LE CONCIERGE


Rembrandt Brown était un brave homme. Il était né à San Francisco, mais il avait bourlingué pas mal au fil de ses boulots et s'était finalement installé à Boring, Oregon, quand il avait rencontré sa femme. Maggie était peintre et elle avait un certain talent. Rembrandt chantait plutôt bien – il avait caressé le rêve de devenir une star de la pop dans sa jeunesse – et ils étaient tombés immédiatement amoureux à l'idée de former un couple d'artistes.

Ça n'avait pas marché du tout. Rembrandt, qui avait les idées pratiques, avait vite compris que l'un d'entre eux au moins devait garder les pieds sur Terre. Il avait donc laissé Maggie recopier des Cezanne toute la journée – quand elle ne se lançait pas dans une énième toile du Mont Hood – et s'était retroussé les manches.

Piqueur, routier, homme de peine, gardien de sécurité… il avait fait à peu près tous les boulots qu'on pouvait accorder à un homme de couleur sans trop d'éducation dans une petite ville américaine peuplée presque uniquement de bourgeois blancs, blonds et dodus.

Rembrandt voyait bien les injustices dans le système, mais il n'était pas du style à monter au créneau. Tant que sa paye à la fin du mois (ou de la semaine) était bien celle qu'on lui avait promis, il pouvait faire le travail dont personne ne voulait et endurer une ou deux plaisanteries douteuses.

Ils n'étaient pas riches, mais ils ne manquaient de rien et leurs voisins étaient sympathiques. Qu'importait que ses vêtements soient de seconde main ou qu'il roule dans une voiture aux suspensions fatiguées : il était honnête, il aimait sa famille et n'oubliait jamais de voter, c'était tout ce qui comptait.

Maggie soupirait parfois, promenant son regard sur la moquette marron et la tapisserie décolorée, les meubles en formica écaillé qui leur avaient été loués avec l'appartement et leur vaisselle en plastique, mais il trouvait toujours comment lui remonter le moral.

La naissance de Quinn fut le plus beau jour de sa vie – et la mort de leur garçon dans un accident de voiture, dix-huit ans plus tard, le coup le plus dur qu'il reçut.

Maggie ne devait jamais s'en remettre.

Rembrandt vivait seul, à présent, dans un deux-pièces où s'entassaient des tableaux inachevés et des cartons qui n'étaient pas défaits. Il n'était plus aussi mince que sur les photos de son mariage et ne riait plus aux éclats comme sur les vidéos où il courait sur la pelouse en arrosant un bambin qui piaillait de joie. Mais il fredonnait toujours quand il se rasait le matin au-dessus de son minuscule lavabo et son regard n'avait rien perdu de la douceur de celui qu'il posait sur son fils, dans le grand cadre où celui-ci montrait fièrement son diplôme, encadré par ses parents.

Les factures continuaient d'arriver. Cela coûtait cher d'entretenir des places au cimetière, et puis la vie était ainsi faite : il fallait manger, il fallait payer le loyer, il fallait mettre un peu d'argent de côté pour la retraite.

Un jour il quitterait Boring, Oregon, et il ferait le tour du monde. Il irait en France voir en vrai les paysages de Cezanne et il achèterait une Cadillac rouge : Quinn avait toujours rêvé d'en avoir une.

Les années s'écoulaient, pareilles les unes aux autres. Rembrandt vieillissait, la route était de plus en plus longue entre Portland et Albuquerque. A son retour, un soir de juin, il trouva une lettre de Mallory Trucks qui le remerciait de ses services et lui demandait de rendre le camion.

Pendant quelques jours, il s'inquiéta un peu de ce qu'il allait faire ensuite. Il n'avait plus la même énergie qu'à vingt ans. Puis, le président fit un discours à la télévision – un discours stupéfiant sur la magie qui serait une chose réelle et des sorciers qui habiteraient aussi bien au coin de votre rue – et, dans la même semaine, la vieille gare ferroviaire de Boring, qui était fermée depuis les années quatre-vingt-dix, rouvrit.

Rembrandt, que l'état de santé mentale de M. Harold Saxon préoccupait beaucoup et qui se demandait s'il fallait soupçonner cette dame, Dakota Moore, de l'avoir drogué, ne prêta pas trop attention à cette nouvelle : les maires qui se succédaient remettaient régulièrement le sujet de l'ancienne gare sur le tapis, on avait même envisagé de paver la voie ferrée passé un temps.

Ce ne fut qu'un peu plus tard, alors qu'il faisait la queue au bureau du chômage, s'éventant avec son chapeau par cette chaleur écrasante, qu'il entendit deux saisonniers se disputer en espagnol derrière lui au sujet d'une affiche demandant "un balayeur, pouvant accomplir quelques autres menues tâches de tri et de rangement".

Intrigué, Rembrandt se rendit le lendemain à la gare et constata qu'il y avait effectivement beaucoup d'activité autour du vieux bâtiment. Plusieurs rangées de préfabriqués s'élevaient derrière une clôture grillagée toute neuve et des gens clouaient des pancartes : B1, B2, B3, B4… sur des portes en tôle.

À l'intérieur du hall d'accueil, que les vieilles pierres gardaient bien frais, la vitre du guichet avait été remplacée par une autre plus solide, des trous dans le carrelage attestaient que l'on allait installer des barres pour délimiter des espaces d'attente (Rembrandt faillit se mettre à rire, car il n'y avait jamais eu beaucoup de voyageurs, même au temps où la gare était encore en activité) et deux jeunes gens à l'air patibulaire, en costards-cravates avec des lunettes noires comme des espions de cinéma, encadraient la porte qui menait aux quais.

