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Chapitre 55
Reprends de ce bouquet les trompeuses couleurs,
Ces lettres qui font mon supplice,
Ce portrait qui fut ton complice ;
Il te ressemble, il rit, tout baigné de mes pleurs.
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Je te rends ce trésor funeste,
Ce froid témoin de mon affreux ennui.
Ton souvenir brûlant, que je déteste,
Sera bientôt froid comme lui.
À l'amour, Marceline Desbordes-Valmore
En se réveillant le lendemain du bal, Aidlinn sentit la chaleur du soleil sur ses yeux bouffis par la fatigue et les pleurs. Elle se sentait hagarde, habitée par un trompeur apaisement. Il lui fallut toute la volonté du monde pour se lever et affronter son image dans le miroir. Elle se trouva laide, avec ses cheveux en désordre, ses restes de maquillage, ses yeux désespérés, mais ne fit aucun autre effort pour améliorer son allure que les rudiments d'hygiène élémentaires.
Elle resta toute la journée dans le grand salon, enroulée dans une couverture près de la cheminée, à observer les longues flammes craquer et ronfler comme des petits démons enchaînés. Parfois, elle levait les yeux vers le plafond et surveillait les moulures raffinées à demi cachées par les ombres, habitée d'un vide troublant. Elle n'avait aucune envie de bouger, rien ne pouvait la distraire.
Elle avait lu et relu une bonne partie de la nuit la douzaine de lettres remises par Lothaire. Sa surprise s'était intensifiée quand elle avait découvert que les lettres avaient en effet toutes été rédigées par Evan pour son père et que le contenu semblait plutôt confidentiel. Elle avait immédiatement reconnu l'écriture fine et élégante du jeune homme. Comment Lothaire y avait-il eu accès ? Peu après, ses interrogations avaient toutes été balayées par le chagrin, la honte et un horrible sentiment de trahison.
17 septembre 1974,
Père,
A la suite de notre dernière entrevue, voici donc mon premier rapport. J'ai pris garde de sceller le sceau magiquement, comme je le ferai pour les autres – si quelqu'un d'autre devait intercepter nos lettres, soyez assurés que nous serions au courant de l'identité de l'espion.
Pour en revenir à la mission que vous m'avez confiée, sachez que je la prends avec tout le sérieux possible. Les Rowle ayant été soupçonnés d'espionnage pour le compte de l'ennemi à la suite de l'interception de deux hiboux suspects, j'ai pu me renseigner sur l'accès à la volière de leur famille auprès du fils aîné Isaac. Il m'a certifié que seuls lui et sa famille y avaient accès, que le manoir Rowle était protégé – permettez-moi d'émettre des doutes là-dessus. J'ai fait en sorte de suivre Isaac dans tous ses déplacements, mais il n'a envoyé qu'une seule lettre, destinée à sa mère – des banalités sur la vie à Poudlard et des précisions sur ses leçons.
C'est incroyable qu'il n'ait eu aucune suspicion face à mon comportement, bien que nous soyons amis. Il est évident que Mr Rowle n'a pas parlé à sa famille de son interrogatoire mené par le Seigneur des Ténèbres lui-même – même lui n'a pas saisi ce que cela impliquait ?
Sur votre conseil, j'ai aussi encouragé Isaac à laisser sa sœur se rapprocher de nous. Rodolphus Lestrange était le plus sceptique quant à l'intégration d'Aidlinn au sein de nos petites réunions, mais ils ont finalement tous accepté. Par la même occasion, j'en ai profité pour inclure Edern Avery et Thomas Mulciber. Si je n'ai pas besoin de vous présenter le premier, le second est un sang-mêlé avec suffisamment de volonté pour se dévouer à notre cause. Il n'est pas sang-pur, certes, mais il fera un bon mangemort, j'en suis convaincu – n'avez-vous pas dit vous-même qu'il nous fallait plus de chair à canon ?
Je vous tiendrai informé comme convenu de la suite de l'entreprise,
Bien à vous,
E.R.
