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Chapitre 60

J'effacerai le temps

J'effacerai les jours

Mais je sais qu'au retour

J'irai me questionnant

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Voilà

J'ai les mains vides

Vides sont mes mains

Vides

Parfois je les regarde, stupide

Et les feuilles tombent dans l'air limpide

Encore une fois

Esther Granek, Rupture

Ils étaient en haut de l'escalier, muets au milieu de la foule d'étudiants qui dévalaient les marches pour rentrer chez eux. Les sombrals attelés aux diligences attendaient patiemment en ébrouant leurs maigres encolures et leurs oreilles fines s'agitaient en réponse à l'effervescence autour d'eux.

-Alors, on dirait que ça y est, dit Avery. C'est le moment de dire au revoir.

Il tenta de sourire, mais il avait l'air un peu abattu. Ils virent d'autres septième année se retourner pour observer le château une dernière fois avant de grimper sans entrain dans les calèches qui les arrachaient pour toujours à leur deuxième foyer. Il fait relativement chaud, mais le ciel était d'un gris mélancolique, bien loin de l'azur dont il pouvait se parer lors des beaux jours ; un vent sinistre faisait ployer les sapins de la forêt interdite et le vieux saule cogneur du parc.

Aidlinn avait la gorge serrée, elle n'avait pas pensé que le départ serait aussi effrayant, déchirant. Elle se rendait compte que c'était là que leurs destins à tous se séparaient. Après avoir partagé le quotidien de ses amis pendant sept ans, Aidlinn réalisait qu'elle ne les verrait probablement plus prendre leur petit-déjeuner en baillant le matin, partir se coucher avec un air inquiet sur le visage ou même se languir par temps de pluie dans la salle commune ; elle comprenait qu'elle n'aurait plus jamais la même légitimité dans leurs vies, qu'elle deviendrait petit à petit une étrangère. C'était un privilège inestimable que de se voir attribuer des compagnons d'existence, des âmes évoluant dans le même univers et vous arrachant à la solitude jour après jour ; c'était un privilège que l'on réalisait seulement quand on le perdait. Dès ce soir, il aurait disparu pour ne laisser que des souvenirs amers et teintés de regrets.

-Allons, dépêchons, le train n'attendra pas les retardataires, les houspilla Mr Picott en surgissant derrière eux. Mr Mulciber, montez dans cette diligence et disparaissez à jamais de ma vue, ou je vous garde tout l'été pour les travaux de rénovation.

Mulciber eut un regard horrifié, repensant certainement aux longues heures qu'il avait passées en retenue aux côtés de l'austère concierge, et s'empressa d'obéir, suivi par ses deux amis.

-Lui, il ne va pas me manquer en tout cas, confessa-t-il quand ils furent assez éloignés.

Leur diligence s'ébranla en douceur. Aidlinn se pencha à la fenêtre pour contempler une dernière fois l'impressionnante façade de Poudlard, ses innombrables tours perçant les nuages et sa grande porte ouverte poussant un cri d'adieu.

-Attendez, attendez ! hurla Kenneth Adamson.

Il courait vers eux, coupant par la pelouse du parc désolé. Mulciber lui ouvrit la porte de la diligence et il parvint à sauter à l'intérieur, soupirant de soulagement et leur adressant un sourire d'excuse. Il tenait dans ses bras un grand sac en toile qui remuait étrangement.

-Merci, dit-il. Je ne sais pas ce que j'aurais fait si j'avais raté la dernière.

En effet, il n'y avait plus aucune autre diligence attendant devant le château derrière eux, seulement la frêle silhouette de d'Apollo Picott qui demeurait en haut des escaliers. Le sombral qui les tirait prit le trot et ils dévalèrent le chemin, passèrent devant le lac insondable dont la surface était ridée par le vent, s'engouffrèrent sous les arbres qui bordaient la route. Aidlinn se tourna vers Kenneth.

-Qu'est-ce qu'il y a dans ce sac ?

Le Serpentard rougit.

-Eh bien, j'ai emporté un petit souvenir.

Mulciber lui prit le sac des mains, l'ouvrit et jeta un coup d'œil effaré à son camarade.

-Un niffleur ? Tu es sérieux ? Mais c'est un de ceux de Brûlopot, non ?