Rembrandt leur expliqua qu'il venait pour l'offre d'emploi toujours scotchée au-dehors sur le panneau d'affichage et ils portèrent leurs poignets à leurs bouches pour marmonner dans leurs intercoms, ce qui lui permit de constater qu'ils avaient tous les deux un de ces bras en acier chromé que le président offrait aux plus nécessiteux.

Une jeune femme habillée d'une blouse blanche arriva quelques minutes plus tard. Elle était maquillée et portait des talons hauts, souriait en flirtant un peu quand elle parlait, ce qui n'était pas désagréable, et se présenta en disant qu'elle s'appelait Grace Stromboli et qu'elle était la "responsable du complexe".

Rembrandt, sous le charme, lui serra la main et demanda quelles seraient ses fonctions si sa candidature était retenue.

- Oh, vous ne vous tuerez pas à la tâche, dit Grace en riant agréablement. "Il faudra surtout nettoyer ici après les arrivages et puis trier quelques vêtements pour les redistribuer aux associations de charité du coin."

Comme elle était très jolie – elle ressemblait un peu à sa Maggie, quand celle-ci faisait encore sa permanente de boucles – Rembrandt ne fit pas vraiment attention à cet étrange choix de mots.

Il devait amèrement le regretter cinq mois plus tard, mais sur le moment, il l'oublia complètement.

Grace lui avait laissé entendre qu'il serait certainement pris et elle avait même chuchoté un assez gros chiffre comme indication de salaire – pour dire vrai, il était persuadé qu'elle avait exagéré. Mais une semaine plus tard, juste après que la gare ait été inaugurée en fanfare par le maire, plusieurs figures importantes des États voisins et même un représentant du VACUSA (ou NACUSA, quel que soit le nom que portait le "gouvernement magique"), un type tellement ordinaire que les citoyens de Boring en furent profondément déçus, Rembrandt Brown reçut sa convocation.

Il était officiellement nommé "concierge" de la 286ème Annexe du Programme KAIROS.

Ce qui se faisait exactement derrière les murs immaculés des bâtiments préfabriqués, il n'en savait rien. Grace s'était contentée de glousser "top secret pour le moment", ce qui avait l'air de vouloir dire qu'il en apprendrait davantage dans les mois qui suivraient.

Rembrandt était un homme patient, il ne posa donc pas d'autre question.

Son travail était effectivement très simple. Il se présentait à la gare tous les matins à 08h00 et commençait ses tâches par laver le sol du hall, qui était toujours incroyablement sale.

Il pouvait prendre son temps, car il n'y avait jamais d'arrivées – ou de départs – pendant la journée. Quand ils buvaient une bière ensemble le vendredi soir, Max, son meilleur ami, adorait échafauder les plus extravagantes théories sur la raison pour laquelle on ne voyait jamais les trains. Il prétendait notamment qu'il s'agissait de locomotives fantômes transportant des âmes damnées (on entendait effectivement les wagons rouler avec fracas la nuit sur les rails et, parfois, une vive lumière vous éblouissait si vous étiez près de la voie ferrée… mais personne ne les avait jamais vraiment vus). Rembrandt ne l'écoutait que d'une oreille et sirotait le liquide ambré pétillant tout en marquant le rythme des chansons qui s'échappaient du juke-box.

Max avait des opinions sur tout, mais ça ne voulait pas dire que tout ce qui sortait de cette grosse barbe bouclée était particulièrement sensé.

À la fin de la matinée, quand Rembrandt avait fini de décrasser le sol et qu'enfin le hall, au lieu de sentir la bête sauvage, fleurait bon la pivoine, il était quasiment l'heure de prendre sa pause. Il sortait sa gamelle de son sac, étalait une serviette à carreaux sur le banc sous le panneau dehors quand il faisait beau ou sur une chaise à l'intérieur s'il pleuvait, et déjeunait de bon appétit en relisant les affiches bienveillantes de M. Saxon : "Un homme sans dettes est un homme qui aime sa famille", "Partageons la Magie", "La femme chez elle illumine son logis", "Sorcier ou No-maj : un américain patriote fait connaître ses dons" ; "Un seul gouvernement pour un avenir de paix", "Lorsque chacun fait sa part, le pays avance".

Quelques fois, si Sven et Stefan, les gardes qu'il avait rencontré le premier jour, étaient là, ils écoutaient tous les trois à la radio les débats sur la cohabitation entre les citoyens "normaux" et les autres. Un historien du nom de Holmes, dans le Wyoming, était particulièrement enthousiaste à ce sujet. Il racontait toujours les plus merveilleuses histoires d'amitié entre créatures magiques et humains. Mais tout le monde n'était pas de son avis. Il y avait en particulier une jeune dame de Californie qui tenait des discours très violents et en appelait aux armes – Rembrandt avait du mal à croire que tout ce qu'elle disait était raisonnable. Mais bien sûr, il n'avait jamais vu de loup-garou de près. C'était difficile d'en imaginer un prendre le café avec vous ou en train d'enseigner dans une école… Peut-être qu'ils étaient effectivement aussi vicieux que les légendes le disaient…

A 13h00, Rembrandt se rendait dans l'Entrepôt 12 et triait les vêtements entassés en vrac sur les tables. C'était sa deuxième tâche principale et cela lui prenait toute l'après-midi. Certaines de ces nippes étaient trouées, déchirées ou brûlées, donc il les mettait dans des sacs poubelles qu'il emmenait ensuite à la benne avec l'aide d'une brouette. D'autres étaient encore en très bon état, ou même carrément luxueuses, mais très sales. Il les lavait alors soigneusement, puis les portait à l'Hôtel Dominion qui se chargeait ensuite de les revendre ou de les distribuer à des gens dans le besoin.