18 octobre 1974,
Père,
Je vous remercie pour votre réponse éclairante. Le Maître a été malin, comme toujours. Faire croire à Mr Rowle que l'interrogatoire concernait l'ensemble des mangemorts a certainement suffi à endormir ses soupçons – après tout, ce n'est pas la première fois que notre cher Lord soupçonne une traîtrise. C'est en effet plus étonnant que Rowle ait juré et que le Maître n'ait trouvé aucune trace de trahison dans son esprit. Mr Rowle n'a jamais été réputé pour ses qualités d'occlumens, n'est-ce pas ? Cela signifierait-il donc que la traîtrise viendrait de ses enfants ? Leur mère n'est qu'une dépressive incapable d'affronter une journée sans sa dose de laudanum, je vous rejoins là-dessus.
Ou peut-être notre information est-elle erronée ? Pour l'instant, aucune preuve de ce que nous soupçonnons ne semble exister. Il n'y a aucun signe de rejet de notre idéologie chez Isaac, ni aucune communication suspecte – n'est-ce pas ce que j'avais prédit cet été ?
Je vous écrirai le mois prochain,
E.R.
28 novembre 1974,
Père,
Je me permets de vous demander si vous êtes bien sûr de vous. Je peux comprendre qu'Isaac Rowle puisse être un choix idéal pour ce genre d'espionnage, mais est-ce vraiment nécessaire de surveiller sa jeune sœur par la même occasion ? Elle me semble trop empotée pour prendre part à une quelconque machination du côté adverse, bien que je ne sache si son cœur est fidèle à notre cause. Je me permets par ailleurs de réitérer mes doutes quant à la moindre possibilité qu'Isaac puisse être un espion de l'Ordre. Je le connais depuis de longues années et aurais décelé à coup sûr un changement d'attitude de sa part si un ennemi était venu à le contacter. Il semble toujours aussi dévoué à la cause de notre race et je suis prêt à me porter garant de son intégrité.
Je vous tiens au courant des évolutions et ai bien sûr hâte de vous retrouver ainsi que Mère pour Noël.
E.R.
18 février 1975,
Père,
Comme promis, je continue mes investigations. Rien à signaler du côté d'Isaac, mais je demeure vigilant. Aidlinn Rowle est désespérément quelconque – mais comment pourrait-il en être autrement quand on sait qu'elle a invité le fils Heston (sang-mêlé, son père est auror au ministère, souvenez-vous) à l'accompagner à la réception de Slughorn ? Il faut cruellement manquer de discernement pour oser faire une chose pareille.
J'ai appris pour Mrs Rowle. Est-ce si étonnant quand on la connaît de réputation ? Ses enfants n'en parlent pas, ils font comme si cela n'avait pas eu lieu. Je dois dire qu'ils portent tous deux admirablement le deuil – je ne les ai jamais vu pleurer ou se plaindre auprès d'une oreille attentive à ce sujet (bien que la sœur ait souvent un air abattu).
Pour en revenir à Slughorn, il a encore quémandé une invitation dans un de nos hôtels. Il fait une fois de plus preuve d'un affligeant manque de décence et de dignité. Peut-être faudrait-il lui en accorder une ? Ainsi, il arrêterait de m'ennuyer.
E.R.
8 mars 1975,
Père,
J'entends vos inquiétudes, mais malgré mes efforts, je n'ai rien pour vous. Isaac est irréprochable ; sa sœur, ennuyeuse et naïve. Je suis sur une autre affaire intéressante cependant, celle dont je vous avais parlé très brièvement à Noël, et j'espère pouvoir vous donner une bonne nouvelle très bientôt.
Veuillez transmettre mes salutations à Mère,
E.R.
30 avril 1975,
Père,
Pourrions-nous considérer qu'Isaac est exempt de tous soupçons ? Après des mois de surveillance, il est désormais évident qu'il n'a jamais songé à nous trahir. En ce qui concerne sa sœur, elle ne semble rien renfermer de remarquable et je vous avoue que j'ai toutes les peines du monde à m'intéresser à son sort. Si vous voyiez le peu de confiance en elle qu'elle a, c'est affligeant. Pour un peu de reconnaissance, elle serait prête à faire n'importe quoi.
E.R.
28 mai 1975,
Père,
Isaac est toujours le parfait compagnon – j'ai l'impression de me répéter sans cesse. Devons-nous continuer tout ceci ? En ce qui concerne Aidlinn, j'ai appliqué vos recommandations et je m'emploie à amadouer ce cœur timide et fragile. Le jeu est excessivement facile et de moins en moins amusant. Je vous garantis évidemment que je ne me permettrai pas de salir son honneur – c'est une sang-pur, après tout, comme vous me l'avez rappelé. Je ne pense de toute façon pas avoir besoin de l'approcher davantage : le personnage est facilement cernable et tout aussi influençable. S'il y avait autre chose à découvrir, je l'aurais déjà su. Comment un frère et une sœur peuvent-ils être si différents ? Si j'estime le frère, je ne trouve rien d'admirable chez la sœur.
