Notes de début de chapitre.
Pas de notes.
CHAPITRE LVI
" As the night time bleeds into the day
Tomorrow spills across the sky
And the sun's a harsh reminder why
We are feeling barely human"
(Bastille ft. Seeb, artistes anglais, "Grip")
a. Déjà-vu
D'ordinaire, les nuits que passaient Seung-Min à la caserne se ressemblaient toutes, et suivaient un ordre résolu d'étapes précises qui consistaient à entrer dans la chambre où se trouvait l'emplacement de son lit, ôter son équipement, son uniforme, parfois à aller se débarbouiller dans le cas où son coucher avait été précédé d'une patrouille nocturne, passer ses habits de nuit (s'il s'en sentait capable, car parfois il était trop épuisé pour pouvoir bouger davantage n'était-ce qu'un muscle, et s'écroulait sur sa couchette sans demander son reste), déplier le matelas qu'on lui avait attribué, puis s'y étendre et fermer les yeux sur les réminiscences des gwishins abattus ou capturés quelques heures auparavant, sur le brasier fantasmagorique des torches et des corps, sur les cris, les larmes (noires), et l'impression de plus en plus exacerbée que quelque chose n'allait pas, sans pour autant qu'il fût capable d'identifier clairement l'origine du problème ou même de le définir avec netteté.
Une impression n'était pas faite à priori pour être décrite dans des termes clairs mais limités, dont aucun par ailleurs ne pouvait rendre compte de leur dimension thaumaturgique, subjective et impalpable. Dès l'instant où des adjectifs tentaient de peindre une sensation, d'en retracer les contours et les proéminences, celle-ci perdait alors son statut chimérique et, par extension, tout ce qui en faisait la puissance.
Seung-Min, qui avait parfois conversé avec des lettrés durant les banquets de la maison du Printemps, quand ceux-ci étaient assez aimables pour n'accorder aucune importance aussi bien à la qualité prétendument restreinte de son esprit ou encore à son rang, avait entendu l'un d'eux affirmer qu'une impression ne pouvait jamais être retranscrite telle qu'elle se présentait et s'élevait dans l'intérieur embrumé du jugement humain.
Chercher à expliquer en détails une sensation, c'est prendre le risque de la perdre, ou pire, de la diminuer, avait-il déclaré d'un ton paisible et un peu pompeux, où toute condescendance était néanmoins exclue. Il avait ajouté ensuite, d'un air délicatement mélancolique, qu'il existait des choses qui ne s'expliquaient pas, et que la plupart de ces choses avaient traits aux sentiments et aux ressentis, dont la profondeur et la complexité étaient nécessairement inaccessibles au langage.
En atteignant le portail de la maison des Baek, après avoir dormi chez les courtisanes, en compagnie de celle qui l'avait resservi fréquemment, mais dont il ne parvenait pas à se souvenir le nom, et dont les manières lui avaient en outre beaucoup trop rappelé Min-Su pour le pousser à s'attarder sur sa véritable identité, il songea à l'observation formulée par l'érudit à propos des perceptions, et la trouva tout à fait en concordance avec ce qu'il éprouva en voyant apparaître au même moment lady Baek, qu'il avait déjà eu l'occasion de croiser quelques fois auparavant à la caserne, lorsqu'elle venait rendre visite à son époux.
Elle était connue pour être active, et tout dans son attitude, sa gestuelle, trahissait un désir de mouvement, un élan dans une direction ou une autre, un besoin d'animation, une détermination, toutefois tempérée et rendue infiniment plus gracieuse par des manières calmes et polies. La plupart des gens s'arrêtaient à cette dernière appréciation, et si beaucoup jaugeait la femme du capitaine Baek comme étant naturellement douce et sereine, peu encline aux accès de colère et de nervosité qu'un certain nombre de soldats reprochaient à leurs propres femmes tout en omettant de reconnaître qu'ils en avaient eux-mêmes, Seung-Min et plusieurs de ses confrères appartenant à la brigade anti-gwishins dirigée par Baek Dong Soo avaient pu noter des comportements et des réactions de la part de sa femme qui s'opposaient fortement à l'idée que celle-ci était aussi tranquille que la surface de l'étang aux nénuphars qui composait les jardins de la maison du Printemps.