Les vêtements étaient encore plus mystérieux que les trains, pour Rembrandt. Il devait les vérifier sous toutes leurs coutures et parfois il trouvait une montre, des clés, des bijoux ou des pièces d'or : pas vraiment le genre de choses que des gens qui donneraient leurs vieux habits laisseraient dans leurs poches, plutôt des objets comme quelqu'un qui a quitté trop vite sa veste pourrait oublier de reprendre.

Il avait même récupéré une fois une toupie qui sifflait faiblement et tournait sur elle-même au ralenti, comme si elle était au bout de ses piles (Grace lui avait dit que c'était un scrutoscope, mais elle n'avait pas expliqué à quoi ça servait) et une autre fois une tige de bois cassée en deux qui avait tout l'air d'être une vraie baguette magique (il s'était empressé de la remettre à Sven et Stefan).

Il s'étonnait aussi de la diversité de ces fripes (il pouvait dans la même journée faire des piles de pantalons d'hommes de différentes corpulences, des piles de robes démodées et de tailleurs dernier cri, des piles de petits t-shirts et de shorts comme les jeunes enfants de son quartier en portaient actuellement) et de la raison bizarre qui aurait pu pousser quelqu'un à les donner dans cet état.

Les chaussures, par exemple, étaient rarement en suffisamment bonne condition pour être recyclées. On aurait dit que leurs propriétaires étaient tous allés faire du tourisme au Champ de Lave de Boring avant de les ôter.

Rembrandt avait essayé de poser des questions, l'air de rien, mais Stefan lui avait rappelé assez sèchement qu'il avait signé un contrat dans lequel il était spécifiquement précisé qu'il ne devait pas en poser, et Grace avait juste souri en lui assurant qu'il n'avait pas besoin de s'inquiéter, qu'il travaillait "pour le plus grand bien de tous".

Cela ne l'avait pas franchement rassuré.

Son malaise s'était accru un matin de fin d'août froid et pluvieux, où il était arrivé pour découvrir qu'un train – un vrai train – était garé sur le quai.

Sven et Stefan ne l'avaient pas laissé sortir et Grace était arrivée très vite, l'air ennuyée. Elle lui avait dit qu'un tronc d'arbre était tombé sur la voie entre Gresham et Portland et que "la livraison" avait pris du retard. Elle lui paierait sa journée, mais il devait rentrer chez lui.

Rembrandt avait obéi, non sans jeter un dernier coup d'œil à ce train entièrement noir, qui était enveloppé d'une épaisse vapeur sous le crachin glacé. Il y avait un signe peint en rouge sur le flanc de la locomotive : un triangle traversé par deux éclairs en miroir qui formaient comme une espèce de H stylisé.

Il n'avait pas compris pourquoi, mais un long frisson l'avait parcouru et, pendant plusieurs nuits après cela, il s'était réveillé en sursaut, trempé de sueur, après avoir rêvé de ce logo… comme si celui-ci s'était imprimé derrière ses paupières en marque de feu.

En septembre, ces préoccupations passèrent à l'arrière-plan parce qu'une nouvelle famille s'était installée dans l'appartement voisin du sien et que son intérêt se déplaça entièrement sur elle.

C'était des sorciers.

Et ils ne ressemblaient à rien de tout ce qu'il avait pu imaginer d'eux.

Ils étaient quatre : le père, la mère, une adolescente de treize ou quatorze ans et un petit garçon d'une dizaine d'années, aussi vif et affectueux que l'avait été Quinn, qui s'appelait Colin.

Au début, ils se montrèrent très discrets – enfin, autant que cela était possible pour des gens qui avaient déchargé leur camion de déménagement en faisant léviter les meubles. Puis ils s'enhardirent, commencèrent par saluer leurs voisins joyeusement chaque fois qu'ils les apercevaient sans se décourager quand les gens se hâtaient en faisant semblant de ne pas les avoir entendus, se précipitèrent pour rendre service chaque fois qu'ils le pouvaient et finirent par inviter tout l'immeuble pour un barbecue sur la pelouse miteuse, par un dimanche d'automne ensoleillé.

Le père, très à l'aise, fit griller des steaks en bavardant avec enthousiasme, ravivant les braises parfois d'un simple claquement de doigts, tandis que la mère servait de la salade de pommes de terre dans des saladiers qui se baladaient tous seuls entre les convives et reremplissait le pichet de citronnade sans même le regarder, d'un geste négligent de sa baguette par-dessus son épaule.

Les voisins qui étaient venus – il y en avait qui avaient refusé catégoriquement de participer à un pique-nique organisé par "ces gens-là" – se détendirent pour la plupart, mais plusieurs partirent tôt sous divers prétextes.

Rembrandt trouva que c'était une famille absolument charmante, bien qu'un peu excentrique, il était vrai. Jerry Wells raconta qu'il travaillait pour un concessionnaire automobile spécialisé dans les voitures volantes et sa femme expliqua qu'ils avaient déménagé pour se rapprocher de son nouveau boulot : elle avait été engagée comme pédicure à l'Hôtel Sasquatch (anciennement Musée du Bigfoot, mais ce n'était plus politiquement correct de l'appeler ainsi depuis les révélations de Juin). Leurs enfants allaient dans une des nouvelles écoles "mixtes" mises en place depuis la rentrée : de petits vampires, des sorcières et des geeks y côtoyaient des gosses dépouillés du moindre pouvoir magique, ce qui ne provoquait pas plus de problèmes que de mélanger des littéraires et des sportifs.

Mme Wells expliqua avec un petit rire embarrassé qu'elle était vraiment soulagée que ce nouveau système ait été mis en place parce qu'llvermorny, l'école privée où étudiaient apparemment les jeunes sorciers d'habitude, leur revenait trop cher pour qu'ils puissent continuer d'y envoyer leur fille.

