vues partir. Elles ne sont pas revenues. Je ne l'ai pas signalé et euh... j'ai crevé le pneu du camion de transport. Ça n'a pas vraiment servi parce qu'on a découvert leur disparition qu'à l'appel du lendemain, mais nous sommes rentrés si tard, que j'espère parfois que c'est grâce à moi qu'il n'y a pas eu d'appel ce soir-là pour ce groupe de détenues.
— Tu es garde et tu as couvert l'évasion de criminelles ? fit méchamment Karpov.
Boris Glazkov se tassa dans son fauteuil.
— Tu te rends compte de ce que tu me racontes ? ajouta Karpov. Tu te rends compte que si cette histoire se savait tu finirais tes jours dans une colonie rouge ? Tu te rends compte que tu as trahi ta fonction et ton pays ?
— Euh... Je... Valeria, euh... ma femme, je le lui ai raconté et elle m'a dit que j'avais eu raison.
Incroyable, pensa Karpov.
— Pourquoi les as-tu couvertes ? demanda-t-il. Pour te venger de l'administration ?
— Non ! protesta vivement Boris Glazkov.
— Alors quoi ?
Ce type ne lâcherait jamais se désola le jeune garde. Il ne comprenait rien et il ne le lâcherait jamais.
— Parce qu'elle avait une trop belle voix pour mourir, parce qu'elles...
Que racontait-il ? se désola-t-il. Pourquoi ? Pourquoi, pourquoi, mon Dieu, les avait-il aidés ?
— Je ne sais pas ! se lamenta-t-il. Je les ai laissées partir parce que je trouvais cela juste. Parce que je ne voulais pas qu'elles meurent, parce que la grande, je crois qu'elle s'appelait Enguelgardt, avait une trop belle voix, parce qu'il le fallait, parce qu'elles ne pouvaient pas rester à la colonie. Elles y seraient mortes, Blatov avait Enguelgardt dans le nez. Elle a failli mourir au chizo, elle y serait morte un jour et son amie ne l'aurait jamais accepté, elles seraient mortes toutes les deux. Ce n'était pas possible, finit-il en larmes.
Glazkov se prit la tête dans les mains. Désespéré.
Karpov n'en croyait pas ses oreilles : ce type se vantait d'avoir couvert Anna Borissnova ? Enguelgardt était le pseudonyme que Zverev s'était choisi pour infiltrer la colonie. Il avait consulté le dossier qu'elle avait monté pour l'occasion. Sverev ne s'était pas gâtée. Il ne savait pas ce qui la liait à Yulia Zhirova et il ne le lui avait jamais demandé. Matveïtch ne lui avait rien appris non plus sur cette mission, sinon qu'Anna avait couvert Sameen Shaw et, quand Karpov lui avait demandé pourquoi il avait accepté de travailler pour Yulia Zhirova, Anton lui avait donné la même réponse que le gardien : parce que c'était juste.
D'accord, c'était juste, mais cela valait-il le risque de se rendre coupable de complicité d'évasion ? Zhirova avait été condamnée à perpétuité pour haute trahison et atteinte grave à la sécurité de l'État, Anna était censée être une criminelle violente et une tueuse de flics.
Ce gars n'avait pas aidé des petites voleuses à l'étalage ou des escrocs, mais des femmes dangereuses. Des criminelles de haute volée.
Il avait du mal à croire que l'homme fût sincère.
Il n'y avait qu'un moyen de vérifier. Il prit son téléphone et il appela Anna Borissnova.
— Karpov ? fit la jeune femme à l'autre bout de la ligne.
— Salut, Zverev. Désolé de te déranger, mais j'ai besoin que tu identifies quelqu'un pour moi. C'est important.
— Qui est-ce ?
— Dis-moi simplement si le tu connais ou pas.
Karpov avait tourné son téléphone vers son visiteur. Boria reconnut immédiatement la jeune femme. Son visage dur, ses yeux froids. Dire qu'elle chantait si bien. S'il ne l'avait entendue, jamais il ne l'eût cru détenir d'un tel don
— Ça ne me dit rien, fit Anna Borissnova quand elle se retrouva face à Karpov. Qui est-ce ?
— Un type qui veut voir Anton, il prétend t'avoir aidée à t'évader de la colonie n°2.
— Personne ne nous a aidées.
Boris Glazkov jaillit de son fauteuil :
— L'autre, cria-t-il d'une voix pressante. Votre amie, la petite, c'est moi qui l'ai prévenue que vous aviez besoin de son aide quand vous êtes sortie du chizo. Et, vous ne vous souvenez pas ? J'étais de garde toutes les nuits que vous avez passées à la coupe parce que vous aviez été punies avec votre amie. Vous avez réparé notre générateur et on a vous donné du thé et de la vodka pour vous remercier. Vous vouliez des couvertures, mais l'administration a refusé. Vous ne vous souvenez pas ?
— Ce qu'il raconte est vrai, dit Anna à Karpov. Mais je ne me rappelle pas de lui. J'appelle Shaw, elle saura peut-être mieux que moi. Je lui dis de t'appeler.
— D'accord, j'attends son appel.
Karpov avait raccroché. Les questions se bousculait dans l'esprit du pauvre gardien. Cet homme connaissait la grande femme ? Zverev ? C'était son nom ? Et Shaw ? C'était le nom de la petite ? Mais Shaw n'était pas un nom russe. Le téléphone de Karpov sonna avant qu'il n'eût fait le tour de ses questions.
— Bonjour, madame, fit poliment le mercenaire.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire, Karpov ?
Karpov lui raconta son entrevue avec le gardien.
— Je me souviens de lui, montrez-le-moi.
Boria reconnut aussi bien Shaw qu'il avait reconnu Anna. Leurs traits s'étaient profondément gravés en lui.
— Alors ? demanda une nouvelle fois Karpov.
— C'est bien le type qui m'a prévenue pour Anna et il faisait effectivement partie des gardes qui ont passé une semaine avec nous à la coupe.
— Il assure avoir couvert votre évasion.
La réponse qui suivi laissa Glazkov pantois.
— Ça ne m'étonne pas. Qu'est-ce qu'il veut ?
— Aider Yulia Andreïovna.
— Il veut témoigner contre Blatov ?
— Je ne sais pas, avoua Karpov. Le mieux est que vous le lui demandiez vous-même.
Karpov passa son téléphone au gardien. Shaw s'était montrée étonnamment chaleureuse. Boria s'était senti plus à l'aise avec elle qu'avec Karpov et il lui avait expliqué ce qui l'avait mené à vouloir témoigner. Shaw avait posé de nombreuses questions, elle l'avait aussi mis en garde contre les risques qu'il encourait à témoigner contre le directeur et le personnel de la colonie.
— Tant pis, avait-il répondu. Je ne peux plus cautionner tout ce qui se passe là-bas. Je sais que les détenues méritent pour la plupart leur condamnation, mais pas toutes et puis même, qu'elles travaillent, que leur liberté soit réduite, que la discipline soit sévère, je suis d'accord avec ça, il faut qu'elles payent, mais pour le reste, pour tout le reste, ce n'est pas possible que ça continue comme ça.
— Tout le reste ? demanda Shaw.
Boria jeta un regard craintif sur Karpov. Avant de revenir à Shaw.
— Vous savez de quoi je parle, murmura-t-il
— Ouais, approuva Shaw. Vous vous appelez comment ?
— Boris Alexandrovitch Glazkov.
— Repassez-moi Karpov.
Karpov reprit son téléphone.
— Vous pouvez lui faire confiance, ouvrez un dossier à son nom, remplissez une première fiche d'identité et envoyez le tout à Matveïtch. Vous mettrez moi, Root et Maria Alvarez en copie.
— Bien, madame.
— Veillez sur lui jusqu'à ce qu'il rencontre Matveïtch et Yulia. Après, on se chargera de sa sécurité et de celle de sa famille.
— Bien, madame.
— Merci, Karpov.
— Je vous en prie, madame.
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Boria avait rencontré Yulia Zhirova. Il avait témoigné sous couvert de l'anonymat. Yulia avait retranscrit leurs entretiens. Elle lui avait demandé de regagner son poste à la colonie n°2, de faire profil bas.
Son témoignage eût un immense retentissement. Les témoignages précédents donnaient la parole à des détenues ou à d'anciennes détenues, la suspicion avait été de mise et chacun pensait inconsciemment, particulièrement en Russie, que toutes ces femmes avaient, d'une manière ou d'une autre, mérité leur peine. Mais un gardien ?
Boris Glazkov apportait un éclairage différent. Étayé par des faits et des preuves tangibles. Un témoignage qui fut rapidement suivi par d'autres témoignages.
Le jeune gardien avait ouvert la voie à d'autres employés de la colonie.
Des colonies.
À travers toute la Russie, des lettres, des messages, des vidéos et des photos clandestines avaient afflué. Gardiens, cantiniers, infirmières, médecins, contre-maîtres civils, comptables, tous les corps de métiers furent représentés.
Sous le couvert d'être Root, Athéna protégeait tous les documents et tous les messages envoyés sur la messagerie de Yulia. Avec l'accord de la jeune femme, elle analysait tous les faits, tous les documents, elle vérifiait leur authenticité, recoupaient les données. Puis, ce premier travail effectué, elle les triait, et les enregistraient sous divers onglets.
Yulia y perdit l'amertume qui pouvait encore empoisonner son âme. Ses écrits y gagnèrent en force ce qu'ils perdirent en émotion et en vindicte. Peu à peu les médias étrangers s'intéressèrent à son enquête et pas seulement parce qu'elle mettait en cause le système carcéral russe. Yulia levait le voile sur un phénomène et des pratiques qui existaient ou avaient existé à travers les âges et toutes les civilisations.
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Le directeur de la colonie n°2 avait été suspendus de ses fonctions. Le médecin et l'infirmière en chef de la colonie se trouvaient sous contrôle judiciaire avec interdiction d'exercer leur profession. Des gardiens avaient été mutés on ne savait où et il en allait de même pour certaines détenues dont ni Yulia, ni le FSIN, ni Athéna n'avaient pu retrouver la trace : Irina, Tata, Dounia, Marouschka et quelques autres avaient cessé d'exister. Elles étaient activement recherchées, mais Shaw doutait qu'on les retrouvât un jour.
Un premier procès aurait lieu en décembre.
Yulia avait demandé à Anna et Shaw si elles acceptaient d'être nommées comme témoins. Les deux jeunes femmes, chacune de leur côté, avaient répondu qu'elles ne se dédieraient pas de leur promesse. Elles témoigneraient. Anna sous sa propre identité, Shaw sous celle du docteur Edwards. Elle serait reconnue, elle le savait, ça ne serait pas facile, mais Anna serait là. Anna, mais aussi Root. Et elle le ferait pour Genrika et Anna-Margaret. Par devoir. Pour Olga et Katia. Peut-être aussi pour Asia. Mais avant tout pour Yulia. Pour Genrika. Et pour elle.
Shaw se dévorait les doigts jusqu'au sang quand elle y pensait. Elle se plongeait dans des médiations pour surmonter son angoisse. Et si cela ne suffisait pas, si elle craquait, elle allait entreprendre Root qui la recevait avec ce petit air suffisant et égrillard qu'elle ne pouvait s'empêcher d'afficher quand Shaw avait besoin de se détendre. Et si Shaw n'avait pas envie de s'oublier entre les bras de Root, elle appelait Maria. Par elle ne savait quel mystère, la jeune juge arrivait toujours à lui changer les idées.
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En attendant, Yulia était venue à Butler beach.
Et Matveïtch la couvait comme la poule aux œufs d'or. Discrètement, mais avec beaucoup d'attention. Shaw chercha Borkoof des yeux. Le géant jouait au chef cuisinier avec Root. Ils donnaient des conseils à Brown depuis qu'ils s'étaient tous les trois retrouvés autour d'une fosse creusée par les soins de l'officier et de trois de ses amis : Ryan, Rose et Jack Muller.
— Qu'est-ce qui provoque cette lueur d'ironie que je lis au fond de tes yeux ?
Maria.
Cette insupportable Mexicaine surgissait toujours au moment le moins opportun. Elle lisait les pensées de Shaw comme dans un livre ouvert. Root, Maria, Genrika et, Shaw le lisait dans ses yeux et dans sa façon d'inter-agir avec elle, Anne-Margaret. Shaw n'avait rien besoin de leur dire pour qu'elles sussent ce qu'elle pensait. C'était pratique, mais parfois irritant. Et cela ne servait jamais à rien de chercher à leur mentir :
— Matveïtch.
— Tu regardais Alexeï, observa Maria.
— Ils sont pareil.
Maria rit :
— Pour quelqu'un qui ne comprend pas grand-chose aux sentiments, tu te montres parfois étonnement maligne.
Shaw tourna un regard courroucé vers sa voisine :
— Il n'y a pas besoin d'être un génie pour ça, grogna-t-elle.
— Tu ne t'en étais pas douté avant ?
— Non, pourquoi ?
— Je retire ce que j'ai dit : tu n'es pas si maligne que cela en fin de compte, se rengorgea Maria.
— Ah ouais, parce que tu le sais depuis quand ?
— Depuis très longtemps, avant même qu'Anton ne s'en soit rendu compte.
— Tu les fréquentes plus que moi.
— C'est vrai.
— Je ne suis pas sûre que Yulia soit vraiment partante, fit Shaw.
— Elle a souffert, ce ne sera pas facile, mais Anton est patient et il est réellement amoureux. De plus, je ne crois pas que ce soit quelqu'un qui change d'avis facilement ni qui renonce à quoi que ce soit facilement.
— Ce n'est pas vraiment un séducteur.
— Non.
— Mais c'est un mec bien.
— Mmm, il a tout pour te plaire : c'est un bon officier, il est séduisant, c'est un patient accommodant qui te doit à toi et au docteur Chakwass ses jambes, il est taciturne et c'est un excellent tireur, je m'étonne parfois que tu ne l'aies pas séduit.
Shaw se tétanisa. Maria lui donna un coup d'épaule en riant :
— Ce que tu peux parfois être idiote, Sameen !
— Mais t'es vraiment con !
— Avoue quand même qu'il fait envie...
— Je déteste parler avec toi.
— Non, tu adores, parce que je suis la seule avec Root à qui tu peux avouer tes fantasmes, ricana Maria.
— …
— Ce n'est pas vrai ?
Le pire, c'était que c'était vrai.
— Mais je n'ai jamais eu l'intention de coucher avec lui, se défendit Shaw.
— Non ?
— Non.
— Mais si tu l'avais connu dans d'autres circonstances ?
Shaw fixa son regard sur le mercenaire russe.