Sous cette dernière, les carpes se mouvaient avec vivacité, les tiges des plantes s'agitaient, et il en allait très certainement de même pour lady Baek. Lorsqu'elle venait à la caserne, apportant le plus souvent à manger ou des nouvelles à son mari, elle en profitait pour leur adresser un mot gentil, pour leur demander comment ils se portaient, et alors qu'on la disait peu appréciée des compagnes des bureaucrates, elle jouissait d'une popularité attendrie auprès des militaires qui travaillent avec son époux.
Elle le salua avec bonté, d'un signe de tête élégant et alangui, et le fit entrer en lui demandant poliment s'il avait pu profiter agréablement de son congé. Elle possédait cet avantage d'ancienne gisaeng de ne pas être choquée ou irritée dès lors qu'un homme lui avouait avoir côtoyé ses consœurs, et sa profession d'antan lui avait permis d'acquérir un air d'attention soutenue et presque de séduction latente qui modulait langoureusement les traits de son visage chaque fois qu'elle écoutait le récit ou les histoires de quelqu'un d'autre.
Elle était moins belle que la courtisane avec laquelle Seung-Min avait passé la nuit, mais elle était réputée cependant pour être l'une des plus jolies épouses de militaire, et la gravité que lui avait donné une expérience d'un autre genre que celle des autres gisaengs traditionnelles, et d'une durée plus longue, procurait à ses façons un charme plus subtil et fuselé. Elle le mena jusqu'aux portes du grand hanok central. Il avait déjà vu la demeure des Baek, et y avait même déjà passé une soirée durant laquelle le capitaine Baek avait invité ses soldats à venir se détendre après une excursion particulièrement pénible, où ils s'étaient trouvés confronté à un groupe d'enfants gwishins, dont le plus âgé ne devait pas avoir plus de quinze ans.
De part leur impossibilité de croissance, le gouvernement avait jugé préférable d'éliminer les morts les plus jeunes au lieu de les faire entrer dans l'armée de gwishins. Les morts les plus vieux étaient réservés quant à eux à des tâches subalternes. Les femmes, qu'on admettait pas dans les rangs des soldats, étaient le plus souvent exécutées quand elles ne disposaient de connaissances ou de compétences de valeur, telle que la médecine ou l'herbologie. Bien que tous les militaires se soient pliés à la règle, Seung-Min se rappelait avoir lu une détresse réelle dans les regards de ses confrères ce soir-là, un millier de questionnements et de doutes affreux que ses propres yeux avaient renvoyés à leur tour (ils sont comme nous comme nous des enfants ce sont des enfants des enfants morts mais des enfants).
Sur la table du maru, la grande pièce d'été centrale, le fils du couple s'exerçait à la peinture sur de grandes feuilles planches tandis que de l'autre côté de la table se tenaient une gamine de son âge et un vieux monsieur à l'apparence très digne, vêtu d'un beau hanbok mauve sombre, et qui montrait à la fille une ligne spécifique sur la page d'un livre qu'elle était en train d'étudier. La fille avait les yeux plissés par la concentration et la réflexion, et, mains jointes et coudes posés sur la table, elle ne pipait mot.
S'il ne la connaissait pas, Seung-Min avait en revanche déjà vu l'héritier Baek en passant durant la soirée qu'il avait passé chez eux avec les autres soldats, et l'enfant lui avait alors paru très timide et un peu étrange, car il n'avait strictement rien dit à personne, ne s'était pas intéressé aux armes ni aux fonctions des militaires, à l'inverse d'un bon nombre de garçons de son âge.
Il avait en outre une fixité troublante dans le regard, qui l'avait mis mal à l'aise et lui avait inspiré du soulagement au moment où le garçon était retourné dans sa chambre. En le voyant sagement assis et en plein travail, et s'être inclinée légèrement devant le vieil homme sans déranger plus que ça la leçon qu'il était vraisemblablement en train de dispenser, sa mère vint tout de suite jeter un coup d'œil à son ouvrage, et se moqua gentiment de lui en constatant qu'il avait le bout des doigts maculés d'encre noire.
- Mon mari doit certainement se trouver dans son bureau, observa t-elle. Attendez ici un instant, je vais voir.
Elle s'éloigna, ôtant au passage son ayam et son manteau doublé de fourrure, le tissu de sa chima frottant gentiment le sol de bois clair. La nuit tombait déjà, impitoyable en ces temps d'hiver, et Seung-Min avait enfilé l'uniforme réglementaire fourré avec un rembourrage de coton qui permettait aux soldats de ne pas geler durant les patrouilles nocturnes.
