5 mai 2026

Yuka Okamoto n'allait pas mentir en prétendant qu'elle considérait la magie comme quelque chose de fantastique. Après tout, quand votre première expérience avec a impliqué une oni incapable de contrôler les instincts sanguinaires propre à cette sous-espèce de youkai, c'est voué à vous laisser des séquelles.

Mais d'un autre côté, elle ne pouvait pas non plus traiter la magie comme une grenade dégoupillée, pas après avoir eu l'occasion d'interagir avec divers représentants du Bureau, youkai et hanyô, sorciers étrangers même, ce qui lui avait permis de constater qu'en dépit des amulettes et des pouvoirs extra-normaux, les gens demeuraient fondamentalement des gens. Souvent bien intentionnés et désireux de vivre au calme, seulement pour succomber à une communication absente ou déficiente.

Alors, elle prenait la magie comme elle prenait la météo en général : oui, ça pouvait dégénérer en tempête, mais dans l'ensemble, c'était principalement du soleil et de la pluie, et ça ne pouvait pas faire grand mal. Apparemment, cette attitude était très estimée au sein du Bureau, et avait valu à l'Auberge Kaede d'être recommandée chaleureusement sur la liste des foyers d'accueil pour enfants sortant de l'ordinaire.

Quand son mari lui avait proposé de devenir un foyer d'accueil, Yuka n'avait pas eu besoin de réfléchir longtemps à la question. Des enfants, elle n'en voulait personnellement pas beaucoup – la naissance de leur fille était assez pour elle – mais elle aimait que sa maison soit pleine. Les pièces vides lui donnaient la chair de poule, une impression persistante qu'elle s'apprêtait à vivre un slasher à petit budget ou une histoire de fantômes.

Seigneur ! Préservez-moi, préservez ceux que j'aime/ Mes parents, mes amis, et mes ennemis même/ Dans le mal triomphants/ De jamais voir, Seigneur, l'été sans fleurs vermeilles/ La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles/ La maison sans enfants !

Yuka ne retenait pas grand-chose de sa tentative d'étudier la culture française à l'université, mais un goût pour les poèmes de là-bas lui était resté. Et ce fragment de Victor Hugo, c'était exactement cela – quoi de plus sinistre, de plus désolé qu'une maison privé de ce bruit, ce mouvement, cette vitalité que les enfants répandaient autour d'eux sans même faire attention ?

Les enfants de la maison étaient présentement absorbés par le tout dernier projet de Hiro-kun, lequel était étonnamment adapté pour la Journée des Enfants : une carpe en argile, peinte en rouge et blanc, supposée remuer comme si elle nageait dans une rivière. Le mot-clef était bien entendu supposée – bien que Hiro-kun se soit révélé furieusement talentueux pour son âge, il n'en restait pas moins un garçon de huit ans avec la compréhension limitée qui s'ensuivait, si bien que la carpe nageait moins qu'elle ne tremblait.

La petite Nyu de Yuka n'en était pas moins fascinée par la figurine, s'amusant à toucher le jouet du bout de l'index avant de le retirer dans un petit cri dès qu'elle le sentait remuer. Elle avait bien dû répéter ce geste vingt fois et ne donnait aucun signe de s'en lasser.

Pour sa part, Ao-chan plissait les yeux, la tête penchée sur le côté, tout à fait comme un chat contrarié de découvrir que la souris juteuse sur laquelle il vient de sauter n'est en réalité qu'un jouet à roulettes. En ce qui concernait la jeune satori, les poissons ne méritaient que de se faire manger, plutôt que de servir d'inspiration en figurine ou en banderoles.

Hiro-kun gardait l'œil sur les deux filles, apparemment partagé entre la fierté de montrer le fruit de son travail et l'inquiétude de voir ledit fruit endommagé de manière plus ou moins irréversible. Yuka aurait pu jurer que la nervosité rendait les cheveux du garçon encore plus ingérables que d'habitude – ce qui était tout à fait possible, avec l'enfant d'un kitsune.

Et pendant que les enfants se concentraient sur le poisson en argile, Yuka se retrouvait libre de cuisiner en paix les traditionnel gâteaux kashiwa-mochi. Plus quelques taiyaki – thématiquement appropriés, non, des gaufres fourrées en forme de poisson ?

La journée était splendide, et promettait de s'achever tout aussi bien qu'elle avait commencé. Oui, Yuka Okamoto estimait que le mois s'annonçait magnifiquement.

30 juin 2026

Après l'année sabbatique qu'elle venait de prendre, Li-Lu redoutait nettement de retourner en Angleterre.