— Peut-être, consentit-elle à admettre.
— Sûrement, la reprit Maria.
— Okay, sûrement.
— Je le savais, se félicita Maria.
Elle se pencha sur Shaw et l'embrassa sur la joue.
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À côté du barbecue, Alma frappa dans ses mains.
— Que te hace feliz, Alma ? lui demanda Root.
— Mama y Sam.
Root releva la tête. Maria pétillait de malice. Shaw râlait et s'essuyait la joue du dos de la main. Alma avait surpris un baiser. Le rire de Maria s'éleva aussitôt après.
— Me gusta cuando Mama es feliz, sourit Alma.
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L'enfant aurait neuf ans en septembre. Elle aimait toujours autant sa mère, même si elle avait fini par abandonner son sein. Contrairement à Anne-Margaret qui profitait encore du lait de sa mère à plus de quatre ans. Shaw se désolait parfois de cette manie, mais Root lui rappelait aussi souvent que Maria avait donné le sein à Alma tant qu'elle le lui avait demandé et que l'enfant avait cessé de téter quand, naturellement, elle n'en avait plus eu besoin.
— Pff, répondait invariablement Shaw. Maria ? Tu parles d'une référence.
— Tu lui as confié ta fille, lui rappelait Root.
Un rappel qui faisait taire Shaw car s'il y avait une chose que Shaw n'avait jamais reproché à Maria et qu'elle ne lui reprocherait jamais, c'était d'être une mauvaise mère. Shaw avait étudié le sujet sous tous ses angles. Elle n'admirait pas les qualités maternelles de Maria. Maria était simplement une bonne mère. Une vérité démontrée mathématiquement par A+B. Point à la ligne. Un fait qui ne prêtait à aucune discussion.
Si on la titillait un peu sur le sujet, elle se fendait de :
— Ce n'est pas une mère parfaite, ça n'existe pas, mais c'est une bonne mère. Il n'y a qu'à voir Alma, le reste on s'en fout.
Une affirmation qu'elle ne manquait jamais d'asséner à Maria quand celle-ci doutait de ses qualités. Maria l'écoutait.
Heureusement pour elle.
Root aimait leur complicité. La tendresse chaleureuse et démonstrative que manifestait la jeune Mexicaine envers Shaw. La confiance que lui accordait celle-ci en retour. Sa façon de la laisser entrer dans son monde, de la laisser l'enlacer en public, l'embrasser, lui prendre la main. La liberté qu'elle prenait de poser sa tête sur ses genoux ou sur son épaule.
En public...
Une faveur que n'accordait Shaw qu'aux enfants et à Maria. Elle râlait quand Genrika s'imposait, mais elle ne la repoussait jamais. Alma était trop spontanée pour qu'elle y retrouvât à redire et cela n'avait rien d'une faveur en ce qui concernait Anne-Margaret, Shaw ne lui accordait rien, elle lui donnait simplement ce dont l'enfant avait besoin. Quant à Maria... Root lui enviait parfois son statut.
Shaw était une amante tendre et attentionnée, mais sortie d'un acte amoureux, elle restait étonnamment distante et, excepté dans l'intimité, elle ne recherchait que très rarement un contact physique. Root ne lui imposait jamais, sinon pour la taquiner parce qu'elle savait que cela la mettait mal à l'aise. Elle lui avait demandé une fois pour quelle raison elle accordait à Maria ce qu'elle lui refusait à elle. Shaw n'avait tout d'abord pas compris de quoi elle parlait :
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Elle te tient la main, elle t'embrasse, elle se couche sur toi, et, même s'il y a des gens, tu la laisses faire.
— Et alors ?
— Tu me tuerais si je me permettais de telles libertés en public.
Les mots avaient manqué à Shaw :
— Ah... euh... Ben.
— Pourquoi elle et pas moi ? C'est tout ce que je voulais savoir, lui avait gentiment dit Root.
— Je ne couche pas avec elle.
Root avait retenu une franche hilarité. Elle n'avait pas commenté sa déclaration. Elle ne l'avait pas remerciée non plus. Parce qu'inconsciemment Shaw venait de lui déclarer sa flamme. Son amour. Une forme d'amour qu'elle n'accordait à personne d'autre. Root s'était retenue de prendre un air satisfait. Elle s'était contenté d'un vague : « Okay ».
Shaw ne connaissait pas de réponse valable à sa question. Elle aimait Maria et Maria profitait de son affection pour exprimer la sienne sans restriction. C'était aussi simple que cela. Il y avait peut-être trop de passif entre Shaw et Root. Shaw lui semblait parfois trop pudique, mais Root aimait sa pudeur. Elle ne lui avait plus jamais reposé la question. Elle ne lui lançait jamais de pique ayant trait à ce sujet, mais elle s'étonnait encore souvent de cette grande liberté que s'octroyait Maria envers Shaw. Maria avait adopté Shaw et Shaw l'avait acceptée.
Shaw avait raison : la jeune juge était extraordinaire.
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Brown avait suivi le regard d'Alma. Elle aussi aimait savoir Maria heureuse. Qu'elle l'exprima en compagnie de Shaw, certainement à ses dépens parce qu'elle les connaissait bien pour ne pas en douter, ne gâchait rien à son plaisir d'entendre la jeune juge rire :
— Maria a le chic pour embêter Sameen, fit-elle.
— Quand je pense que je l'avais crue quand elle m'avait dit être avocate, murmura Ryan qui s'activait à retourner des steaks de crocodiles sur la grille du barbecue installé à proximité de la fosse creusée dans le sable.
Pour être franc, Ryan Philips n'avait jamais compris comment une juge mexicaine pouvait s'être transformée en avocate et avoir ensuite exercé la charge habituellement dédiée à un procureur lors du procès contre Jonathan. Les journaux avait parlé d'une faveur insigne accordé par le gouverneur de l'État, mais Ryan n'y croyait qu'à moitié.
— Elle m'a bien défendue, non ? remarqua Brown.
— Ah, ça... s'exclama Ryan. On ne peut pas dire le contraire.
— Je ne veux pas minimiser les mérites de Maria, tempéra Root. Mais vous bénéficiez d'un dossier inattaquable, Élisa. Et la défense n'a jamais pu contrer les témoignages ou mettre en doute la probité des témoins à charge.
— Mmm, approuva Brown. Je suis contente que Maria n'ait pas eu besoin d'appeler Sameen à la barre.
Rose se tourna vers Brown.
— Pourquoi ? demanda Rose en regardant curieusement la jeune femme qui discutait avec Maria Alvarez. Elle était elle aussi mêlée à cette histoire ? Je ne me souviens pas l'avoir croisée avant aujourd'hui. Enfin, je ne crois pas, dit-elle saisie d'un doute.
Brown et Root échangèrent un regard. Élisa ne dirait rien. Root jeta un coup d'œil à Shaw. Maria avait renoncé à la produire comme témoin au cours du procès. Jonathan Foley l'avait seulement entre-aperçue à la cabane, il l'avait peut-être vue à Montréal, mais il n'avait à aucun moment suggéré qu'il connaissait son identité.
Brown était officier d'active, un héros de guerre, une fille de la région, tout comme Jonathan Foley et les deux femmes qu'il avait assassinées. La jeune juge avait auguré que le procès ne laisserait pas les médias locaux indifférents. Le procès, débuté sur une tentative de meurtre, s'orienterait rapidement, dès la prise de parole de Maria, au procès d'un tueur en série. Les médias nationaux ne manqueraient pas de s'y intéresser : un tueur en série, des meurtres dissimulés pendant des années en suicide ou en accident, un héros de guerre, officier des Marines ? Le cocktail parfait d'un fait divers croustillant.
Des maisons d'éditions et des producteurs avaient contacté Brown. L'officier avait confié son désarroi et son malaise à Maria. Après l'avoir félicitée de son initiative, Maria l'avait enjointe à ne jamais répondre à aucune sollicitation, à lui faire suivre tous les documents qu'on pouvait lui envoyer et à orienter ses solliciteurs sur elle.
L'USMC avait veillé sur l'officier. Quand elle était en service, elle était injoignable et toute demande de contact était rejetée. Maria et l'USMC édifièrent un rempart si épais que les demandes s'étiolèrent peu à peu.
En ne nommant pas Shaw à comparaître comme témoin, Maria avait voulu la protéger. Son intervention l'eût mise sous le feu des projecteurs et elle eût été immanquablement reconnue. L'implication dans le procès de Jonathan Foley de l'un des principaux acteurs de l'affaire du Chirurgien de la mort, un acteur déclaré officiellement mort depuis 2013, eût déclenché une tempête médiatique.
L'exposition de Shaw au procès de Foley eût remué des mauvais souvenirs. Pour Shaw. Pour Brown et pour Maria. Son retour eût mis en lumière des événements que, pour le bon déroulement du procès à Saint-Augustine, il valait mieux garder dans l'ombre : le Chirurgien de la mort, la résurrection de Sameen Shaw, les sextapes. Le retour de Sameen eût donné aux journalistes l'espoir de donner des réponses aux questions laissées sans réponses lors du procès de Jeremy Lambert.
C'était sur Root que Jonathan Foley avait tiré quand elle et Shaw avaient rejoint la cabane où il séquestrait sa femme, et c'était Root qui avait poursuivi et arrêté Jonathan dans le marais. Son témoignage suffisait. La notoriété d'Alice Cormier avait occulté la présence, pourtant soulevée par la défense, d'une autre femme à ses côtés dans le marais.
Sa notoriété, son bagout et la maîtrise qu'avait toujours gardé Maria sur les débats.
Les journalistes l'avaient reconnue, et ils n'avaient pas mis beaucoup de temps à réaliser que le capitaine Brown avait été, six ans auparavant, l'agent du FBI chargé de la sécurité de la jeune juge lors du retentissant procès du Chirurgien de la mort. Sa fonction de procureur étonna.
Le gouverneur de Floride, L'USMC, le FBI et la CIA se fendirent de quelques déclarations officielles, Maria évoqua sa reconnaissance et le grand respect qu'elle avait développé pour une femme intègre qui lui avait sauvé la vie et avait pris soin d'elle durant l'éprouvant procès du Chirurgien.
Jonathan Foley avait été condamné à mort. Une peine que Maria n'avait pas requise. L'homme était un tueur, un pervers, il avait fait du mal à l'une des personnes qu'elle chérissait le plus dans sa vie. Il avait tué deux femmes, mais elle restait mal à l'aise à l'idée qu'on déniât la rédemption à un homme. À l'idée que la mort fut institutionnalisée. Il méritait la mort, mais elle pensait que la justice n'avait pas à rendre une telle sentence.
À s'arroger un tel droit et une telle liberté.
Le procès avait été difficile. Il avait encore resserré les liens qui existaient entre Brown et Maria. Le jeune officier s'était livrée sans fard, et elle avait donné accès à son enfance et à son adolescence à la jeune juge. Maria avait rencontré ses amis, sa famille. Elle les avait interrogés. Elle s'était pris à les apprécier, parfois à les aimer.
Elle était heureuse que le jeune officier eût invité Rose et Ryan à son barbecue. Elle était heureuse de revoir ses parents et son jeune frère.
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Alma avait raison, sa mère était heureuse, pensa Root.
Élisa, les Cartels, Yulia, le droit des peuples à disposer d'eux-même, la protection des enfants, la sauvegarde des forêts et du milieu marin sur l'ensemble du continent américain, le droit du travail, Maria remuait ciel et terre pour défendre l'idée qu'elle se faisait de la justice.
Une fois Samaritain mis à l'écart, Root avait pensé que la jeune juge ne pouvait pas continuer à travailler dans l'ombre. Qu'elle y gâcherait son potentiel. Le monde avait besoin de modèles et Maria avait besoin de se coltiner au monde. D'évoluer parmi les humains.
Root lui avait proposé de travailler pour la Cour Pénale Internationale. Maria avait refusé, arguant que l'institution traitait des crimes et des affaires qui à ses yeux concernaient d'abord l'Histoire et la sensibilité européenne. Elle ne se sentait pas compétente pour enquêter et juger les crimes sur lesquels se penchait la Cour Internationale des droits de l'homme. Elle était Mexicaine, sa place était sur le continent américain, d'autant plus que les États-Unis ne reconnaissaient pas les compétences de la CPI. Ni la Russie. Ni la Chine. Maria voulait exercer là où elle se sentait compétente et réellement utile. Root lui avait alors proposé de réintégrer la Commission Interaméricaine des droits de l'homme. La jeune juge avait trouvé l'idée séduisante, mais sa démission en 2017, lui avait laissé un sentiment d'échec et de faiblesse auquel elle n'était pas prête à se confronter.
Maria était juge, c'était une idéaliste, elle ne voulait pas renoncer à sa nationalité mexicaine. Elle aimait son métier. Passionnément. Mais comment l'exercer si elle ne voulait pas se séparer de son passeport ? Le Mexique lui était fermé et elle ne voulait pas s'exiler en Europe. Root lui avait alors proposé la Cour Interamériciane des Droits de l'Homme. L'institution montait en puissance, les Canadiens qui, avec toute la morgue dont ils étaient capables, avaient toujours considéré l'institution comme une cour pénale des pauvres et des pays du sud, se penchaient depuis quelques années sur l'intérêt qu'elle pouvait représenter pour la sauvegarde de la démocratie dans leur pays. Les États-Unis n'y prêtait qu'un intérêt mineur, et Maria possédait les connaissances et l'énergie nécessaire pour donner à l'institution la place qu'elle méritait sur le continent. On y traitait autant de droits de l'homme que de droits aux enfants, de crimes, de viols que de dénis d'exister.
Le siège de la cour se trouvait au Costa Rica, un pays hispanophone et relativement tranquille. La jeune juge y trouverait un environnement idéal pour y élever sa fille et ce n'était qu'à quelques heures de vol des États-Unis et du Canada. Maria avait accepté. Elle avait présenté sa candidature et elle avait été élue en 2021.
Elle y avait trouvé sa place et une liberté d'action qui lui avait permis, en sus de ses missions pour la CIDH, de poursuivre ses activités antérieures et de défendre des causes qui lui avaient toujours tenues à cœur. Sans pour autant se noyer dans le travail.
Alma était là pour lui rappeler que la vie ne s'arrêtait pas à ses combats. Alma, mais aussi Root qui la suivait toujours en consultation, Shaw ou Élisa.
La situation sanitaire avait restreint les contacts, mais elle ne les avait jamais entièrement abolie. Maria ne l'aurait pas permis. Elle contactait régulièrement Shaw et si Élisa l'oubliait, Maria ne l'oubliait jamais. À plusieurs reprises, elle avait profité de son statut pour les retrouver l'une et l'autre : Shaw au Canada, ce qui avait été relativement facile, Élisa entre deux avions ce qui s'était parfois avéré plus compliqué.