Sous son chapeau, son bonnet protégeait ses oreilles, mais il les sentait brûler de froid, ce qui était tout un paradoxe et l'amenait régulièrement sa pensée à s'égarer en essayant d'en extraire la logique. Il se tint debout, silencieux, observant distraitement les enfants qui avaient assez de chance pour se livrer au labeur intellectuel plutôt que manuel. Il se souvint que, plus jeune, il avait détesté devoir rester ainsi en place, et avait exprimé une préférence pour les activités de plein air, où il était libre de s'ébattre comme bon lui voulait.
Lady Baek revint du bureau de son époux, accompagnée de celui-ci, qui leva la main avec un sourire rapide pour souhaiter le bonjour à Seung-Min et se vit répondre de la même façon. Derrière eux, encore dans le couloir qui menait aux autres pièces de la maison, il distingua deux silhouettes étrangères (tiens ils reçoivent), qui paraissaient hésiter à avancer plus avant. Comme Baek Dong Soo tournait la tête et s'en rendait compte alors qu'il se dirigeait vers l'un des cabinets pour y récupérer son jeonrip, il leur lança d'un ton décontracté :
- Ce n'est rien. C'est juste Seung-Min.
- Merci, capitaine, répliqua celui-ci d'un ton volontairement caustique, et pour convaincre les autres de son absence de danger. Toujours heureux de savoir que je ne suis "rien".
La première silhouette se découpa dans l'encadrement de la porte, et c'était celle d'une jeune fille qui devait avoir le même âge que le fils Baek et sa petite compagne de travail. Contrairement à cette dernière, toutefois, elle ne portait pas de jupe, mais un pantalon resserré aux chevilles, de couleur grise, et une veste également ajustée aux manches. Seung-Min inclina la tête pour la saluer et la vit imiter son geste, mais il lui trouva cependant des yeux méfiants, presque hostiles.
Il aurait pu passer outre le second individu de la même façon, et se contenter de noter qu'il présentait le même regard distant, s'il n'avait pas reconnu dans ses traits, dans ses joues creuses, dans ses longs cheveux noirs et bouclés, dans la pâleur de son visage, tous les attributs de l'homme qu'il avait croisé jadis à la maison du Printemps, alors qu'il flânait dans les jardins avec Min-Su (on t'a mal appris alors).
Celui-ci lui avait dit, à l'époque, qu'il ne connaissait pas le capitaine Baek, et Seung-Min ne parvint pas à camoufler sa stupéfaction en le voyant pourtant chez lui, alors que rien au départ ne l'aurait laissé présagé. À l'expression qui se peignit sur le visage de l'homme, il comprit avoir été aussi reconnu, et ce dernier le gratifia d'un petit signe de tête en guise de salut.
- Seung-Min est de mes hommes de brigade, lança tout haut Baek Dong Soo en nouant les rubans de son chapeau protocolaire, sous lequel il portait également un bonnet cousu de fourrure. Et un de mes anciens élèves. Il est très bien. Tu veux quelque chose à boire ou à manger avant de partir, Seung-Min ?
- Ne vous dérangez pas pour moi, protesta t-il, s'arrachant aux questions relatives à la présence de l'homme de la maison du Printemps chez les Baek, à son identité, et à ses liens avec la famille.
- Comme tu veux. Tu voulais me parler de quelque chose en privé, je crois ?
Il s'approcha tout en faisant cette remarque, et entrouvrit les portes de la pièce pour pouvoir mettre ses chaussures. Les deux gosses à la table ne s'étaient pas interrompu dans leur activité, et lady Baek causait à voix basse avec les invités, dont l'homme, qui avait croisé les bras devant sa poitrine et hochait doucement la tête.
- Oui, avoua t-il. C'est à propos de l'examen du gwageo.
- Ah ! Tu y as réfléchi, alors, à cette idée de devenir chef de brigade à ton tour ?
Ils en avaient discuté au cours de leur précédente patrouille, dont la fin avait marqué le début de leur congé. Bien que la conversation eût été générale et impliquât tous les soldats et leur capitaine, Seung-Min s'était appliqué à retenir les informations transmises par celui-ci à propos des conditions à remplir pour monter en grade, et éventuellement décrocher le statut de yangban.