Adamson reprit le sac et le serra contre lui avec un regard jaloux.

-Je me suis dit qu'au vu du nombre de fois où il m'a fait récurer les cages, j'avais bien droit à une récompense. Mon frère a un ami qui est prêt à me l'acheter une fortune.

Le Poudlard Express renâclait et crachait un nuage de vapeur impatient tandis qu'affluaient dans ses entrailles de fer les étudiants pressés et chahuteurs. On entendait le sifflet du responsable de quai qui invitait les derniers retardataires à se hâter. Aidlinn, Avery, Mulciber et Adamson se pressèrent pour monter à bord alors que les portes se fermaient et se retrouvèrent au milieu d'un couloir bondé d'élèves qui n'avaient pas encore trouvé de places assises. Ils n'eurent pas plus de chance que les autres, il n'y avait aucun compartiment disponible dans la voiture où ils étaient montés.

-On a qu'à aller voir plus loin, suggéra Aidlinn.

Cependant, Avery secoua la tête et ouvrit la porte d'un compartiment occupé par cinq élèves. Il leur enjoignit de déguerpir, ce qu'ils firent tous après quelques faibles protestations, car ils étaient tous bien trop jeunes pour opposer la moindre résistance sérieuse.

-C'est pour ça que je t'adore, Edern, sourit Kenneth en se jetant sur une des banquettes.

Le trajet se passa dans une bonne humeur relative. Kenneth libéra son niffleur par accident et la créature parvint à s'échapper de leur compartiment au moment où Mulciber revenait chargé de confiseries, si bien qu'ils passèrent l'heure suivante à le courser dans les couloirs en essayant de ne pas attirer l'attention.

-Cette fois, tu restes tranquille, Hutch, marmonna Kenneth en finissant par le rattraper.

-Hutch ? releva Aidlinn avec amusement.

-C'était le nom que lui donnait Brûlopot. Enfin je crois, ils se ressemblent tous. Ça vient d'une série télévisée moldue, ajouta-t-il avec une grimace embarrassée.

Evidemment, ses compagnons n'eurent aucune réaction, ils n'avaient qu'une vague idée de ce que pouvait être une télévision et n'auraient jamais songé à s'y intéresser. A la mention de son nom, l'animal tourna vers Adamson ses petits yeux de velours noir.

-Vous ne trouvez pas qu'il a le même regard que Mulciber devant Mme Rosmerta ? rigola Avery. Cet animal a le béguin pour toi, Kenneth.

Ce dernier éclata de rire, indifférent à la face vexée de Mulciber. A ce moment, Neil Williams et Gavin Hill apparurent à l'entrée de leur compartiment.

-Comment vous avez fait pour en trouver un de libre ? demanda Neil, étonné. On est partis bien avant vous et on a dû partager le nôtre avec Ettie et Mildred Arbuthnot.

-Edern a pris les choses en main, répondit Kenneth d'un ton admiratif.

-Vous étiez avec Arbutie ? releva Mucliber, utilisant le méchant surnom qu'avait donné Avery à Mildred. Est-ce qu'elle t'a parlé des similitudes entre les Anthribidae et les Curci… Curci…

- Les Curculionidae, oui, soupira Neil. J'ai mis un moment à comprendre qu'il s'agissait de charançons.

Au soupir qu'il poussa, cela avait dû être un moment difficile pour lui. Gavin Hill se tourna vers Avery :

-Ecoute je voulais m'excuser pour hier. C'était nul de dire ça, ça ne me regarde pas ; après tout, dès ce soir, chacun fera ce qu'il voudra, n'est-ce pas ?

Edern lui offrit un sourire pensif en caressant ses phalanges légèrement bleuies :

-Je ne t'en veux pas Gavin, je me suis défoulé depuis et je me sens beaucoup mieux.

Gavin acquiesça avec soulagement, mais Aidlinn voyait bien qu'Edern était loin d'avoir tout oublié. L'angle de son sourire avait cette ombre carnassière qu'elle connaissait trop bien ; Edern prendrait sa revanche, sur Gavin ou au détriment de quelqu'un d'autre. Lorsqu'il partit fumer à l'extérieur du compartiment, elle le rejoignit. Il avait entrouvert une fenêtre et se tenait adossé à la paroi du train, tirant avidement sur sa cigarette et recrachant la fumée à l'extérieur.

