Notes de début de chapitre.

Warnings. Mention de blessures physiques.


CHAPITRE LXVII


"I saw the flashes, I saw the fire grow
I see the ember, I see the sender smoke
And the room around began to catch fire and disappear"

(The Midnight, "Fire in the Sky")


a. La Clairière Blanche d'Hanyang (la dernière)

Ils quittèrent la ravissante demeure des Baek au cours de la deuxième heure de yusi, le trentième jour du mois de décembre 1781. Il avait fait un temps radieux durant toute la journée, et le ciel était parsemé de nuages délicats, mousseux, dans lesquels Mago aimait imaginer des formes d'animaux ou d'objets ainsi qu'elle le faisait depuis qu'elle avait sept ans. Le jeu lui avait été suggéré par sa grand-mère, pour l'occuper quand Mago était trop petite pour rester seule dans leur maison près du lac et l'accompagnait pour son travail dans les champs.

De fil en aiguille, et à force de patience mais également de répétitions, elle avait développé une habileté accrue à pouvoir discerner des figures de toutes sortes sur le plafond de la voûte céleste, et s'était longuement adonnée à cette activité durant les trajets qu'elle avait effectué aussi bien sur le territoire de Joseon après sa résurrection, en fuyant les patrouilles, que le long des larges routes du Qing, sur le dos de Danggeum, tandis que Yeo Woon marchait en la tenant par la bride et s'assurait pour deux qu'ils suivissent effectivement le bon tracé dans la direction souhaitée.

Tout en sachant pertinemment que le ciel se devait dans une moindre mesure d'être le même partout ailleurs, Mago n'avait néanmoins pas pu s'empêcher de trouver celui du Qing plus clair, plus dégagé, plus vaste. Elle avait spontanément attribué cette perception à l'impression de liberté et de sécurité que lui avait procuré le changement de pays, et se souvint, tout en suivant ses compagnons, que sa première vision du ciel de Joseon après quatre ans d'absence avait été caractérisée par la sensation que celui-ci avait subi un rétrécissement considérable, et était devenu plus gris. Elle leva le nez vers son étendue de bleu limpide, et aperçut un nuage épais, allongé, qui avait une forme d'arbre.

Ils formaient un cortège très disparate de quatre compagnons : elle, son maître, Baek Dong Soo, et enfin Seung-Min. Dire que la participation de ce dernier à leur nuit près de la clairière d'Hanyang avait été inattendue était un euphémisme, dans le sens où elle avait tout d'abord éveillé chez Mago une vague de frayeur, certes brève, mais néanmoins particulièrement coriace, dès que Yeo Woon lui avait annoncé que le soldat était averti de leur véritable nature, aussi bien de la sienne que celle de son étudiante.

Ils étaient alors en train de déjeuner, et Baek Dong Soo avait les yeux bouffis, injectés de sang, mais le reste du visage relativement plus frais que depuis quelques jours, et plus exactement depuis qu'il avait été convenu que ses parents ainsi que le père de Yeo Woon ne reviendraient plus en visite. Mago avait suivi l'affaire de loin. Elle n'avait pas été présente lors de la dernière rencontre, et cependant elle avait vu, en sortant de la chambre de Baek Dong Soo après avoir entendu des bruits de pas lourds et ce qui lui avait paru être des éclats de voix, son hôte revenir depuis la rue avec à son côté le maître de Mago, qui se tenait proche, et paraissait lui chuchoter quelque chose.

Depuis son observatoire, légèrement dissimulée par le battant de la porte qu'elle n'avait pas complétement fait coulisser, elle avait observé que le visage de Baek Dong Soo était totalement penché vers celui de Yeo Woon, et que ses yeux regardaient les lèvres de celui-ci former des mots avec une fascination lugubre. Du grand hanok avaient ensuite surgi celui que leur hôte avait désigné comme son père adoptif, Huk Sa-Mo, suivi de son épouse et de celle de Baek Dong Soo. Ils s'étaient rejoints à mi-chemin, et avait alors débuté une conversation visiblement agitée dont Mago n'avait pu extraire le sens.

Elle se souvenait en revanche très nettement de l'expression découragée de Huk Sa-Mo, des traits crispés par l'inquiétude de sa femme et de Baek Yun-Seo. Les parents de Baek Dong Soo étaient ensuite sortis à leur tour, la mère exhibant une mine hostile, que Mago avait associé à la présence du père de Yeo Woon, qui était venu immédiatement après. Aucun n'avaient échangé de mots avec leurs fils. Huk Sa-Mo les avait tous entraîné vers la rue, tout en jetant un coup d'œil navré vers leurs hôtes. Quant à Yeo Woon, Mago avait noté le regard glacé qu'il jetait à son père, et qui ne constituait plus désormais une surprise compte tenu de la réputation de ce dernier.

Elle avait su ce qui s'était passé grâce à Baek Yun-Seo. Celle-ci, le soir-même, lui avait fait un résumé concis mais assez détaillé de la rencontre pour que Mago en comprenne dans les grandes lignes les enjeux ainsi que les conséquences. Baek Dong Soo était demeuré le nez dans son dîner, et plus silencieux que jamais. Son visage était sombre. Mago y avait même vu les traces de remords, et de hantise.

Yoo-Jin, qui dînait avec eux, avait bien tenté de dérider l'atmosphère en racontant son exploration des rues de la capitale avec Iseul et toute sa clique de jeunes camarades, mais il avait du sentir très rapidement que l'esprit n'y était pas, et il avait finalement adressé à sa mère un coup d'œil perplexe, ainsi que préoccupé. Ton père a une journée difficile, mon fils, lui avait-elle dit avec gentillesse, il ne faut pas lui en vouloir.

Le garçon avait hoché la tête, d'une façon si prompte que Mago en avait été vaguement décontenancée, avant de deviner que des scènes équivalentes avaient probablement du se produire auparavant à plusieurs reprises, en lien avec la consommation d'alcool de Baek Dong Soo, et que Yoo-Jin avait été habitué dès son jeune âge à le voir dans ce genre d'états. Néanmoins, contrairement à Yeo Woon, il ne semblait ni nourrir de la rancœur contre son père, ni le juger sévèrement, et Mago en avait déduit que l'attitude alcoolisée de leur hôte avait été sans doute plus respectueuse et moins extrême que celle du père de son maître, dont elle avait été témoin indirectement durant quelques visites des Huk depuis la réunion des Yeogogoedam. En outre, il s'était excusé de son comportement taciturne auprès de Yoo-Jin durant le dîner.

Le maître de Mago, pour sa part, avait à peine commenté l'événement une fois lui et son étudiante de retour dans l'intimité de la chambre de leur hôte.

- Vous êtes inquiet, avait remarqué Mago, en notant sa figure maussade, le froncement noué de ses sourcils. Vous avez peur qu'il se remette à boire, c'est ça ?