Il avait été en revanche gêné de demander davantage de précisions à leur chef devant le reste de ses camarades, dont tous n'avaient pas la possibilité de se présenter aux examens, et de la part de qui il craignait l'éventuelle désapprobation ou jugement. Il avait ainsi demandé à Baek Dong Soo une entrevue plus privée sans lui indiquer quel en serait le sujet précis, à quoi celui-ci avait répondu qu'ils pourraient parler plus librement en faisant route ensembles vers la caserne, lors de leur prochaine ronde.
Ils s'étaient ainsi accordé sur la date et l'heure, et Seung-Min confirma son intérêt pour l'opportunité à son capitaine, qui lui adressa un sourire radieux.
- Je vais t'expliquer, lui promit-il, en lui tapotant l'épaule. Il y aura bien le temps jusqu'à la caserne, et si nous en manquons, tu pourras toujours revenir ici.
- Bien, capitaine,
- J'y vais, lança ensuite celui-ci à tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur du hanok. Je vous vois tous demain.
Seung-Min observa ses yeux s'attarder un moment sur l'homme de la maison du Printemps, et comme il l'entraînait avec lui à l'extérieur, il en profita pour essayer d'en apprendre davantage, poussé par la curiosité et l'étonnement.
- Capitaine ?
- Quoi ?
- L'homme que vous receviez, déclara t-il prudemment. Celui avec les longs cheveux noirs. Vous le connaissez bien ?
- Un ami de longue date, répondit t-il, avec une brièveté un peu sèche. Il est venu me rendre visite avec son étudiante. Pourquoi ?
- Non, je..., Seung-Min hésita, puis décida que la révélation n'avait à priori rien de dangereux. Je l'ai croisé, une fois. Il y a quelques années, à la maison du Printemps. Je me demandais, c'est tout.
- Vraiment ?
La maison rapetissait derrière eux, gardant ses habitants au chaud dans son sein, et le regard de Baek Dong Soo s'était soudainement fait perçant, insistant, semblable à celui de son fils, alors que son ton avait pris une inflexion plus dure, mais aussi plus antipathique. Seung-Min se souvint du manteau, de la neige, et de la (cicatrice il avait une cicatrice).
Il hocha juste la tête, et malgré la persistance des questions intérieures, d'une impression lugubre qu'il avait eu en le voyant pour la première fois, blafard dans la lumière du jour d'hiver, et qui revenait à lui, le caressait comme la jupe d'une gisaeng, il ne dit plus rien par la suite sur ce sujet.
b. Le foyer d'Hestia
Yun-Seo passa toute l'heure suivante et précédant le dîner assise près de son fils, à trier ses papiers et à écrire ses lettres, tandis que celui-ci couvrait les feuilles de papier ramenée fréquemment par Dong Soo d'une petite boutique en ville, postée à quelques mètres de la caserne, et par laquelle il faisait souvent un crochet pour les besoins artistiques de Yoo-Jin.
En face d'eux, la petite Iseul en avait fini avec les sciences et sa deuxième leçon, prévue pour durer aussi longtemps que la première, concernait l'apprentissage du répertoire musical national, de son fonctionnement et des instruments qui le composaient, qu'il eût été question de musique aristocratique ou plus simplement des accompagnements de rituels ou de danses folkloriques.
Le professeur d'Iseul était un confrère d'un de ceux de Yoo-Jin, par le biais duquel Yun-Seo avait pu obtenir son nom, et il détenait des connaissances étendues sur les domaines de la musique, de la littérature nationale, des philosophies anciennes et occultes, ainsi qu'en sciences naturelles. Il était de même relativement calé sur les questions économiques et navales, bien qu'il lui avait fait remarquer un jour, après l'enseignement d'Iseul, que les deux disciplines ne s'inscrivaient pas dans le registre de ses grandes passions.
C'était un homme exigeant, mais qui, une fois ôté son manteau d'instituteur, savait faire preuve de gentillesse et de compréhension. Yangban depuis son plus jeune âge, et ce n'était pas peu dire, car il allait bientôt fêter ses soixante sept ans, son éducation dans un milieu pourtant cloisonné ne l'avait pas empêché de se détacher des idées toutes préconçues de sa propre classe pour apprécier de donner la classe aux enfants des plus démunis.
- Ils sont plus difficiles, et moins disciplinés que les progénitures des familles nobles, avait-il observé alors qu'ils buvaient le temps un soir, tous attablés, Iseul avec eux avant de retourner chez ses parents. Mais il y a, à mon sens, beaucoup de mérite dans le fait de parvenir à éveiller leur curiosité, leur intérêt pour un sujet ou un autre, et à les pousser à développer ce désir naturel d'apprendre pour les amener vers l'étude et le sérieux.