Toutefois, le hasard m'a donné matière à tester la loyauté de la fille (je vous expliquerai tout ceci de vive voix à la maison). Nous verrons ce qu'il en est. Pour l'instant, cela semble positif, même si j'ai fait en sorte que cela le soit.
A très bientôt,
E.R.
10 septembre 1975,
Père,
Comme convenu, je continue de garder un œil sur les enfants Rowle, bien que les évènements de l'été suffisent selon moi à être certain du dévouement total et inconditionnel d'Isaac à notre cause.
Il sera un excellent mangemort, un compagnon de confiance et j'aurai plaisir à me battre à ses côtés. Sa sœur, vous le savez, est une créature humble et impressionnable. Elle possède trop de lucidité sur sa condition et manque trop de cran et d'ambition pour jamais oser élaborer une machination contre nous. Est-ce nécessaire de continuer à la surveiller aussi ? Ce petit jeu ne m'amuse plus, elle s'est attachée à moi et cela risque de devenir embarrassant.
Par ailleurs, je vous envoie aussi les détails du programme de mes ASPIC. Vous verrez qu'il y a peu de points qui puissent me donner de réelles inquiétudes et que tout devrait être surmontable avec un peu de travail.
E.R.
28 septembre 1975,
Père,
Ne vous en faites pas, j'aurai tous mes ASPIC, comme je vous l'ai promis ; l'orgueil ne saurait altérer mon jugement, c'est une confiance légitime et une puissante détermination, rien de plus, qui ont porté mes derniers mots.
Je me plierai à votre volonté concernant l'affaire Rowle. Vous voulez que la fille me livre tous ses secrets, comme son frère avant elle ? Elle le fera, même si, honnêtement, je ne pense pas qu'elle me révèle quelque chose de la moindre importance. Rappelez-vous seulement mon implication et ma dévotion pour notre famille dans cette affaire – si je ne dose pas assez justement mes attentions, je risquerai de perdre un excellent ami.
Votre fils dévoué,
E.R.
18 octobre 1975,
Père,
Je sais ce que je vous ai affirmé avec tant de ferveur tous ces mois précédents, mais il y a peut-être finalement quelque chose à découvrir pour la sœur. J'ai eu beau répéter qu'elle était trop ordinaire pour représenter une menace – croyez-moi, je le pense toujours -, il semble qu'elle cache quelque chose. Vous aviez beau dire qu'elle ne me ferait jamais de cachotteries si j'arrivais à la faire s'enticher de moi, je n'en suis pas sûr. Peut-être n'ai-je pas été assez présent pour elle ? Il me semble que je lui donne déjà tellement plus d'attention qu'elle n'en mérite. Donnez-moi votre avis, je vous prie. Il est possible que je me trompe après tous ces mois de scrutation vaine, mais il faut en avoir le cœur net.
D'ici un mois, elle m'aura tout avoué, si des aveux sont nécessaires.
E.R.
25 octobre 1975,
Père,
J'ai appris que vous étiez au plus mal et vous envoie tous mes vœux de réconfort en attendant d'avoir plus de détails sur votre état.
Pour vous réconforter, sachez que la fille Rowle ne me résistera plus longtemps. J'appliquerai vos conseils, je gagnerai sa confiance. Une fois que nous serons assurés de sa loyauté (ou de sa déloyauté), vous n'aurez plus qu'à faire votre rapport au Maître lorsque vous serez remis et ainsi recevoir les félicitations que vous méritez.
Avec toute mon affection,
E.R.
Il y avait quelques autres lettres, toutes échangées au cours de la cinquième année d'Aidlinn – l'année où Evan s'était enfin intéressé à elle – et du début de la sixième année – avant le décès d'Artus Rosier. Leur lecture était intolérable pour la jeune fille. Des larmes avaient petit à petit envahi sa vision, roulé sur ses joues, laissant des sillons de sel sur sa peau claire, et étaient tombées en goutte sur certains parchemins, de vaines tentatives pour effacer les horribles propos tracés à la plume.