-Tu en veux une ? lui demanda Avery avec un rictus de connivence.

Elle ne prit pas la peine de décliner, il savait pertinemment qu'elle ne fumait pas.

-Tu fumes seulement quand tu es contrarié, observa Aidlinn.

Elle désigna du menton le dos abîmé de ses mains. Elles étaient dans cet état depuis la veille, mais Avery ne s'était bizarrement pas vanté d'avoir participé à la moindre escarmouche.

-Tu commences à faire comme Evan, tu sais. Tu fourres ton nez là où ça ne te regarde pas.

Cela aurait pu être une insulte, mais Edern souriait légèrement et ne semblait pas en colère. Ils ne s'étaient jamais rien caché – ou presque.

-Je voulais juste savoir si tout allait bien.

-J'ai remis Pethick à sa place hier - le Poufsouffle. Il l'avait bien cherché.

-Il a osé te regarder ? ironisa Aidlinn.

Avery ricana, tout à fait conscient de son enclin naturel aux réactions démesurées.

-J'y suis peut-être allé un peu fort. J'espère qu'il ne va pas me dénoncer. Tu penses que je devrais finir le travail ? Après tout, c'est un sang-de-bourbe.

Aidlinn sentit un poids lui tomber dans l'estomac. Edern parlait-il d'assassiner un de leurs camarades avec ce ton si détaché ? Elle vit son visage incliné avec un air concentré comme il envisageait sérieusement cette possibilité et elle frissonna.

-Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, marmonna-t-elle d'une voix blanche.

Que ses amis tuassent des inconnus, elle pouvait essayer de l'ignorer, mais à ses yeux, ceux de l'école avaient toujours eu un statut particulier, un statut de compagnon, qui les rendait intouchables ; elle avait beau ne pas les fréquenter, elle n'avait vraiment pas envie d'apprendre leur disparition. Edern l'observait avec attention et se mit à rire en détournant le regard.

-Je savais que je ne devais pas t'en parler.

-Pourquoi ? Je pense simplement que ce n'est pas nécessaire… Pethick ne dira rien, il ne pourra rien prouver. D'ailleurs, il n'a jamais rien dit pendant toutes ces années.

-Ce n'est pas ça. Quand je parle de ce genre de choses avec toi, j'ai l'impression d'être un monstre, avoua-t-il calmement.

Il avait l'air si amer qu'elle n'eut pas le courage de démentir. Elle avait l'affreuse impression de le décevoir. Il soupira :

-Tu n'es toujours pas prête n'est-ce pas ? Peut-être que tu ne le seras jamais.

Il fit une pause, fixant obstinément ses longs doigts graciles qui tenaient les restes de sa cigarette.

-Il y a quelques années, tu n'arrêtais pas de dire que tu voulais te battre aux cotés des mangemorts, comme ton père, ton frère. Ça fait un moment que tu ne le dis plus.

-Nous étions des enfants, Edern.

-Je sais, je ne t'en veux pas. Je me demande simplement parfois si tu ne ressembles pas plus à ta mère que tu ne le penses.

Aidlinn croisa les bras et recula, offensée et effarée en même temps. Elle ne s'était pas attendue à cette réflexion de la part d'Avery, lui qui avait toujours été son plus fidèle défenseur. Si même lui ne croyait plus en elle, qui le ferait ?

-Comment peux-tu dire ça ? Comment peux-tu penser que je vous trahirais ?

Il finit par se tourner à nouveau vers elle ; l'océan de ses iris était d'un calme plat, inquiétant.

-Ta désapprobation est déjà une trahison, tu sais.

Sa voix était basse et grave, empreinte d'un certain découragement. L'urgence s'empara d'Aidlinn ; elle sentait qu'elle devait faire quelque chose, mais c'était comme se trouver sur la plage et apercevoir un raz-de-marée, on avait beau courir, il était trop tard pour changer quoi que ce fût.

-Tu te trompes, je vous approuve ! Je vous soutiens, je ferai tout ce que je peux pour…

Il posa une main apaisante sur son bras :

-Ce n'est pas grave, Aidlinn.