Colin, a priori, n'avait pas hérité du gène magique de ses parents. "Je suis un cracmol", dit-il gravement à Rembrandt, tout en balançant ses jambes, assis dans un fauteuil de jardin en plastique blanc trop grand pour lui. "Enfin, on sera sûr seulement en janvier, quand j'aurais onze ans. Avant ça aurait été embêtant, mais maintenant que la présidente a dit à la télé qu'il fallait arrêter de se poiler la face et vivre tous ensemble, les No-maj et les Sorciers, ça veut dire que je pourrais faire un travail super cool, même s'il n'y a pas besoin de magie pour y arriver. J'aimerais bien conduire des bulldozers."

Rembrandt avait une grande expérience de la conduite de bulldozer, aussi il confirma immédiatement que c'était le plus beau métier du monde. Ils parlèrent ensuite des grutiers, des chefs de chantier qui n'étaient pas toujours commodes, des peintres en bâtiment et des géomètres-topographes.

La fête se termina trop vite à leur goût et Colin, quand sa mère s'approcha, la supplia de le laisser inviter "Remmy" pour qu'il puisse lui montrer ses constructions en briquettes de plastique.

Mme Wells vérifia d'abord dans les yeux de M. Brown que celui-ci ne voyait pas d'inconvénient à se voir entraîner à nouveau dans une discussion interminable avec son bavard de fils, puis elle donna son assentiment.

Rembrandt vint donc le lendemain "pour souper, on fera meilleure connaissance". Puis le surlendemain, "pour goûter un morceau de tarte à la citrouille, ce sera la première de la saison". Puis trois jours plus tard, "parce que Jerry a reçu une promotion et que ça se fête". Et le dimanche suivant, parce qu'il fallait bien que Colin lui montre sa nouvelle tour.

Avant qu'il ne s'en aperçoive, l'automne était bien avancé, les arbres dans leur rue s'étaient habillés de flamboyantes couleurs et il y avait des feuilles mortes à sortir de la gouttière tous les jours.

Les gens stupides pouvaient dire ce qu'ils voulaient des sorciers et de la place qu'ils prenaient soudain sur le sol américain maintenant qu'on avait découvert leur existence, Rembrandt avait rarement rencontré une famille aussi généreuse et affectueuse que les Wells.

Et oui, il lui arrivait parfois encore de sursauter s'il s'asseyait dans leur canapé et se faisait mordre la fesse par un frisbee abandonné là, mais il s'était très bien habitué à voir M. et Mme Wells disparaître ou réapparaître sur le perron dans un bang sonore ou à entendre leur fille se lamenter que son devoir de métamorphose avait sauté par la fenêtre.

Il essayait de ne pas s'imposer, mais Colin trouvait toujours un prétexte pour venir sonner à la porte. Mme Wells semblait cuisiner tout le temps en trop grande quantité et elle laissait régulièrement des plats recouverts d'un torchon sur l'appui de la fenêtre. Jerry avait jeté un coup d'œil dans sa vieille voiture et maintenant celle-ci ronronnait comme une Ferrari.

Rembrandt rigolait doucement en croisant son reflet dans le petit miroir ébréché au-dessus de son lavabo, et il aiguisait son rasoir en esquissant un petit pas de danse, les joues enduites de mousse blanche. Il se sentait beaucoup plus jeune, il fourmillait de projets.

Quand la neige tomberait, il emmènerait les Wells faire de la motoneige au Mont Hood : Colin allait adorer, il en était sûr, et sa sœur aussi. Jerry trouverait certainement moyen de booster l'appareil par magie et sa femme prendrait des tas de photos avec son appareil archaïque qui faisait des clichés merveilleux où l'on voyait les gens bouger.

Pour Thanksgiving, il pourrait peut-être les inviter – il y avait une formule magique qui permettait d'agrandir temporairement une pièce, on ne serait pas trop serrés. Il y avait des années qu'il n'avait pas cuisiné, mais Maggie disait qu'il ne se défendait pas trop mal à l'époque. Il pourrait…

Ah, mais c'était encore loin. Il secouait la tête, attendri, se sermonnait gentiment. Peut-être qu'ils seront lassés de toi d'ici là, vieux brigand.

Mais on était fin octobre et ils ne s'étaient toujours pas lassés.

- C'est dur de se faire une place dans la communauté, soupirait Mme Wells tout en remuant de la soupe dans la cuisine chaudement éclairée. "Les gens sont gentils, mais on sent bien qu'on ne rentre pas dans le moule… heureusement qu'on vous a, ça nous rappelle que ce n'est pas contre nous, que c'est juste une petite ville où on est les nouveaux venus !"

- C'est une drôle d'époque, quand même", commentait Jerry en enlevant ses chaussettes mouillées sur le paillasson et en séchant ses habits trempés à l'aide d'un sortilège. "Il y a un an de ça, je n'aurais jamais imaginé discuter politique avec un No-maj, mais maintenant je n'arrive pas à imaginer comment on a pu vivre aussi longtemps sans réaliser que le Code International du Secret Magique n'avait plus de raison d'être."

- M'sieur Brown, je peux passer par votre balcon ? J'ai oublié mes clés. Merci de m'avoir aidée à retrouver Trevor, au fait.

Max se moquait affectueusement de lui le vendredi soir et disait qu'ils l'avaient ensorcelé, mais Rembrandt se contentait d'hausser les épaules en sirotant sa bière et en se demandant si le barman prendrait mal qu'il demande à y rajouter du beurre, du caramel et du poivre de cayenne.

Le soir d'Halloween, Colin vint frapper à la porte. Il était déguisé en poulet géant.