Dans chaque missive, Rosier ne manquait pas de s'épancher plus ou moins longuement sur sa faiblesse de caractère ou sur la banalité de sa personne, insistant sur le fait que personne ne se risquerait à la choisir en qualité d'infiltrée. Il semblait la mépriser fortement et si elle n'aurait pas été si surprise que ce fût le cas deux ans plus tôt, cela lui apparaissait maintenant comme inconcevable.
Tout était là, noir sur blanc. Il sembla à Aidlinn que son monde venait de s'écrouler.
Evan Rosier ne l'avait jamais appréciée, il s'était contenté de la surveiller. Comme elle avait dû lui sembler bête en lui reprochant de ne pas l'aimer, d'uniquement lui donner des ordres ! Comme sa froideur, ses sautes d'humeur, comme tout prenait sens !
Elle avait été assez stupide pour tomber amoureuse de lui, sincèrement amoureuse, alors qu'il n'avait jamais eu la moindre inclination pour elle. Quelle humiliation. Quelle déception.
Et elle avait encore eu un moindre espoir. Elle avait rêvé de se fiancer avec lui.
Toutes ses certitudes étaient brisées. Son palais de croyances et d'espoir, ce charmant édifice qu'Evan l'avait aidé à construire pour affronter le monde, s'effondrait. Elle se sentait poignardée en plein cœur.
Il l'avait manipulée pendant deux ans. Il s'était joué de ses sentiments bien plus durement qu'avec Délia Abbot ou aucune autre fille.
Deux ans.
Il n'avait jamais rien éprouvé pour elle.
Il s'était forcé à lui sourire, à l'aider, à la surveiller, à la mettre en confiance pour s'assurer qu'elle ne les trahirait pas. Quel calvaire cela avait dû être pour lui ! Les propos méprisants tenus dans les lettres lui donnaient la nausée. Elle se sentait sale et idiote.
C'était insupportable.
Elle avait cru pouvoir lui faire confiance, elle avait cru compter pour lui, à défaut de plus. Tout s'envolait en fumée. Elle avait aimé un fantôme. La veille encore, il avait joué son rôle.
Comment avait-elle pu être aussi aveugle ? Elle avait tellement honte d'elle-même qu'elle en avait la nausée, que son estomac vide se tordait de dégoût. Rosier n'avait fait que la mépriser et abuser d'elle. Le pire n'était pas l'humiliation qui lui chauffait les joues ; le pire était la souffrance de savoir qu'elle avait vécu un rêve, que tous les moments passés avec Rosier n'avaient été que de douces illusions. Comme elle comprenait son silence des derniers mois, à présent ! Il avait supposé ne plus avoir besoin de s'enquérir d'elle, maintenant qu'ils savaient tous deux que c'était Eleanor Rowle, la traîtresse de la famille. Comme il était amer pour Aidlinn de réaliser que les plus beaux sentiments qu'elle avait éprouvés, ainsi que les pires, avaient été causées par la trahison de sa mère.
Le destin s'était joué d'elle d'une bien étrange façon.
Elle en était à contempler ses propres méditations s'élever dans l'atmosphère intemporelle du salon quand quelqu'un avait toqué à la porte d'entrée. Le tapage l'avait tellement bousculée qu'elle s'était levée pour ouvrir sans attendre les elfes. Et en découvrant qui se tenait derrière, elle avait songé à refermer la porte.
Evan Rosier se tenait sur le seuil, légèrement inquiétant ainsi à contre-jour. Il la salua, son regard cherchant le sien.
-Tu as oublié ton manteau hier. Je voulais aussi te dire qu'Isaac allait bien, il est rentré chez lui.
Il lui tendit doucement le vêtement, mais interrompit son geste en voyant l'expression d'Aidlinn. Elle n'avait pas eu le temps de se préparer à leur prochaine rencontre et toutes ses blessures s'ouvrirent face à lui. Les larmes menaçaient au coin de ses yeux et elle serrait les poings, ses lèvres tremblant de honte et de rage. Elle s'avança pour le gifler. Le geste brûla sa paume. Sa peau était légèrement piquante à cause d'une barbe naissante - il ne s'était pas rasé.
Il ne réagit pas, sa main tenant son manteau s'abaissa légèrement, l'autre passa sur sa joue endolorie. La voix d'Aidlinn tremblait.
-Comment as-tu osé ? Tu es immonde.
-De quoi tu parles ? répondit-il, interdit et de mauvaise humeur.