Parfois, lorsqu'il rencontrait un des précepteurs de Yoo-Jin, il restait un peu pour converser avec eux, et Yun-Seo ou Dong Soo, lorsqu'ils le pouvaient, aimaient tous deux se joindre à leurs discussions autour d'une collation, car ces dernières recelaient bien souvent des informations profitables quant à la façon dont le gouvernement et ses prises de positions récentes étaient perçues dans le monde des lettrés, et dont les excès étaient là aussi loin de convenir à tout le monde.
Mon père est revenu d'entre les morts, s'était ainsi confié le professeur, et sa voix avait été plus douce, plus lointaine, comme celle d'un tout jeune garçon, pendant la deuxième résurrection. À l'époque déjà, il était connu que les gwishins se nourrissaient de chair, et la crainte qu'inspirait leur apparition et leurs habitudes alimentaires était déjà largement répandue, mais l'ardeur de ces deux dispositions se voyait néanmoins mise à rude épreuve dès l'instant où la porte d'un vivant s'ouvrait sur un membre de sa famille ou un proche disparu.
Yun-Seo avait constaté deux cas de figures au fil des années et des récits qu'elle avait entendu. Dans le premier cas, sans dire que toute animosité envers les morts disparaissait, celle-ci était noyée chez ceux confrontés à un retour sous une onde de soulagement et d'exultation dont la force annulait bien souvent tout autre ressenti, et les poussait à accueillir chez eux leur parentèle ou amis disparus, ainsi qu'à les garder à l'abri, autant que possible, à moins d'une catastrophe liée à l'appétit redoutable des ressuscités.
Le professeur d'Iseul avait été de ceux-là, et avait hébergé son père durant plus d'un an, le nourrissant si bien, et avec de la viande, qu'il n'avait pas eu le moindre danger à déplorer jusqu'à l'arrivée des soldats, prévenus vraisemblablement par un domestique apeuré. De l'autre côté du continuum, la vue de gwishins anciennement aimés provoquaient chez les vivants un tel choc et une telle frayeur qu'ils plongeaient soit dans les travers de la violence, soit se laisser engluer par la folie, incapables de comprendre le comment du pourquoi, d'accepter la réalité, et de continuer de vivre avec.
Sur la feuille dépliée devant son fils, et bien qu'elle fût concentrée sur son courrier, elle voyait se tracer les lignes noires familières, les formes, les idées. Le sujet d'étude favori de Yoo-Jin était les animaux, en particulier les créatures fantastiques tels que les dragons ou encore les phénix, et Yun-Seo l'avait vu plusieurs fois posté devant un de leurs paravents ou une de leurs tapisseries, ses yeux décortiquant religieusement les images de félins, d'oiseaux, de poissons, que des artistes plus aguerris avaient peints sur ces surfaces, afin de pouvoir plus tard les reproduire lui-même.
Son trait manquait certes encore un peu de cette distinction propre aux utilisateurs réguliers du pinceaux, mais il avait fait de remarquables progrès depuis ses premières esquisses, débutées à l'âge de huit ans sous l'impulsion d'un aperçu de son père, lui même penché sur sa table de travail, alors en train d'ébaucher les contours des corps de deux combattants sur un livret qu'il remplissait depuis bien avant son mariage avec Yun-Seo, et qui comportait presque essentiellement des croquis d'affrontements, de duels, avec un soin porté à la représentation des armes utilisées et des postures plus qu'aux visages et à l'environnement entourant les adversaires.
Lorsqu'elle l'avait épousé, elle était alors encore loin d'imaginer chez lui l'existence d'un tel goût pour le dessin, mais elle soupçonnait que ses penchants premiers pour la boisson et son statut militaire, qui avaient longtemps été les seuls emblèmes de son époux du temps où elle était encore gisaeng, l'avaient probablement égarée dans son jugement, la poussant à croire qu'il ne s'intéressait à rien d'autre en particulier.
Cependant, à mesure que les mois s'étaient écoulés après leur union, et qu'elle le fréquentait plus intimement, elle l'avait vu souvent ainsi, isolé à une table, son livret ouvert sur une page vierge, un pinceau très fin à la main, en train de matérialiser des silhouettes, bras tendus, épées brandies, sur le point de croiser le fer. Il la laissait voir et lui demandait même son avis sur certains ouvrages, acceptant de bonnes grâces ses suggestions d'amélioration lorsqu'elle en formulait, et avec un sourire en coin les compliments qu'elle lui adressait.
