Notes de début de chapitre.

Pas de notes.


CHAPITRE LX


"Être dans le doute, c'est déjà être résolu."

(William Shakespeare, dramaturge et poète britannique, "Othello")


a. Onirisme

Dépourvues de légendes et d'indications plus ciblées, les cartes étaient foncièrement abstruses, et leur condition de travail incomplet rendait d'autant plus infructueuses les tentatives de décryptage des surfaces et symboles représentés. À l'exception des évidences en matière de paysages, qui suivaient les conventions et leur avait permis d'établir des hypothèses plus poussées quant à la nature du terrain cartographié par Na-Young, le reste était un tissu d'énigmes aussi insolites que, par certains côtés, préoccupantes.

Ils étaient restés près de deux heures dans l'arrière boutique de l'artisan, au milieu des émanations fauves et touffues produites par les peaux et fourrures accrochées au mur, plus particulièrement par les reliquats de viande et de muscles qui s'y étaient accrochés lorsqu'on en avait dépouillés les animaux. Woon avait déjà écorché des animaux, le plus souvent durant des missions en extérieur, aussi bien durant les années au camps d'entraînement que par la suite, à Heuksa Chorong ou même durant son enfance.

Son père ne l'avait emmené chasser avec lui qu'à deux reprises, une première fois à six ans, et la seconde à dix ans. Il ne l'avait presque pas autorisé à se servir des flèches, ayant très certainement jugé préférable de limiter les contacts de Woon avec les armes de n'importe quelle forme qu'elles fussent. En revanche, il lui avait imposé le dépouillage des animaux qu'il avait tué, lui montrant avec des gestes brutaux comme s'y prendre, arrachant la peau sans tendresse ni application, avec un empressement qui faisait s'ouvrir l'intérieur des bêtes, déchirait leurs chairs, abîmait les carcasses. Woon se rappelait la nausée qui l'avait envahi en voyant et en écoutant les doigts courts et bouffis par l'alcool de son père tirer sur les peaux, produisant un son enroué, comme un râle de mort.

Il s'était exécuté à son tour lorsque son père avait jeté devant lui un lapin, avec une maladresse uniquement due à son manque d'expérience, et qui n'avait pas manqué de raviver la mauvaise humeur de Yeo Cho-Sang. Avec le recul, il avait conclu que son père n'avait pas tant voulu lui enseigner quelque chose que s'assurer que le gosse soit suffisamment autonome pour lui permettre de se soûler et de s'empiffrer en paix.

Woon avait assimilé la procédure rapidement, non par choix, mais par défaut : son père lui avait cédé dès qu'il avait pu la tâche de se faire à manger lui-même, et il avait ainsi été forcé de faire un choix expéditif entre écorcher ses futurs repas ou tout simplement mourir de faim. Si ce n'était dormir, manger, boire et parfois chasser, quand il ne se rendait pas au village pour acheter des provisions, Yeo Cho-Sang avait globalement arrêté de faire quoi que ce soit d'autre en rapport avec la tenue de leur logis dès les huit ans de Woon.

Vivant, l'odeur qui accompagnait le dépouillage l'avait toujours dérangé, bien qu'il s'en soit accommodé au fil des années. Il eût de toute façon incongru de trouver quiconque qui appréciât véritablement la puanteur lourde et écœurante d'un écorchement, ayant notamment tendance à imprégner les peaux longtemps après la consommation des chairs.

Au camps d'entraînement, lors des sessions en extérieur, des battues, des repérages de terrain, des explorations ou plus simplement des chasses, qui s'inscrivaient dans leur formation comme dans celle de la plupart des enfants issus de familles défavorisées dans le seul objectif d'augmenter leurs chances de survie, il leur était parfois arrivé de devoir se restaurer durant les missions, et de cuisiner par conséquent en plein air, avec ce qu'ils trouvaient.

Woon avait effectué la grande majorité de ces sorties avec Dong Soo et Cho-Rip, beaucoup plus rarement avec d'autres garçons du camps, car il y avait eu des jours où Sa-Mo avait voulu casser la routine et les groupes qu'ils avaient formé entre eux, et si le second fronçait les sourcils et détournait à moitié les yeux dès qu'il fallait déplumer un oiseau ou dépouiller tout autre animal, le premier s'y adonnait avec une détermination mais aussi une précision qui accélérait l'accomplissement de la démarche et lui avait valu des surnoms un peu lugubres de la part de leurs autres camarades. Le plus souvent, ils s'étaient organisés de sorte à ce que Woon chassait, Dong Soo écorchait, et Cho-Rip allumait le feu et s'occupait de la cuisson. Dong Soo plissait le nez, mais Woon ne l'avait jamais entendu protester.