Ses yeux bruns exprimaient une méfiance qui s'accroissait de seconde en seconde – celle des hommes qui ont l'habitude de décevoir les femmes.
-J'ai tout lu. Tu peux mettre fin à cette horrible hypocrisie. Je suppose que cela pourra te soulager, tu semblais tellement excédé.
-Mais qu'est-ce que tu racontes ?
Il était impatient. Sa colère se levait comme le vent précédant l'orage, l'atmosphère devenait électrique, mais Aidlinn aurait été incapable de retenir le flot de ressentiment qui lui brouillait la vue. Elle ouvrit la porte en grand, se retourna et partit à grands pas au salon où attendaient les lettres, éparpillées sur le canapé. Rosier l'avait suivie presque aussi vite. Elle rassembla les carrés de correspondance et les fourra brutalement dans les bras de Rosier alors qu'il déposait son manteau sur un accoudoir.
-Qu'est-ce que c'est à la fin ?
-Ta correspondance. Avec ton père. A propos…
Sa voix se brisa et elle dut s'arrêter avant de reprendre d'une voix plus sèche.
-A propos de moi. Et de mon frère.
Il la regarda un instant sans comprendre puis une lueur de compréhension s'alluma dans ses prunelles. Il baissa les yeux sur les lettres.
-Qui t'a donné ceci ?
-Quelle importance ?
Elle pleurait réellement cette fois, la douleur dans sa poitrine plus béante que jamais. Y avait-il pire trahison ? Elle pleurait de douleur et de frustration, parce que même aussi furieuse qu'elle pouvait l'être, elle se retrouvait sans défense face à lui.
-Je te déteste.
-Attends Aidlinn, je peux t'expliquer.
-Sors d'ici, je ne veux plus jamais te revoir.
-S'il te plaît, écoute-moi…
-SORS.
Elle avait enfin crié et l'avait repoussé en arrière. Il recula d'un pas. Elle se détourna, incapable de faire face à ces yeux qu'elle avait chéris, qu'elle avait adorés et qui semblaient désormais confus et blessés, mais seulement en façade. C'était elle qui était blessée. Mortellement.
Elle se concentra sur la fenêtre donnant sur la cour arrière. On voyait tomber une légère bruine sur les dalles grises de la terrasse et sur le parc désolé par l'hiver au-delà. Rosier était toujours derrière elle, elle sentait sa présence brûlante, lancinante dans son dos, toutefois il ne méritait pas qu'elle se mît en colère contre lui, il ne méritait plus sa considération, il ne méritait rien.
-Va-t'en, siffla-t-elle. Je t'interdis de revenir.
Il finit par partir, sans un mot, refermant avec douceur la porte derrière lui et elle pleura plus fort. Elle pleura parce qu'en plus de lui avoir brisé le cœur, il lui avait obéi quand elle lui avait dit de partir.
oOo
Les jours suivants se déroulèrent dans une sorte de brume douloureuse pour Aidlinn. Elle s'enferma au manoir et ne répondit à aucune lettre de ses amis. Elle se sentait brisée, en mille morceaux, trop fragile pour affronter quiconque et encore moins le dehors. Elle se sentait souillée, piétinée, son orgueil saignait et elle frissonnait en écho. Puis elle dormait et il y avait un moment de flottement à son réveil où elle ne se souvenait de rien et appréciait la tiédeur du soleil sur son visage, la douceur de ses draps, le confort de son matelas. Ensuite, elle se rappelait la trahison de Rosier et elle sombrait de nouveau dans l'humiliation et le chagrin.
-Tu es sûre que ça va ? lui demanda son père alors qu'ils dînaient en silence. Tu es toute pâle.
Il la pensa fiévreuse et elle ne fit rien pour le contredire, accepta sagement de rester alitée. Avery vint lui rendre visite deux jours avant la fin des vacances, alors que son père était sorti. Elle voulut le renvoyer mais il patientait dans le vestibule et il n'était pas vraiment le genre de personne à se laisser dissuader d'entrer.
-Tu n'as pas vraiment bonne mine.
Aidlinn haussa les épaules.
-Laisse-moi prendre ton manteau.
Il lui donna et elle l'accrocha au porte-manteau dans un coin, puis l'emmena dans la bibliothèque – ils avaient toujours aimé se retrouver dans cette pièce.
-Tu ne veux pas me dire de quoi il s'agit ?