Bien que sans aucun lien biologique, Yoo-Jin et lui partageaient cette affection du dessin, de la composition picturale, qui était entre eux presque une forme de langage. Yoo-Jin était un enfant de peu de mots, mais il pouvait passer de longues heures près de Dong Soo, soit à regarder patiemment et scrupuleusement la façon dont il s'y prenait dans son travail, soit à figurer lui-même quelque chose sur le papier, et lorsqu'ils étaient ainsi, leurs deux dos se penchaient d'un même mouvement vers l'avant, doucement arrondis, et Yun-Seo éprouvait l'envie de poser une main sur chacun d'eux, et d'entrer à son tour dans le délicieux tableau qu'ils formaient.
Tous deux se dédiaient par ailleurs des illustrations, avec un plaisir évident, le plus généralement muet. Il était fort probable que l'une des œuvres que son fils préparait ce soir irait rejoindre la pile dédiée à son père adoptif. Iseul en avait eu quelques-uns, elle aussi, le plus souvent après ses leçons chez les Baek, durant lesquelles Yoo-Jin se plongeait alors dans ses dessins avec un sérieux qu'avaient loué à la fois ses précepteurs et celui de sa petite compagne.
Après le second cours d'Iseul, puis son départ et celui de son professeur, la cuisinière, qui était revenue pour le dîner, apporta les plats tandis que Yeo Woon et sa jeune élève s'en retournaient de la chambre de Dong Soo, où ils s'étaient retirés afin de laisser les enfants travailler en paix. Du coin de l'œil, elle remarqua que Bo-Young accueillait le renouvellement de leur présence avec un certain étonnement, mais elle ne fit aucun commentaire et ses regards ne s'attardèrent pas sur les invités, à l'inverse de celui du jeune soldat, Seung-Min, qui était venu récupérer son mari pour se rendre à la caserne.
Elle avait nettement vu l'insistance avec laquelle il avait observé Yeo Woon et en avait été préoccupée, car elle n'avait pas su déterminer si son attitude avait été motivée par la simple surprise de voir un étranger dans la maison de son supérieur, ou par des raisons plus obscures. Une fois la cuisinière retournée chez elle, et ayant répondu à la jeune fille, visiblement interpellée par ses allers et venues, qu'ils n'avaient pas encore assez de moyens pour s'offrir une aide permanente à domicile, elle se tourna vers Yeo Woon.
- Pardonnez mon indiscrétion, mais je n'ai pu m'empêcher de constater que le soldat venu nous rendre visite tout à l'heure vous regardait avec beaucoup d'attention. Je me permets de vous poser la question simplement pour apaiser mon esprit, mais serait-il éventuellement une de vos connaissances ?
À ces mots, elle nota que Mago tendait l'oreille, et Yun-Seo se demanda alors ce que savait la jeune fille de son maître, ce qu'elle avait pu en apprendre, et jusqu'où allaient ses connaissances en la matière. De sa visite à la maison du Printemps, elle avait retenu que Yeo Woon se prêtait difficilement aux confessions et plus généralement aux conversations, mais son étudiante avait de toute évidence passé du temps en sa compagnie, et il était possible qu'elle en sût autant sur lui que Yun-Seo en savait sur Dong Soo.
- Je l'ai rencontré par hasard durant une de mes premières sorties à la maison du Printemps, lui confirma t-il d'une voix qui ne révélait aucune altération susceptible d'avoir sous-entendu une vérité plus complexe. Il montrait une clé à l'une de vos consœurs, et je lui ai conseillé une autre manière de faire.
- Je vois, comme avec votre étudiante.
Cette dernière exprima ouvertement son désaccord.
- Il ne me donne pas de conseils. Il me donne des ordres, ce n'est pas la même chose.
Sa vivacité d'esprit et l'affliction exagérée amenée par son observation amusa Yun-Seo, avant que Yeo Woon, ignorant Mago, n'ajoute :
- C'est par lui que j'ai appris pour Dong Soo.