Depuis sa résurrection, il en allait autrement. Les relents de gibier attisaient son appétit, lui donnaient envie d'écarter les mâchoires, d'enfoncer les dents dans quelque chose de chaud et de juteux, comme l'avait été le bras de la paysanne qui lui avait vendu de la viande peu après son départ de la capitale. Au Qing, rassénérés par leur anonymat mais également l'ignorance des gens vis-à-vis des gwishins, Mago et lui avaient pu limiter les occurrences des crises de faim, en fréquentant plus assidument les lieux publics au sein desquels ils ne craignaient plus de devoir affronter la suspicion et la répugnance des vivants.

Mais s'ils avaient régulièrement visité les auberges qu'ils rencontraient sur leur route, parfois isolées, parfois implantées dans des villes de taille et d'aspect hétérogènes, souvent atypiques de leurs points de vue d'étrangers mais sans atteindre toutefois une absence totale de repères et de familiarité, car la Chine avait cet avantage de partager un nombre respectable de valeurs et des traditions avec Joseon, s'ils avaient également veillé à s'approvisionner en viande, n'hésitant pas à faire appel aux services d'éleveurs locaux comme Woon l'avait fait après avoir quitté Hanyang, ils s'étaient trouvé plus d'une fois à la limite de la frontière tenue qui séparait l'état de conscience de quelques repas sans viande du chaos démesuré déclenché par les crises.

Le territoire, et plus spécifiquement ses régions du nord, vastes, froides, aux allures occasionnellement désertiques, parfois malhabilement reproduit sur les cartes, était tout aussi propre à la faim que n'importe quel autre contrée dans lequel les grandes villes disputaient à une campagne solitaire, et où les individus non familiers avec sa géographie risquaient davantage de s'y perdre, s'exposant à des difficultés accrues pour trouver de la nourriture.

Et Woon se souvenait encore du temple sur la route entre les montagnes, du sourire du moine, de la forme arrondie de son crâne, et du silence qui avait suivi après sa mort. Ce n'était pas de notre faute, avait dit Mago, d'un ton néanmoins peu convaincu, en tout cas pas vraiment. Ils avaient privilégié uniquement les grandes routes après ce soir-là, et amplifié prudemment la taille des stocks de viande qu'ils achetaient dans les villes et les villages.

Ils quittèrent la boutique un peu avant yusi. Dong Soo était attendu à la caserne pour une patrouille nocturne immédiatement après le dîner, et Woon souhaitait faire travailler Mago avant que la nuit ne fut totale. Le crépuscule était alors déjà bien avancé, et s'il avait fait un temps radieux et inhabituel au cours des derniers jours, ayant violemment contrasté avec l'atmosphère pesante amenée par le retour des parents de Dong Soo et du père de Woon, on affirmait cependant que la neige et le givre ne devaient plus tarder.

Dans les rues, les passants avaient revêtus bonnets, manteaux doublés de fourrures, capes et gants, et avaient le bout du nez et des oreilles d'un rouge tirant par là vers le rose, par ici vers le violet. Ils se pressaient à l'intérieur des échoppes, dans les tavernes, pour se protéger du vent qui, malgré le soleil, persistait à se montrer glacial. La fin de journée allait de pair avec la chute des températures, et Woon vit Dong Soo frissonner en posant le pied dehors, puis renifler tout en rajustant son nambawi.

Woon se doutait que Mago et lui étaient vêtus presque trop légèrement pour la saison. Aucun d'eux ne portaient de couvre-chef molletonné, et leurs vestes doublées de coton avaient des airs d'intruses parmi les manteaux longs et les pelisses exhibées par les habitants de la capitale, avec plus ou moins d'épaisseurs en fonction des classes sociales. Dans la rue principale qui bordait l'enseigne de Gwon Nam-Jun, l'homme qu'ils avaient vu un peu plus tôt, sur son estrade improvisée, avait disparu, et la foule autour de lui s'était entre temps dispersée, appelée vers d'autres occupations plus urgentes.