Edern s'était approché plus près et elle pouvait sentir son odeur qu'elle connaissait par cœur et qui pourtant avait évolué au fil des années pour devenir plus masculine, plus adulte. Il lui effleura gentiment le dos comme elle se détournait pour saisir le service à thé que les elfes s'étaient empressés d'amener.
-Tout va bien, Edern.
Mais sa voix tremblait légèrement et ses yeux la piquaient. Elle essayait de se sermonner, de se contrôler en vain. Le dégoût d'elle-même la submergea devant sa faiblesse et elle eut encore plus envie de pleurer.
-Ton père a dit que tu étais malade. Tu as pris froid au bal ? Tu n'as pas l'air de quelqu'un de malade, tu as l'air de… laisse-moi deviner, c'est Rosier, c'est ça ? C'est à cause de sa mère qui lui cherche une fiancée ? Pourtant, il a repoussé Odélie Greengrass et même les héritières Mandylor – sa famille est désespérée.
Aidlinn ne releva pas les yeux en servant le thé.
-Rosier peut bien faire ce qu'il veut, je m'en contrefiche.
Elle avait repoussé ses larmes et arborait un air crispé qu'elle essayait de cacher en remuant une cuillère dans sa tasse.
-Arrête, je croyais que ça te ferait plaisir.
-Oprah Mandylor devrait s'estimer heureuse, déclara amèrement Aidlinn sans toutefois le penser. Elle se serait retrouvée avec un horrible mari, égoïste et insensible.
-Il a dit qu'elle n'avait pas les qualités qu'il recherchait ou quelque chose de ce genre. La pauvre fille était dévastée, il paraît.
Aidlinn ne put retenir un ricanement amer. Qui savait quelles qualités pouvait bien rechercher Rosier quand lui-même en arborait si peu ? Elle avait bien conscience que c'étaient sa déception et son orgueil blessé qui cherchaient un moyen de porter préjudice au jeune homme qui lui avait fait tant de mal, mais cela lui procurait une délicieuse satisfaction. Elle brûlait de cracher tout le venin qu'elle pourrait avoir contre Rosier, de lui porter autant de coups que possibles, toutefois elle en était incapable. Elle était aussi méprisable que ce qu'avait écrit Rosier, incapable de rendre les offenses, incapable de mordre. Elle se sentait comme une stupide couleuvre au milieu des cobras. Avery la détailla d'un air éberlué.
-Tu es sûre que tu vas bien ? Tu viens de critiquer Rosier.
-Je le hais.
-Ah oui ? Et depuis quand es-tu passée de l'adoration à la haine ? C'est à cause de lui que tu es dans tous tes états ?
-Je ne veux pas en parler. Si nous allions nous promener ? Allons où tu veux.
Ils se rendirent dans le village de Godric's Hollow sur le conseil d'Avery et se promenèrent sur la place du village arborant les vestiges des célébrations de fin d'année. Il avait neigé et une légère pellicule persistait sur les toits et les coins des trottoirs. Ils croisaient des familles heureuses avec des enfants courant de vitrine en vitrine avec des mines ébahies. Le spectacle ne réchauffait pas le cœur d'Aidlinn, elle avait l'étrange pressentiment qu'elle ne connaîtrait jamais une vie semblable, que le chemin qu'elle choisissait interdisait ce genre de répit et elle ne savait pas si elle devait en avoir peur ou en s'en réjouir. Avery, lui aussi, observait les enfants avec un dégoût ostentatoire.
-Je ne sais pas si je voudrai ça un jour, dit-il.
-De quoi tu parles ?
-Une maison, une femme, des enfants, c'est ce que tout le monde attend de nous, mais je trouve ça absurde. C'est absurde de se vanter d'être les êtres les plus évolués et de voir notre vie tourner autour de la perpétuation de l'espèce.
Aildinn hocha la tête, comprenant ce que voulait dire son ami.
-Pourtant tu te bats exactement pour ça, remarqua-t-elle. Pour conserver la supériorité des générations de sang-pur.
-Je sais, ça ne me dérange pas. Je veux dire, il faut bien se battre pour quelque chose, n'est-ce pas ? Je préfère me battre pour mon honneur et celui de mon nom. Mais qu'on ne me demande pas de m'établir, Jared n'aura qu'à le faire, c'est l'aîné de la famille.