Sa fille, Shaw et Brown assuraient son équilibre affectif. Son métier entretenait ses passions. Et, Maria savait que si elle trébuchait d'une façon ou d'une autre et que si elle ne pouvait se confier à sa fille à Shaw et à Brown, Root serait toujours là pour lui tendre la main, pour l'écouter et la remettre sur les rails.
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— Hell ?! la relança Rose. Qu'avait à voir ton amie avec le procès ?
— Elle m'accompagnait quand j'ai retrouvé Élisa chez Ryan, répondit Root à la place du jeune officier.
Rose et Ryan restèrent bouche bée.
— J'aime beaucoup Sameen, expliqua Élisa. Elle vit sous une fausse identité et je ne voulais pas qu'elle soit reconnue. Le témoignage de Root suffisait à incriminer Jonathan, ça ne servait à rien de la faire venir au procès.
— Elle serait venue si nous avions eu besoin d'elle, fit Root.
— Je le sais, répondit doucement Brown.
— Elle va témoigner à visage découvert pour Yulia, intervint Alexeï.
— Mais c'est en Russie, ce sera moins difficile qu'ici et elle l'avait promis à Yulia, tempéra Brown.
— On a beaucoup suivi l'affaire du Chirurgien en Russie, rétorqua le géant. Il a tué sept Russes dont six sur le territoire fédéral. L'histoire d'Anka a beaucoup émue le pays et la mort de sa sœur et de sa famille a révolté les gens. Je crois que tout le monde rêvait de la venger, plus encore quand une fuite de la police américaine a révélé au médias que le Chirurgien de la mort était un ancien Marines. Ce n'était pas elle, mais quand on l'aura reconnue, Sameen fera la une des journaux.
— Elle le sait, dit Brown. Mais elle ne reviendra pas sur la promesse qu'elle a fait à Yulia. Je crois aussi qu'elle ne veut pas laisser Anna témoigner sans elle.
Alexeï grimaça :
— Anna ne m'a presque rien raconté sur leur séjour à la colonie, mais elle est revenue différente et Sameen a pris une place particulière dans sa vie.
— C'est pour cela que vous ne vous êtes pas mariés ? demanda Élisa.
— Anna veut qu'elle soit présente à notre mariage, elle et Anton, et elle veut que nous mariions en Russie. C'était trop compliqué ces dernière années alors, nous avons attendu que les choses se calment pour faire cela bien.
— Vous m'inviterez ? demanda ingénument Root.
— Bien sûr ! s'écria le géant. Vous, Maria, Sameen, Anton, Iouri, Jack, toute l'équipe sera invitée, tous les enfants, on fera d'abord ça chez moi et toute la famille d'Anna viendra. Après, si vous avez le temps, nous irons chez Anna.
— Je ne manquerai ça pour rien au monde, s'exclama Root. Je rêve de visiter sa cabane et de voir où Sameen a vécu pendant onze mois avec Anne-Margaret. Vous y êtes allé, Alexeï ?
— Non, jamais.
Root lui attrapa le bras :
— Nous irons ensemble découvrir les secrets de nos deux coureuses des bois.
Le géant se fendit d'un rire débonnaire et s'adressa à Élisa Brown.
— Vous viendrez avec nous, major. Nous vous emmènerons chasser et pêcher sur les bords du Ienissev. La forêt a brûlé en 2020, mais elle repousse déjà et le père d'Anna lui a assuré que la vie reprenait ses droits. Nous ferons du feu, on mangera ce que nous aurons pu prélever, Anka chantera et vous verrez comme notre pays peut être accueillant, lui dit-il avec ferveur.
— Je n'ai jamais détesté la Russie, se défendit Brown.
— Vous apprendrez à l'aimer.
Il regarda autour de lui, porta son regard sur la plage et la mer.
— Vous nous avez accueillis, major. Nous nous devons de vous rendre votre hospitalité.
— Je ne l'ai pas fait par politesse.
— Ne vous inquiétez pas, ni moi ni Anna ne vous invitons par politesse, répondit le Russe.
Brown se fendit d'un grand sourire de gosse que lui renvoya Alexeï.
— Dîtes, les enfants, leur dit Root. Vous vous occupez de votre barbecue ou vous comptez nous laissez mourir de faim ?
L'officier et le mercenaire se récrièrent qu'ils veillaient à tout et que le déjeuner serait une réussite.
Des gamins.
Borkoof eût pu faire peur. Sa taille, sa carrure, son parcours militaire, son métier. L'homme inspirait la bienveillance. Il respirait la bonhomie. La gentillesse. Alma l'appelait parfois « osito ». Le petit ours. L'ours en peluche.
Il avait impressionné Anne-Margaret tout comme il avait impressionné Alma la première fois qu'elle l'avait rencontré, mais cette dernière s'était empressé de présenter Alexeï sous un jour baigné de lumière. Le géant avait souri, il s'était accroupi devant l'enfant et pour lui montrer à quel point il était gentil, Alma lui avait sauté dans les bras. Anne-Margaret avait cherché sa mère des yeux. Genrika avait prévenu Shaw. Shaw avait embrassé le tableau : le géant accroupi, Alma dans ses bras, Anne-Margaret incertaine. Elle les avait rejoints, elle s'était elle-aussi accroupie auprès d'Anna-Margaret et lui avait déclaré :
— Alexeï est un ami. Tu peux avoir confiance en lui.
Alma avait bruyamment approuvé. Anne-Margaret n'en avait pas demandé plus pour accorder sa confiance au géant.
Alexeï Borkoof incarnait l'image improbable du guerrier bienveillant.
Quant à Brown...
Cette femme faisait sans cesse oublier à ceux qu'elle côtoyait qu'elle servait dans l'infanterie comme officier d'active. Qu'elle combattait armes à la main contre des groupes armés déterminés. Qu'elle avait tué et qu'elle tuerait encore. Que ses qualités militaires et humaines l'avaient conduites à franchir un nouveau seuil au sein de l'USMC.
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À peine deux ans et demi après son accession au grade de capitaine, Brown avait décroché des feuilles de major. Le jeune officier s'était imposée la spécialiste incontournable de la situation géostratégique et géopolitique de la zone Sahel.
Après l'affaire du golf de Djibouti, elle avait rejoint sa compagnie au Niger et elle avait développé sur le terrain une coopération renforcée avec les troupes autochtones et les forces étrangères. Déjà appréciée par l'État-major nigérien, elle avait noué des liens avec les forces armées du Mali, du Tchad et du Burkina Faso. Elle avait eu le plaisir de retrouver le capitaine Aubert et celui-ci l'avait introduite auprès de son État-major.
Brown avait parfois pris des libertés avec la mission qui lui avait été initialement confiée, mais elle avait assez habilement manœuvré pour que les forces américaines en tirent à chaque fois des avantages. Elle envoyait des rapports réguliers et elle recevait aimablement les officiers et les agents de la CIA venus lui soutirer des renseignements ou lui demander des conseils. Elle leur dispensait généreusement les conseils et on ne lui soutirait que les informations qu'elle voulait bien transmettre. Elle s'était ainsi attiré des inimités, des jalousies, des reproches et quelques rappels à l'ordre.
Brown n'hésitait pas à s'opposer à une opération qu'elle jugeait stupide ou dangereuse et elle refusait d'agir contre les intérêts de ses alliés. Elle avait frôlé la cour martiale, le blâme. Elle s'était justifiée, preuve et argument à l'appui et avait toujours obtenu gain de cause.
L'officier avait gagné la confiance de ses alliés et le lieutenant-colonel Scott n'avait jamais remis en question celle qui lui avait accordé la première fois qu'il l'avait envoyée au Niger à la tête d'une compagnie. Peu à peu, elle avait gagné la confiance des officiers en poste à Djibouti. Elle était devenue le référent privilégié des opérations en Afrique subsaharienne et le porte-parole des forces américaines auprès des forces alliés engagées dans la luttes contre les mouvements islamistes de la région ouest. Brown avait acquis en très peu de temps le statut d'officier-consultant incontournable et elle avait très vite reçu des propositions d'affectation pour des postes de prestige aussi bien de la part de l'USMC que de l'armée de terre, de la Navy ou de la société civile. Elle les avait toutes refusées. Les unes après les autres.
Scott avait fini par la convoquer au Camp Lejeune.
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Brown se tenait au garde à vous devant lui. Le menton levé. L'uniforme impeccable.
— Repos, capitaine. Découvrez-vous.
L'officier retira son calot et elle apparut au lieutenant-colonel Scott telle qu'il avait toujours du mal à l'imaginer quand elle ne se tenait pas devant lui. Jeune. Bien plus jeune qu'elle ne l'était réellement. Et sympathique. Le capitaine Élisa Brown inspirait la sympathie.
— Vous êtes passée chez le coiffeur ?
La question déstabilisa le jeune officier.
Elle avait été rapatriée aux États-Unis sur l'ordre exprès de son commandant de bataillon. Elle avait pris sa trousse de toilette, un short de nuit et un tee shirt, son blue dress B et sa tenue de service, et laissé sa compagnie à la garde du sergent Carlson après avoir rédigé les notes de services indispensables.
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Elle n'avait pas pu cacher qu'elle était convoquée au Camp Lejeune et en traversant la cour poussiéreuse de la base, elle avait surprit des regards consternés et inquiets.
— J'espère que nous vous reverrons, mon capitaine, lui avait dit Carlson en guise d'adieu.
Elle ne lui avait pas répondu qu'elle espérait autant que lui le revoir et être de retour dans moins d'une semaine.
— Le seul truc qui me rassure, c'est qu'on risque un incident diplomatique si vous ne revenez pas, avait-il tenté de ricaner pour se rassurer.
— Priez pour moi, sergent.
— J'y manquerai pas, et vous, ne nous oubliez pas, mon capitaine.
— Y a pas de risques.
Le sergent l'avait saluée. Brown lui avait retourné la politesse. Un salut formel et un échange de regard qui allait bien au-delà. Les deux soldats s'estimaient profondément.
Elle avait rejoint Djibouti et embarqué dans un cargo militaire à destination des États-Unis sitôt débarquée de son vol. Arrivée au Camp Lejeune deux jours après, elle avait rejoint ses quartiers et un caporal avait frappé à sa porte avant qu'elle n'eût eu le temps de prendre une douche.
— Le lieutenant-colonel Scott vous attends dans son bureau, mon capitaine.
— Maintenant ?
— Il a spécifié que vous deviez vous présenter à lui en tenue de service C.
— Merci, caporal.
— Mon capitaine, fit l'homme en saluant.
Elle avait pris sa douche et, une fois habillée, elle avait vérifié sa mise dans la glace. Elle avait passé une main dans ses cheveux.
Elle avait voulu les garder courts, son coiffeur attitré exerçait au Camp Lejeune et si elle attendait une permission pour se faire couper les cheveux, ils risquaient d'être assez longs pour qu'elle dût les attacher. Brown aimait sa tête, elle avait demandé conseil à son sergent. Elle s'était sentie un peu stupide de lui faire part d'un souci qu'elle jugeait futile et féminin, mais à qui demander sinon à lui ? Elle avait bien pensé à Micheala Vazini qui lui était revenue avec son brevet de tireur d'élite, mais le jeune sergent portait les cheveux mi-long qu'elle coiffait toujours en d'impeccables chignons. Carlson lui avait suggéré de s'adresser à une coiffeuse nigérienne.
— Vous avez les cheveux épais, mon capitaine. Je sais que c'est le chinois qui vous coupe les cheveux au Camp Lejeune. Il a fait son apprentissage dans le quartier chinois de Los Angeles, c'est pour cela qu'il ne vous loupe jamais. Ma mère et ma sœur ne confiraient pour rien au monde leurs cheveux à un coiffeur blanc. Ils n'ont pas la technique avec des cheveux épais et rebelles. Vous devriez essayer un coiffeur du coin.
— Je n'ai pas les cheveux crépus.
— Vous n'avez pas non plus des cheveux d'Asiatique. Essayez, si ça ne vous réussit pas, Clancy pourra toujours vous faire une brosse.
Carlson avait été de bon conseil. Elle avait déniché une coiffeuse à Nyamey, un peu étonnée, mais ravie de voir une occidentale blanche pousser la porte de sa maison. Brown lui avait expliqué ce qu'elle attendait. Le résultat lui avait plu et elle retournait chez la femme à chaque fois qu'elle avait besoin de se couper les cheveux et qu'elle savait qu'elle ne pouvait pas attendre de rentrer au Camp Lejeune. Elle s'y était rendu une semaine auparavant. Comment aurait-elle pu savoir que le lieutenant-colonel Scott la convoquerait au Camp Lejeune ?
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— La semaine dernière, mon colonel.
Il ne commenta pas. Sa question était idiote, mais Brown arborait une coupe qui toute réglementaire qu'elle fût, défiait les normes et lui donnait un air terriblement avenant et juvénile.
— Cela fait longtemps qu'on ne vous a pas vue au Camp, capitaine.
— Deux ans, mon colonel.
— Où avez-vous passé vos permissions ?
Brown pâlit. Le colonel savait très bien où elle avait passé ses congés. Réglementaires ou exceptionnels.
— Chez moi, et deux ou trois fois au Costa-Rica.
Scott consulta des papiers.
— En mars 2020, vous n'êtes pas rentrées chez vous et vous n'êtes pas allée au Costa-Rica.
— Non, mon colonel.
— Vous avez été blessée.
— Oui, mon colonel.
— Pendant une permission.
— Un simple accident de plongée, mon colonel.
— Vous ne me prendriez pas pour un imbécile, Brown ?
— …
— Un incident des plus graves entraîne une alerte maximum de toutes les forces armées basées à Djibouti. Un missile viole l'espace aérien du pays pour s'abîmer en pleine mer et pulvériser un navire de pêche local. On a parlé de piratage, d'erreur de données, de raté et tout le monde a avalé cela sans broncher.
Il lança un regard sévère au capitaine Brown.
— Vous êtes un officier précieux, Brown. Mais plus que cela, vous êtes un enfant des Warlords. Il est très rare qu'un Marines effectue toute sa carrière au sein du même bataillon, c'est pourtant votre cas. Vous avez intégré ce bataillon comme simple soldat, vous avez gravi tous les échelons, un à un, stage après stage, dans ce même bataillon, pour arriver au grade de capitaine. Vous n'avez jamais demandé à rejoindre un autre bataillon, pourquoi ?