Oh, ce n'était pas sa décision de voyager un an autour du monde qui avait fait fureur – en réalité, il s'agissait d'une tradition dans les cercles un brin huppés de la société sorcière, et Merlin savait que les Potter appartenaient aux gens biens malgré leur appartenance superficielle à la petite bourgeoisie. Non, c'était sa décision de fréquenter le côté non-magique du monde qui était resté en travers de la gorge des gens – genre, pourquoi prendre l'avion au lieu d'un portoloin ?

Personne ne voulait comprendre que l'intérêt de voyager comme les moldus, c'était de voyager comme tout le monde. Parce que Li-Lu avait jeté un coup d'œil aux statistiques, et la population magique globale se montait à moins de cinq pour cent de la population globale totale. Le monde sorcier n'était pas un monde, c'était juste une communauté très restreinte, et vu la tendance de ces dernières années, ces restrictions devraient lâcher en beauté sous la pression des influences extérieures.

Li-Lu avait donc pris les devants. Elle avait acheté des tickets d'avion, couché dans des auberges de jeunesse avec des gens de toutes les couleurs qui n'avaient aucune idée de ses origines et la charriaient sur son accent et ses manières, mangé dans des restaurants où on servait des cocktails renversants qui ne vous changeaient pas en flamant bleu, fréquenté le cinéma plutôt que le théâtre et enfilé des jeans et autres habits impossibles à prendre pour des robes de sorcière quand bien même on loucherait.

Inutile de le dire, l'expérience avait de quoi vous faire exploser la tête. Et après plusieurs mois passés dans un état de défonce intellectuelle (pardon pour la vulgarité mais elle ne trouvait pas d'autres mots), Li-Lu ne se sentait pas du tout prête à redescendre et à se contenter du quotidien qu'affectionnait l'Angleterre sorcière.

Mine de rien, elle commençait à se demander s'il ne ferait pas bon devenir le troisième mouton noir de la famille Potter, juste après son frère David et Tante Daisy. Bon, peut-être pas tellement mouton noir, quand quelque chose se produit au moins trois fois, ça mérite plutôt le sobriquet d'habitude, non ? Enfin, c'était son opinion personnelle. Et de toute façon, les habitudes pouvaient être mauvaises, elle entendait déjà Mémé Potter – la femme de qui elle tenait son prénom – se lancer dans un discours là-dessus.

Mémé Potter. Li-Lu éprouvait des émotions partagées au sujet de son aïeule, une femme absolument fantastique au demeurant, mais vraiment trop enfoncée dans le passé, trop perdue par les avancées technologiques et sociales du vingt-et-unième siècle et un brin trop obsédée par la légende familiale.

Bon, Li-Lu se montrait sans doute un rien trop sévère, mais franchement, pleurer plus de quarante ans le bébé qu'on a volontairement abandonné… Elle ne pouvait pas s'empêcher de trouver ça excessif. Et d'une moralité proprement sicilienne, le type qu'on trouve chez les petites vieilles habillées en noir avec leur voile en résille sur le chignon blanc. Peut-être à cause de la Mafia, la Sicile fonctionnait encore au niveau féodal en ce qui concernait les mœurs.

La légende familiale, c'était aussi une bonne raison de passer du côté non-magique. Parce que c'est bien gentil d'avoir survécu à un Impardonnable, mais ça avait élevé la grand-tante Viola au rang d'anomalie magique assez connue dans la communauté magique. À chaque événement un tant soit peu international, il y avait quelqu'un pour demander dans un accent plus ou moins à couper au couteau : « Vous voulez dire que vous êtes apparentée à ces Potter, comme Viola Potter ? » Après la sixième fois en une soirée, ça donnait des envies de défenestration ou d'éviscération publique brutale.

Donc non, Li-Lu n'était pas du tout enthousiasmée par son retour imminent à la maison. Peut-être qu'au lieu de revenir directement, elle pourrait aller camper chez Tantie D ? Elle savait que la chambre d'invité de celle-ci était libre depuis que David avait dégotté une place de pensionnaire sur un campus à l'Université. Et Tantine était toujours cool quand ses neveux venaient lui pleurer dessus au sujet de leurs problèmes parentaux, vu qu'elle ne communiquait plus que par cartes postales avec ses propres géniteurs.

Plus elle y pensait, plus ça lui apparaissait comme un bon plan. Au moins pour gagner le temps et le courage de s'expliquer avec papa et maman du contrecoup de ses expériences.