Aidlinn ne sut que répondre, elle percevait la volonté de rébellion d'Avery, son indignation contre la vie que la société entière lui imposait, mais encore quelques jours plus tôt, elle se serait volontiers enchaînée à des enfants et une maison, si cela lui avait permis de passer le reste de son existence aux côtés d'Evan Rosier. Si seulement cela avait été possible. Ils quittèrent la place animée, contournèrent l'église St Jérôme qui semblait déserte et passèrent devant le cimetière drapé d'un manteau blanc. Les pierres tombales surgissaient du sol tels des crocs émoussés.
-Mon frère t'a aperçue en compagnie de Selwyn, au bal. Qu'est-ce qu'il voulait ?
-Simplement m'inviter à aller voir l'exposition de Harrell avec lui, répondit Aidlinn.
Elle se doutait que cela ne pourrait qu'attirer la suspicion d'Edern, mais elle ne voyait pas ce qu'elle aurait pu dire d'autre. Lothaire étant qui il était, peut-être lui arrivait-il de formuler souvent des invitations aussi étranges. Après tout, il n'avait eu aucune raison de lui donner les lettres, si ce n'était peut-être le plaisir d'assister à son chagrin. Mais y avait-il vraiment des gens aussi mauvais ? Il ne lui avait pas paru si malveillant.
-Il te porte de l'intérêt ? Si c'est le cas, tu devrais faire attention, tout le monde sait qu'il n'est pas sain d'esprit. Mon frère le connaît très bien, ils étaient ensemble à Poudlard. Il n'arrêtait pas de me dire que Lothaire était un déséquilibré. En plus de cela, il a beau être de sang pur et un des favoris du Maître, il ne possède aucune fortune. Sérieusement Aidlinn, tu ne devrais pas accepter ses invitations.
Aidlinn se surprit à rire tant la situation était absurde.
-Lothaire ne me porte aucun intérêt et je ne penserai jamais à lui comme cela. Il se sentait simplement seul, je suppose. On dirait qu'il n'a personne.
Elle pensa qu'il y avait une part de vérité dans les mots d'apaisement qu'elle prononçait pour Avery. Peut-être Lothaire avait-il vu l'occasion de se faire une alliée en lui donnant les lettres de Rosier. Il n'avait pas arrêté de lui parler de liberté, de délivrance, ce devait être quelque chose de très important pour lui. Avery parut soulagé.
-Bon, je te crois. Mais n'oublie pas le monstre qu'il peut être. Jared m'a dit qu'il était presque certain que c'était lui qui avait fait du mal à Melyna - apparemment, il le lui aurait avoué à demi-mots. On ne sait jamais, il pourrait se mettre en colère et vouloir faire subir la même chose à quelqu'un d'autre. Après tout, il n'avait aucune raison de s'en prendre à Melyna.
oOo
Lothaire Selwyn lui rendit justement visite le lendemain matin. Contempler ce monstre aux yeux dorés se dresser dans son vestibule fit forte impression à Aidlinn. Il avait tout l'air d'un meurtrier et pourtant, il se contentait de tendre calmement son manteau à Stinx, l'elfe de maison, qui tremblait à ses pieds. Il se comportait exactement comme s'il ne risquait pas de faire éclater le manoir et seul Merlin savait ce qu'il aurait pu faire d'autre.
Aidlinn se retrouva à lui proposer du thé dans le petit salon éloigné au fond du manoir ; elle n'était même pas sûre que ce fut une résultante de sa propre volonté – dans un accès de colère, elle avait cassé le collier que Rosier lui avait offert.
-Plutôt un café pour moi, je te prie.
La pièce était sombre et les rideaux à moitié tirés, mais aucun d'eux ne fit l'effort de les entrouvrir davantage. Il régnait une odeur de cigare froid – Gordon avait dû fumer dans cette même pièce la veille au soir.
-As-tu trouvé utilité à mes petits renseignements ? lui demanda Selwyn lorsqu'il se fut servi du café.
Aidlinn se contenta de le fixer avec amertume. Elle avait beau lui être redevable de lui avoir ouvert les yeux, elle ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir d'avoir pris plaisir à briser ses espérances.
-Je suis très surpris que Rosier ne soit pas encore venu me voir, poursuivit Lothaire d'un ton pensif. Je le connais assez pour être certain qu'il serait venu me demander des comptes, il aura à coup sûr détesté perdre un de ses pions. Je ne peux donc en déduire qu'une chose, c'est que tu ne lui as pas donné mon nom.