— Je n'ai jamais ressenti le besoin de le faire, mon colonel.
— Le changement est pourtant bénéfique au soldat.
— Le bataillon m'a offert tous les changements dont je pouvais avoir besoin, mon colonel.
— Vous êtes pratiquement une exception au sein du corps des Marines, Brown. Êtes-vous consciente de ceci ?
— Euh...
Brown n'avait jamais réfléchi à cet aspect de sa carrière. Elle avait parfois songé à demander une autre affectation, mais à chaque fois, on lui avait offert de nouvelles opportunités au sein même des Warlords et elle n'avait jamais été au bout de son idée.
— Il n'a pas toujours été facile de vous garder avec moi, fit Scott.
Élisa fronça les sourcils.
— Particulièrement après votre passage à la CIA et, depuis que vous êtes capitaine, j'ai reçu plusieurs demandes vous concernant.
Il balaya l'air de la main :
— Mais là n'est pas le sujet. Vous êtes un Warlord, je suis votre chef de bataillon. Quand je sais qu'un de mes Marines se trouve dans un endroit où se produit des troubles inhabituels, je m'en inquiète.
Son regard chercha à savoir si Brown écoutait bien. Elle écoutait. Attentivement. Redoutant la suite. Que dirait-elle s'il se montrait trop curieux ? S'il en savait un peu trop. Que savait-il d'ailleurs ?
— Et voilà que j'apprends, que mon capitaine des Warlords qui a été expressément encouragée à prendre quelques jours de congé, a disparu de la circulation. Je contacte le Camp Lemonnier. Personne ne sait ce que vous êtes devenue. Je secoue un peu le cocotier et qu'est-ce que j'apprends ? Vous savez ce que j'ai appris, Brown ?
— Non, mon colonel.
— Que vous avez impressionné l'État-major par vos connaissances de la zone subsaharienne et votre gestion des alliances et des conflits au Niger. Ça, c'était le bon côté de mon affaire.
Brown déglutit difficilement en attendant la suite. Le colonel ne lui avait jamais parlé de Djibouti. Elle pensait donc que l'accident de plongée avait été avalé au Camp Lejeune comme il l'avait été au Camp Lemonnier.
— Et puis, j'ai appris que vous aviez posé beaucoup de questions sur les sites de plongées libres accessibles dans la baie de Djibouti. Et que la dernière fois qu'on vous avait vue, vous étiez en compagnie d'un sergent-major dont personne ne savait d'où il sortait, sinon qu'il se vantait d'appartenir à la First Team. Comme l'officier qui avait été rapatriée du Niger en 2019. Le fameux capitaine Judsen qui n'était enregistré nulle part chez la First Team et qui était flanqué de deux sergents quand elle vous a rejoint à Ouallam, juste avant l'opération que vous avez commandée entre le Niger et le Mali. L'une d'entre eux était sergent-major, et lui, je l'ai retrouvé.
Le colonel Scott brassa quelques papiers.
— Sergent-major Jack Muller. Actuellement sergent instructeur... Tiens, feignit-il de s'étonner. Au Camp Lejeune. Un ancien Marines recruté par la CIA qui a demandé sa réintégration dans le corps des Marine en 2020. Une réintégration que vous avez appuyée si je ne m'abuse ?
— Je lui ai accordé une lettre de recommandation.
— Vous l'appréciez ?
— C'est un bon soldat et un excellent sous-officier, mon colonel.
— Vous le connaissez depuis combien de temps ?
— Six ans, mon colonel.
— Où l'avez-vous connu ?
Brown hésita. Scott avait certainement convoqué Muller. Jack aurait-il menti ? Non, c'était impossible. Jamais il n'eût pris ce risque. Un risque d'autant plus stupide qu'à cette époque, et Muller, et elle-même, travaillaient pour la CIA sous les ordres de Terence Beale.
— Je l'ai rencontré lors d'une mission au Kurdistan irakien.
— En 2016 ?
— Oui, mon colonel.
— Vous étiez au Kurdisan au moment où le capitaine Lepsking a été tué ?
— Oui, répondit Brown d'une voix blanche.
— Son corps n'a jamais été autopsié. Les Kurdes n'ont remis que ses cendres à la famille. C'est un commandant qui a fait le récit de sa mort, mais personne n'a jamais corroboré ses dires.
— Le commandant Ibrahim est digne de confiance, mon colonel.
— Vous le connaissez aussi ?
— Oui, mon colonel.
— Qu'est-ce que vous faisiez au Kurdistan, Brown ?
— J'accompagnais la négociatrice en charge de la libération du capitaine Lepsking.
— Le capitaine Judsen ?
— Euh, oui.
— Et le sergent Muller vous accompagnait ?
— Oui, mon colonel.
— Mais vous êtes arrivé trop tard ?
— Non, nous avions réussi notre mission, mais il y a eu un imprévu.
— Lequel ?
— Une troisième partie.
— Lepsking était lié à Sameen Shaw.
Brown transpirait. Une sueur glaciale et nauséabonde lui mouillait les aisselles et la racine des cheveux. Scott la regarda avec beaucoup d'attention.
— De mauvais souvenirs, capitaine ?
— Oui, mon colonel, répondit Brown d'une voix tenue.
— Il n'est pas mort au combat ?
Brown manqua d'air. Elle replongea. Les souvenirs auxquels elle s'efforçait de ne jamais penser remontèrent à la surface. Elle se souvenait de son arrivée dans la salle de conférence, essoufflée et un peu sonnée par les grenades qu'elle avait lancées dans les étages de l'hôtel. La scène... Shaw et Root accroupies, la pâleur du commandant Ibrahim. Et le corps allongé sur le sol.
L'estomac de Brown se tordit et elle se retrouva la bouche envahie de salive. La même nausée menaçait de l'assaillir, le même sentiment d'horreur. Elle avait vomi au Kudistan et Muller avait été là. Il avait posé une main amicale sur son dos alors qu'elle vidait le contenu de son estomac sur le sol.
— Capitaine ? s'inquiéta Scott.
Brown vacillait.
— Brown, asseyez-vous !
Elle fixa son chef de bataillon d'un regard halluciné.
— Asseyez-vous, capitaine, c'est un ordre, cria-t-il.
Brown tira une chaise et se laissa tomber dessus. Scott se pencha et ouvrit un tiroir. Il en extraya une bouteille de Bourbon et un verre.
— Je sais que vous ne buvez pas beaucoup et que vous préférez le rhum, mais vous allez m'avaler ça cul sec, lui déclara-t-il en remplissant le verre à ras-bord.
Il poussa le verre dans sa direction. Un grand verre.
— Je vais être ivre, souffla Brown.
— Je tente le coup. Buvez.
Brown attrapa le verre. Elle jeta un regard incertain à l'officier. Il leva le menton pour l'encourager à boire. Brown porta le verre à ses lèvres, grimaça à l'odeur et but le verre. L'alcool lui brûla les lèvres, la langue la gorge et l'estomac. Elle suffoqua, ses joues virèrent au rouge et des larmes lui brouillèrent la vue. Scott lui laissa le temps de récupérer. Mais pas trop, Brown cachait des informations et s'il voulait savoir lesquelles, il devait profiter de son malaise :
— Comment est mort le capitaine Lepskin, capitaine ?
Brown n'arrivait plus à réfléchir, elle était soldat, Scott était son supérieur, elle réagit par réflexe :
— Il a été torturé à mort.
— Par les djihadistes qui l'avaient enlevé ?
— Non.
— Par qui ?
— …
— Par qui, capitaine ?
— Par lui.
— Jeremy Lambert ?
— Non, par le Chirurgien de la mort.
Le lieutenant-colonel Scott dévisagea attentivement son capitaine. Il ne l'avait jamais vue dans cet état. Elle était tassée sur sa chaise, il pouvait sentir l'odeur aigre de la transpiration qui tachait sa chemisette d'uniforme, ses yeux étaient morts et l'effet du Bourbon avait disparu au profit d'une pâleur inquiétante. Il renonça à éclaircir sa déclaration. Brown venait pourtant de déclarer que le Chirurgien de la mort et Jeremy Lambert n'étaient pas une seule et même personne.
Brown s'aperçut de sa bévue.
— Lambert a assisté à chaque meurtre, mon colonel. Il mérite sa condamnation.
Puisqu'elle en parlait :
— Qui était le Chirurgien de la mort ?
— Un enfant, murmura Brown.
— Il est mort ?
— Lambert l'a tué.
Le silence tomba.
— J'ai vu des trucs horribles, mon colonel, reprit Brown le regard posé sur le bureau. Avec l'USMC ou avec la CIA, mais... le capitaine Lepskin... Ce … C'était... Le capitaine Judsen avait réussi, fit en relevant les yeux sur Scott. Le capitaine Lepskin était libre. Le Cheikh qui l'avait capturé était plus un bandit qu'autre chose. Judsen avait su le séduire et ils avaient conclu un marché. Mais des mercenaires à la solde du Chirurgien sont arrivés avec des hélicoptères de combat. Ils ont massacré les Irakiens, on a fait ce qu'on a pu pour les arrêter, mais ils étaient trop nombreux et trop bien armés. Ils ont pris le capitaine Lepskin. On l'a retrouvé, mais c'était trop tard.
Les épaules de Brown s'affaissèrent et son regard se voilà :
— Il n'était pas mort, mon colonel, mais il trop tard pour le sauver
Des larmes coulèrent, Brown ne chercha pas à les essuyer ou à les retenir.
— Le commandant Ibrahim lui a promis que personne ne saurait. Il a tenu sa promesse.
— Le capitaine Lepskin est mort parce qu'il connaissait Sameen Shaw, n'est-ce pas ?
— Il savait qu'elle ne pouvait pas être le Chirurgien de la mort. Il n'a jamais cru tout ce qu'on a dit sur elle. Il l'aimait. Il avait sauvé sa carrière en Afghanistan et il pensait que c'était un bon officier.
— Et vous, vous en pensez quoi ?
— Que c'est quelqu'un de bien et que le capitaine Lepskin avait raison.
— Elle n'est pas morte, n'est-ce pas ?
Scott n'avait pas besoin de la confirmation d'Élisa Brown, mais il voulait l'entendre de son officier.
— Non.
— Elle était avec vous au Kurdistan ?
— Oui.
Voilà, c'était dit.
— Elle travaille pour la CIA ?
— Non.
— Vous m'en direz plus, si je vous le demande ?
— Non, pas sans son accord.
— Vous la voyez toujours ?
Brown eut un moment d'hésitation. Shaw avait prévu de témoigner au procès intenté par Yulia Zhirova contre Dimitri Blatov, le directeur de la colonie où elle avait été internée. À visage découvert. Shaw était prête à sortir de l'ombre. Élisa en avait déjà beaucoup dit. Trop. Scott était son chef de bataillon, mais la vie de Shaw n'appartenait qu'à elle.
L'officier devina ses réticences.
— Je ne trahirai pas son secret, déclara-t-il. Et ce que vous venez de me dire restera strictement confidentiel, capitaine.
— Elle était avec moi, mon colonel. Elle y est restée plus longtemps que moi, mais elle était détenue comme moi au Nouveau-Mexique.
Scott ne connaissait pas tous les détails liés à la détention de Brown au Nouveau-Mexique. La CIA, parce que l'agence devait des comptes à l'USMC qui lui avait prêté un officier, avait prévenu Scott de la disparition de son officier en décembre 2015. Deux mois après, un rapport très succinct de sa libération avait été transmis à ses soins. Brown n'avait pas réintégré l'USMC avant octobre 2018, mais elle avait sollicité les services de santé de l'armée peu de temps après sa libération. Brown sortait à ce moment-là de six semaines d'hospitalisation. Elle y avait été soignée pour épuisement physique et une forme aggravée de PTSD. Elle avait demandé l'autorisation d'être suivie par le médecin qui l'avait traitée depuis qu'elle était devenue officier.
— Vous voyez toujours votre médecin, capitaine ?
— Oui, mon colonel.
— Vous n'êtes jamais là, observa-t-il.
— Je le consulte par visio-conférence.
— Je vous conseille de ne rater aucun de vos rendez-vous, Brown.
— Je ne rate aucun de mes rendez-vous, mon colonel. Vous pouvez vérifier.
— Je vous sers un autre verre ?
— Non, mon colonel.
Il rangea la bouteille et emporta le verre dans une autre pièce. Brown en profita pour souffler un peu. Elle entendit l'eau couler et le lieutenant-colonel revint peu après.
— Une dernière chose avant de clore ce sujet : Judsen était présente au Nouveau-Mexique ?
— Oui.
— Muller aussi ?
— Oui, mais je ne l'ai su qu'après.
— Je prends note de votre confiance et de votre honnêteté, capitaine. Du moins dans cette affaire, parce que je n'en ai pas fini avec vous en ce qui concerne votre accident de plongée à Djibouti.
— …
— Qui vous a soignée ?
— …
— Vous étiez blessée et quand vous avez rejoint le Camp Lemonnier, vous aviez été soignée. Par qui ?
— Un médecin français.
— Décidément, vous aimez beaucoup les Français.
— …
— Ils ne tarissent d'ailleurs pas d'éloges à votre sujet.
— …
— Si ça continue, vous allez accrocher une nouvelle décoration étrangère à votre uniforme.
— …
— Un médecin militaire ? demanda-t-il pour revenir au sujet qui l'intéressait.
— Non, c'était un civil. Il se trouvait en vacances avec sa femme et des amis.
— Et vous n'avez pas prévenu la base ?
— J'étais en permission, mon colonel. Et c'était un...
Scott attendait sa déclaration., Brown s'arrêta de parler, elle s'embarrassa, rougit et se tint coite.
— Un accident ? suggéra-t-il perfidement.
— Non, mon colonel.
— Personne n'a su ce qui vous était arrivée, Brown. Mais il y a une chose que je sais, c'est que vous êtes revenue blessée et soignée de votre séjour à Moûcha et que vous êtes revenue sans bagages.
— …
— Je vous ai dit que j'avais des contacts au camp Lemonnier. Je ne vous ai rien demandé auparavant et je n'ai pas convoqué Muller pour me raconter ce qui s'était passé, d'abord parce que je ne pense pas qu'il m'aurait raconté quoi que ce soit, ensuite parce que vous êtes son supérieur. Mais maintenant, je veux que vous me racontiez ce qui vous est arrivés.
— …
— Vous gênez certains officiers d'État-major, Brown, tandis que d'autres rêveraient de vous avoir dans leur équipe. L'USMC a été contacté par le Pentagone et le département d'État aux affaires étrangères. Les uns souhaiteraient que vous soyez mise à leur disposition, les autres que vous soyez purement et simplement relevées de vos obligations militaires pour pouvoir les rejoindre. Vous avez refusé des promotions et écarté des propositions pourtant alléchantes.