Sa prise était si douce qu'elle aurait pu se libérer d'un geste, même si elle n'y songeait pas. Edern finit par enlever sa main et faire demi-tour pour rejoindre leur compartiment. Aidlinn souhaitait le retenir, elle aurait tout donné pour y arriver, pour ne pas conclure leur échange par cette déception commune.

-Comment peux-tu croire que je te compare à un monstre ? Ce n'est pas le cas, ce ne le sera jamais.

Il s'immobilisa un instant, mais ne releva pas.

oOo

A l'arrivée à la gare de King's Cross, la plupart des élèves bondirent hors du train pour se jeter dans les bras de leurs parents. Les anciens Serpentard prirent le temps de ranger leurs affaires sans se regarder, soudain tous très silencieux. Aidlinn voyait par la fenêtre les retrouvailles effervescentes des nombreuses familles à nouveau réunies, comparait cette agitation générale à l'immobilité de leur wagon. Elle vit Ettie Bulstrode s'éloigner en compagnie de la Serdaigle Mildred Arbuthnot et se rendit compte qu'elle ne lui avait pas dit au revoir, pas plus qu'à Sylvia et Maria. La vie les réunirait-elle de nouveau un jour ? Elle traîna sa lourde valise en suivant Mulciber, et, une fois sur le quai, se retourna vers ses camarades rassemblés sur le quai, tous penauds et indécis. Kenneth Adamson fut le plus courageux :

-Ne faites pas cette tête, ce n'est qu'un au revoir.

Aidlinn avait envie de lui faire remarquer que c'était justement la pire chose qui fût : les au revoir. Neil Williams finit par hocher la tête :

-Je ferai sûrement une fête chez moi à la fin de l'été. Je vous tiendrai au courant, si vous voulez venir.

Gavin l'appuya et ils disparurent dans la foule. Aidlinn, Avery et Mulciber les suivirent des yeux avec tous un étrange creux dans la poitrine ; Neil et Gavin s'ajoutèrent au flux ininterrompu de passants anonymes et quittèrent leur univers. Ils avaient beau ne pas être de sang pur et ne pas partager leurs convictions politiques, Aidlinn, Avery et Mulciber avaient appris à les apprécier.

-Kenneth a raison, déclara Edern. Ce n'est pas comme si on n'allait pas se revoir de toute façon. On n'a qu'à s'organiser une sortie tous les trois la semaine prochaine, d'accord ? On pourrait instaurer un jour rien qu'à nous ; il est hors de question qu'on se sépare après sept ans d'amitié, pas vrai ?

Son ton était bienveillant et plein d'espoir, ce qui ranima l'entrain des deux autres.

-Je propose d'aller à Wolford, dans ce cas. Aidlinn n'était pas venue la dernière fois et c'était géant, rappela Mulciber. Il y avait des combats de trolls, Aidlinn, si tu les avais vus se battre ! Ils étaient énormes !

-C'était la foire, je ne suis pas sûr qu'ils y soient encore, remarqua Edern. Mais ils reviendront certainement à la fin de l'été.

-Des combats de trolls ? intervint Kenneth Adamson, qui bataillait plus loin avec son niffleur et sa valise. Je peux venir aussi, n'est-ce pas ? Mulciber, tu pars dans cette direction, non ? Tu ne veux pas m'aider avec Hutch ?

-J'arrive. Bon, à la semaine prochaine, alors.

Kenneth et Mulciber partirent côte à côte vers la sortie sud de la gare, qui débouchait sur Euston Road, débattant avec enthousiasme des choses à voir à Wolford. Avery regarda Aidlinn et se passa une main dans les cheveux. La jeune fille attendit avec anxiété qu'il lui dît quelque chose ; ses durs propos du train étaient gravés au fer rouge dans son esprit.

-Oublie ce que je t'ai dit tout à l'heure, d'accord ? Je ne veux pas que ça te travaille tout l'été. Je suis un peu sur les nerfs, c'est tout.

Il la serra dans ses bras ; Aidlinn se sentit mieux en sachant qu'il ne lui en voulait pas assez pour la quitter en mauvais termes et elle était étrangement touchée de constater qu'il la connaissait aussi bien. Toutefois, elle savait qu'Avery pensait certainement ce qu'il lui avait dit précédemment et se rappeler la déception qu'il avait eue en constatant cela lui déchirait le cœur.