- Papa a dit que cette année, il valait mieux éviter Dracula, dit-il. "Je voulais être un dinosaure, mais mon pote Wade voulait en être un aussi, alors j'ai décidé d'être un poulet. Comment je suis ?"

Rembrandt était en train de regarder le discours du président, mais il prit le temps d'examiner le costume avant de hocher le menton.

- Je le trouve plutôt bien réussi, dit-il. "C'est toi qui as cousu la crête ? C'est quoi que tu as utilisé, une cagoule ou un passe-montagne ?"

Colin secoua la tête distraitement.

- C'est une chaussette de Bigfoot que maman a ramené de son travail, répondit-il d'un ton absent. Il pointa la télévision du doigt. "C'est vrai ce qu'ils disent ? On va avoir un seul gouvernement partout ? Et le président des Etats-Unis sera le président de tout le monde ?"

Rembrandt remonta le son.

- … alors ensemble, les No-maj et les Sorciers s'élanceront vers l'avenir, porté par une vision commune extraordinaire ! Mesdames, Messieurs, Moldus et Citoyens Magiques, Peuples de toute la Terre, nous vivons, je vous le dis, une ère nouvelle, une ère glorieuse, une ère EXCEPTIONNELLE ! s'écria Harold Saxon sur l'écran.

Son visage poupin était rouge d'enthousiasme sous ses cheveux blonds bien coiffés et son sourire aux dents blanches parfaites vous éblouissait.

A côté de lui, Dakota Moore avait l'air d'une vieille chouette revêche et les autres dirigeants assis autour de la table semblaient ratatinés ou un peu malades. Ils avaient certainement dû travailler très dur sur ce projet.

- Il ne parle pas des Cracmols, dit Colin pensivement.

- C'est sûrement un oubli, dit Rembrandt gentiment. "Je suis certain que c'était dans son discours et qu'il a dû sauter une ligne sans faire exprès."

Les flashs crépitaient sur l'écran et l'étourdissaient un peu.

- Qu'est-ce que c'est cette chanson ? demanda Colin.

- Quelle chanson ?

- Celle que vous tapez avec vos doigts, dit l'enfant.

Il l'imita sur le bord de la table basse.

Un coup, trois coups. Un coup, trois coups. Un coup, trois coups.

Rembrandt se gratta la tête.

- Je n'en ai aucune idée. J'ai dû entendre ça à la télévision ou dans la rue et ça me sera rentré dans le crâne. Tu ne devais pas aller faire une razzia de bonbons avec Wade, p'tit génie ? Il n'y aura plus rien si vous ne vous dépêchez pas.

Colin replia ses bras et poussa un cocorico bruyant.

- Aucune crainte ! Wade a dit qu'il connaissait tous les bons coins ! gloussa-t-il avant de se sauver prestement. "Je reviens tout à l'heure, je partagerai mon butin avec vous !"

Rembrandt secoua la tête, amusé, puis il alla refermer la porte avant de se rasseoir dans le fauteuil usé en face de sa petite télévision.

Harold Saxon continuait à parler et des feux d'artifices étaient lancés dans différents pays, on les voyait en images d'arrière-plan. C'était l'euphorie sur Terre, le jour de l'an avant l'heure : "Saxon, Saxon, Saxon !" scandait des milliers de gens et Rembrandt se demanda s'il couvait un début de grippe, car un frisson courut sur sa nuque au moment où il levait sa tasse de camomille pour porter un toast avec eux.

Dehors, la rue sombre était parée de milliers de bougies, de citrouilles illuminées, et des enfants couraient en piaillant de joie de perron en perron. Des petites sorcières étaient déguisées en princesses et des gamins ordinaires en enchanteurs, et les adultes, souriants, laissaient tomber dans leurs ballotins des bonbons en pluie colorée, sans se soucier de leur origine.

Noël allait avoir fort à faire pour rivaliser en paix et en lumière avec la Nuit d'Halloween, cette année.

Novembre, cependant, ne fut pas aussi calme et lisse que l'on aurait pu s'y attendre. A l'accueil délirant accordé au gouvernement mondial et à la nomination d'Harold Saxon au poste de porte-parole du Comité de l'Entente Cordiale Mondiale, succéda une réaction mitigée à l'annonce que le Programme KAIROS allait être étendu en dehors des Etats-Unis et que les Forces Publiques seraient les premières à en bénéficier.

- Il n'est que logique, expliqua Harold Saxon de sa voix grave séduisante et rassurante, "que les protecteurs de la population soient les premiers à avoir accès à cet outil formidable. Mesdames, Messieurs, No-Maj et Moldus, vous comprendrez aisément que pour veiller à la fois sur leurs concitoyens et sur la communauté sorcière, nos policiers ont besoin d'être à égalité avec tous. KAIROS permet désormais à ceux dépouillés de pouvoirs magiques de disposer de ce flux béni comme s'ils étaient nés avec. Mais que personne ne s'insurge trop vite ! De la même façon que les permis de port d'arme et de baguette ont été progressivement étendus à chacun, cette option sera aussi bientôt disponible pour tous."

Beaucoup d'encre coula dans les journaux après cela. Des manifestations éclatèrent dans différents pays, autant pour demander l'arrêt du Programme KAIROS que pour reprocher qu'il ne soit pas accessible à tous, mais le président garda sa sérénité et sembla même trouver amusant le surnom que les médias donnèrent aux gens équipés du bras chromé qui permettait de faire de la magie et ramenait ainsi tout le monde sur un pied d'égalité.

Kromages.

Rembrandt trouvait que cela sonnait comme fromage, mais il n'arrivait pas à décider si c'était seulement ridicule ou d'un grotesque inquiétant. Les hommes, de tous temps, avaient réussi à s'entretuer avec les plus basiques des armes. Distribuer ces bras n'allait-il pas mettre entre les mains de sérieux dégénérés encore plus de possibilités de faire le mal ?