Il leva la main pour l'empêcher de se justifier.
— Je sais très bien pourquoi, mais vous froissez beaucoup de monde, capitaine. D'autant plus que votre expertise fait parfois affront à certains. J'aimerais vous garder, Brown. Mais vos petits secrets me laissent à penser que je ferais mieux de me débarrasser de vous.
Brown se décomposa.
— Je ne peux pas me permettre de douter de l'intégrité d'un de mes officiers. Je vous laisse le choix, Brown. Vous pouvez garder le silence, mais dans deux mois, vous recevrez une nouvelle affectation et si vous la refusez, vous quitterez l'USMC. Définitivement.
Le lieutenant-colonel Scott, se laissa aller sur le dossier de son siège et croisa les bras. Il avait énoncé les termes du marché. La parole était à Brown.
— Le missile était pour nous, avoua-t-elle. Le Chirurgien de la mort était lié aux cartels mexicains, le procès a entraîné beaucoup d'arrestations dans les milieux financiers et politiques. Tous ceux qui ont été mêlés à son arrestation et à son procès se sont fait beaucoup d'ennemis.
— D'autant plus que Maria Alvarez à continuer sur sa lancée, remarqua-t-il.
— Oui, confirma Brown. Elle vit sous protection constante. Elle est médiatiquement la plus connue, mais elle n'est pas la seule à avoir été menacée.
— Et vous faites partie de ces gens-là ?
— Oui.
— Le missile devait vous éliminer ?
— Muller était tout autant visé que moi.
— Comment y avez-vous échappé ?
— Un coup de chance.
Regard dubitatif, sinon suspicieux.
— Nous avons été prévenus.
Brown se pinça les lèvres.
— J'ai voulu sauver le patron du boutre qui nous avait emmenés. Je n'avais pas le temps, le sergent Muller m'a sauvé la vie.
— Mais vous avez été blessée ?
— Oui.
— Et vous avez nagé jusqu'à... jusqu'où avez-vous été ?
— Nous avons rejoint Moûcha.
— Et ?
— Cette fois, nous avons réellement eu de la chance. Muller n'était pas très sûr de pouvoir me suivre. Il nage bien, il a une bonne condition physique, mais si j'avais flanchée, il n'aurait pas pu me ramener, pas sur cette distance. Il ne m'aurait pas abandonnée et nous nous serions noyés tous les deux.
— Donc vous avez tenu ?
— Oui, mais une fois à terre, la fatigue a eu raison de moi.
— Vous avez eu vingt-et-un points de suture, capitaine. Comment ne vous êtes-vous pas vidée de votre sang ?
— Vous savez ?
— Vous êtes une Warlord, c'est mon devoir de savoir. Vous ne l'auriez pas su s'il était arrivé la même chose à l'un de vos hommes ?
— Si.
— Alors ?
— Muller m'avait fait un pansement compressif de fortune, mais ça n'a pas vraiment suffit. Je me suis évanouie avant d'être sur la plage. Muller m'a portée. Ensuite, je crois qu'il ne savait pas trop quoi faire, il s'inquiétait pour moi, il avait peur de me laisser seule, mais il devait trouver des secours. L'île n'est pas très grande, mais il n'y avait personne sur la plage. Il a aperçu des kayaks, il les a appelé. Les gens sont venus. C'étaient des Français et il y avait un médecin parmi eux. Muller leur a raconté que je m'étais blessée sur des rochers. Il a refusé que je sois évacuée. Enfin, je ne sais pas trop ce qu'il leur a raconté, vous pourriez le lui demander, mais ils ont accepté de me conduire dans l'un des bungalows qu'ils louaient pour leurs vacances. Le médecin avait de quoi me soigner et, voilà.
— Et l'histoire qu'a servi le sergent-major aux Français est devenu la version officielle de votre blessure ?
— Oui.
— Le médecin français a cru à votre histoire ?
— Non, mais il n'a pas posé de questions.
— Parce qu'il vous a trouvé sympathique ?
— …
— Vous êtes quelqu'un de sympathique, capitaine. Et je connais assez bien le sergent Muller pour savoir qu'il peut se montrer extrêmement chaleureux quand il n'est pas en service ou qu'il se trouve chez lui.
— …
— Vous n'êtes pas de mon avis en ce qui concerne le sergent Muller ?
— Si.
— Et ne me dîtes pas que vous ne savez pas que vous inspirez la sympathie.
Brown se fendit d'une grimace gênée.
— Vous étiez blessée, mais je suis sûre qu'une fois la douleur passée, vous avez passé un excellent séjour en compagnie de ces Français.
— Ils étaient gentils, mais je n'ai pas passé un excellent séjour.
— Pourquoi ?
— On avait attenté à ma vie et à celle du sergent.
— Et si on avait attenté à votre vie et à celle du sergent, vous pensiez qu'on avait attenté à la vie d'autres personnes ?
— Oui, souffla Brown d'une voix tenue.
— Ça été le cas ?
— Oui, mais c'était une diversion.
Scott fronça les sourcils :
— Une diversion ?
Brown rougit :
— Un combat plus important s'était engagé. Attenter à notre vie devait aider quelqu'un a à gagner du temps et à distraire son adversaire.
— Qui ?
Maintenant, Élisa ne pouvait plus rien dire. Son chef de bataillon en savait déjà beaucoup. Elle avait parlé parce qu'il avait invoqué sa confiance. Parce qu'il l'avait menacée de se débarrasser d'elle si elle refusait de lui répondre. Elle avait mesuré chacune de ses paroles, pesé chacune de ses déclarations. Mais elle était maintenant arrivée au bout du chemin. Elle ne répondrait pas à sa question. Même pour sauver sa carrière. Même pour sauver sa vie ou celle de n'importe qui d'autre. Élisa estimait qu'elle n'avait l'autorité de répondre. L'existence de Samaritain, celle d'Athéna, le rôle qu'avait joué Root auprès des deux Intelligences Artificielles ? Il n'était pas de son ressort d'en parler à quiconque.
Son devoir et son honneur d'officier lui dictait de se taire. Son cœur ne trahirait jamais aucun de ceux aux côtés de qui elle s'était battue dans l'ombre ses six dernières années. À ses yeux, rien ne valait leur estime et leur confiance et rien ne justifierait jamais qu'elle perdît leur affection.
Elle ne détourna pas le regard, mais elle garda la bouche close.
— Capitaine ?
— Je sollicite la permission de me taire, mon colonel.
— Et si je vous la refuse ?
— Je me tairai quand même.
Élisa Brown ne devait pas d'avoir grimpé un à un les échelons de la hiérarchie militaire à son intelligence, à ses aptitudes athlétiques, au charisme qui faisait qu'un homme ou une femme fût prêt à sacrifier sa vie pour son chef si celui-ci le lui demandait, ou même à sa bravoure. Elle le devait aussi à la conscience aiguë qu'elle avait de la discipline, du respect dû au soldat qu'il fût simple homme de rang, sous-officier ou officier. Élisa Brown était dévouée à ses hommes, à ses supérieurs, à son pays. Elle avait été un soldat de rang exemplaire, un sous-officier efficace et Scott l'avait personnellement encouragée à se présenter aux examens d'officiers. Il avait décelé en elle, une qualité qui eût pu étonner chez un fantassin. Une qualité que Vincent Scott appréciait particulièrement. Élisa Brown était une humaniste.
Son sens du devoir et son sens de l'honneur s'étendaient au-delà de son appartenance à l'USMC. Cette qualité faisait d'elle un officier extrêmement précieux. Brown avait accompli des miracles en Afrique. Elle avait su se faire apprécier par les indigènes et les Européens. La sympathie et le respect qu'inspirait le jeune officier avait, en trois ans, gommé des années de méfiance. Sa connaissance du terrain, des enjeux géostratégiques et politiques, sa grande adaptabilité faisait d'elle une spécialiste incontournable de la région. Brown avait des idées et une vision à court, à moyen et à long terme de la situation politique régionale et de la place que pouvaient, et devaient, tenir les États-Unis en Afrique subsaharienne. Les rapports de la jeune femme montrait qu'elle naviguait sans cesse entre ce qu'elle estimait être juste pour ses alliés et ce qu'elle estimait être utile pour son pays. Elle négociait quand elle se heurtait à des résistances, elle acceptait parfois de se plier aux idées des autres, mais si ces idées contrevenaient à ses convictions, elle ne cédait que très rarement. Brown évitait les conflits avec la hiérarchie militaire, elle s'arrangeait surtout pour n'avoir à rendre aucun compte. Perdue dans les confins désertiques du Niger, loin du camp Lemonnier, elle agissait le plus souvent à sa guise et évitait les contacts avec sa hiérarchie. Certes, elle rédigeait des rapports et elle ne partait jamais en mission sans avoir prévenu. Mais Brown s'était montrée trop indépendante. Trop parfaite. Le capitaine avait attiré l'attention.
Scott lui accordait une confiance absolue. Elle n'était ni un foudre de guerre, ni une timorée. Les Européens comme les Africains l'estimaient à sa juste mesure et, selon lui, elle servait admirablement les intérêts des États-Unis. Scott la protégeait. Mais, il avait fini par solliciter une entrevue avec le commandant du deuxième régiment.
Le colonel avait approuvé sa démarche et son soutien au capitaine Brown, et il avait personnellement transmis le dossier du jeune officier au commandant du deuxième corps expéditionnaire auquel le régiment était rattaché.
Sans le savoir Brown bénéficiait d'une puissante protection, mais son aura grandissant, elle risquait sans cesse de se briser sur un officier qui ne partagerait pas l'estime et la confiance dont elle jouissait auprès de son commandant de bataillon et de son commandant de régiment. La Caroline du Nord se trouvait à des milliers de kilomètres du Niger et officiellement la compagnie Fox prenait ses ordres auprès de l'État-major installé au Camp Lemonnier.
Si les Marines et les États-Unis voulaient profiter au mieux des aptitudes et des initiatives du capitaine Brown, il fallait la libérer des contraintes due à son rang. Scott ne voulait pas la perdre. Parce que c'était ce qui arriverait si, comme aujourd'hui, elle se trouvait acculée et qu'elle refusait de se plier aux ordres de ses supérieurs.
Elle venait de faire acte d'insubordination et elle envisageait sans broncher un refus d'obtempérer à un ordre direct de son chef de bataillon. Elle ne reviendrait pas sur sa décision et. elle était résolue, en toute connaissance de cause, à en subir les conséquences. Voilà pourquoi Scoot l'avait rappelée au Camp Lejeune.
Il ne voulait pas la perdre.
Mais Brown cachait des informations.
Elle avait renvoyé la balle dans son camp et c'était maintenant à lui de prendre une décision.
— Je n'aurais jamais cru en arriver là avec vous, capitaine.
— ...
— Douter de votre intégrité et vous traduire en cour martiale vous et le sergent Muller...
Brown prit une expression horrifiée.
— … ou passer sous silence votre insubordination et vous accorder une promotion.
— Je ne veux pas de promotion, mon colonel.
— Vous avez refusé toutes celles qu'on a voulues vous offrir, mais, cela serait-il trop vous demander, capitaine, de m'accorder la confiance que je consens à moi-même à vous accorder ?
Brown se troubla, puis elle s'aperçut que Scott attendait une réponse.
— Non, mon colonel.
— Vous ne voulez pas quitter votre commandement et vous aimez être sur le terrain. Vous faites du bon travail, Brown, mais si vous voulez continuer à faire du bon travail, il vous faut avoir les coudées franches. Vous voulez vraiment continuez à servir comme officier d'infanterie ?
— Tant que j'en ai la condition physique, oui.
Scott ouvrit le dossier militaire de Brown. Il le feuilleta en silence. Émis un grognement d'appréciation et se tortilla pour plonger sa main au fond de la poche de son pantalon. Il la ressortit le poing serré. Il regarda le jeune officier.
— Levez-vous, Brown.
Le jeune capitaine obtempéra. Le lieutenant-colonel ouvrit son poing sur le bureau, des petits objets tombèrent dans un cliquetis métallique. Trois feuilles de chêne dorées.
Scott se leva et fit le tour de son bureau. Brown le suivit des yeux, pas très sûre de ce qu'elle devait dire ou faire.
— Garde-à-vous, aboya Scott.
Il tourna comme un vautour autour de l'officier figée dans un garde-à-vous implacable. Brown pria pour n'avoir négligé ni son repassage, ni le rapide examen qu'elle avait mené afin de vérifier qu'aucun faux-plis, aucune tache, aucun grain de poussière, ne pût nuire à sa présentation devant son chef de bataillon. Exigeante envers ses hommes quand il le fallait, elle avait l'œil pour déceler la moindre imperfection, mais le lieutenant-colonel Scott arborait un air sévère et elle augurait que le moindre détail lui serait durement reproché.
Il lui refit face. Et la dévisagea en silence.
— Vous ne vous maquillez jamais ?
La question la déstabilisa :
— Euh, non pas souvent, mon colonel.
— Mais vous prêtez attention à votre apparence.
— Euh...
— Je n'apprécie pas qu'un Marine se néglige sous prétexte de paraître plus viril.
Cette fois-ci Brown garda le silence.
— Votre promotion est effective, Brown. Elle est déjà consignée dans votre dossier. Rendez-moi vos barrettes.
Brown décrocha ses barrettes de col, puis elle retira son calot et retira les barrettes fixées dessus. Elle les tendit au lieutenant-colonel. Il les fit disparaître dans sa poche de pantalon. Il accrocha les feuilles de chêne au col de Brown, puis il lui demanda son calot et fixa lui-même l'insigne dessus avant de le lui mettre sur la tête. Il l'arrangea, se recula légèrement, rectifia l'inclinaison du couvre-chef, avant de se fendre d'une moue satisfaite.
— Vous auriez été capable d'attendre de retrouver votre compagnie au Niger pour les porter.
Brown rougit.
— Vos fonctions ne changent pas, Brown. Vous restez à la tête de la Fox tant qu'on le jugera utile. On verra ensuite ce qu'on fera de vous quand votre mission s'achèvera.
— Merci, mon colonel.
— Ne vous trompez pas, Brown, cette promotion n'est effective que parce que le grade de capitaine entravait votre mission.
Brown pâlit subrepticement.
— En 2019, le capitaine Aubert et le capitaine Samba ne se sont pas arrêtés au fait que vous étiez un simple premier lieutenant. Le grade ne fait rien à la qualité d'un soldat. Ils le savaient, je le sais, vous le savez, mais d'autres ne partagent pas toujours cet avis. Vous faisiez un excellent capitaine, Brown.