-Fais attention à toi, lui dit-elle simplement.

-Toujours !

Il lui fit un clin d'œil et s'en fut d'un pas déterminé.

-Aidlinn, par ici !

C'était Isaac qui se frayait un chemin parmi les derniers badauds. Elle le rejoignit ; son frère avait le visage si pâle qu'elle craignît qu'il ne fût malade. Il l'accueillit avec un sourire tremblant.

-Surprise, petite sœur. Je me disais qu'on aurait pu faire un détour par chez moi, avant que tu rentres.

Elle avait convenu avec son père qu'elle le retrouverait au manoir, si bien qu'elle s'était préparée à rentrer à la maison toute seule. La perspective de passer un peu de temps en compagnie de son frère plutôt que de retrouver le vide mélancolique du manoir Rowle lui redonna le sourire.

Ils se rendirent dans Bury Lane. La rue enchantée avait une atmosphère estivale semblable à tous les autres jours, mais cela se mariait cette fois parfaitement avec le temps réel qu'il faisait à Londres : la journée avait été étouffante et, désormais délivré de la brûlure du soleil, le bitume relâchait la chaleur qu'il avait emmagasinée par vagues montant vers les nuages bleus du début de soirée.

Ils s'arrêtèrent au numéro 7, un bâtiment rénové dans le style victorien exactement identique à ses voisins, et Isaac déverrouilla la porte, s'effaçant pour laisser passer sa sœur.

-C'est sûr que ce n'est pas aussi grand que le manoir, s'excusa-t-il. Mais c'est déjà bien assez pour moi tout seul.

L'intérieur n'avait rien à voir avec la propre maison des Shafiq et était au contraire très sobre. Le mobilier était élégant et discret, il ne comportait aucune fioriture excessive, mais l'ensemble avait un côté chaleureux qui manquait au manoir Rowle ; c'était du moins ce que ressentait Aidlinn, mais peut-être cela venait-il du fait que les lieux étaient imprégnés de l'essence rassurante de son frère. Elle déposa sa valise à l'entrée et ils passèrent dans un large salon aux tons crème, qui donnait à la fois sur la rue et sur un petit jardin fleuri situé à l'arrière de la maison. Une fenêtre ouverte laissait entrer le doux parfum des clématites qui bordaient l'élégante demeure.

-Tu veux quelque chose à boire ? lui demanda Isaac alors qu'elle s'installait dans un fauteuil.

Il revint avec du thé et du lait, le tout posé sur un plateau.

-C'est joli, commenta Aidlinn en inspectant la pièce.

Elle n'avait jamais eu l'occasion de visiter le nouveau lieu de vie de son frère, n'ayant pas honoré son invitation de venir chez lui pendant les vacances de Noël – un certain jeune homme lui avait causé bien trop de chagrin.

-Ozarine m'a aidé pour la décoration. Je n'ai pas d'elfe de maison. C'était un peu dur au début, mais on s'y fait. Rodolphus a proposé de m'en donner un jeune - une de ses femelles est enceinte -, mais je n'ai aucune idée de comment l'éduquer.

Aidlinn répondit qu'elle n'en savait rien non plus. Habituellement, il y avait toujours au moins un ancien elfe de maison dévoué pour éduquer les plus jeunes.

-Peut-être qu'il pourra m'envoyer un des siens le temps de faire son apprentissage. Les Lestrange doivent en avoir au moins une quinzaine et ils sont parfaitement éduqués.

Ils échangèrent encore un peu au sujet des elfes, dont ils ne connaissaient finalement que peu de choses en-dehors de leurs manières serviles, puis Isaac lui demanda un rapport détaillé de ses derniers mois à Poudlard : comment s'étaient passés ses ASPIC, quels examinateurs elle avait eus, quelle maison avait remporté la Coupe de Quidditch – il grogna de dépit en apprenant que c'était Poufsouffle -, ce que projetait de faire le reste de ses camarades et si elle n'était pas trop attristée à l'idée de quitter Poudlard.

-Tu ne l'étais pas toi ? Triste.

-Oh, si. Affreusement. J'avais eu l'impression qu'on me poussait dans le vide, mais ça avait fini par passer. Tout finit par passer.