Avec les bonnes informations, il n'était pas particulièrement difficile de pouvoir faire les connexions adéquates. Elle n'avait alors pas été complétement certaine que l'origine des appréhensions de son maître eût été liée au goût pour la boisson de Baek Dong Soo, mais elle avait néanmoins observé ses réactions accablées lorsque celui-ci, durant les visites de ses parents, en venait à se servir une coupe de soju ou de magkeolli, et en avait tiré ses propres conclusions.

- Mon père l'a provoqué, avait alors déclaré Yeo Woon, comme il passait ses vêtements de nuit. Il savait très bien ce qu'il disait. Dong Soo a fait preuve d'autant de sang-froid qu'il a pu, mais sa réaction était compréhensible, et il le sait. Je le lui ai dis. Je n'ai pas peur qu'il se remette à boire. C'est le fait qu'il s'en veuille qui m'inquiète davantage.

Mago avait jugé plus prudent de ne pas pousser plus loin la conversation. Après avoir croisé le père de Yeo Woon plus d'une fois, elle trouvait difficile de blâmer leur hôte pour en être venu aux mains. Il y a des gens qui ne comprennent que les coups, avait-elle entendu d'un gwishin quelques années plus tôt, alors que ce dernier en avait battu un autre qui avait essayé de leur voler de la nourriture, alors même qu'ils lui avaient invité à manger en leur compagnie.

Le type, qui devait avoir une quarantaine d'année et dont la musculature était celle d'un bœuf, avait estimé par une association très personnelle d'idée qu'il aurait du recevoir une bien plus grande quantité de viande que le reste de ses semblables, six en tout. Mago avait voyagé deux semaines avec eux dans le sud du pays, et avait été triste de les quitter. Elle n'avait jamais su ce qu'ils étaient devenus, et n'avaient plus réussi à les joindre par la conscience collective.

Avant d'aller se coucher cette nuit, et d'y plonger, elle avait demandé à Yeo Woon s'il pensait que leurs parents reviendraient les visiter.

- Non. Personne ne les acceptera ici. Ils ne sont pas les bienvenus.

Son ton avait été froid, impérieux. Elle avait constaté la manière dont il s'était intégré à la demeure et à ses habitants originels, comme s'il en avait toujours fait partie. Elle se rappelait avoir pensé à Baek Yun-Seo, et à la lueur dans ses yeux quand elle les avait posé sur son mari tout au long du repas, comme si elle découvrait quelque chose dont elle n'aurait jusque-là que supposé l'existence.

Elle progressait près de Seung-Min, et songeait qu'elle aurait probablement du refuser de l'affronter en combat singulier, ou contenir davantage sa force et son agilité. Elle s'en voulait de s'être laissée emporter, d'avoir oublié, tout en éprouvant une lassitude et une irritation amère à l'idée de devoir toujours passer son temps à se cacher, à faire attention. Le Qing lui avait paru très loin, et ses entraînements libérés de toute contrainte encore plus tragiquement éloignés de sa portée.

- Seung-Min nous accompagnera, avait dit Baek Dong Soo la veille, après avoir informé Mago de la découverte de la clairière. Il sait, pour vous deux, et m'a promis de ne rien dire. Je suis convaincu qu'il est fiable. Et si jamais il ne l'est pas, le fait de l'emmener avec nous représentera une garantie : cela fera de lui un complice par défaut.

Elle avait reconnu le bien-fondé de la manœuvre, tout en craignant malgré tout une trahison aléatoire. Elle avait appris la méfiance depuis qu'elle était sortie de sa tombe, et en avait fait une réaction automatique. Elle faisait confiance à Baek Dong Soo désormais, ainsi qu'à sa femme et à leur fils, et elle n'aurait pas été jusqu'à affirmer que Seung-Min avait tout d'un esprit fourbe, mais ses expériences avaient été telles depuis sa résurrection qu'elles avaient définitivement établi le scepticisme comme fondation de son tempérament.

Le fait d'apprécier Seung-Min n'y avait rien changé : dès l'instant où Baek Dong Soo l'avait signalé comme membre complémentaire de leur trajet vers la clairière, Mago s'était méfiée, et elle se méfiait encore à l'heure actuelle, même après avoir passé les portes et avoir emprunté les sentiers en direction des hauteurs du Cheonmasan. C'était la méfiance qui avait fait sa survie, jusqu'à présent. Mago l'avait trop bien intégré pour pouvoir s'en débarrasser du jour au lendemain, même en situation de relative tranquillité.

Passer les portes de la capitale avait été la partie la plus aisée. Ce n'est pas les gens qui s'en vont qui posent problème aux soldats, leur avait déclaré Baek Dong Soo, ce sont ceux qui veulent rentrer. En conséquence, la surveillance se faisait dans un sens, mais l'autre était totalement dégagé du moindre risque, et à moins d'afficher ouvertement des cheveux blancs ou d'avoir le mot "gwishin" inscrit sur son front, les individus qui quittaient Hanyang étaient laissés en paix, tandis que de l'autre côté se profilait une file de visiteurs attendant la vérification de leur statut avec un air anxieux. Ne les regarde pas, lui avait conseillé Seung-Min.

Ils étaient sortis des limites de la capitale en se tenant groupés, et en faisant semblant de converser comme si de rien n'était. Elle et Yeo Woon avaient veillé à teinter leurs cheveux avec la bouteille qu'elle avait ramené de sa dernière visite dans une rue commerciale de la capitale, et Yun-Seo s'était proposé en complément de leur redonner quelques couleurs factices en usant de ses produits de beauté. Mago avait les joues plus roses, le teint moins livide. Il fallait reconnaître à la femme de Baek Dong Soo sa maîtrise des artifices, car même Yeo Woon avait l'air plus vivant.

Elle avait eu l'impression que le nombre de mèches blanches dans ses cheveux avait augmenté, alors que les siens n'avaient pas montré de nouvelle décoloration. Quelques nuits plus tôt, elle l'avait trouvé assis en tailleur sur son yo, regardant le mur, immobile, inexpressif, les cheveux mouillés. Il n'avait pas fait attention à elle. Elle ne l'avait pas interpellé, car elle avait alors pensé qu'il s'était immergé dans la conscience, mais plus le temps passait, et plus elle s'interrogeait sur cette possibilité.

Seung-Min et Baek Dong Soo transportaient du matériel pour bâtir un campement à la belle étoile, et des provisions de nourriture au sein desquelles la viande était prédominante. Ils étaient supposés passer une nuit, puis rentrer le lendemain matin, par la même porte que celle mobilisée par Baek Dong Soo lorsqu'il les avait introduit dans l'enceinte de la ville pour la première fois, il y avait déjà un peu plus d'un mois.

- J'ai demandé aux mêmes soldats du réseau de reprendre leurs postes, avait-il révélé à Mago et Woon, et Seung-Min et moi avons veillé à ce que les rations servies aux gardes sensés occuper les postes contiennent de quoi les rendre malades.

- Un autre laxatif ? Lui avait demandé Mago.

- Non. Un vomitif. On ne peut pas toujours utiliser les mêmes combines, autrement c'est un coup à risquer de se faire prendre.

Mago ne s'était pas privé de complimenter l'ingéniosité du procédé, et le large sourire qui était apparu sur le visage de Baek Dong Soo avait été beau, chaleureux, et très jeune.