Ils réempruntèrent le même chemin que pour se rendre chez l'artisan, suivant Dong Soo dans les petites rues moins fréquentées et limitant leur temps de passage dans les plus grandes artères qu'ils devaient cependant traverser pour rentrer. Il y avait moins de monde à cette heure, et les patrouilles avaient par conséquent plus de chances de pouvoir repérer et capturer des gwishins que lors des période d'affluence quotidiennes, généralement entre la fin de matinée et la seconde moitié de l'après-midi.

Ils croisèrent l'une d'elle au sortir d'un passage étréci entre une rangée de hanoks dont la charpente de bois pourrissait à vue d'œil, et contrairement à leurs premières heures dans Hanyang, où Dong Soo avait eu à leur coeur de leur éviter le moindre contact avec les brigades, ils passèrent près de celle-ci sans chercher à disparaître derrière un mur ou à leur tourner le dos en faisant semblant d'admirer l'étalage d'un commerçant quelconque.

Peu après qu'ils se soient éloignés, Dong Soo, notant le regard que Mago jetait par dessus son épaule, comme une bête traquée, prit le temps de leur justifier le recours à une attitude plus désinvolte.

- La nuit, quand il n'y a personne dehors, ils interrogent le moindre passant, d'où la nécessité de ne pas se faire voir. En journée, les choses sont différentes. Il y a beaucoup plus de monde, et ils ne peuvent pas s'en prendre à tous ceux qui flânent dans les rues, tout d'abord parce que ça leur prendrait trop de temps, et ensuite parce que ça risquerait de provoquer l'indignation générale, sachant qu'il y en a suffisamment depuis la mise en place des nouvelles mesures de répression et de l'épreuve du feu. À la place, ils regardent les comportements, la façon dont se tiennent et agissent les gens. S'ils ont le moindre doute, c'est l'interrogatoire assuré. Dans ces conditions, mieux vaut avoir l'air de passants normaux, et détendus.

Woon remarqua l'expression cependant anxieuse de Mago, ses yeux noirs scrutant compulsivement les alentours, et il pressa son épaule, tout à la fois pour l'encourager, mais aussi pour suivre le conseil de Dong Soo, qui sous-entendait de se montrer aussi allègres et sereins que possible.

L'essentiel de leur conversation du retour porta sur les cartes de Na-Young. Mago en avait fait près de dix fois le tour, se penchant sur des éléments en particulier, re-vérifiant leurs propres cartes de Chine puis, une fois celles-ci rapportées par le père de leur congénère gwishin, celles du Japon et de Joseon, en quête d'une éventuelle similitude, même infime, qui eût pu constituer le début d'une piste. Woon, pour sa part, avait interrogé cette dernière sur les états dans lesquels elle avait conçu ses croquis, essayant de voir si elle ne se rappelait pas d'un détail qui aurait pu éventuellement les mettre sur la voie du pays ainsi représenté, en vain.

- Tu étais sorti, mais elle a dit qu'elle ne se souvenait de rien si ce n'était l'ordre de présentation des cartes, dit-il à Dong Soo, en avançant à côté de lui, leurs épaules se frôlant doucement, familièrement. Elle sait instinctivement où les placer par rapport aux autres. Les chiffres indiquent juste dans quel ordre elle les a dessiné, mais ils n'ont aucune autre signification en dehors de lui servir de repère dans le temps.

- Tu penses que ça pourrait véritablement être un autre pays ? Lui demanda Dong Soo, bras croisés pour conserver de la chaleur. Et pas juste un effet de son imagination ?

Ils marchaient sans hâte, Mago devant eux, ainsi qu'elle aimait le faire d'ordinaire. Woon secoua la tête.

- Je ne sais pas, avoua t-il. Elle avait l'air sincèrement troublée de ne pas pouvoir les déchiffrer, et je ne vois pas pourquoi elle nous les aurait montré sans nous indiquer qu'elle les avait inventé de toutes pièces, si tel avait été le cas. Je pense qu'elle dit la vérité. Ou en tout cas, qu'elle n'a pas l'intention de nous mentir.

- Juste, lui concéda Dong Soo. Et nous sommes loin de connaître tous les pays du monde, j'imagine que ça joue en sa faveur.