Aidlinn voyait bien que son frère semblait préoccupé ; ses mains tremblaient autour de sa tasse et il sursautait parfois quand elle lui posait une question, comme s'il était en proie à un grand dilemme intérieur.

-Il y a quelque chose dont nous devons parler, finit-il par dire d'une voix blanche. Il est possible qu'après ça, tu ne veuilles plus rentrer chez Papa, ou que tu le veuilles, et dans tous les cas, ma porte te sera toujours ouverte, tu le sais.

Le temps sembla se suspendre alors qu'il posait un regard lugubre sur elle pour appuyer ses dires. Aidlinn ne répondit rien, ses entrailles se serraient alors que l'inquiétude la gagnait.

-Tu voulais savoir pourquoi je me suis disputé avec Papa. Je vais te le dire.

Il prit une pause et but une dernière gorgée de thé pour se donner du courage.

-Tu te rappelles, la soirée qu'on avait fait dans la salle commune avant le match, quand j'étais en sixième année ? On avait fini chez les Gryffondor à saccager leur salle commune. J'avais pris une des pilules qu'Edern m'avait données et je délirais complètement, mais ça m'a fait repenser à quelques trucs. J'ai arrêté d'y songer, puis j'ai vu cette photo d'un homme que j'avais déjà vu et qui appartenait à l'Ordre du Phénix. Caradoc Dearborn. En soi, rien d'incroyable, mais j'avais déjà aperçu cet homme chez nous, Aidlinn. Il était venu voir Maman.

La jeune fille serra ses mains contre elle, alors que son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine.

-Pourquoi Maman aurait-elle invité cet homme chez nous ? Je veux dire, ce n'était pas un sang-pur, ni un politique important. Et puis je l'avais revu chez Mrs Sheraton, alors qu'elle nous gardait quand on était plus jeunes. Il était déjà venu et à chaque fois, il me lançait un regard bizarre. Alors l'année dernière, après avoir remarqué sa photo pendant une réunion, j'ai fait appel à un détective privé pour le suivre et récolter des renseignements sur lui. J'ai voulu aller voir Mrs Sheraton aussi, mais elle était au plus mal, elle avait perdu la raison. Quand j'ai appelé son frère, il m'a à peine répondu, mais il a dit qu'elle était comme ça depuis novembre 1974. Novembre 1974, juste avant la mort de Maman. Combien de chance y-avait-il pour qu'elle perde l'esprit au moment même où son amie tombait malade ?

Il eut un sourire triste, mais ses yeux étaient glacials.

-J'en ai eu marre, alors je suis allé voir Dearborn. Je me suis introduit chez lui, je savais qu'il vivait seul. Je n'ai rien dit à personne, pas même à Papa, parce que je savais que tout le monde me prendrait pour un fou. Il était dans son lit à ronfler comme un porc, je lui ai offert un sacré réveil.

Il ricana froidement.

-Je lui ai arraché la vérité, je l'ai forcé à tout me donner, tout me dire. Merlin Aidlinn, j'étais à deux doigts de le tuer, je pensais qu'il avait tué Maman, mais avant je voulais savoir pourquoi. Et puis, j'ai parcouru ses souvenirs, j'ai vu comme il avait flirté avec elle.

Isaac s'interrompit, tremblant de haine et de dégoût.

-Ils sortaient ensemble dans le dos de Papa. Je lui ai fait payer ça, je t'assure. Je l'ai fait crier sur le sol de sa chambre jusqu'à ce qu'il me supplie d'arrêter. J'ai eu beau fouillé sa mémoire, le menacer, le torturer, il a nié l'avoir tuée. Il m'a dit qu'elle voulait s'enfuir avec lui, qu'elle avait rejoint l'Ordre. Notre mère était une putain de traîtresse, Aidlinn. Il m'a montré des lettres, des souvenirs, des bijoux et des vêtements qui lui appartenaient et qu'il n'avait pas jetés. Elle faisait partie de l'Ordre, elle allait nous laisser, cette…

Il se mit à pleurer, les larmes coulant de ses yeux furieux, et Aidlinn ne put faire autrement que l'imiter. Elle savait déjà que leur mère avait voulu les trahir, bien sûr, mais partager cette douleur avec Isaac lui déchirait de nouveau le cœur. Elle pleurait de chagrin, de soulagement et de honte, car elle n'avait jamais parlé de ce qu'elle savait à Isaac. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