Leur hôte et Yeo Woon marchaient côte à côte, et Mago les voyait parfois se pencher l'un vers l'autre, parler à voix basse. Certaines des remarques de Baek Dong Soo firent naître un sourire sur les lèvres de son maître, tandis que les siennes amenaient le rire dans la gorge du premier. Ils avançaient ensembles à un rythme presque synchronisés, familier, décontracté, et qui trahissait un vécu commun.

À mesure qu'ils s'aventuraient vers toujours plus vers l'intérieur de la forêt montagneuse, les arbres du Cheonmasan étaient de plus en plus hauts, de plus en plus rapprochés. L'odeur des pins lui montait au nez, mêlée à celle de la terre mouillée, de la mousse, des animaux. Baek Dong Soo les avait prévenu que la clairière était située dans les profondeurs nord de la forêt, et il avait emporté avec lui un bout de papier sur lequel il avait noté des indications susceptibles de lui permettre de retrouver le chemin.

Seung-Min, qui avait été présent lors de la patrouille et avait également vu la clairière, fit quelques suggestions en chemin, comme son capitaine paraissait hésiter sur une direction ou chercher un repère. Mago vit l'inquiétude sur son visage, et en partie l'incertitude, mais ne repéra aucune trace de regret ou même de volonté de fuite, et elle s'en trouva quelque peu rassurée.

- C'est gentil de venir avec nous, Seung-Min, dit-elle alors qu'ils se lançaient à l'attaque d'une pente, et qu'elle et son compagnon n'avaient pas échangé un mot depuis leur départ à l'exception de salutations hésitantes. Tu n'étais pas obligé.

C'était un mensonge, car elle se doutait que Baek Dong Soo lui avait présenté la chose de sorte à ce que le jeune homme se sentit peu coincé, mais elle présuma que Seung-Min apprécierait de voir souligné son libre-arbitre, et loué son altruisme. Il haussa les épaules, déclara que ce n'était pas grand-chose. Il avait l'air d'un jeune garçon se lançant dans une aventure dont l'envergure était un peu trop grande pour lui.

- Je me doute que ça ne doit pas être facile pour toi, continua Mago. Tu est sûr que tu ne veux pas que je porte quelque chose ?

Elle et Yeo Woon avaient emporté leurs épées, par simple précaution. Le Croque-Mitaine était toujours prétendument en chasse dans les bois, et bien que Seung-Min et Baek Dong Soo aient revêtu des tenues civiles, leurs propres armes avaient également été intégrées au matériel de campement, ainsi qu'un supplément de viande dont ils espéraient pouvoir se servir en guise de distraction dans le cas où ils se trouvaient face-à-face avec la créature.

Yeo Woon avait insisté pour décharger un peu Baek Dong Soo, en prétextant que c'était mauvais pour son dos et que de toute façon, les morts n'avaient aucun risque de se fatiguer en portant quoi que ce soit. Seung-Min en revanche s'était accroché à ses sacs comme un homme sur le point de tomber dans un ravin au rebord de celui-ci. C'était la deuxième fois que Mago lui proposait de le soulager un peu de son fardeau. Il était moins chargé que Baek Dong Soo, et il était bâti solidement, mais elle l'entendait souffler par moments.

- Non, tout va bien, affirma t-il, en réajustant les lanières des sacs sur ses épaules. Ne t'inquiètes pas. Je sais dans quoi je me suis engagé. Je vous aide de mon plein gré. Pour être tout à fait honnête, ça fait un moment que je me pose des questions sur tout ça.

- Tout ça quoi ?

- Tout ça, et il fit un geste de la main pour englober un vaste ensemble invisible. Les gwishins. Les vivants. Les traques. Les exécutions. J'ai des doutes depuis un certain temps.

Ils parvinrent à la clairière après trois heures de marche, et la nuit était déjà avancée, les ayant obligé à allumer des torches pour distinguer leur chemin. L'endroit était exactement similaire aux autres clairières que Mago avait vu sur le reste du territoire, et était plongé dans une nimbe lactescente, à ceci-près que la lumière produite par les fleurs, toujours les mêmes, semblait encore plus morbide et intimidante. L'arbre noir, cabossé, était lui aussi toujours à sa place au milieu du cercle.

Mago s'en autorisa un tour rapide, de même que Yeo Woon, tandis que Seung-Min et Baek Dong Soo défaisaient le matériel et se lançaient dans la préparation du dîner avec les provisons qu'ils avaient emmenés. Suite aux recommandations aussi bien de Yeo Woon que son étudiante, ils établirent le campement un peu en retrait, suffisamment près pour pouvoir observer et voir nettement la clairière, mais assez éloigné pour ne pas risquer, ou du tout moins de manière aussi limitée que possible, d'en subir les dangers éventuels.

Durant le trajet, ils avaient été mis dans la confidence des effets de ces endroits sur les gwishins, et de ce qu'ils pouvaient éventuellement en attendre au cours de la nuit. Ils mangèrent ensembles dans un calme relatif, fébrile, tout en jetant des coups d'oeil fréquents à la clairière. Mago se sentait plus tendue que d'ordinaire, plus impatiente. La vieille Jae-Ji avait parlé de la "dernière", mais sans préciser à quoi le qualificatif faisait référence.

Et elle devait admettre qu'il y avait quelque chose avec cette clairière-ci, une atmosphère inhabituelle, d'un autre ordre, qui l'attirait tout en la révulsant. Jamais jusqu'à lors elle n'avait éprouvé de dégoût ou de crainte vis-à-vis des clairières. Après le dîner, ils commencèrent l'attente. Baek Dong Soo s'adossa contre un arbre, près de Yeo Woon. Seung-Min se tint aux côtés de Mago, fixant les fleurs blanches et l'arbre noir comme s'il avait voulu en comprendre toutes les significations dans l'instant.

Un nuage dénuda la lune, ronde et pleine. Son éclat dérangé vint illuminer la clairière entre les arbres. Mago ferma les yeux, l'espace d'un battement de cœur. Quand elle les rouvrit, elle vit sa maison au bord du lac, et sa grand-mère qui lui souriait (c'est parti).


b. Les Fleurs du Mal

Mago, tout en images et en poésie macabre, avait expliqué à Seung-Min durant le chemin qu'ils avaient parcouru pour se rendre à la clairière que ces dernières agissaient sur les gwishins de la même façon qu'une carcasse sur des charognards. La séduction embrassait un modèle de fonctionnement similaire, mais l'appât différait. Les clairières, lui avait-elle appris, montraient des choses.

Ces choses pouvaient être des sons, des gens, des endroits. Peu importait, dans le fond, leur nature extrinsèque, puisque c'était avant tout ce que représentaient ces choses pour les morts qui comptait. Leur but était d'engendrer un mouvement, un élan vers elles, suffisamment fort pour que les gwishins souhaitent les approcher, se sentent curieux et tout à la fois assez en sécurité pour ne pas refuser tout contact.