- De toute façon, les cartes ne sont pas complètes. Sans la représentation globale, dire qu'elle a tout inventé est une spéculation comme une autre.

Ils émergèrent dans la dernière grande avenue de la capitale, qu'il leur fallait remonter sur quelques mètres avant de bifurquer dans une série de ruelles et d'allées moins encombrées menant jusqu'au domicile des Baek. L'agitation y était plus vive, car elle comportait plus de commerces, et était aussi plus proche du palais royal. Ils y accélèrent un peu le pas, sans pour autant le rendre trop hâtif.

- On verra, alors, conclut finalement Dong Soo. La prochaine réunion a lieu dans deux semaines.

Ils avaient donné à Na-Young leur adresse, dans le cas où celle-ci venait à terminer les cartes ou souhaitait reprendre contact avec eux.

Woon gardait encore la sensation fantôme, malgré les journées qui s'étaient écoulées depuis, des mains de Dong Soo, de ses boucles entre ses doigts, de son ventre chaud, de sa lèvre entre ses dents et des vibrations causées par les battements de son cœur gorgé de sang vivant contre sa propre poitrine désespérément silencieuse et vide.

Il s'alarmait, intérieurement, de trouver sa colère intacte et de plus en plus gourmande, entraînant dans son sillage aussi bien Dong Soo que son père, Sa-Mo, Cho-Rip, les autres garçons du camps, Chun, lui-même. Les cibles s'agglutinaient les unes aux autres, commençaient à former une masse compacte, dangereuse. Il aurait voulu pouvoir aborder le sujet, trouver une manière de l'amener sur la table qui eût été à la fois naturelle et aisée, se dégager rien qu'un instant du courant de ses angoisses et indécisions, ôter la terre de sous sa tombe, là où dormaient les choses qui étaient eux, leur substrat, depuis leur douze ans.

Le problème était toujours le même. Ils recouvraient depuis trop longtemps, et trop de choses. Pour une portion à peine déterrée, il en demeurait dix encore dans le noir, et Woon craignait, s'il les autorisait à sortir d'un coup, qu'elles ne se décident une bonne fois pour toute à l'étouffer.

- Comment allait tes parents ? S'enquit-il au lieu de ça, parce que la fuite avait toujours été sa stratégie de prédilection, et qu'on changeait rarement ses vieilles habitudes, encore moins une fois mort.

Dong Soo s'était rendu seul chez les Huk trois jours auparavant. Woon avait décliné l'invitation, incapable de supporter l'idée d'être à nouveau dans la même pièce que son père, et de l'écouter maugréer pour tout, boire, et affirmer que son fils était maudit. En voyant la détresse se peindre sur le visage de Dong Soo, il avait voulu l'attirer à lui, dans le cocon de la chambre, l'avoir de nouveau sur lui, entièrement, comme une couverture, ou même juste à côté de lui, il s'en fichait, tant qu'ils étaient ensembles, et tranquilles.

Reste, avait-il pensé, comme à la maison du Printemps, comme d'autres fois durant leur jeunesse, et plus tard dans la soirée, au moment du dîner, en remarquant son air malheureux, taciturne, il avait regretté de ne pas au moins lui avoir proposé de reporter la rencontre. Les parents de Dong Soo, bien que très loin du genre de son père, semblaient lui apporter cependant autant d'inconfort et de déplaisir que Yeo Cho-Sang en inspirait à son fils.

- Bien, répondit vaguement Dong Soo. Ils vont bien. On a parlé.

Une clameur s'éleva tout à coup dans leurs dos, l'empêchant de poursuivre son résumé apathique de son entrevue avec ses parents ressuscités, et en se retournant, intrigués par les cris, ils eurent à peine le temps de se pousser en arrière pour laisser passer un jeune homme qui courait éperdument afin d'échapper à une brigade de soldats, hurlant "gwishin !" et venant en se précipitant derrière lui, profitant du sillon qu'il ouvrait entre les passants pour progresser plus facilement, brandissant leurs épées et des torches.