Max haussait les épaules à son tour : "au moins, les gens qui se plaignaient que les sorciers étaient supérieurs ne peuvent plus rien dire. Maintenant, tout le monde peut pendre son voisin par les pieds ou allumer sa cigarette d'un claquement de doigts."

Rembrandt trouvait que c'était de l'humour déplacé et il changeait de conversation. Mais c'était difficile de ne pas penser aux chamboulements qu'amenait cette ère moderne, quand ils étaient dans tous les esprits.

Il continuait à travailler à la gare – le travail ne changeait pas, mais il y avait plus de vêtements et il n'avait parfois pas le temps de tout trier avant l'heure de rentrer chez lui, d'autant que Grace le renvoyait souvent avant l'heure, sans autre explication que le fait qu'il n'était pas autorisé à être là quand il y avait des trains.

La pensée bizarre que la nuit tombait plus tôt et que cela avait une incidence sur les "arrivages" l'avait traversé une fois, mais il l'avait dissipée rapidement.

Il avait eu plus de mal à éviter de faire des liens aussi illogiques qu'effrayants entre certaines choses quand les Wells avaient décliné son invitation pour Thanksgiving.

- Nous ne serons pas là, avait expliqué Jerry. "Nous voulons aller écouter un type dont un de mes collègues m'a parlé, qui se balade de ville en ville pour dire que les choses ne sont pas ce que l'on croit. Je sais que ça parait un peu extrême, mais… Remmy, il se passe des choses, dans la communauté sorcière."

- Personne n'en parle, mais il y a des disparitions, avait ajouté Mme Wells en tripotant nerveusement le collier de perles que son mari lui avait offert pour leur anniversaire de mariage. "Pas seulement d'hybrides, comme au début de l'année, mais de sorciers aussi. Des gens qui d'un coup ne donnent plus de nouvelles, des maisons qu'on retrouve vides et… C'est… ce n'est pas normal… les Britanniques n'arrêtent pas de le répéter et je-je ne peux pas m'empêcher de penser que… peut-être… ils ont raison. On dirait que…"

- On dirait qu'on est revenu au temps d'Harry Potter, avait complété son mari sombrement.

Rembrandt savait qui était Harry Potter, bien sûr. La fille des Wells avait fait un exposé sur lui pour l'école. C'était une figure illustre dans la communauté sorcière. Il aurait sauvé l'Europe asservie par un personnage diabolique appelé le Comte de Valdamort à l'âge de dix-sept ans, en faisant exploser son ennemi avec une baguette légendaire, et serait devenu ensuite Ministre de la Magie. Il était mort quelque chose comme deux ou trois ans auparavant, dans son lit comme un bon vieillard, concluant paisiblement ce qui devait être le plus long mandat de l'Histoire de la politique.

Colin avait des cartes et des figurines à son effigie, mais il lui préférait Captain America et Rembrandt le rejoignait là-dessus. Les super-héros étaient supposés avoir du style, de la répartie, une coupe de cheveux impeccable et ne jamais prendre une ride. Harry Potter, visiblement, avait raté le briefing.

Sauf que ce n'était pas drôle. Rembrandt avait senti un autre de ces frissons inconfortables lui parcourir l'échine et il avait avalé sa salive avec difficulté en pensant aux piles de vêtements qu'il triait tous les jours.

Des disparitions.

De familles entières.

Non.

Non, il n'y avait certainement aucun lien.

Il travaillait pour le gouvernement. C'était ridicule d'imaginer des choses pareilles. Harold Saxon ne cessait de parler d'unir les deux communautés, ce n'était pas dans son intérêt de faire disparaître des sorciers.

Et pourquoi faire, en plus ?

Pendant un instant, il eut envie de partager ses doutes avec les Wells, puis il se ravisa. Il avait signé un accord de confidentialité et puis… c'était tellement irrationnel de soupçonner une machination pareille que cela ne servirait qu'à alimenter des peurs qui n'avaient sûrement aucun fondement.

Peut-être que ces "disparitions" n'étaient rien de plus que des malentendus, des lettres perdues ou des gens qui décidaient d'aller vivre au fond des bois et ne laissaient pas d'adresse pour qu'on ne vienne pas les embêter avec des formalités administratives.

Jerry lui-même plaisantait souvent au sujet des sorciers et de leur goût immodéré de la paperasse. Depuis que son existence avait été mise au grand jour, la communauté magique était doublement saturée de courriers officiels et cela pesait à plus d'un.

Il avait donc écarté cette pensée et ravalé sa déception à l'idée de passer la fête seul encore cette année.

- Enfin bref, on aimerait en savoir plus, avait ajouté Jerry en se baissant pour refaire les lacets de ses converses (il avait des pieds presque aussi grands que ceux du client de son épouse). "Se faire notre propre opinion. Ça nous rassurerait."

- Je peux garder les enfants, avait proposé Rembrandt.

Mme Wells avait secoué la tête.

- C'est très gentil, mais nous serons absents deux ou trois jours, probablement. Nous allons les emmener – ils ne s'ennuieront pas, il y en aura sûrement d'autres de leurs âges, nous sommes plusieurs familles à y aller.

Rembrandt avait hoché le menton. Ils avaient proposé de l'emmener, mais il avait déjà transplané avec Jerry pour aller au garage chercher sa voiture et cela lui avait mis l'estomac en vrac pour une semaine. Non, c'était très aimable à eux de le lui proposer, mais il resterait tranquillement chez lui.