Elles les amenaient invariablement au centre de la clairière, près de l'arbre noir, les faisant bouger sans qu'ils en aient conscience, comme au cours d'une transe, ou d'une manipulation hypnotique. Mago lui avait raconté qu'elle avait toujours vu sa grand-mère, et l'ancienne maison dans laquelle elles avaient vécu toutes deux, au bord d'un lac. Elle me manque, avait-elle avoué à Seung-Min.

Bien qu'il n'y ait eût aucune confirmation formelle de la part de gwishins plus expérimentés ou qui étaient considérés comme occupant des fonctions majeures de commandement et d'influence auprès de leurs semblables, Mago était convaincue que les clairières montraient essentiellement aux morts des choses envers lesquelles ils se languissaient. Rien ne créait autant le mouvement que le désir.

Seung-Min avait remarqué l'intonation quelque peu fervente qu'avait pris la voix de la jeune fille lorsque celle-ci lui avait parlé de l'endroit, et surtout de ses effets. Elle regardait alors droit devant elle, en direction de son maître et du capitaine Baek, qui marchaient devant, mais Seung-Min s'était rendu compte qu'elle ne semblait pas réellement les voir. Ses yeux très noirs, ses yeux de (morte), étaient alors ailleurs, perdus, et très probablement dans une réminiscence de ces choses que les clairières lui avaient montré.

- Tu en as vu beaucoup ? Lui avait demandé Seung-Min, en proie à une curiosité sincère.

Mago avait tourné la tête vers lui. Ses pupilles étaient immanquablement très sombres, le blanc de ses yeux presque grisâtre. De près, Seung-Min voyait pleinement la blancheur aberrante de sa peau, et les ombres que la mort tendait à laisser comme preuve de son passage. Tous les membres de l'armée de Joseon avaient reçu une formation dense et relativement complète sur le signalement des gwishins, et les militaires, encore plus que les bureaucrates, même lorsque ces derniers étaient chargés des questions en lien avec les morts, savaient généralement où regarder pour repérer les signes qui ne trompaient pas.

Ces derniers n'étaient toujours visibles de façon évidente, mais demeuraient toujours plus ou moins les mêmes. Les yeux. La peau. Les veines apparentes, assombries. Les cicatrices étranges. Le froid. Il avait songé à nouveau à son affrontement avec Mago, au toucher polaire de son corps tandis qu'elle se contorsionnait pour le plier à sa volonté. La force, aussi. Seung-Min avait regardé Mago, avait songé qu'il l'avait cru vivante, avant de réaliser qu'elle ne l'avait jamais été, ou plutôt qu'elle ne l'était. Mais elle l'était, avant.

Peut-être tout le problème reposait sur cette nuance. Les gwishins avaient été vivants. Comme lui, comme le capitaine Baek, comme ses camarades de brigade. Comme ses parents et sa petite soeur. Et il lui était régulièrement arrivé, après son entrée au sein d'une milice, de s'interroger sur la possibilité que, peut-être, les vivants avaient volontairement tendance à mettre de côté le fait que les gwishins avaient été comme eux, à un moment donné, et ne pouvaient par conséquent être totalement considérés comme des monstres à part entière. À moins, bien sûr, d'estimer que l'ensemble des hommes, au sens large, fussent des monstres, à des niveaux plus ou moins prononcés (qui sont les monstres ?).

Mago avait vu très exactement trois clairières, et lui avait raconté chacune de ses expériences avec une confiance qu'il avait apprécié, et lui avait permis de se sentir plus à l'aise tandis qu'il montait le campement avec le capitaine Baek.

Sans aller jusqu'à affirmer qu'il avait ressenti l'impression vague d'être en danger lorsque celui-ci était venu le trouver immédiatement après être rentré de patrouille la veille, pour lui demander s'il accepterait de les accompagner, lui et les deux gwishins qu'il hébergeait, vers la clairière, dont il lui avait dit qu'elle constituait un point d'intérêt vraisemblablement crucial pour les morts sans qu'il pût préciser en quoi, Seung-Min avait cependant été quelque peu pris de court, car il ne se serait jamais attendu à recevoir une telle proposition, et surtout n'avait pas pu totalement empêcher un reste de méfiance de remonter depuis le fond de ses entrailles.

La façon dont Baek Dong Soo avait formulé sa requête n'avait eu en soi rien de particulièrement inquiétant ou menaçant, puisque sa voix avait été bienveillante, curieuse, en rien timide ou hésitante, pas même impérieuse. C'était une voix de question sans aucune volonté de domination ou d'avertissement. Et pourtant, dans l'expression et les yeux de son capitaine, Seung-Min avait vu des ombres, des brumes, qui l'invitaient à cette intégration, lui suggéraient vivement de s'y laisser emporter.

Il avait été sincère quand il avait affirmé qu'il ne comptait pas dénoncer Mago ou son maître, mais il se rappelait également de ce qu'il avait pensé alors, de sa crainte de voir Baek Dong Soo recourir à des extrémités plus agressives. Elles avaient été apparentes dans sa première confirmation, et l'avaient été aussi, malgré lui, dans l'acceptation qu'il avait donné au capitaine.

Je viendrais, parce que je ne leur veux pas de mal, parce que vous êtes mon capitaine, parce que je me pose des questions, mais surtout parce que j'en suis à présent. Il avait l'impression d'avoir entamé la descente d'une pente raide, particulièrement accidenté, et savait parfaitement que le moindre faux-pas risquait désormais de lui coûter potentiellement très cher.

En outre, et en fin de compte, il n'était pas moins facile de discuter avec Mago maintenant qu'il avait conscience de sa véritable condition. Il y avait bien eu un moment délicat, au moment où il avait rejoint la maison des Baek après avoir été informé par le capitaine de la date de l'excursion, prévue un jour de congé où ils étaient dispensés de patrouille.

À son arrivée, les yeux de la jeune fille et de son maître avaient fondu sur lui avec une défiance précipitée, qui l'aurait sans doute paralysé sur place sur le capitaine Baek n'avait pas joué les intermédiaires, faisant la conversation pour quatre et amenant cette dernière sur le sujet de la clairière et des préparatifs. Par la suite, Seung-Min avait compris que la méfiance des gwishins avait été essentiellement encouragée par la même anxiété qu'il avait ressenti en pénétrant dans la cour de la maison (ils sont comme nous).

C'était une fois éloignés de la ville, et protégé par les ramures des grands pins de la forêt du Cheonmasan, que les choses s'étaient globalement détendues. Mago lui avait adressé la parole. Devant eux, Baek Dong Soo et le maître de celle-ci parlaient calmement, avec aisance. Jusqu'à ce que Mago lui prête attention, Seung-Min avait été une sorte d'intrus, un vivant en plein examen pour vérifier s'il était ou non digne de confiance. Il suspectait que son silence, et son absence de dénonciation tandis qu'ils traversaient les rues d'Hanyang, avaient joué en sa faveur.

- Vous pensez qu'on doit les suivre ? S'enquit-il auprès du capitaine Baek, adossé au tronc massif d'un arbre haut, imposant, en voyant Mago et son maître se lever et se diriger soudainement vers l'intérieur de la clairière.