Les yangbans se promenant alors, les gisaengs, les femmes, les commerçants, les enfants, regardèrent simplement se dérouler la poursuite sans intervenir, comme s'il eût été question d'un spectacle quotidien et devenu lassant, ce qui était le cas, dans une certaine mesure. Ce fut en tournant la tête que Woon la vit, distincte et inévitable entre deux maisons, à l'entrée d'une ruelle boueuse, sombre, avec ses longs cheveux en bataille et ses yeux énormes, ses rides, et son expression de sagacité pessimiste gravée sur son visage. Elle n'y était pas avant, il aurait pu en mettre sa main à couper.

Il sentit Mago, revenue près de lui, tirer sur le tissu de sa veste.

- Maître, vous la voyez ? Demanda t-elle avec empressement, avec avidité. Vous voyez l'Œil ?

- Comment ça ? S'affola Dong Soo.

- La vieille shaman, l'informa alors Woon. Elle est là.

- Où ?

- Là. Entre les deux maisons, juste en face.

Mais Dong Soo, après y avoir jeté un coup d'œil, secoua la tête et le regarda, désemparé.

- Je ne la vois pas, lâcha t-il.

- Juste là, Dong Soo, tu ne peux pas la louper.

- Woon-ah, je te jure devant les dieux que je ne la vois pas.

Sa remarque attira immédiatement l'attention de Mago.

- Vous ne la voyez pas du tout ?

- Non. Je le jure. Je ne vois personne, et je regarde au même endroit que vous.

Mago leva ensuite les yeux vers lui, posant une question, formulant déjà une suggestion (peut-être que c'est juste pour nous). Au même moment, Jae-Ji ouvrit la bouche, et Woon nota alors qu'elle avait les cheveux entièrement blancs, alors qu'il aurait juré qu'ils étaient noirs.

- La Clairière d'Hanyang, articula t-elle, parfaitement audible malgré les bruits tout autour d'eux. Vous devez vous rendre à la Clairière d'Hanyang.

- Quoi ? Fit Mago.

- C'est la dernière. Il faut vous rendre à la Clairière d'Hanyang. Passez-y la nuit. C'est la dernière. Ensuite, tout sera complet.

Ils échangèrent un regard perdu, confus.

- Vous y comprenez quelque chose ? Le pressa Mago.

- Pas plus que toi.

Mais quand ils relevèrent les yeux, espérant la retrouver, obtenir davantage de précisions, ils ne rencontrèrent que le vide, laissé par sa silhouette.


b. L'Art de la Guerre

Au cours de l'après-midi du treizième jour de décembre, emmitouflé dans plus d'épaisseurs qu'il n'avait pu en compter, et son souffle quittant sa poitrine en un nuage de buée laiteuse à chaque respiration, éveillant chez lui le une démangeaison d'enfant, un penchant pour expirer plus longuement et plus vite afin de modeler devant lui une sorte de nuage miniature qui aurait eu son essence, son identité, Gil Seung-Min se présenta chez les Baek pour sa leçon hebdomadaire.

Il avait été rendre visite à ses parents un peu plus tôt dans la matinée, avait même déjeuné avec eux, à la table qu'il avait jadis régulièrement côtoyé étant plus jeune, jusqu'à ce que Baek Dong Soo ne vienne à la boutique de son père et lui ouvre les portes d'une autre voie, loin des clients, des vases, des bols, des jarres en céramique blanche, des figurines de céladon, des engobes bleutés et verts, parfois gris, comme le voulait la tradition nationale.

Son père, un peu joueur sur les bords, et porté sur les expériences peu communes, s'était néanmoins écarté des coutumes ancestrales pour donner leur chance à d'autres format moins répandu, comme la porcelaine d'un noir plus profond encore que les troncs des arbres des montagnes durant la nuit, ou encore les coloris rougeoyants, caractériels, capricieux et pugnaces, fascinant et repoussant les artistocrates, qui avaient tout en même temps le goût de l'habitude mais aussi celui de la nouveauté.

En ce sens, il était par ailleurs assez désopilant de constater que les meilleures ventes réalisées par le père de Seung-Min concernaient avant tout ses pièces "atypiques". Lors du repas, ce dernier avait demandé comment se portaient ses parents, les avait questionné sur l'état du commerce familial, s'était enquis de la santé de sa sœur et de ses projets.