Le soir de Thanksgiving, il les regarda se préparer à partir de derrière sa fenêtre. Jerry sortit les poubelles pendant que les enfants se chipotaient sur la pelouse, emmitouflés dans des écharpes et des bonnets aux motifs jamaïcains. Mme Wells rassemblait les affaires, mais elle était nerveuse et n'arrêtait pas d'oublier des choses. Finalement, ils semblèrent tous prêts et s'alignèrent sur le trottoir… mais au dernier moment Colin lâcha la main de sa sœur et retourna vers la maison en courant. Le temps que Rembrandt se demande ce qui avait passé par la tête de l'enfant, celui-ci tambourinait à la porte.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- J'ai oublié le camion ! dit le petit garçon hors d'haleine, en repoussant en arrière la capuche de son anorak rouge. "J'avais promis à Wade que je lui montrerais."

Le bulldozer jaune qu'ils avaient construit ensemble en petites briques emboîtables trônait sur la table basse à côté de la télécommande.

- Je croyais que Wade était chez sa grand-mère, dit Rembrandt, étonné.

- Il va venir aussi avec ses parents pour écouter M'sieur Laurens, expliqua Colin. "C'est pour ça que j'ai dit à maman que je voulais venir avec eux – sinon je serais resté avec toi."

Il agita joyeusement le petit camion.

- Merci de m'avoir aidé, Remmy ! A plus !

Il repartit aussi vite qu'il était venu et rejoignit ses parents dehors. Jerry leva le bras pour saluer Rembrandt qui était retourné à la fenêtre et Mme Wells lui adressa un sourire. La sœur de Colin le sermonnait, mais il ne l'écoutait pas.

La tête renversée en arrière, il tirait la langue pour attraper un flocon car la neige s'était mise à tomber.

Ce fut la dernière image de lui que devait garder Rembrandt.

Les Wells ne revinrent jamais de la rencontre de sorciers où ils s'étaient rendus.

Ils disparurent mystérieusement de la surface de la Terre, comme s'ils n'avaient jamais existé.

Leur maison resta vide longtemps, puis, un jour, des gens vinrent la vider et la nettoyer. Rembrandt essaya de leur demander ce qui était arrivé à ses amis, mais personne ne sut lui répondre. Les autres voisins haussaient les épaules – bah, qui pouvait savoir ce que "ces gens-là" avaient dans la tête ? Ils ne manqueraient à personne, de toute façon.

Mais c'était faux. Ils lui manquaient, à lui.

L'Hôtel Sasquatch ne sut pas répondre non plus quand Rembrandt s'y rendit en désespoir de cause. Ils avaient été surpris que leur employée ne se présente pas après ses vacances, puis ils avaient reçu une lettre de sa part où elle donnait sa démission.

Le concessionnaire automobile lui fit à peu près la même réponse et l'école refusa de le recevoir. Il attendit plusieurs jours à la sortie des classes – jusqu'à ce qu'on le prévienne qu'on allait appeler la police s'il continuait à rôder près des enfants – mais il ne vit jamais Wade, le meilleur copain de Colin.

C'était inexplicable.

Max lui tapotait l'épaule avec compassion, le vendredi soir, mais il n'osait pas dire tout haut ce que Rembrandt finissait par penser : que les Wells n'avaient pas voulu lui dire qu'ils déménageaient, qu'ils avaient joué le rôle d'amis jusqu'à leur départ mais devaient maintenant se gausser de lui, quelque part loin d'ici…

Il se renferma sur lui-même. Il continuait à faire les trajets entre la gare et son petit deux-pièces morose en relevant le col de son manteau pour se protéger du vent glacé, sa caquette enfoncée profondément sur les yeux, mais il ne ralentissait plus au niveau du jardin d'enfants dans l'espoir d'y apercevoir Colin. La neige s'entassait sur sa fenêtre où personne ne déposait de plat. Sa voiture avait à nouveau des problèmes pour démarrer, mais il n'avait pas les moyens de la faire réparer.

Même Maggie et Quinn semblaient le contempler tristement, dans leurs cadres que le temps avait décolorés.

Noël approchait, mais il en avait encore moins le goût que les autres années. Les guirlandes clignotantes dans la rue, les refrains entêtants dans les magasins, les publicités de jouets à la télévision, tout cela le fatiguait. Il acheta un cornet de marrons grillés, un soir, et resta longtemps planté sur la pelouse, à contempler les fenêtres obstinément noires du premier étage, désemparé.

Il aurait voulu voir Colin se régaler en se brûlant un peu les doigts comme Quinn quand il lui ramenait cette friandise. Il aurait voulu que Jerry lui tape sur l'épaule en lui rappelant qu'il ne payerait pas plus cher en s'asseyant. Il aurait voulu écouter Mme Wells se plaindre en mettant la table que sa fille ne rangeait jamais sa chambre et entendre celle-ci crier d'une voix indignée depuis le couloir qu'elle n'en avait pas le temps à cause de ses devoirs.

Mais ils n'étaient pas là.

Et les marrons grillés, qui avaient refroidi, avaient un goût de cendre.

Les sorciers fêtaient-ils Noël comme les No-maj ? Les enfants suspendaient-ils leurs chaussettes au pied des lits pour que les parents les remplissent de cadeaux ? Colin devait trépigner d'impatience à l'idée que son anniversaire approche. Avait-il finalement manifesté des pouvoirs ? Le connaissant, si c'était le cas, il avait dû se retrouver assis en haut d'une grue ou métamorphoser accidentellement le lave-linge en bétonnière.

Pourquoi n'avaient-ils pas écrit ? Pourquoi étaient-ils partis ?

Que s'était-il passé ?

Comment avait-il pu se tromper à ce point sur eux ?