-Ecoute, moi aussi, je dois…

-Laisse-moi finir, la coupa Isaac, comme hypnotisé. Je suis désolé, c'est juste… Il faut que je finisse. Je voulais le tuer. J'allais le faire, j'étais prêt, et puis, il m'a dit… Il m'a dit qu'il pensait savoir qui avait tué Maman, qu'il était sûr que ce n'était pas de maladie qu'elle était morte. Je lui ai dit de parler et il s'est mis à rire. Il s'est moqué de moi ! Il s'est mis à rire en disant que c'était tristement ironique que je vienne dans sa maison l'accuser de meurtre alors que je vivais avec le coupable depuis des années.

Isaac s'interrompit et Aidlinn se figea.

-Il m'a dit que c'était Papa qui avait tué Maman.

Le monde semblait s'être arrêté. Plus aucun son ne résonnait.

-Quoi ? croassa bêtement Aidlinn.

Elle devait avoir mal entendu. Les prunelles grises d'Isaac brûlaient de désespoir.

-La manière dont il l'a dit… Je ne sais pas, ça m'a fait tellement peur… Je me suis enfui. Je suis rentré à la maison. J'étais bouleversé. Je suis arrivé au manoir et Papa était dans le salon, à lire son journal. Il m'a salué et a repris sa lecture. Au fond de moi, je savais déjà que c'était lui et je restais à le regarder sans me résoudre à parler. Il m'a jeté un regard et m'a demandé ce que je faisais debout à attendre. Alors je lui ai demandé. Je lui ai demandé s'il avait tué Maman. Il m'a regardé, il a posé son journal et il m'a dit que oui. Il m'a demandé comment je l'avais appris. Merde Aidlinn, il a tué Maman putain ! J'ai explosé.

-Tu mens, c'est impossible, bégaya Aidlinn. Il ne peut pas… Il n'aurait pas pu…

-Il l'a tuée. Il a tué Maman, Aidlinn. Il me l'a dit.

-Et si Caradoc avait menti ?

-Il n'a pas menti.

-Comment peux-tu en être sûr ? Qu'est-ce que tu en sais ? Comment peux-tu faire confiance à cet homme, ce Dearborn ?

-Papa m'a dit qu'il l'avait fait, c'est lui.

La nuit était totalement tombée à l'extérieur ; la lumière jaune et tremblotante des lampadaires créait des flaques aveuglantes sur la chaussée, rejetait difficilement les ténèbres qui s'épaississaient. Tout était devenu oppressant.

-Tu ne vas pas y retourner, maintenant que tu es au courant, n'est-ce pas ? insista Isaac, la voix vibrant d'émotions. C'est un fou, il a tué sa propre femme.

-Tu mens, je ne te crois pas.

Aidlinn s'était levée et reculait loin d'Isaac. Son frère semblait désespéré et furieux en même temps.

-C'est un salopard. Je le déteste. Comment crois-tu que je pourrais mentir là-dessus ? J'ai mis des mois à m'en remettre.

Mais l'esprit d'Aidlinn ne pouvait concevoir pareille possibilité. Son père tuer sa mère ? C'était impossible.

-Écoute, je suis désolé d'avoir attendu autant de temps avant de te l'annoncer. Mais je ne pouvais pas, tu comprends ? Il m'a obligé à ne rien te dire, il m'a fait jurer d'attendre la fin de l'année… Il disait que c'était pour ton bien… Je l'ai cru, tu comprends ? Parce que c'est notre père. Je n'aurais pas dû accepter, j'aurais dû courir te prévenir. Je suis tellement désolé de t'avoir laissé, Aidlinn, mais je vais me rattraper, je te le promets. Reste avec moi.

Sa sœur le considéra froidement. Que ressentait-elle ? Il lui semblait que la moindre émotion l'avait désertée. Tout cela ne pouvait pas être en train d'arriver. Face à sa méfiance, Isaac fronça les sourcils et sa voix roula, grondante, dangereuse :

-Tu ne me crois pas, c'est ça ? Alors va lui demander ! Va le voir. Regarde-le bien dans les yeux et demande-lui. Demande-lui s'il a tué Maman.