Durant sa formation, il ne les avait vu que périodiquement, mais depuis son intégration dans une milice et son élévation officielle au rang de soldat, il disposait de davantage de liberté d'action pour ses visites extérieures et, en dehors des patrouilles, quand il n'était pas à la maison du Printemps ou chez d'autres courtisanes, car il n'était pas spécialement farouche ni réticent à l'idée de varier ses plaisirs, il lui arrivait d'apparaître dans l'encadrement de la porte de l'échope paternelle, et il y était toujours accueilli avec autant d'égards qu'un prince.

Il les avait informé de sa décision de passer l'examen du gwageo et de postuler à des fonctions plus prestigieuses au sein de l'armée. Sa déclaration avait toutefois fait l'objet de réactions hautement disparates, car si son père avait salué son initiative, complimentant son ambition et son désir d'ascension social d'autant plus justifiée et célébré que la crise des gwishins, comme on la surnommait parfois avec un tact déplacé, fractionnait un peu plus chaque jour la société et ses différentes classes, générant une distribution des richesses infiniment plus restreinte et inéquitable que durant les siècles passés, sa mère avait fait savoir ses doutes aussi bien quant à la passation des épreuves, qu'elle avait jugé arbitraire et injustement orientées pour que les héritiers des bonnes maisons puissent en bénéficier au profit de ceux dont l'origine était plus modeste, mais également à l'encontre de sa montée en grade.

- J'ai peur pour toi, avait-elle dit, en lui prenant la main, en serrant ses doigts, et Seung-Min avait eu six ans de nouveau, et elle était sa maman. Les postes de commandements sont tout aussi exposés aux risques que les soldats. Et puis imagine si quelque chose d'horrible devait arriver ? Tu serais tenu pour responsable, même si ce n'était pas ta faute.

Il avait fait l'erreur, au cours de leur déjeuner, de leur raconter la découverte macabre des patrouilleurs mutilés par le Croque-Mitaine. Depuis que la créature s'était fait une place dans toutes les conversations, et agitait l'imagination collective, sa mère lui faisait part de ses angoisses chaque fois qu'il venait leur rendre visite, et le sommait d'être prudent, de bien s'entraîner, d'être vigilant.

Il lui avait affirmé que leur capitaine de brigade avait déployé toutes les précautions nécessaires pour leur survie et se montrait en cela bien meilleur chef que pédagogue, prêchant leur cause auprès des bureaucrates des ministères et des bureaux royaux quand il estimait que la situation l'exigeait et comportait trop de risques, mais sa mère ne démordait guère de son scepticisme.

- Il était encore un ivrogne patent il y a moins de trois ans, avait-elle observé d'un ton critique, et il n'avait pas trouvé d'argument pour la contredire sur ce point. Il a peut-être réduit sa consommation, mais je serais toi, je me méfierais. Un peu de prudence ne te fera pas de mal, mon fils.

L'une des grandes occupations de sa mère, lorsqu'elle n'était pas en train de jeter un œil aux comptes de son mari ou de penser des stratégies pour effectuer quelques ventes elle-même, était de se mettre généreusement à la place des autres, et de les conseiller sur la base de cette expérience personnelle, en usant à tire-larigot du "si j'étais toi", devenue presque un mantra ou une prière tant elle aimait à le répéter dès qu'elle en avait l'occasion.

- Il fait de son mieux, avait répondu Seung-Min nonchalamment. Il n'est pas formidable, mais c'est un bon capitaine, et il fait attention à nous, autant qu'il peut.

- Si tu le dis. Je prie quand même pour toi, mon chéri. Je prie.

Il était difficile de la blâmer. Elle avait peur, elle était sa mère, et la profession de son fils était très probablement la plus dangereuse de toutes en ces temps troublés.

Contre toute attente, alors que Seung-Min l'avait appréhendé avec une certaine anxiété lorsque les modalités du marché avaient été établies entre eux, Baek Dong Soo s'était révélé au fil des leçons théoriques être un précepteur qui, sans être extraordinairement doué ou patient, expliquait beaucoup plus clairement que lors de ses enseignements pratiques, avec un aisance plus agréable, et considérablement moins d'alcool.

Il buvait à l'évidence beaucoup de thé pour compenser, car Seung-Min ne le voyait jamais sans une tasse lors de leurs séances, et il avait parfois les yeux injectés de sang, mais son esprit demeurait clair, cohérent, et accessible. Il ne titubait pas, restant à la place assis à la table avec son élève, à lui montrer des notions, des lignes, des schémas. Il utilisait beaucoup ses mains pour aider à visualiser les choses.