Ils avaient attendu peut-être une heure, peut-être un peu plus, ou un peu moins. La nuit, le repérage temporel était plus difficile qu'en journée, et Seung-Min était de surcroît distrait en partie par des angoisses d'un autre genre, liées à la présence éventuelle de la créature (croque-mitaine) qui tuait sauvagement les soldats des brigades ainsi qu'à ces appréhensions habituelles qui s'éveillaient dans le noir, quand il ne pouvait distinguer assez loin devant lui.

- Non, répondit le capitaine. Je ne suis pas sûr que cet endroit soit destiné aux vivants.

- Vous voyez quelque chose, vous ?

- Rien.

À l'exception de la lumière blanche, qui était devenue plus opaque, plus sépulcral, Seung-Min n'avait noté aucun changement de la clairière, aucune apparition comme celles dont lui avait parlé Mago. Il continua d'observer les gwishins se diriger vers son centre, d'un pas lent et mécanique, comme deux papillons de nuit attirés par un flambeau. Baek Dong Soo ne bougeait pas, un bras posé négligemment sur le genou de sa jambe replié. Mais ses yeux suivaient attentivement le déroulement des événements, et son épée était près de lui.

La surprise vint ensuite, après ce qui parut à Seung-Min quelques minutes d'attente. Mago s'était immobilisée d'un côté de la clairière, et il ne la quittait pas des yeux, inquiet pour elle tout en sachant parfaitement que les morts n'avaient pas grand-chose à craindre en dehors des vivants, et peut-être du Croque-Mitaine. De l'autre côté se tenait Yeo Woon. Tous deux se tenaient très droit, de dos, mais leurs têtes étaient un peu levées vers le haut.

Lorsque le capitaine Baek avait appelé le maître de Mago au moment où celui-ci s'était levé, il n'avait pas réagi, comme s'il ne l'avait pas entendu. Il en avait été de même pour Mago. Même crier ne les avait pas fait sursauter ou se tourner vers Seung-Min et Baek Dong Soo. On dirait qu'ils sont somnambules, avait observé le premier. Il avait vu les sourcils du capitaine se froncer, et son visage s'assombrir.

- Ils ont déjà eu des absences de la même sorte auparavant, lui avait-il expliqué. Ils n'en ont gardé aucun souvenir, pas plus qu'ils ne sont parvenus à l'expliquer.

Seung-Min s'en était douté. Il avait entendu les rumeurs dans la caserne, entre les hommes, disant que les gwishins capturés mais aussi ceux du camps de l'armée des morts avaient subi une sorte de transe de masse à laquelle aucun vivant n'avait réussi à les arracher, et dont ils n'avaient pas conservé le moindre souvenir. Il avait été dit, en complément, que le phénomène avait provoqué un blanchissement croissant des cheveux des morts.

Les cheveux blancs, les clairières blanches. Le blanc avait toujours été la couleur des morts.

Après un temps, Seung-Min constata que le halo de lumière produit par la clairière semblait s'accroître, gagner en intensité, et rendre visible une plus large portion de leur environnement immédiat. Tous les bruits de la forêt, ceux qui peuplaient d'ordinaire les patrouilles, s'étaient interrompus quand Mago et son maître avaient passé la limite du cœur de la clairière. Seung-Min discerna un mouvement léger parmi les fleurs, aux pieds des gwishins.

Il en avertit le capitaine Baek, qui se redressa aussitôt.

- Capitaine, il se passe quelque chose.

Du doigt, il lui indiqua le sol de la clairière, ses fleurs d'ivoire, aux reflets de lune, et qui paraissaient bouger, s'écarter, se plier sous l'impulsion d'une force dont Seung-Min ne pouvait distinguer la forme ni l'origine. Les ondulations, langoureuses, indolentes, lui avaient rappelé celles de la mer, produites par les effets de courants et de vent, mais aucun de ces éléments n'auraient pu justifier de tels remous au sein d'un parterre de fleurs au beau milieu d'une forêt.

Seung-Min, bien qu'éloigné, perçut néanmoins le son de froissements délicats, de la terre contre la surface de laquelle glisse quelque chose, un effleurement impalpable, invisible, gênant. Ce ne fut qu'ensuite qu'il compris d'où provenait le mouvement, et à quoi celui-ci était du. Son erreur avait été de chercher une forme connue, de tenter de déceler un animal, un serpent par exemple, et il avait omis dans son observation le fait que tout ce qui entourait les gwishins allait le plus souvent au delà de ce que les vivants avaient accumulés de connaissances sur ce qu'ils avaient vu ou connu. Les gwishins en eux-même étaient au delà de cette frontière de savoirs théoriques et pratiques depuis le début.

(les fleurs)

Il y avait quelque chose avec les fleurs. Au départ, Seung-Min avait cru qu'elles s'écartaient, qu'elles ployaient en réponse à une stimulation externe qu'il était incapable de voir, ou plutôt de percevoir.

Le fait était qu'elles s'étaient effectivement mises en mouvement, mais contrairement à ce qu'il avait supposé dans un premier temps, les tressaillements qu'elles subissaient n'étaient pas le signe d'une présence extérieure, et Seung-Min, tout en sentant son échine se raidir violemment de stupeur et son incompréhension croître à toute vitesse, en vint progressivement à énoncer sans détour, tout aussi bien dans son esprit qu'à haute voix, car la surprise et le choc avaient amené l'un et l'autre à fonctionner de concert, un constat insensé, impossible, et néanmoins seul à pouvoir rendre compte de ce qu'il observait avec le capitaine Baek.

Car rien, en vérité, ne poussait ou n'obligeait les fleurs à bouger. Les fleurs bougeaient, certes, mais elles bougeaient toutes seules. Leur activité au rythme paisible, alangui, et inexpliqué, était strictement indépendante de toute autre impulsion, et elles évoluaient sous les yeux horrifiés de Seung-Min comme un être conscient et empreint d'une volonté propre.

- Vous voyez ça, capitaine ? S'affola t-il à l'adresse de Baek Dong Soo.

Les tiges des fleurs, minces, effroyablement fines, comme des filaments de tissu ou des algues, commencèrent à s'élever vers le haut, emportant dans leur ascension les corolles immaculés. Avec une angoisse ainsi qu'une fascination marquée, Seung-Min les vit venir s'enrouler autour des chevilles des gwishins, puis remonter le long de leurs jambes de façon circulaire, sans se presser, à l'image de ces plantes grimpantes qui envahissaient les murs, les façades des maisons, et toutes les surfaces qui leur permettaient de se tirer vers le haut, vers le ciel et le soleil dont elles avaient besoin pour survivre.

À la caserne, les murets qui en délimitaient l'étendue étaient presque tous recouverts d'un manteau de verdure, et la terre cuite se voyait emprisonnée, réduite en esclavage sous l'assaut des feuillages épais, incapable de ralentir l'escalade de l'adversaire à moins d'une intervention humaine assez charitable pour la débarrasser autant que possible de l'envahisseur. Les plantes grimpantes avaient cette réputation de nuisibles parmi les espèces végétales, et jouaient à quelques nuances près le même rôle que celui des cafards, si ce n'était que ces derniers se déplaçaient toujours au sol, tandis que les plantes grimpantes visaient la hauteur.