Une promotion de principe ?
— Je ne veux pas qu'on vous laisse tranquille dans votre coin perdu du Niger, Brown. Le lieutenant-général non plus et qui sait qui d'autre non plus. Nous voulons qu'on écoute ce que vous avez à dire. Et, en tant qu'officier supérieur, vous avez des choses à dire et vous allez les dire. Vous m'avez bien compris, Brown ?
— Oui, mon colonel.
— Ne nous décevez pas, la mit-il en garde.
— Je ne vous décevrai pas, mon colonel.
Scott repassa derrière son bureau.
— Vous pouvez disposer, major.
— Mon colonel.
.
La modestie de Brown l'avait incitée à rentrer au Niger sans partager ni célébrer sa promotion avec quiconque, pas même avec Maria ou ses parents. Mais Stephen Larkin se trouvait au Camp.
Il y avait une chance sur cent mille pour qu'il croisât Brown.
Il ne l'avait pas croisée, mais une conversation avait attiré son attention dans les vestiaires de la salle de sport :
— Vous ne saviez pas qu'elle était ici ?
— Elle est au Niger, je ne vois pas ce qu'elle ferait ici.
— En tout cas, elle est ici. Brown est le genre de personne qu'on oublie pas une fois qu'on l'a croisée.
Larkin s'était approchée, Brown était un nom courant, un peu moins, il était vrai, s'il concernait une femme et que celle-ci était en mission au Niger.
— Vous parlez du capitaine Brown ? avait-il demandé au deux hommes qui discutaient.
— Oui, vous la connaissez ? demanda celui qui faisait face.
— J'ai fait un stage avec elle.
— Le sergent est partie plusieurs fois en mission avec elle et il ne veut pas me croire qu'elle est là.
Le sergent s'était retourné et Larkin avait reconnu un instructeur. Un nouveau qu'il avait une deux fois vu en compagnie d'élèves officiers.
— Vous l'avez vue où et quand ? demanda Larkin à l'homme qui affirmait que Brown se trouvait au Camp Lejeune.
— Tout à l'heure, elle sortait de ses quartiers en tenue de service.
— Vous êtes sûr ?
— Sûr.
— Merde, je ne vais laisser passer ça, grommela Larkin.
— Vous lui voulez quoi ? demanda suspicieusement le sergent instructeur.
— La voir, boire un verre avec elle. Je ne l'ai pas vue depuis trois ans. Elle allait où ?
— Chez Scott.
— Le lieutenant-colonel Scott ?
— Oui.
Sans plus un regard pour les deux hommes, Larkin retourna à son casier et se rhabilla. Il sortit ensuite son téléphone :
— Suran ? Brown est au Camp, ça te dirait de la voir ?... Tu es dans le coin ? … Je t'attends.
Il lui donna rendez-vous devant les quartiers qu'occupaient les officiers du deuxième bataillon quand ils se trouvaient au Camp. L'instructeur se leva quand il passa devant lui :
— Je viens avec vous.
Larkin ne l'avait pas imaginé si grand. Il se sentit fluet à ses côtés.
.
Brown rasait les murs et espérait ne croiser aucune connaissance avant d'avoir quitté le camp. Elle espérait trouver un vol pour le soir même, au plus tard, pour le lendemain.
— Brown !
Elle avait à peine levé la tête qu'un grand type la serrait dans ses bras en riant de bonheur. Il se recula, un air mi-contrit, mi-joyeux affiché sur ses traits. La carrure, la voix, les cheveux blonds et les yeux bleus.
— Désolé, mon capitaine. Mais je ne vous ai pas vue depuis une éternité et... Oh, merde tant pis ! Je veux bien prendre quinze jours, je m'en fous !
Il la reprit dans ses bras. L'accolade était virile et affectueuse. Suran et Larkin en restèrent les bras ballant.
— Deux ans, mon capitaine. Ce que vous avez pu me manquez.
— Muller, protesta le jeune officier.
— Je suis si content, dit-il en la serrant plus fort.
Il se recula et lui dédia un sourire dans lequel s'exprimait toute l'affection qu'il ressentait pour l'officier.
.
Il était resté avec elle durant sa convalescence au camp Lemonnier. Shaw l'avait contacté et il avait dû lui faire un rapport détaillé de leurs aventures en mer et sur l'île Choûra. Elle avait juré quand Muller avait mentionné qu'Élisa avait essayé de sauver le patron du boutre et qu'elle serait morte s'il ne l'avait pas jetée à l'eau. Elle avait posé quelques questions et fini par remercier le sous-officier.
— Je ne sais pas si j'aurais tenu sans elle, lui avait-il avoué.
— Root vous a envoyé auprès d'elle autant pour que vous la protégiez que pour qu'elle vous protège, Muller.
— C'est ce que nous avons fait.
— C'est fini maintenant.
— Quoi ?
— Vous ne risquez plus rien. Root a... circonvenu la menace. Samaritain est hors-jeu.
— Elle l'a détruit ?
— On peut dire ça comme ça, en tout cas, il n'est plus une menace.
— Je vais rester avec le capitaine Brown un petit moment.
— Okay.
Muller l'avait interpellée avant qu'elle ne raccrochât :
— Mon capitaine ?
— Oui ?
— Vous pensez que je ferai un bon instructeur ?
— Vous voulez devenir instructeur ?
— Je veux réintégrer les Marines et postuler comme instructeur.
— Vous en avez parlé à Brown ?
— Oui.
— Qu'est-ce qu'elle a dit ?
— Qu'elle était prête à signer toutes les recommandations que je lui demanderai.
— Et son avis ne vous suffit pas ?
— Euh, ben, s'était embarrassé le sous-officier.
— Je vous trouve un peu trop gentil, mais en attendant, c'est une bonne idée.
— En attendant quoi ?
Shaw ne lui avait pas répondu. Et il ne savait toujours pas ce qu'il devait attendre.
.
Suran attira l'attention de Larkin et donna un coup de menton en direction de Brown en touchant le col de son Marpat. Le capitaine siffla d'admiration.
— À chaque fois que tu remets les pieds au Camp, tu prends du galon, fit-il goguenard à l'intention d'Élisa. Comment fais-tu, Brown ?
Les yeux de Muller glissèrent sur l'insigne qu'arborait Brown.
Ses pupilles se dilatèrent et ses oreilles se colorèrent.
— Ma... Major ? Vous avez eu une promotion, mon capitaine ? Euh, non... euh...
Il ne savait plus quoi dire. Brown regarda les trois soldats. Suran et son insigne de parachutiste, Larkin embarrassé de découvrir que le sergent instructeur et Brown entretenaient une relation plus personnelle qu'il ne l'avait imaginé, Muller, enfin, si semblable à lui-même : présent, généreux, heureux.
— Arrêtez, sergent. Vous êtes venu pour me voir ou pour voir votre supérieur ?
— Pour vous voir, bien évidemment, répondit spontanément Muller.
— Et vous ? demanda-t-elle au deux officiers.
— Pour boire un verre.
— Un avion m'attend.
— Vous partez à quelle heure ?
— Je n'ai pas encore mon billet.
— Vous ne partez pas, Brown, lança fermement Larkin.
Muller réfléchit très vite. Il ne connaissait pas les deux officiers. Il ne voulait pas s'immiscer entre eux et le major, et, surtout, il voulait Brown pour lui tout seul. Il voulait pleinement profiter d'elle et ne pas avoir à retenir son affection et à surveiller ses paroles :
— La capitaine a raison. Je vous invite à dîner chez moi ce soir. Prenez vos affaires et un billet pour demain. Vous dormirez chez nous et Jenny vous accompagnera à l'aéroport.
Sans attendre de réponse, il sortit un calepin et un stylo, griffonna son adresse dessus, déchira la page et lui tendit le papier.
— À sept heures et demie.
— Muller... tenta de dire Brown
— Ne soyez pas en retard, la coupa-t-il.
Et sans attendre ses protestations, il salua les deux officiers et s'éloigna. Brown se sentit stupide. Larkin consulta sa montre :
— Sept heures et demie ? Il est quinze heures, ça nous laisse du temps, pour profiter de...
Il hésita avant de conclure :
— … toi.
— Euh...
Suran se décida à intervenir :
— Allez, Brown. On vous laisse cinq minutes pour vous changer. Vous n'allez pas nous snober parce que vous avez monté en grade ?
— Non, non, protesta le jeune major. Et pourquoi, me changer ?
— Pour préserver votre modestie.
— Vous allez vous changer aussi ?
— Non, pourquoi ?
— Tu es toujours second-lieutenant, Suran. Mais tu as obtenu ce que tu voulais non ? Officier dans le corps du deuxième bataillon de reconnaissance, je considère que ça vaut des feuilles de chênes.
Brown l'avait intentionnellement tutoyée. Le second-lieutenant et Larkin étaient venus retrouver le soldat avec qui ils avaient partagés les galères d'un stage, pas l'officier supérieur qu'elle était devenue dix minutes auparavant.
— T'acceptes, alors ? fit Larkin beaucoup plus détendu que sa camarade.
— Ouais.
Ils avaient tout de même bu à sa promotion, comme Brown avait bu à la réussite de Suran. Le jeune major avait passé un bon moment et les deux officiers de reconnaissance avait su oublier son rang. Ils s'étaient quittés bons amis. Bons camarades, assurés tous trois de se recroiser, de se revoir et d'avoir scellé une amitié qui irait au-delà de leurs engagements militaires.
Larkin avait ensuite insisté pour conduire Brown chez Muller. Il ne lui avait posé aucune question sur le sergent, il considérait simplement qu'il ne pouvait pas la laisser prendre un taxi ou un bus alors qu'il avait une voiture et que son service ne l'appelait nulle part.
.
Brown ne connaissait pas la femme de Muller.
— Major Brown, la salua chaleureusement celle-ci quand elle ouvrit la porte.
Jenny Muller plut aussitôt à Brown. Elle avait imaginé une femme au foyer rondelette et apprêtée. Jenny n'était pas beaucoup plus petite qu'elle, ses yeux pétillaient de malice et son regard brillait de bienveillance. Muller avait monté son sac dans leur chambre d'ami, heureux qu'Élisa ne se fût pas défaussée.
— Élisa Brown... grimaça Jenny une fois seule avec la jeune femme. Le lieutenant Élisa Brown, le capitaine Élisa Brown et maintenant le major Élisa Brown. Quelque soit votre grade Jack n'a jamais tari d'éloge à votre sujet. Si je ne le connaissais pas si bien, j'aurais douté de lui...
Brown avait pâli, rougi et tenter vainement de récuser l'admiration que lui vouait Muller.
— Ne soyez pas gênée, major. Jack est un enthousiasme et si vous voulez tout savoir, ce n'est pas vers vous que se seraient tourné mes soupçons.
— Ah...
— Le capitaine Shaw vous fait de la concurrence, mais si Jack à un véritable faible pour une femme, c'est pour le capitaine Judsen, enfin pour Root.
— Ah, euh oui... enfin, non.
— Mmm, fit Jenny avec une moue entendue. Vous vous en étiez rendu compte vous-aussi ?
Brown ne savait plus où se mettre. Muller dévala les escaliers. Brown lui jeta un regard d'appel à l'aide.
— Jenny, qu'est-ce que tu lui racontes ? grommela-t-il affectueusement.
— Que tu l'adores, elle, mais aussi le capitaine Shaw et... que tu as un faible pour Root.
Le grand sergent s'esclaffa.
— Je suis désolé, major. Jenny, la morigéna-t-il. C'est notre invité.
Le jeune femme dévisagea Brown. Quel âge pouvait-elle avoir ? Une trentaine d'années ?
Jack avait très rarement ramené de camarades à la maison. Du moins au début. Ensuite, quand il avait intégré la CIA, il ne lui avait plus jamais présenté qui que ce fût. Peut-être parce que Jenny habitait Marion. Peut-être parce que Jack voulait préserver sa vie de famille. Peut-être parce qu'il ne voulait pas que les deux mondes auxquels il appartenait se rencontrassent.
Peu après que Jack eut réintégré les Marines, Jenny avait exprimé son désir de déménager à Jacksonville. Jack ne partirait plus en opération. Il encadrerait des stages un peu partout sur le territoire, mais il passerait l'essentiel de son temps au Camp Lejeune. Elle voulait profiter de lui. Tant pis pour Marion.
Elle se plaisait ici. Mais elle ne fréquentait aucune famille de militaire et Élisa Brown était le premier soldat à franchir le seuil de sa porte.
Jack vénérait l'officier. Mais peu à peu à travers les récits qu'il lui faisaient parfois de ses aventures, elle en avait conclu que les trois capitaines qu'il appréciait tant appartenaient à un groupe qui ne comptait pas exclusivement des militaires et, qu'à travers ses trois officiers préférés, il s'était pris d'amitié pour trois femmes. Particulièrement pour deux d'entre elles.
Il parlait plus souvent de Root que du capitaine Judsen et depuis qu'il s'était rendu au Niger en 2019 puis, en 2020, il parlait plus souvent d'Élisa que d'Élisa Brown ou du capitaine Brown.
Jenny tendit la main à la jeune femme qui lui faisait face :
— Je suis très heureuse de faire votre connaissance, Élisa. Je vous souhaite la bienvenue chez nous.
Jennifer Muller correspondait point par point à la femme que Jack aimait. À la femme dont il avait parfois parlé à Brown. La gêne qu'avait pu ressentir le jeune officier s'effaça rapidement. Muller n'oublierait jamais que Brown était sa supérieure, mais ils avaient partagé trop d'aventures, traversé trop d'épreuves ensemble pour s'en tenir à une simple relation formelle.
Jenny s'étonna rapidement de constater que le major Brown estimait profondément son mari. Elle avait une façon de lui parler, de plaisanter, de lui sourire qui effaçait les distances entre eux.
— C'est incroyable, dit-elle soudain.
— Qu'est-ce qui est incroyable ? demanda Jack.
Jenny s'était tourné vers Élisa.
— Je n'ai pas vraiment fréquenté d'officiers dans ma vie, encore moins de héros de guerre, mais jamais je n'aurais imaginé qu'ils puissent vous ressembler.
— Jenny, avait râlé Jack.
— Mais c'est vrai, Jack. Élisa est major et elle a reçu des tas de décorations prestigieuses. Est-ce que tu aurais imaginé un jour, recevoir à ta table, chez toi, un officier de ce grade et de cette trempe ?
Jack réalisa soudain l'incongruité de cette soirée. Sa femme avait raison. Il leva un regard penaud sur Élisa. Comment avait-il pu se montrer si familier ?