Lors de leur dernier cours, Seung-Min l'avait senti plus distrait, comme tourmenté par quelque chose, peut-être la même chose par ailleurs que celle qu'il avait tenté de noyer avec ses carafes de soju. Sa femme, quant à elle, était une merveille de pédagogie, alliant douceur, fermeté et compréhension. Leurs deux visiteurs, son ami d'enfance et son apprentie, étaient encore chez eux.

Ils passaient de temps à autre dans le maru pour aller d'une partie de la maison à une autre, et en levant la tête de ses lectures simplement pour déterminer qui entrait dans la pièce à chaque fois, Seung-Min avait vu son capitaine suivre l'homme des yeux, presque de façon instinctive, sans trop s'attarder toutefois. Il y avait une timidité surprenante dans ses regards, un espoir aussi, soigneusement contenu.

Il n'avait rien dit d'autre à son sujet depuis que Seung-Min lui avait posé ses seules questions lorsqu'il les avait vu pour la première fois chez les Baek. Il n'aurait pas été contre en savoir davantage, mais il n'osait pas, et sentait, confusément, que la moindre interrogation risquait d'être malvenue. Il n'avait en outre pas eu la moindre occasion de s'adresser à l'homme et, pour être honnête, se souvenait par trop de la crainte qu'il avait ressenti en l'apercevant dans les jardins de la maison du Printemps, dans la neige, ses cheveux noirs tombant comme un rideau macabre autour de son visage blafard.

La fille, en revanche, Mago, était une autre paire de manche. Seung-Min les avait entendu s'entraîner dans le jardin arrière, était même venu assister à une session après sa leçon, et il était convaincu d'avoir gagné sa confiance et sa faveur après avoir loué ses performances. Elle était jeune, mais très vive, et elle parlait infiniment plus que son maître, ce qui la rendait moins déroutante.

Elle faisait preuve avec cela d'une maîtrise des arts martiaux qui l'avait laissé pantois, et lorsque Baek Dong Soo lui proposa, ce jour-là, de se mesurer à elle au cours d'une joute amicale immédiatement après leur leçon, parce qu'il avait décider auparavant avec son ami d'enfance qu'il pourrait être "intéressant de comparer les enseignements", Seung-Min le suivit sans protester à l'arrière du grand hanok central.

Un peu plus tôt, durant son cours, le capitaine lui avait posé une question vague à propos d'une clairière située près d'Hanyang. Ça te dit quelque chose ? Avait-il voulu savoir, sans expliquer pourquoi. Seung-Min avait affirmé que non. Dans le jardin arrière, Mago travaillait son jeu d'épée, faisant tournoyer souplement la lame entre ses doigts, la faisant sauter d'une main à l'autre, sans la faire tomber, obstruant les attaques de son maître, déjà redoutables et prodigieusement rapides, avec tout autant d'agilité et de fougue.

- Pas assez rapide, lui dit-il néanmoins, en se reculant, et Seung-Min, s'il avait été plus caricatural, se serait sans doute laissé aller à exprimer son ahurissement avec de grands gestes de bras et de fortes contractions du visage

- Mais plus rapide qu'avant, remarqua cependant Mago, et son maître le lui concéda avec un signe de tête léger, posant ensuite les yeux sur le capitaine Baek et Seung-Min qui arrivait avec lui.

- Je t'amène Seung-Min pour ce dont on a discuté, lui annonça le premier d'un ton plus joyeux qu'au cours de ces derniers jours.

- Vous êtes encore là dessus ? Salut, Seung-Min !

Mago, qu'il n'avait pas encore vu, le gratifia d'un sourire et d'un signe de main léger. Son maître abandonna le terrain d'entraînement et alla se poster, debout, près du mur de la maison. Baek Dong Soo le rejoignit, adoptant spontanément la même posture que lui, bras croisés, l'air sérieux, bien que rendu moins distant par son sourire en coin.

- Tu es sûr que tu veux faire ça ? Lui demanda l'autre. Tu sais que le combat ne sera pas égal.

- Peut-être. Peut-être que non. C'est l'occasion de voir. Ça pourrait être drôle, Woon-ah. Qui sait ?