On ne parvenait jamais réellement à les éliminer : Seung-Min avait fréquemment entendu de la part de propriétaires agacés que, d'une manière ou d'une autre, elles trouvaient toujours une manière de revenir, de coiffer les murs érigés par les hommes de leur chevelures verdoyantes, et à leur rappeler sans cesse qu'il existait des choses contre lesquelles leur détermination se trouvait acculée.

- Vous croyez que c'est normal ? Qu'il faut qu'on intervienne ?

Les fleurs montaient, montaient, se saisissaient des jambes de Mago et de son maître, les enchaînaient. Seung-Min, même sans avoir jamais été témoin de ce que les clairières produisaient comme effets sur les gwishins auparavant, trouvait la chose inquiétante, et potentiellement alarmante.

Le capitaine Baek avait quitté son poste d'observation, ramassé son épée, et s'approcha de Seung-Min en ne quittant pas la clairière des yeux.

- Je ne sais pas, avoua t-il. Woon ne m'a jamais parlé de ça. On ne voit pas grand-chose, d'ici. Je te propose que nous nous déplacions, tout en restant à distance.

Seung-Min optempéra, et le suivit prudemment comme le capitaine se redressait et contournait, avec une précaution extrême, les limites de la clairière, tout en veillant à demeurer sous les ombrages protecteurs des arbres et ne franchir aucune démarcation. Les fleurs continuaient de monter, enserraient à présent le corps entier des gwishins, se glissaient autour de leurs cou.

Ils ne réagissaient absolument pas, ne donnaient aucun signe d'inconfort, et en changeant d'angle d'observation, Seung-Min constata que leurs yeux étaient voilés de blanc, et leurs lèvres entrouvertes, mais que le reste de leur visage ne montrait aucune expression. Ils paraissaient complétement vides de toute substance, de toute volonté, et n'opposaient pas la moindre résistance aux fleurs qui les assiégeaient, et ceinturaient leurs jambes, leurs tailles, leurs bras. La lumière blanche de la clairière devenait épouvantablement aveuglante.

- Qu'est-ce qu'on fait, capitaine ?

Il leva les yeux vers Baek Dong Soo, et vit son propre affolement se refléter dans la crispation des traits de celui-ci.

- Je ne sais pas, dit-il, je ne sais pas du tout.

Une série de craquements brefs, ignobles, les immobilisa, coupa court à leurs tergiversations. Un terrible instant, Seung-Min crut qu'il s'agissait des os de Mago et de son maître, et il reporta aussitôt son regard vers eux avec angoisse, avant de constater qu'il était question non pas des gwishins, mais de l'arbre au centre de la clairière, dont le tronc venait de se fracturer sur un trou baillant, plus noir encore que son écorce.

S'en extirpa une autre tige, qui évoqua celle des fleurs de la clairière, mais celle-ci était plus large, plus massive, et elle se déroula lentement vers les gwishins, se séparant en deux pour pouvoir atteindre simultanément l'un et l'autre. Je ne comprends ce qui se passe, s'épouvanta Seung-Min, je ne comprends pas, je ne comprends rien, je n'aurais pas du venir, c'était une erreur.

À côté de lui, immobile et accroupi, Baek Dong Soo contemplait le long appendice se déplacer dans les airs et se diriger vers son ami d'enfance avec un air d'effarement horrifié, et ce d'autant plus qu'il ne paraissait pas savoir quelle conduite adopter. Seung-Min éprouva le désir immodéré de détaler, de prendre ses jambes à son cou et de s'enfuir loin d'un spectacle dont il parvenait à expliquer les mécanismes ni le but.

Une part de lui, primaire, rustre, souhaitait agir, se persuadait que l'appendice était de mauvais augure, qu'il fallait l'éradiquer avant qu'elle ne soit trop proche des gwishins. Une autre, en revanche, lui intimait fermement de ne pas bouger, de ne surtout pas s'approcher de la clairière, au risque de se mettre en grand danger, et de regarder se dérouler les événements en simple spectateur.

Il devinait, dans une certaine mesure, que Baek Dong Soo était en proie aux mêmes incertitudes, aux mêmes tourments, et il était possible que ces derniers soient plus prononcés dans ce cas puisqu'il était lié d'un point de vue affectif avec l'un des gwishins présents dans la clairière. Comme Seung-Min se faisait cette réflexion, et se remémorait, dans une sorte d'instantané involontaire, les coups d'œil que son capitaine adressaient au maître de Mago chaque fois que celui-ci apparaissait dans le maru, il nota que l'appendice de l'arbre avait finalement assez progressé pour se trouver face à la jeune fille et à Yeo Woon, qui ne firent aucun geste pour reculer ou éviter son contact.

L'extrémité de l'appendice, qui jusqu'à lors avait été sans véritable forme, se mit soudainement à changer, à se remodeler, et Seung-Min la vit s'allonger, s'affiner, au point qu'elle prit bientôt l'apparence d'une lance à la pointe particulièrement affûtée, et elle se courba dans les airs, ressembla le temps d'un battement de cil au long cou d'une gisaeng (Min-Su).

Puis, après avoir été tenue immobilisée ainsi durant un court instant, elle plongea tout à coup en avant, et vint percer brutalement le ventre des deux gwishins, si bien que sa pointe ressortit dans leurs dos avec un bruit abominable de chair. Seung-Min n'eut même pas le temps de retenir le capitaine : celui-ci bondit et se précipita vers l'intérieur de la clairière, épée en main, criant le nom de Yeo Woon d'une voix désespérée, rauque de peur.

Seung-Min se lança à ses trousses, dégainant sa propre épée, et remarquant cependant qu'aucun des gwishins n'avait protesté, pas plus qu'ils n'avaient exprimé de signes de douleur ou émit le moindre gémissement de souffrance. Ils étaient ailleurs, probablement très loin dans ce que la clairière leur faisait voir, et Seung-Min s'interrogea sur la possibilité que toutes les clairières aient eu les mêmes effets, aient procédé de la même façon avec tous les gwishins.

Des traînées épaisses de sang noir s'écoulaient de la blessure infligée par l'appendice, tâchaient les vêtements des gwishins, les fleurs à leurs pieds. La pointe ne se retirait pas de leurs corps.

Baek Dong Soo atteignit avant lui la limite du parterre de la clairière. Son pied avait à peine touché la démarcation formée par les fleurs qu'une immense gerbe de flammes jailli de nulle part, hors du sol, et tout autour de la clairière s'éleva un mur de feu ardent, sauvage, et dont la blancheur anormale acheva de terrifier Seung-Min. Le capitaine Baek fut projeté en arrière lorsque les flammes surgirent, et leur souffle fut suffisamment puissant pour qu'il tombe sur le dos et lâche son épée.

Seung-Min, abandonnant toute idée de pénétrer à l'intérieur de la clairière, accourut pour l'aider à se relever.