La question à peine posée, il se traita d'imbécile. Il avait vécu tellement de chose avec elle. C'était un officier de valeur, il l'admirait, mais c'était aussi...
Il la revoyait lui offrir le portrait de Saint-Pierre dans sa chambre à Bethdesda. De son allure de bagarreuse et de la joie franche et communicative qu'elle exprimait ce soir-là. Il se souvenait de la compassion et des remords qu'il avait éprouvés de ne pouvoir mieux la seconder quand elle commandait l'opération anti-cartel au Mexique. Il se rappelait comment il s'était accroché à elle quand il nageait au bord de l'épuisement dans le golf de Tadjoura, de leurs journées et de leurs soirées en compagnie des Français sur l'île de Choûra. De la vive sympathie qu'il éprouvait pour la jeune femme. De la peur qu'il avait ressenti quand il l'avait crue blessée au Niger, de la joie qui l'avait submergé quand il l'avait découverte indemne. De tout ce qu'ils avaient partagé au Kurdistan alors qu'ils se connaissaient à peine.
Brown lisait page après page les sentiments qui se succédaient sur le visage de Muller.
— Jack est un homme de confiance, dit-elle en le regardant. Un sous-officier et homme de valeur. Il a toujours été là quand j'ai eu besoin de lui et...
Elle se tourna vers Jenny :
— Je porte mon uniforme, j'aurais dû me mettre en civil avant de venir. Je ne suis pas venue parce que le sergent-major Muller m'a invité chez lui, je suis venue parce que ça me fait plaisir de passer la soirée avec Jack et sa famille.
De l'autre côté de la table, le grand sergent s'illumina de bonheur et de fierté. Jenny le regarda avec tendresse, puis elle retourna son attention sur Élisa :
— Je comprends maintenant pourquoi il vous aime autant. Jack, mon chéri, je ne te remercierais jamais assez de m'avoir présenté Élisa et j'attends avec impatience de rencontrer Root et le capitaine Shaw.
— Elles sont géniales, s'exclama chaleureusement le grand sergent. Mais elles vivent au Canada, c'est un peu compliqué pour les voir.
— Un de ses jours alors ?
— Ouais, répondit Muller avec enthousiasme.
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Jenny avait attendu six mois avant de revoir Élisa Brown. Et puis, l'invitation était tombée : l'officier les attendait chez elle en Floride. Jack était en congé. Elle avait acquis une petite maison à Butler beach qu'elle mettait à leur disposition aussi longtemps qu'ils le voulaient.
La jeune femme avait téléphoné à Jack, elle avait vanté la région et l'emplacement de la maison. Elle ne lui avait laissé aucun moyen de refuser.
Ils étaient arrivés quatre jours auparavant. Élisa avaient été les chercher à Saint Augustine et elle leur avait fait les honneurs de sa maison.
— Mais et vous, Élisa ? s'était enquise Jenny.
— Ne vous inquiétez pas, avait éludé la jeune femme.
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Elles étaient toutes là. Toutes les femmes dont Jack lui avait parlé avec tant de chaleur et parfois tant d'étoiles dans les yeux : le major Brown qui semblait n'avoir jamais quitté les plages de Floride le capitaine Shaw que Jenny avait dû mal à identifier comme le « meilleur tireur d'élite que la terre eût jamais porté depuis Lioudmila Pavlitchenko » parce que deux enfants et une jeune fille lui tournaient sans cesse autour ou lui lançait continuellement des regards affectueux Root qui ressemblait à tout sauf à un officier des Marines Maria Alvarez qu'elle jugeait aussi détonante que Jack le lui avait dit, si détonante que Jenny devait sans cesse se rappeler qu'elle était l'un des plus éminents juges des Amériques Anna Borissnova dont aucun journaliste et aucune photo n'avait su rendre hommage à la beauté renversante et dont la mine austère et le regard froid lui faisait douter qu'elle pût d'une manière ou d'une autre arracher des larmes d'émotions à Jack ou à n'importe qui d'autre.
Jack lui avait parlé de soldats, de mercenaires et d'une juge incorruptible. Il lui avait rapporté des histoires de sang, de larmes, de violence, de crimes, de tortures, de combats au Proche-Orient, en Afrique et en Europe. Jack avait été gravement blessé avant la naissance de Mary.
Il ne lui avait jamais menti. Mais quand elle regardait autour d'elle que voyait-elle ? Des enfants et des jeunes gens qui semblaient heureux et épanouis, des adultes détendus, une ambiance chaleureuse. Certaines figures attiraient le regard, par leur stature, leur taille ou leur apparence. La Russe était trop belle, un autre Russe, débonnaire, avait une carrure de géant, la juge était bien trop sexy pour la fonction qu'elle exerçait, l'une des jeunes filles possédait un corps magnifique et un drôle d'accent. Jenny avait parfois surpris des ombres dans le regard de certains, mais les parents d'Élisa Brown étaient charmants, son frère ressemblait à l'étudiant en science qu'il était, un petit homme replet plaisantait à tout va, une rouquine ressemblait à n'importe quelle jeune femme sportive croisée dans la rue et le couple qui s'activait auprès du barbecue ne présentait rien d'exceptionnel.
Jenny ne connaissait personne, c'était sans importance, la réunion n'avait rien de formelle et ne se différenciait pas beaucoup des réunions entre voisins auxquelles elle avait participé à Marion.
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À son arrivée, Mary avait rapidement liée connaissance avec les deux enfants présents en âge de marcher. La plus grande lui avait demandé si elle parlait espagnol, Mary avait secoué la tête. L'enfant lui avait assuré que c'était sans importance parce qu'elle parlait anglais et elle lui avait demandé qui elle était :
— Mary.
— Je suis Alma.
Elle avait tiré une autre petite fille par la main et l'avait présentée à Mary :
— Ça, c'est Anamaga, ma petite sœur de lait.
La gamine avait ensuite dévisagé Jenny :
— C'est ta maman ? avait-elle demandé à Mary.
— Oui.
— Vous connaissez Mama ? avait alors demandé Alma à Jenny
Jenny n'avait aucune idée de qui cette enfant était la fille :
— Non, je ne crois pas.
— Vous êtes une amie de Lissa ?
— Lissa ?
— Élisa.
— Je la connais, mais c'est surtout mon mari qui la connaît bien.
— C'est qui votre mari ?
Jenny lui avait désigné Jack. La petite avait pris un air circonspect.
— Anamaga, tu le connais ?
L'enfant avait secoué la tête.
— C'est un Marines, expliqua Jenny.
— Il connaît Mama ?
— Je ne sais pas qui est ta maman.
L'enfant lui avait montré une jeune femme brune. Elle était pieds nus, elle portait un paréo rouge et blanc et un débardeur blanc. Des bracelets enserraient ses poignets et des anneaux d'or ornaient ses oreilles. Elles était... piquante et extrêmement sexy, mais Jenny ne l'avait jamais vue auparavant.
Elle venait d'arriver et elle n'avait salué que le major Brown et ses parents. Jack l'avait plantée alors qu'elle détachait les enfants de leur harnais de sécurité.
— Je ne connais pas ta maman.
— Ah...
L'enfant chercha quelqu'un du regard. Ses yeux accrochèrent ceux d'une jeune fille blonde.
— Gen, l'interpella-t-elle.
La jeune fille était venue aux nouvelles.
— Tu la connais ? avait demandé l'enfant à la jeune fille en désignant Jenny
— Mmm, non.
— C'est la femme de l'homme là-bas, tu le connais ?
— Non plus, avait souri la jeune fille.
— C'est un Marines, il connaît, Lissa.
— C'est peut-être Jack Muller.
— Oui, c'est lui, avait confirmé Jenny.
— C'est qui ? avait demandé l'enfant.
— Tu ne te souviens pas de lui, mais il était avec toi à Washington, fit la jeune fille. Il faisait équipe avec Élisa et il l'a accompagné plusieurs fois en mission avec Sameen et Root.
— Oh... s'était extasiée l'enfant.
Après cela, elle avait discuté avec Mary et l'avait entraînée à sa suite sans plus se préoccuper de Jenny.
— Je m'appelle Gen, s'était ensuite présenté la jeune fille. Anamaga est ma sœur et Alma est un peu ma cousine.
— Elle est hispanophone ?
— Oui, elle est Mexicaine. Vous ne connaissez personne ?
— J'ai peut-être entendu parler de beaucoup de monde, mais je n'ai rencontré que le major Brown. Il a six mois, Jack l'avait invitée à dîner à la maison.
— Elle n'a prévenue personne qu'elle était devenue major.
— Jack l'a appris par hasard. En fait, il l'a su quand il a vu ses insignes sur le col de son uniforme.
— Elle a dû regretter par la suite de s'être tue. Je connais deux personnes qui lui ont reproché son silence et si une autre ne lui a encore rien dit, ça ne va tarder...
Jenny n'avait pas cherché à savoir de qui elle parlait.
— Vous voulez que je vous dise qui est qui ? avait proposé la jeune fille.
— Ce serait avec plaisir.
La jeune fille lui avait présenté tous les gens qu'elle connaissait et émis une hypothèse sur un homme et une femme qu'elle n'avait jamais croisés :
— Des amis d'enfance d'Élisa, je pense. Je parierai pour Ryan Philips et Rose Ambers.
Jenny était restée un peu étonnée par les présentations. Il y avait quatre « mercenaires » russes, une journaliste en guerre contre le système pénitentiaire russe, un lieutenant de police de la brigade criminelle de Chicago, un agent du FBI, une joueuse de hockey canadienne, un écrivain doté d'un drôle de surnom « qui n'était pas vraiment écrivain, mais qui aimait bien en mettre plein la vue »
— Et elle fait quoi si elle n'est pas écrivain ?
— Des tas de trucs : de l'informatique, du droit, elle a même réussie à se faire enregistrer comme ce qui est l'équivalent des rangers américains au Québec.
— C'est une canadienne ?
— Ça dépend du passeport qu'elle veut bien vous montrer.
Devant l'air interloqué de Jenny, la jeune fille avait rajouté :
— C'est ma tutrice.
— Ah.
— Yulia est ma mère. Officiellement, Sameen aussi.
Jenny avait eu de plus en plus de mal à suivre.
— C'est elle, là-bas. Elle est médecin, mais c'est pour aussi pour elle que Root s'est fait enregistrée comme rangers.
Quel était le rapport ?
— Sameen est un super ranger.
— Ah, je ne savais pas que les canadiens engageaient des médecins dans les rangs des rangers.
— Elle exerce à côté. Elle a monté une clinique dans le Grand Nord, elle aime bien, mais comme ça ne la motive pas toujours assez, le docteur Chakwass — la femme aux cheveux gris là-bas— fait appel à elle quand elle a besoin de ses services.
— Un médecin canadien ?
— Non, elle travaille à l'hôpital naval de Bethesda.
— Le Walter Reed ?
— Ouais. Sameen est un super chirurgien.
— Jack y a été soigné en 2016.
— Durant l'été ?
— Oui.
La jeune fille avait dévisagé la petite femme qu'elle présentait comme un médecin et un ranger.
— C'est Sameen et le docteur Chakwass qui l'ont soigné.
— Il m'a parlé du docteur Chakwass, mais il le disait que c'était le capitaine Shaw qui l'avait sauvé.
— Ouais, Sameen.
— Sameen Shaw ? dit lentement Jenny.
— Oui.
— Mais...
— Votre mari ne vous a pas dit ?
— ...
La jeune fille avait eu un sourire désarmant :
— C'est pour cela que vous êtes ici. En plus, du fait que Root adore Jack, avait conclu la jeune fille.
Devant l'air un peu perplexe de Jenny, la jeune fille avait demandé :
— Il ne vous a jamais parlé d'elle ?
De l'écrivain ? De Root ?
— Si, mais je ne savais pas qu'elle écrivait et je croyait que c'était un officier.
— Ah, il vous a parlé du capitaine Judsen ?
— Oui, elle est l'un de « ses trois officiers préférés », avait-elle dit d'un ton moqueur et grandiloquent.
— Ben, voilà. Ces trois officiers, vous les avez tous les trois réunis aujourd'hui.
— Mmm.
— Élisa Brown, Sameen Shaw et Root, alias le capitaine Judsen. À part Élisa, ce ne sont pas vraiment des officiers, enfin, Sameen oui, mais Root, sans rire !
— Mais...
— Sameen a quitté l'armée en 2013, Root n'a jamais été soldat, policier ou agent d'une quelconque agence gouvernementale d'un quelconque pays, mais d'après ce que j'en sais, ça ne les a pas empêchée de mener des missions pour l'armée. D'ailleurs, Sameen opère à Bethseda sous le grade de capitaine.
— Mais...
— Ne me demandez comment elles font. Parfois, je ne le sais pas moi-même.
La jeune fille que Genrika avait présenté comme une joueuse de hockey était venu les rejoindre :
— Bonjour, madame, avait-elle poliment salué Jennifer Muller.
— C'est la femme de Jack, lui avait dit La jeune fille.
— Ah...
— La mère de Mary.
— Ah, ouais, elle est mignonne.
Genrika avait passé un bras autour des épaules de la jeune fille :
— Juliette fait partie de l'équipe nationale du Canada, avait-elle fièrement annoncé.
— Oh, avait fait Jenny impressionnée.
— Mais j'ai raté la sélection pour les JO, avait boudé la jeune fille.
— Tu as tout le temps pour te rattraper, l'avait consolée Gen.
— Mouais. Dis, tu ne veux pas aller te baigner ?
— Et le repas ?
— Bah, on a le temps. Madame, on peut emmener Mary ? avait demandé la grande fille sympathique.
— Euh...
— On fera attention et Anna nous accompagne.
— Personne d'autre ?
— Si, Lee et le frère d'Élisa viennent aussi.
Jenny avait accepté, les jeunes filles s'étaient éloignés. Sitôt remplacée par... Root. La jeune femme avait l'air radieux :
— Jenny, je suis heureuse !
Elle avait appelé Jack à grands cris.
— Jack est un amour, avait-elle ensuite déclaré. Quand je l'ai rencontré, il avait pour mission de me surveiller et de m'éliminer si je ne filais pas assez droit.
Jack avait entendu la fin de sa phrase et il avait vivement protesté :
— J'étais en mission, mon capitaine. Je ne vous connaissais pas et...
— Vous ne m'auriez jamais tuée, avait-elle minaudé. Vous me trouviez bien trop sympathique pour cela.
— Non, ce n'est pas pour cela. Nous ne savions pas grand-chose sur les objectifs de cette mission, j'avais mes ordres, j'étais prêt à les exécuter. Mais...