C'était la première fois que Seung-Min entendait le prénom de l'homme. Baek Dong Soo se pencha ensuite vers celui-ci, et son épaule vint effleurer celle du maître de Mago en une caresse un peu taquine, familière.

- Et puis ça pourrait nous détendre, ajouta t-il malicieusement. Ça nous ferait du bien, de nous détendre. On fait avec ce qu'on a.

Le maître de Mago leva les yeux au ciel, les lèvres pincées en un sourire contenu, l'air faussement lassé, puis donna finalement son accord. Mago, pour sa part, ne cacha pas son ravissement à l'idée d'avoir un autre adversaire, plus jeune et tout aussi entraîné. Elle alla déposer son épée près de leurs deux spectateurs, puis revint presque en sautillant, insouciante, tandis que Seung-Min cherchait ses failles potentielles, révisait ses postures et ses défenses, faisait de son mieux pour les adapter à un aussi petit gabarit que le sien.

Plus tard, Seung-Min devait songer de nouveau à ce combat, revoir chaque mouvements, sentir la morsure des coups et se souvenir de l'impression d'être submergé avant tout. Mago l'avait battu, ou, plus exactement, l'avait démoli dans les règles de l'art, sans même qu'il ait eu le temps de s'en rendre compte ou d'envisager une contre-attaque. Elle avait été quasiment impossible à saisir, à la fois parce qu'elle était petite de taille, mais également parce qu'elle était beaucoup trop rapide dans l'enchaînement de ses coups et de ses répliques, l'empêchant de modifier son approche en conséquence et de pouvoir tenir le poids face à son assaut.

Elle s'était essentiellement servi de ses jambes, le gratifiant de coups de pied qui lui avaient mis les genoux et les mollets en syncope, et elle sautait aussi en quasi-permanence, comme un oiseau fou, le visage crispé par la concentration et la détermination, bien qu'elle avait semblé parfois hésiter sur la marche à suivre en le voyant effondré par terre ou agenouillé de douleur.

À un moment donné, alors qu'il se tenait les mains serrés sur son ventre qu'elle venait de frapper, plié en deux, elle s'était jeté sur lui et s'était enroulé dans son dos à la manière d'une araignée, l'amenant au sol, le plaquant contre la terre, l'immobilisant, son bras fluet mais puissant bloquant sa gorge et le faisant basculer en arrière. Il avait capitulé à cet instant, incapable de se relever, et déjà épuisé. Contre le mur du hanok, il aurait juré voir le maître de la jeune fille gratifier Baek Dong Soo d'un petit sourire satisfait et d'une légère tape sur la poitrine, avant qu'il n'invite son étudiante à libérer son prisonnier.

Il avait perdu, mais l'humiliation avait duré à peine un battement de cil, d'une part en raison de l'intimité de l'affrontement, qui avait eu lieu avec peu de témoins, et le rendait donc moins apte à toucher son égo, mais également parce que Mago, après l'avoir relâché, lui avait demandé si elle ne lui avait pas fait trop mal, et avait cherché à savoir ce qu'il avait pensé d'elle, posant sur sa fierté premièrement blessée la douceur de compliments dus à son âge et à son expérience, ce qu'il avait trouvé délicat et courtois.

En outre, le capitaine Baek, en l'aidant à se relever, lui avait tapoté l'épaule en lui disant qu'il s'était débrouillé très honorablement.

- Elle est vraiment douée, lui avait fait observé Seung-Min en reprenant son souffle.

- Elle peut. Woon était le meilleur, quand on était gosses. Il l'est toujours.

Durant la nuit qui avait succédé au combat, dans son lit de la caserne, il avait repensé aux mouvements, à la vitesse de la jeune fille, à sa force incongrue, à la température glacée de son corps quand elle l'avait tiré vers le bas, à ses yeux très noirs et à son visage très pâle. À son maître, à la cicatrice qu'il avait vu dans les jardins. Il avait pensé, en un éclair, en un intervalle entre deux battements de coeur (gwishin). Comme un réflexe, il avait aussi pensé (Min-Su).

Puis à autre chose, une vieille réponse, insidieuse, au croisement de de son éducation, de sa formation, des patrouilles, un ancien constat primaire découlant de ses croyances et surtout des doutes qu'il nourrissait envers elles depuis qu'il était confronté aux gwishins quotidiennement, réellement.

(ils sont comme nous comme nous comme nous)