- Vous avez vu ça ? S'exclama t-il, en ayant l'impression de perdre la tête. Vous avez vu les flammes ?

- Je les ai vu, haleta le capitaine en se redressant avec une grimace. Je les ai senti, surtout.

- Vous pensez que ça ne veut pas qu'on entre ?

Il dit "ça", en ne voyant pas comment désigner autrement la clairière. Il y avait quelque chose, de toute évidence, quelque chose de vivant et de conscient qui s'agitait dans les fleurs, dans l'arbre, dans l'appendice ayant transpercé les gwishins, et Seung-Min en sentait presque les émanations le long de ses muscles, lui causant un fourmillement désagréable, une chair de poule incontrôlable. Le mur de flammes était si haut qu'il l'empêchait de voir clairement ce qui se passait à l'intérieur de la clairière.

- Je n'en sais rien. Peut-être. On devrait refaire le tour, essayer de trouver une brèche et voir si nous pouvons...

Mais comme il s'apprêtait à exposer la suite, les flammes s'évanouirent tout aussi brusquement qu'elles étaient apparues, leur laissant le champs libre, et une vision complète sur l'intérieur de la clairière. Là, Seung-Min vit que l'appendice était toujours logé dans le ventre des gwishins, que ceux-ci n'avaient toujours pas réagir, mais que les fleurs qui étaient auparavant remontées le long de leur corps semblaient désormais s'être agglutinées autour des plaies, et tout le long des sillons de sang qui avaient dégouliné sur leurs vêtements.

Un instant, Seung-Min ne comprit pas, ne parvint pas à expliquer une telle réunion des fleurs autour des blessures des gwishins. Il la souligna au capitaine Baek, et alors que celui-ci plissait les yeux, regardait avec davantage d'attention, Seung-Min l'entendit prononcer une observation lugubre, qui l'effraya sans doute plus que tout le reste, plus que le halo de lumière blanche, les fleurs vivantes ou l'air vide des gwishins.

- On dirait qu'elles veulent leur sang.

Les fleurs étaient massées autour de la pointe de l'appendice, là où se trouvait la plaie des gwishins, et leurs corolles étaient tournées vers l'intérieur, vers le sang. C'était le cas également le long des traînées de sang des gwishins. Autrement, les fleurs qui n'étaient pas à proximité n'avaient pas bougés, et continuaient d'enserrer leurs membres sans chercher à vouloir atteindre la blessure.

Seung-Min passa un bras sous celui du capitaine Baek, le tira vers le haut, et lorsqu'il fut de nouveau sur ses jambes, il ressentit une vague de soulagement, essentiellement liée au fait qu'il n'avait pas à affronter le spectacle entièrement seul. Ensembles, d'un commun accord, ils s'approchèrent prudemment de la clairière, et se tinrent juste devant la frontière du parterre de fleurs. Baek Dong Soo tendit simplement une main vers l'intérieur.

Le mur de flammes blanches refit immédiatement son apparition, et ils furent obligés de reculer pour ne pas en subir les dommages.

- On ne peut pas rentrer, dit Seung-Min. Ça ne veut pas nous laisser rentrer.

Il fit quelques pas précautionneux pour essayer de voir l'intérieur de la clairière, et les deux gwishins qui s'y trouvaient.

- Ils n'ont pas l'air de souffrir, remarqua t-il. Que doit-on faire, capitaine ? Attendre ? Vous pensez que c'est toujours ainsi que les choses se déroulent dans ce genre d'endroit ?

Mais Baek Dong Soo avait l'air perdu, désemparé, il secouait doucement la tête, et Seung-Min n'eut guère besoin de suivre son regard pour savoir qu'il cherchait à voir Yeo Woon.

- Je ne sais pas, dit-il pour la troisième fois, retombant contre le tronc d'un arbre, et se passant une main nerveuse sur le visage. Woon-ah ne m'a jamais parlé de ça. Il ne m'a jamais dit que ça se passait ainsi. Je ne sais pas si c'est normal.

Ils s'étaient à nouveau éloignés des flammes et celles-ci, comme la première fois, ne tardèrent pas à s'évanouir. Ils constatèrent alors, en jetant un coup d'œil à l'intérieur, que l'appendice était en train de se rétracter dans l'ouverture apparue sur le tronc de l'arbre. Le sang gouttait depuis sa pointe, tombait sur le sol, tâchait les fleurs qui se soulevaient légèrement à son passage, comme pour en recevoir davantage.

Les yeux des gwishins étaient toujours voilés de blanc, et l'appendice planté dans leur ventre avait été remplacé par des fleurs, qui en dissimulaient la vue, et s'accumulaient à tous les autres endroits de leurs corps où le sang avait coulé. Lorsque l'appendice eut entièrement disparu à l'intérieur de l'arbre, comme aspiré par le tronc de celui-ci, les fleurs suivirent unanimement son retrait, et elles relâchèrent alors les morts, desserrèrent leur étreinte, se déroulèrent et repartirent en direction du sol, puis de l'arbre, et Seung-Min pensa une fois de plus à la mer, et aux vagues qui repartaient en arrière, comme absorbées.

Dès l'instant où toutes les fleurs tâchées de sang atteignirent le tronc et s'y collèrent, ventousant leurs corolles blanches à l'écorce noire, il y eut un autre craquement, plus puissant, plus terrible, et l'arbre s'embrassa follement dans la nuit noire, annulant la blancheur de la clairière, flambant comme un feu de joie, d'une façon presque triomphale. Il n'y eut plus aucun mouvement, plus aucune ondulation parmi les fleurs.

- Dong Soo-yah ?

La voix du maître de Mago les fit sursauter respectivement l'un et l'autre, trop occupés qu'ils étaient à contempler l'arbre en feu, à se souvenir de l'appendice, des fleurs en mouvements, du sang. En tournant la tête, Seung-Min vit que Yeo Woon les regardait tous les deux avec une expression perplexe, sourcils froncés par l'incompréhension.

Seung-Min baissa les yeux, s'attendant à trouver sur le ventre de celui-ci le trou sanglant laissé par l'appendice. Il ne vit rien (quoi ?). Absolument rien. Pas de trace de sang, pas de plaie, rien. Même la tunique du maître de Mago ne semblait pas trouée. Il se tourna un peu, se contorsionna pour mieux voir son dos, inspecta ses vêtements. Les rivières de sang s'étaient volatilisées. Je ne comprends pas.

Comme Yeo Woon amorçait un pas dans leur direction, le capitaine Baek lui fit le signe d'attendre, avec une main levée à plat devant lui.

- Qu'est-ce qu'il y a ? L'interrogea le maître de Mago d'un ton méfiant, tout en s'immobilisant.

Seung-Min devina la manœuvre de Baek Dong Soo sans avoir besoin que celui-ci ne la lui explique. Il le vit s'avancer, avec une lenteur délibérée, jusqu'à la limite du parterre de fleurs de la clairière. Puis, comme il l'avait déjà fait auparavant, il passa la main à l'intérieur, et contrairement à sa dernière tentative, aucune flamme ne vint cette fois-ci barrer son chemin, aucun mur de feu ne survint depuis les profondeurs de la terre pour l'empêcher d'accéder à la clairière.

