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Chapitre n°12 :
Une partie qui s'éternise
Les heures passèrent. D'autres mineurs entrèrent dans la cantina, l'équipe de jour remplaçant celle de nuit. Le CardShark continuait de distribuer les cartes et les joueurs de miser. La pile de jetons de Dess augmentait de plus en plus, comme la cagnotte de sabacc : trois mille crédits, quatre mille, cinq mille... Aucun des joueurs ne semblait plus prendre plaisir au jeu. Dess supposait que ses propos virulents leur avaient coupé toute envie de jouer et de se divertir.
Peu lui importait. Il ne jouait pas au sabacc pour le plaisir. C'était pour lui un travail, identique à celui des mines. Une façon pour lui de gagner des crédits et de rembourser la COMBE pour pouvoir un jour fuir définitivement Apatros.
Deux des soldats quittèrent la table, à sec. Ils furent rapidement remplacés par deux mineurs de l'équipe de jour. En dépit de leur réticence à devoir affronter Dess, l'attrait de l'imposante cagnotte de sabacc l'emporta.
Une nouvelle heure s'écoula, et les officiers – la lieutenant et le capitaine – finirent par partir. Leurs places furent immédiatement accaparées par deux mineurs qui espéraient décrocher une main gagnante pour rafler la cagnotte de sabacc. Les soldats de la République restés à la table de jeu, comme le sous-officier qui avait défié Dess, devaient avoir les poches pleines, et même bien pleines.
Avec l'afflux constant de nouveaux joueurs et de nouvelles sommes d'argent, Dess fut contraint de modifier sa stratégie. Il possédait maintenant plusieurs centaines de crédits, et pouvait se permettre de perdre quelques parties si d'aventure il y était forcé. Son seul souci était de protéger la cagnotte de sabacc. S'il n'obtenait pas de main suffisante pour la remporter, il révélerait ses cartes au cours des premiers tours de chaque partie. Il ne voulait laisser personne saisir l'opportunité de se construire une main gagnante de vingt-trois points. Il ne se coucha plus, même lorsqu'il possédait un jeu de piètre qualité, car les autres joueurs auraient alors peut-être pu gagner.
Des changements aléatoires bienvenus et des choix malheureux de la part de ses adversaires lui permirent de confirmer sa stratégie, mais cela lui coûta cher. Ses efforts pour protéger la cagnotte de sabacc commencèrent à tarir ses crédits. Ses jetons diminuèrent rapidement, mais cela en valait la peine s'il décrochait la cagnotte de sabacc.
Les parties s'enchaînèrent, les différents parieurs jouant à tour de rôle de chance ou de malchance. Les soldats abandonnèrent leurs places les uns après les autres, une fois leurs crédits réduits à néant. Du groupe de départ autour de la table de jeu, il ne restait que Dess et le sous-officier. La pile de jetons de ce dernier ne cessait d'augmenter. Quelques-uns des soldats restèrent à proximité de la table pour observer les parties et encourager leur camarade contre ce mineur aux propos si déplacés.
D'autres spectateurs allaient et venaient, certains attendant qu'un joueur abandonne pour prendre sa place. D'autres étaient simplement attirés par l'intensité de la partie et l'ampleur de la cagnotte. Une heure de jeu plus tard, cette dernière atteignait les dix mille crédits, la valeur maximum autorisée. Tous les crédits ajoutés à la cagnotte seraient maintenant perdus et tomberaient directement dans la poche de la COMBE. Mais personne ne s'en plaindrait... car une petite fortune était en jeu.
Dess jeta un coup d'œil en direction de la chrono-horloge sur le mur. La cantina allait fermer dans moins d'une heure. Lorsqu'il s'était assis à la table de jeu, il avait été convaincu de gagner gros au cours de cette partie. Il avait même été proche de la victoire un long moment. Mais les dernières heures lui avaient littéralement vidé les poches. En œuvrant pour protéger la cagnotte de sabacc, il avait perdu tous ses crédits et avait été contraint de se réapprovisionner par deux fois, la COMBE lui avançant les jetons nécessaires. Il était tombé dans le piège classique, son obsession à remporter la cagnotte de sabacc lui avait fait perdre de vue le montant de ses pertes. La partie avait pris un tour personnel.
Il avait le tee-shirt trempé de sueur, les jambes engourdies par plusieurs heures passées sur sa chaise, et le dos en comporte à force de se pencher avec impatience pour examiner ses cartes. Il avait perdu presque mille crédits depuis le début de la soirée, aucun des autres joueurs n'ayant toutefois joué de sa malchance. Il devrait travailler et s'éreinter un mois entier dans les mines pour rembourser cette somme. Mais il était trop tard pour abandonner. À l'heure actuelle, sa seule consolation était de savoir que le sous-officier de la République avait perdu au moins deux fois plus que lui. Seulement, à chaque fois que le jeune homme manquait de jetons, il plongeait la main dans sa poche et en extirpait de nouveaux crédits – comme s'il possédait des ressources illimitées. Ou alors qu'il n'en avait tout simplement rien à faire.
Le CardShark remit deux nouvelles cartes aux joueurs. Tandis qu'il regardait les siennes, Dess commença à douter. Et s'il s'était trompé, cette fois-ci ? Et s'il ne devait pas gagner cette nuit ? Il ne parvenait pas à se remémorer une seule fois où son don lui avait fait défaut, mais cela ne signifiait pas que cette éventualité était à proscrire.
Défiant tous les instincts qui l'incitaient à se coucher, et malgré sa mauvaise main, il misa. Il devrait révéler ses cartes au début du prochain tour, et cela, quelles qu'elles soient. S'il attendait trop, un autre joueur pourrait remporter la cagnotte de sabacc qu'il convoitait tant.