Les questions ne cessaient de revenir, obsédantes, lassantes. Il savait que c'était parce qu'il n'avait pas besoin de se concentrer pour faire son travail. Ses mains travaillaient toutes seules, essorant, essuyant, transportant le seau… et son esprit tournait en boucle sans qu'il puisse le mettre en pause… triant, pliant, entassant dans les paniers.

Rien n'avait changé depuis cet été, excepté que les vêtements étaient maintenant des habits d'hiver. Des pulls, des anoraks, des bonnets…

Bonnet ?

Il s'arrêta, fronça les sourcils et revint en arrière, fouilla dans le sac poubelle des choses à porter à la benne et en ressortit le chiffon en laine qu'il venait d'y jeter.

Ou avait-il déjà vu ça ? C'était très sale, noirci et huileux, mais on aurait bien dit un de ces bonnets avachis comme la fille des Wells aimait en porter, façon Bob Marley (la mode, décidément, ne cessait de se répéter).

Des tas d'autres adolescentes portaient sûrement ce genre de coiffure, mais Rembrandt, pour une raison qu'il ne comprit pas, sentit un étrange pressentiment lui tordre l'estomac.

Pourquoi ce bonnet était-il dans un état aussi lamentable ? Où avait-il été perdu ?

Il le remit avec hésitation dans le sac poubelle, se secoua pour essayer de se débarrasser de cette impression de malaise, se remit à trier.

Mais son cœur fit un autre bond quelques minutes plus tard, quand il tomba sur une converse trouée, grise de poussière volcanique comme les chaussures l'étaient toujours.

Mais personne n'avait de si grands pieds, à part...

Sa gorge s'obstrua.

Impossible.

Ses gestes se firent fébriles, une goutte de sueur coula sur son front. Il retourna plusieurs paniers, bouleversa les tas, fit tomber plusieurs choses, dont un chapeau haut-de-forme cabossé qui laissa échapper une douzaine de perles brillantes dont le fil s'était cassé.

Des perles en verre de peu de valeur, mais avec un reflet de nacre bleu qui donnait l'impression qu'elles reflétaient la mer.

"Toi et moi, et la baie de Monterey… tu te rappelles, ma chérie ? Regardez comme elle rougit, Remmy ! Ah, si vous saviez comme elle m'a fait tourner en bourrique avant d'accepter de sortir avec moi…"

Rembrandt, saisi d'un vertige, dut se cramponner à la table pour ne pas tomber. Il se laissa glisser à genoux par terre, ramassa les perles une à une, les mains tremblantes.

Sa vision s'obscurcissait par moments, il avait l'impression que ses oreilles tintaient.

Non. Non. NON, ce n'était pas possible. Il rêvait, il avait de la fièvre… quelle sorte de cruel jeu était-ce que cela ? Ils… non, ils ne pouvaient pas… pourquoi auraient-ils…

Il essaya de se relever, mais ses jambes ne voulaient pas le porter. Il voulut s'accrocher au rebord de la table, mais ses coudes glissèrent, il s'écorcha le menton. Un gémissement sourd, comme la plainte d'un animal, lui échappa.

Comment n'avait-il pas vu… non, il se trompait… cela ne voulait rien dire, rien… les vêtements… les trains… le secret… les disparitions… non, NON, c'était faux… cela ne se pouvait pas… il avait perdu la tête…

Il réussit enfin à se mettre debout, chancelant, et glissa les perles dans la poche de sa chemise d'un geste tellement fébrile qu'il faillit les faire tomber à nouveau. Il rassembla la converse et le bonnet dans une de ses mains et de l'autre se remit à fouiller désespérément, priant, suppliant intérieurement de ne pas trouver ce qu'il cherchait.

Mais d'un coup son cœur s'arrêta de battre.

Il y avait bien un petit anorak rouge dans l'arrivage du jour. Il était étonnement propre par rapport aux autres vêtements, avec seulement une petite déchirure sur la manche, dont dépassait un peu de bourre blanche.

Rembrandt posa la converse et le bonnet, les effleurant d'une main tremblante comme pour les assurer qu'il ne les oubliait pas. La respiration hachée, les yeux tellement embués qu'il voyait à peine ce qu'il faisait, il se pencha et attira à lui l'anorak, lentement.

L'étiquette avec le prénom de l'enfant qui avait été cousue sur le col avait été arrachée, mais quand il glissa sa main dans la poche, il sentit qu'il y avait quelque chose.

Il ferma les paupières.

Toutes ses sensations étaient extraordinairement précises, soudain.

Il faisait si froid. Les vitres des minces ouvertures à ras de plafond étaient couvertes de givre et le béton, par terre, scintillait. L'Entrepôt 12 était très blanc, très silencieux. Un monceau de vêtements s'étalait sur les longues tables. Des paniers débordants et des sacs poubelles entrouverts jonchaient le sol. Dehors, les pas de Sven crissaient dans les graviers – il faisait les cent pas pour ne pas geler et s'ennuyait parce que Stefan n'était pas là.

Un oiseau chantait, perché sur le grillage qui n'était pas électrifié pendant la journée.

Rembrandt sortit sa main de la poche de l'anorak rouge et contempla longuement le petit bulldozer en plastique avant de sentir la première larme, brûlante, rouler sur sa joue.

Il n'entendit pas la porte s'ouvrir, ni les talons claquer sur le béton et sursauta quand un souffle tiède se pencha vers son oreille.

- Oh. Oh. On dirait que notre "concierge" a découvert le vilain petit secret de la gare, dit Grace.

Elle avait un air vaguement ennuyé et il la dévisagea sans comprendre, suffoqué par le chagrin.

Puis l'ombre de Sven remplit l'encadrement de la porte et, avec un cliquetis, son bras chromé s'arma posément.


A SUIVRE...