Il se tourna vers Seung-Min, hochant la tête pour traduire que la voie était libre, et il entra le premier, marchant d'un pas vif vers Yeo Woon, qui fronça les sourcils en jaugeant l'expression tendue du capitaine.

- Dong Soo-yah, qu'est-ce qui se passe ?

- Seung-Min, va voir Mago, ordonna Baek Dong Soo en arrivant à sa hauteur, et comme celui-ci s'exécutait, et les dépassait pour approcher la jeune fille, qui semblait tout aussi interloquée que son maître, il demanda à ce dernier : tu as mal quelque part, Woon-ah ?

- Non, affirma t-il. Pourquoi ?

Mago fixait Seung-Min avec l'air d'attendre des explications. Elle n'avait pas davantage de trace de blessure ou de sang que son maître, et quand Seung-Min s'agenouilla devant elle pour voir ses yeux, elle ne cacha pas son étonnement.

- Il y a un problème ? S'enquit-elle, observant Seung-Min avec circonspection.

- Tu ne te rappelles de rien ?

- Me rappeler de quoi ?

- Les fleurs, l'arbre...tu ne te souviens pas ?

- De quoi parles-tu ?

Elle était sincèrement décontenancée par les questions de Seung-Min, et celui-ci en informa alors le capitaine Baek, qui inspectait lui aussi le ventre du maître de Mago à la recherche d'une plaie ou d'une marque quelconque du passage de l'appendice.

- Dis-moi ce qu'il y a, l'invita Yeo Woon, d'une voix douce mais ferme.

Seung-Min s'approcha d'eux, accompagné de Mago, et entendit les os de Baek Dong Soo craquer quand celui-ci se redressa pour faire face à Yeo Woon.

- Tu as vu quelque chose ?

- Quoi ?

- Dans la clairière, reprit le capitaine Baek. Tu as vu quelque chose ?

- Le camp d'entraînement, répondit le maître de Mago en haussant les épaules. Pourquoi ?

Le capitaine se tourna vers son étudiante.

- Et toi ?

- La maison de ma grand-mère.

Il les regarda ensuite, l'un après l'autre, avant de croiser les yeux affolés de Seung-Min (je ne comprends pas je ne comprends pas je ne comprends pas).

- Et il n'y avait rien d'autre ? Quelque chose d'inhabituel, ou de nouveau ?

- Non, déclara Mago. C'était pareil que les autres fois. La clairière nous a montré des choses.

Mais Yeo Woon dévisageait le capitaine Baek avec une attention soutenue.

- Qu'est-ce que vous avez vu, Seung-Min et toi ? Lui demanda t-il ensuite.

Le regard de Baek Dong Soo croisa de nouveau celui de Seung-Min, de façon brève, mais dont la durée fut néanmoins suffisante pour lui permettre de valider sa décision.

- Les fleurs, commença t-il. Elles sont remonté depuis le sol, et elles se sont enroulés autour de vous comme des cordes. Ensuite, quelque chose est sorti du tronc de l'arbre. Seung-Min, dis-moi si je me trompe, mais on aurait dit une très grosse tige de fleur.

Seung-Min hocha simplement la tête pour exprimer son approbation à la comparaison.

- Et ? Le pressa Mago, dont la voix avait pris une inflexion anxieuse.

- C'est venu jusqu'à vous, et ça s'est changé en sorte d'aiguille, avant de vous...

Il hésita, attisant l'impatience de Mago.

- De nous quoi ?

- Dong Soo-yah, dis-nous, l'encouragea Yeo Woon.

- Ça vous a transpercé, leur avoua t-il, puis il se plaça une main sur le ventre, et ajouta : juste là. Dans le ventre. Vous n'arrêtiez pas de saigner, et les fleurs avaient l'air d'aspirer votre sang. Vous n'avez rien senti ?

Mago et son maître échangèrent un coup d'oeil stupéfait, mais également troublé. Yeo Woon secoua la tête.

- Rien, lui assura t-il. Rien du tout. J'étais dans le camps, avec toi. Je n'ai rien vu, rien senti.

- Et ensuite ? L'interrogea Mago. Il y a eu autre chose ? Ça a duré longtemps ? Vous avez essayé d'intervenir ?

Seung-Min prit la parole.

- Nous avons voulu entrer dans la clairière, lui raconta t-il. Mais lorsque nous avons tenté notre chance, des flammes se sont élevées du sol, et nous ont barré la route. Nous ne pouvions pas passer. Nous avons du attendre que ce soit fini et que vous ayez repris conscience pour pouvoir entrer.

Mago se mit à s'agiter, à tourner sur elle-même, à regarder ses vêtements. Il n'y avait pas besoin d'être hautement intelligent pour comprendre ce qu'elle étudiait.

- Il n'y a pas de sang, observa t-elle en examinant sa tunique, en particulier celle qui protégeait son ventre.

- Non. On dirait que les fleurs ont tout aspiré, même sur vos vêtements, admit Seung-Min. Et qu'elles vous ont soigné, par la même occasion.

Ils n'avaient aucune cicatrice, aucune plaie visible sur leur abdomen. En revanche, Mago trouva dans le tissu un trou relativement petit, mais qu'elle aurait juré ne pas avoir vu auparavant, car elle était, selon ses propres termes, soigneuse envers ses habits, et veillait toujours à ce qu'ils fussent en bon état. Yeo Woon vérifia à son tour, et repéra un accroc du même acabit sur ses propres vêtements, au même endroit.

L'arbre brûlait toujours dans leurs dos, et produisait un crépitement timide, apaisant.

- Je ne comprends pas, confessa la jeune fille d'un ton penaud. Personne ne m'a jamais parlé de ça à propos des clairières.

- Ce n'était pas normal, alors ? En conclut le capitaine Baek.

- Je ne dis pas ça, objecta Mago. Je dis simplement qu'on ne m'en avait jamais parlé. Mais cela dit, je n'ai jamais eu de vivant avec moi pour observer la chose auparavant.

- Il se pourrait donc que ce soit la procédure habituelle ?

Elle haussa les épaules, focalisée sur l'arbre en flammes.

- Peut-être.

- Tu ne penses pas que ça pourrait être du au fait qu'il s'agit de la dernière ? Lui proposa son maître.

Les épaules de Mago se soulevèrent encore, signe de son indécision. Le silence retomba. Seung-Min jeta un coup d'oeil autour de lui, constatant le calme de la clairière, la diminution de l'intensité de sa lumière blanche, et l'affaiblissement du brasier dans lequel était pris le tronc de l'arbre mort.

- Sortons d'ici, décréta Yeo Woon, pressant une main contre l'épaule du capitaine Baek. Retournons près du campement.

Baek Dong Soo, Seung-Min et Mago lui emboîtèrent le pas sans demander leur reste, abandonnant derrière eux les fleurs aux formes d'insectes, le tronc carbonisé, et la lueur blanche sinistre de la clairière.