Lothaire la fixait avec une nouvelle lueur dans le regard, une légère flamme qu'elle ne lui avait jamais vue – une étincelle de reconnaissance. Aidlinn n'avait pas donné son nom par loyauté et elle se rendait compte que Selwyn n'avait jamais pensé qu'elle respecterait le silence à son égard. C'était la première fois qu'elle rencontrait une émotion dans le désert aride de ses yeux ; c'était grisant, comme contempler un soleil neuf après des mois d'obscurité ; c'était aveuglant, étourdissant et Aidlinn se surprit à en vouloir encore. C'était cette même sensation, en plus chaleureuse, qu'elle avait aimée chez Rosier – la sensation de bénéficier d'une attention excessivement spéciale mais très éphémère. Malheureusement, l'étincelle acheva de brûler dans les iris de Selwyn et ses yeux se réduisirent de nouveau à deux fenêtres ouvrant sur un monde ambré, aride et désolé. Cela rappela à Aidlinn que Lothaire ne serait jamais un homme normal, qu'il ne fallait pas croire qu'il pût être un allié.
-Je comprends pourquoi il voulait tant te garder, continuait Selwyn qui n'avait pas accordé d'attention à ses états d'âme. Tu es si loyale, si pure. On a l'impression qu'en te donnant un peu d'amour, tu pourrais mourir pour nous.
-C'est seulement une impression.
Lothaire lui offrit un sourire dévasté, sans joie.
-Pauvre petite chose, il t'a tellement déçue. Je me sens presque fautif d'avoir révélé la supercherie.
Il ne paraissait pas avoir de remords alors qu'il disait ces mots. Il décrivit calmement un arc de cercle entre les éléments du mobilier pour s'arrêter à quelques pas d'elle.
-Est-ce toi qui as fait du mal à Melyna ? demanda Aidlinn sans réfléchir.
La présence de Lothaire se fit oppressante tandis qu'il perdait son sourire et que son visage prenait une expression de neutralité austère.
-Qui t'a dit ça ? Ce ne sont que des rumeurs. La police m'a interrogé et ils en ont conclu que je n'avais rien à voir avec cet incident.
-Je pensais que tu voulais être honnête, tenta Aidlinn. Tout le monde te soupçonne. Tu as pénétré son esprit pendant la fête, comme tu as essayé de le faire avec moi chez les Wilkes.
Lothaire était peu enchanté de s'aventurer sur ce terrain, mais quelque chose soufflait à Aidlinn que ce n'était pas vraiment la raison de son agacement.
-Tu sais que ça ne marche pas comme ça. On ne peut jamais être totalement honnête. Regarde où ça t'a mené avec Evan. Tu lui as tout abandonné et il s'est servi de ce que tu lui offrais sans un égard pour toi. Tu n'as toujours pas compris ? Les gens prennent ce qu'on leur offre et c'est tout. C'est tout.
Il n'avait pas répondu à sa question et pourtant il lui offrait un aveu.
-Alors, tu es revenu pour voir ce que cela me faisait, n'est-ce pas ? Pour te délecter de mon chagrin ? Comment est-ce que ça pourrait t'intéresser ? Nous ne nous connaissons pas.
-Tu te trompes. Je te connais. Je vois très bien ce qui te pousse vers Rosier, encore et encore. Ma mère a fait la même erreur que toi, à son époque. Elle a épousé mon monstre de père et je peux te dire qu'elle l'a amèrement regretté par la suite.
-C'est n'importe quoi, tu ne sais rien d'Evan et moi.
-J'ai suivi certains de vos échanges, ça a été suffisant.
Voulait-il dire qu'il les avait espionnés, Evan et elle ? Elle se sentit blêmir et bégaya.
-Comment ça ?
Lothaire haussa les épaules.
-Quelle importance ? Tu ne devrais pas être si curieuse, après tout, on ne se connaît pas vraiment. Qui sait ce que je pourrais te faire ? Si tu penses que j'ai fait du mal à Melyna Moon, pourquoi m'invites-tu à prendre le thé ?
-Je ne…
Mais elle s'interrompit car il souriait.
-N'aie pas peur. Après tout, nous sommes dans le même camp, n'est-ce pas ?
Il emprunta la sortie de lui-même, elle ne le raccompagna pas.