Le dîner s'était achevé sur des coupes de patbingsu, dont raffolait Yoo-Jin, et Yun-Seo avait elle-même été préparer du thé vert pour accompagner la douceur et réchauffer leurs palais. Au cours des premières réunions clandestines des membres du réseau d'Hanyang des Yeogogoedam auxquelles elle et son mari avaient assistés, ils avaient eu vent de théories, rapportés par plusieurs d'entre eux qui avaient caché des gwishins de façon régulière, selon lesquelles l'eau chaude était un des moyens leur permettant de regagner un peu de chaleur.
Par la suite, durant le passage de certains morts parmi eux, amenés en toute discrétion par leurs protecteurs en vue de les faire bénéficier d'informations et d'adresses amicales, les principaux concernés lui avaient confirmé le phénomène, jurant qu'ils avaient pu éprouver une sensation de chaleur en prenant un bain brûlant, ou en se baignant dans des sources chaudes. Ils craignaient le feu et seul celui-ci contribuait réellement à leur destruction, mais une eau à forte température ne leur faisait rien. Ces hypothèses s'étaient vu renforcé durant l'été 1780.
Une deuxième vague d'Hiver Mort était survenue, frappant les gwishins capturés et emprisonnés par l'armée, ainsi que ceux recueillis par des vivants et préservés par ces derniers. Elle avait été surprenante, mais pas si inattendue de part l'habitude que les vivants avaient déjà pris des résurrections, et l'association qu'ils avaient fait automatiquement entre renaissances fréquentes et tout phénomène y étant plus ou moins lié.
Cette fois mieux préparés que durant le premier épisode, on s'était attelé à maintenir een état les morts prisonniers ou protégés, et de nombreux membres du réseau avaient affirmés en réunion que si la chaleur humaine était sans conteste l'option la plus efficace, les bains très chauds pouvaient jouer le rôle d'alternative dans les cas où ils étaient forcés de s'absenter, prodiguant assez de chaleur aux gwishins pour les garder actifs et conscients, à condition de veiller à la température de l'eau.
Elle s'interrogea, tout en les observant, de la façon dont Yeo Woon et son élève avaient vécu le deuxième Hiver Mort. Elle se doutait qu'ils n'auraient pas été sous ses yeux s'ils n'avaient pas pu trouver de solution pour y remédier, mais elle était curieuse de savoir à quelle méthode ils avaient eu recours, car elle se rappelait de la première vague et des absences répétées de son époux, alors dévoué à apporter sa chaleur aux morts de la maison du Printemps.
Profitant d'un silence confortable, uniquement brisé par les coups de cuillère avides de son fils et de Mago, qui dévorait le dessert avec autant de ferveur que celui-ci, elle prit la parole.
- Nous organisons d'ici une semaine et demie une réunion avec les autres membres des Yeogogoedam qui vivent à Hanyang. Souhaiteriez-vous y participer ? Nous recevons très fréquemment des gwishins, et ce sera très probablement l'occasion pour vous d'en rencontrer d'autres. Ce ne sera pas nécessairement très long, ni même très loin, puisqu'elle doit avoir lieu à quatre rues d'ici.
L'étudiante de Yeo Woon se montra enthousiaste à cette perspective, les lèvres barbouillées de haricots rouges, et Yeo Woon n'émit aucun désaccord explicite, ce que Yun-Seo interpréta de sa part comme une approbation.
Ils demeurèrent encore quelques instants ensembles, durant lesquels elle s'enquit du déroulement de leur voyage au Qing et de ce qu'ils y avaient vu, sans entrer toutefois dans les détails par peur d'être inconvenante, puis ils se séparèrent finalement à la deuxième heure d'haesi, chacun retournant dans ses quartiers, les deux gwishins dans la chambre de Dong Soo, Yoo-Jin dans la sienne, et elle dans ses propres quartiers, après avoir embrassé son fils et souhaité la bonne nuit à ses invités.
Elle fit un rêve cette nuit-là, un qui revenait assez souvent depuis quatre ans, d'une immense baignoire dont s'échappait de la vapeur, et qui contenait un sang enflammé, écarlate, à la surface aussi lisse que celle d'un bijou. S'y baignaient son époux et Yeo Woon, leurs corps nus immergés jusqu'à la taille, la peau ruisselante de rivières pourpres, tendrement enlacés joue contre joue, et quand ils la trouvaient, ou plutôt la repéraient, comme un petit mulot dissimulé dans son terrier, ils la regardaient toujours d'un œil sombre, trop noir, mauvais, avec une sérénité effroyable.