Jack s'était rembruni. Il avait jeté un regard vers la femme que la jeune femme lui avait présenté comme étant Sameen Shaw.
— Pas après avoir vu...
Il avait levé un regard mouillé sur Root.
— Pas après m'être battu à vos côtés. Je savais que nous avions un agent à nous retenue dans les mêmes conditions. Je ne connaissais pas le cap... le major Brown à cette époque et puis, même si elle n'avait pas été là... Je n'aurais pas pu, Root. Vous étiez si... Vous avez été si gentille ensuite.
Il s'était tourné vers Jenny :
— C'est au capitaine que tu dois ma demande en mariage, Jenny.
Il regarda sa main.
— C'est elle qui m'a offert nos alliances.
Jenny savait pour les cadeaux, le séjour en République Dominicaine, les permissions accordées aux moments les plus opportuns. Mais ça...
Root avait donné une tape amicale sur l'épaule de Jack :
— Jack était si attendrissant.
Elle s'était haussé sur les pointes de pieds pour l'embrasser gentiment sur la joue. Jenny avait vu son mari, ce grand costaud, ce soldat d'expérience, maintenant instructeur, rougir comme adolescent. Elle ne s'était pas trompée, Jack avait un faible pour le capitaine Judsen.
— Ne craignez rien, Jenny. Je me sais irrésistible aux yeux de Jack, avait péroré celle-ci. Mais vous avez des atouts que je n'ai pas et Jack n'a jamais su résister aux plaisirs que vous lui dispensez.
Elle s'était tournée vers Jack et lui avait murmuré à l'oreille assez fort pour que Jenny l'eût entendu :
— Surtout le matin quand vous êtes à la maison, n'est-ce pas, Jack ?
Elle s'était redressée apparemment très fière d'elle-même. Jack avait rougi comme une pivoine et le regard vrillé de cette Root sur elle, avait coloré Jenny de la même façon.
— Jack ne m'a rien raconté, l'avait défendu Root contre toutes mauvaises pensées. Il ne vous aurait jamais manqué de respect. Je le sais, c'est tout.
— Mais comment ? s'était étranglé Jenny sans croire qu'elle avait pu poser cette question.
Root les avait regardé tour à tour :
— Vous êtes tellement mignons, grimaça-t-elle.
Elle avait bousculé Jack, puis elle était redevenue sérieuse :
— J'aime beaucoup Jack, j'ai toujours su qu'il vous aimait. Vous avez épousé l'homme qu'il vous fallait Jennifer et je suis très heureuse que vous soyez venue. Je rêvais depuis longtemps de connaître Mary, depuis moins longtemps de connaître Matthew. Vos enfants sont... adorables, avait-elle dit avec une moue satisfaite. Vous ne connaissez personne, mais vous êtes la bienvenue. Jack fait partie de la famille, je vous adopte donc, vous aussi, en tant que telle.
Elle était partie aussi rapidement qu'elle était apparue.
— Elle sait toujours tout, avait déclaré Jack. Je ne sais pas comment, mais elle sait tout.
Jenny avait pardonné. Un peu gênée tout de même que cette femme en sut tant sur sa vie conjugale.
— Elle a encore raconté n'importe quoi ? l'avait soudain sortie de ses réflexions une voix revêche.
— Ah ! Oh... Non, non, s'était défendu Jack. Enfin, vous savez comment est Root, mon capitaine ?
— Ouais, vous êtes trop gentil, Muller.
— Avec elle, je ne le serai jamais trop, mon capitaine.
— Pff, avait soufflé Sameen Shaw d'un air désolé.
— Avec elle comme avec vous ou le major Brown.
La femme s'était soudain déridée. Elle avait grimacé un sourire amusé dans lequel Jenny avait décelé de l'affection.
— Vous un abruti, Muller, mais l'un des meilleurs sous-offs que j'ai pu croisés.
Elle avait regardé Jenny et ajouté :
— Et vous êtes un mec bien.
Elle s'était ensuite adressé à Jenny :
— Vous avez épousé un mec bien.
Puis elle avait désigné le bébé qui dormait dans un siège auto posé sur une chaise longue à l'ombre d'un parasol :
— Vous l'avez appelé comment celui-là ?
Jenny avait tiqué en entendant son fils être appelé « celui-là » d'un ton peu engageant, mais cela semblait tellement s'accorder à la personnalité de la jeune femme qu'elle avait décidé de ne pas en prendre ombrage :
— Matthew.
Le femme s'était complètement fermée. Jack s'était mordu la lèvre inférieure. Il ne restait rien de la joie qu'il avait pu exprimer lors de ses échanges précédents. Sans un regard, Sameen Shaw les avait abandonné pour se rendre près de Matthew. Elle était restée à le contempler sans bouger, aussi raide qu'une statue de basalte. Puis elle avait fixé sur Jack un regard inquisiteur et Jenny avait entendu Jake dire une chose incroyable :
— Je ne pouvais pas l'appeler Sam.
Le regard de Sameen Shaw s'était durci.
— Vous m'avez sauvé la vie, s'était excusé Jack.
— Vous imaginez si j'avais appelé ma fille Jacqueline ?
Elle était restée là à darder Jack de son regard noir. Il se décomposait peu à peu, s'embrassait, passait d'un pied sur l'autre, se mâchouillait les lèvres. Il avait l'air d'un gamin pris en faute.
Root avait surgit une nouvelle fois à leurs côtés :
— Sameen, Élisa a besoin de toi.
— Il a appelé son fils Matthew.
— Tu as appelé ta fille Anne-Margaret et c'est tout à ton honneur. Maintenant, tu viens, c'est urgent.
Sameen Shaw avait grommelé une injure, Root avait levé un sourcil, Shaw l'avait enjointe à ne pas ouvrir la bouche, Root l'avait prise par les épaules et elles s'était éloignées ensemble. Elle s'était retournée vers eux et avait articulé sans émettre un son « Vous êtes un amour, Jack » appuyé d'un clin d'œil équivoque et d'un sourire enjôleur.
Alors, Jenny avait voulu savoir :
— Quand je suis tombé enceinte la première fois, tu m'avais suggéré d'appeler notre enfant Vincent. Ça ne me plaisait pas trop, mais nous étions d'accord pour Mary si c'était une fille et comme c'était justement une fille, nous n'en avons pas reparlé. Pour Matthew, c'est encore toi qui m'a suggéré ce prénom. Je n'avais pas trop d'idées arrêtées sur la question. Ton père s'appelle Edward, tu ne m'as pas reparlé de Vincent, à vrai dire tant mieux, je n'aimais ni Vincent ni Edward. Pour Matthew, je pensais simplement que ce prénom te plaisait bien et comme il me plaisait aussi, je n'ai pas discuté.
— Ça me plaît bien, avait confirmé Jack.
— Mais ce n'est pas la raison pour laquelle tu voulais que notre fils s'appelle Matthew. Sameen Shaw le sait, tout comme Root. Tu ne voulais pas l'appeler Sam ? Sam comme Sameen ?
— Euh, ben... avait bafouillé Jack.
— Qui est Matthew ?
— Son père. Il était capitaine chez nous et euh...
— Deux capitaines Shaw ?
— Oui. Tu.. euh...
— Bah, avait plaisanté Jenny. Je savais à quoi m'en tenir en épousant un Marines et je préfère que tu penses à un homme quand tu t'adresses à Matthew qu'à une femme aussi géniale qu'elle puisse être.
Jack avait repris son air heureux :
— On va passer un super moment, Jenny.
— On a déjà passé une super semaine, Jack. Grâce au Major Brown, et je ne vois pas pourquoi ça ne continuerait pas comme ça.
Jack s'était fendu d'un grand sourire.
Elle avait su trouver les mots pour le rendre heureux. Vraiment heureux. Jack était plutôt de nature simple et joyeuse, et elle l'imaginait difficilement un fusil à la main. Il avait parfois des accès de mélancolie, mais il ne ramenait jamais de violence, de haine et de colère à la maison. Au retour d'une mission ou d'une rotation, il l'avait parfois appelée pour lui dire qu'il ne rentrait pas, qu'il avait besoin de « décompresser ». Elle ne lui avait jamais posé de questions sur ce qu'il avait fait ou ce qu'il avait vu, mais elle l'écoutait s'il lui confiait ses joies, ses peines, ses regrets ou son amertume.
Jack ne retirait pas son uniforme quand il rentrait à la maison, mais s'il portait un uniforme, son uniforme sentait la lessive et le fer à repasser. Il était exempt d'accrocs, et de taches. Les boutons brillaient comme des sous neuf, les passementeries et les galons égayaient le bleu sombre ou plus clair de la toile de sa veste ou de son pantalon blue dress. Et ses souliers semblaient toujours sortis du magasin.
Ce jour-là, il portait un pantalon de toile bleu pétrole et une chemisette de randonnée jaune et blanche. Il avait chaussé une paire de tennis en toile sans lacets et si ce n'était sa coupe de cheveux réglementaire, il ressemblait à n'importe quel quidam venu profiter des plaisirs de la plage en Floride.
Les gens qui l'entouraient lui ressemblaient. Excepté les parents, le frère et le couple d'amis du major Brown, excepté elle-même, Jenny avait la sensation que tous les gens présents partageaient ou avaient partagé la même vie.
Il y avait bien sûr les soldats, les mercenaires, le policier et l'agent du FBI, mais il lui semblait que Maria Alvarez, à sa manière, appartenait à la même classe de guerriers et que les deux jeunes filles si fraîches et si alertes n'étaient pas si innocente que le laissait entendre leurs occupations actuelles, que la joueuse de hockey et l'étudiante avaient connu des épreuves.
Jenny fréquentait un Marines depuis quatorze ans. Elle avait appris à lire ses humeurs et à deviner les blessures qu'il lui cachait par pudeur ou par devoir.
Elle ne faisait pas partie de leur monde.
Des cris d'enfants résonnèrent sur la plage. Jenny tourna la tête. Mary jouait au bord de l'eau avec les deux autres petites filles présentes. La grande Russe au regard froid montait la garde. Elle avait noué un paréo bleu et blanc sur ses hanches par-dessus un maillot deux pièces. Elle possédait un corps sculptural. Jenny avait rarement vue une femme aussi belle. Elle comprenait mieux l'engouement hystérique qui avait pris les journalistes et la foule en 2016. Pourtant, aucun d'entre eux ne l'avait surprise en maillot de bain. Anna Zverev était un affront fait aux femmes.
La grande Russe veillait sur les quatre jeunes gens et les trois enfants qui batifolaient en riant dans les vagues. Jamais trop loin. Jenny vit le frère d'Élisa relever la petite Mexicaine qui était tombée tête la première dans l'eau, la joueuse de hockey rattraper Mary qui s'était éloignée trop en avant dans l'océan et la caler sur sa hanche. Elle cria ensuite quelque chose à ses compagnons, il y eut de nouveaux éclats de voix. Le frère d'Élisa et Genrika attrapèrent chacun une enfant dans leurs bras et ils s'avancèrent dans l'eau. La grande Russe ne bougea pas d'un pouce. Les enfants riaient, les jeunes gens criaient. Ils s'amusaient.
Jenny s'accouda à la rambarde. Une personne vint prendre place à côté d'elle.
— Vous voyez, je vous l'avait dit : ils vous ont adopté.
Root.
— Ne doutez pas d'avoir votre place parmi nous, Jenny.
— Oh, euh... fit la jeune femme embarrassée que Root eût pu lire dans ses pensées.
— Sans vous Jack ne serait pas ce qu'il est. C'est comme les parents ou le frère d'Élisa. Qui serait le major Brown si elle n'avait pas eu sa famille à ses côtés ? Tout le monde n'a pas pu venir. Il y a eu des morts. La mère de Sameen a décliné l'invitation. Elle a eu tort. Mais vous, vous êtes venue, avec Mary et Matthew, pourquoi seriez-vous à part ? Vous faites partie de notre vie depuis que j'ai rencontré Jack, il m'a beaucoup parlé de vous.
Jenny rougit.
— Mmm, ça, je le sais par d'autres voies, sourit malicieusement Root. Et vous ne m'en êtes que plus sympathique. Je déteste les puritains et les hypocrites.
Jenny avait bafouillé des paroles incompréhensibles.
— Je n'en ai jamais parlé à personne, la rassura-t-elle. Les secrets de votre intimité sont bien gardés. Parole de scout, conclut-elle en saluant avec trois doigts levés, le pouce sur l'auriculaire.
Elle se ré-accouda à la rambarde et observa un moment les enfants jouer dans l'eau.
— Mary a été adoptée. Ils sont heureux, fit-elle pensivement.
— Oui, ils s'amusent bien.
— Ce sont de gentils enfants, tous, pourtant Dieu sait qu'ils ont traversé des épreuves. Enfin, Dieu...
Elle se mit ensuite à disserter sur les enfants. Elle raconta des anecdotes amusantes ou tendres aussi bien sur les jeunes gens que sur les petites filles.
Jenny revint sur son jugement. Root était fantasque, cynique, terriblement intelligente et aux dires de Jack téméraire et courageuse, mais elle était aussi attentionnée et tendre.
— Anna est détendue, dit-elle soudain.
Jenny fixa le regard sur la grande Russe.
— Ah, vous trouvez ?
— Mmm, confirma Root. Elle monte la garde, parce que Maria a le don de s'attirer des inimités et qu'Alma est une cible de choix pour des gens sans scrupules, mais elle est détendue. Elle sait que notre principale menace est morte.
Root grimaça et se reprit :
— Pas vraiment morte, mais coincée. Et puis, sa sœur et ses neveux ont enfin obtenu justice. Je crois que cela lui a fait du bien.
— Oui, vous avez coincé le Chirurgien de la mort.
— Ce n'était pas lui le problème, il n'était qu'un instrument. Mais j'ai eu le cerveau de l'affaire. Le monde n'en est pas plus calme, mais la mise à l'écart d'un démiurge autoritaire n'en demeure pas moins un soulagement. Voilà, pourquoi Anna est détendue et qu'elle s'autorise enfin la part de bonheur à laquelle elle a droit.
— Grâce à vous ?
— Ma modestie en souffre, mais oui.
Jenny douta de sa première assertion. Root se retourna et s'adossa à la rambarde :
— Mais je ne serais arrivée à rien sans leur aide à tous, fit-elle en promenant son regard sur les personnes présentes. À la leur comme à la vôtre, Jenny. N'ai-je pas raison, mon cœur ?
Jenny sursauta : mon cœur ? Root grimaça une moue d'excuse :
— Je ne m'adressais pas à vous.
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