L'indicateur vira de couleur, et la valeur des cartes changea. Dess ne se soucia même pas de regarder son jeu et le révéla.
Lorsqu'il finit par les examiner, il eut l'impression de recevoir une gifle en plein visage. La valeur cumulée de ses cartes était de moins vingt-trois points, une « bombe ». La pénalité lui retira tous ses jetons.
- Ouah, mon grand ! le railla le sous-officier d'une voix avinée. Tu dois être bourré de pognon pour révéler la main de cette manière. Qu'est-ce que t'as foutu ?
- Il ne sait peut-être pas faire la différence entre plus vingt-trois et moins vingt-trois, lança l'un des soldats qui observait la partie en souriant largement.
Dess tenta de les ignorer en payant la pénalité. Il se sentit las, vidé.
- Tu n'es pas aussi volubile quand tu perds, hein ? lui lança le sous-officier d'un air méprisant.
De la haine. Voilà ce que Dess ressentit. Une haine absolue enveloppait chacun de ses pensées et de ses gestes. Il ne se préoccupa subitement plus de la cagnotte de sabacc et du nombre de crédits qu'il avait perdus. La seule chose qu'il désirait consistait à chasser l'expression suffisante du visage du sous-officier. Et il ne pouvait le faire que d'une seule façon.
Il lança un regard assassin en direction du jeune homme, trop ivre pour se laisser intimider. Sans détacher les yeux de son adversaire, Dess inséra sa carte dans le lecteur de la COMBE et retira une nouvelle somme de crédits en ignorant toute logique qui lui intimait d'abandonner la partie.
Le droïde CardShark, ses circuits et ses câbles inconscients de tout ce qui se déroulait autour d'eux, poussa un tas de jetons vers lui en prononçant son « bonne chance » habituel.
Dess reçut l'As et le deux de sabre. Le total de ses cartes équivalait à dix-sept points, une main dangereuse. Il risquait de dépasser les vingt-trois requis avec sa prochaine carte, et de perdre de nouveau la partie avec une « bombe » malheureuse. Il hésita, sachant que la bonne stratégie à adopter aurait été de se coucher.
- Des doutes ? se moqua le sous-officier.
Agissant impulsivement, Dess plaça son deux de sabre dans le champ d'interférence, puis ses jetons dans la cagnotte. Ses émotions guidaient maintenant ses gestes, mais il n'en avait rien à faire. Lorsqu'il reçut sa nouvelle carte, un trois, il sut quelle technique adopter. Il la plaça également dans le champ d'interférence à côté du deux. Il misa le montant maximum autorisé, et attendit le changement aléatoire.
En réalité, il existait deux façons de remporter la cagnotte du sabacc. La première était d'obtenir une main de vingt-trois points, un pur sabacc. Dans les règles de Bespin modifiées, si un joueur possédait une main comprenant un 2 ou un 3, et qu'il obtenait la figure de l'Imbécile, une carte ne possédant aucune valeur, il se retrouvait avec la suite de l'Imbécile... et les deux autres cartes formant le chiffre 23. C'était la main la plus rare à obtenir, et elle était gagnante face à un pur sabacc.
Avec ses deux cartes placées dans le champ d'interférence, Dess avait accompli les deux tiers du chemin. Un changement aléatoire était maintenant indispensable pour transformer son As en Imbécile. Et si cela se produisait, encore fallait-il obtenir l'un des deux Imbéciles que comprenait le jeu de soixante-seize cartes. Il prenait un risque incroyable.
L'indicateur passa au rouge, et la valeur des cartes changea. Dess ne regarda même pas son jeu, il savait avec certitude ce qu'il comportait.
Il fixa le sous-officier.
- J'abats mes cartes, lui déclara-t-il.
Le sous-officier regarda sa main et découvrit ce que le changement aléatoire lui avait procuré. Il se mit alors à rire si bruyamment qu'il parvint à peine à révéler ses cartes. Sa main contenait le deux de flasque, le trois de flasque... et l'Imbécile !
Des cris de surprise et des murmures d'incrédulité parcoururent l'assemblée de spectateurs.
- C'est pas beau, ça, les gars ? gloussa le sous-officier. La suite de l'Imbécile grâce à un changement aléatoire !
Il se leva de son siège et se pencha vers le milieu de la table où se trouvait la pile de jetons composant la cagnotte de sabacc.
Dess tendit le bras et agrippa le poignet du jeune homme, sa pression aussi froide et solide que du duracier, avant de révéler ses propres cartes. La cantina toute entière devint aussi silencieuse qu'une tombe, et les petits rires du sous-officier s'étranglèrent dans sa gorge. Un instant plus tard, il se libéra de l'étreinte de Dess et se rassit, abasourdi. Quelqu'un laissa échapper un long sifflement de stupéfaction à l'autre bout de la table. La foule fut subitement prise d'une excitation bruyante.
- ... jamais vu ça de ma vie...
- J'arrive pas à le croire...
- ... c'est statistiquement impossible...
- Deux suites de l'Imbécile dans la même partie ?
Le CardShark résuma le résultat d'une façon purement analytique :
- Nous avons deux joueurs avec des mains de valeur égale. Le vainqueur de la partie sera déterminé par une mort subite.
Le sous-officier ne réagit pas avec le même calme.
- Espèce de sale droïde stupide ! cracha-t-il, gagné par la colère. Personne ne va remporter la cagnotte de sabacc avec une mort subite !
Ses yeux gonflèrent brutalement, et une veine se mit à battre sur son front. Un de ses camarades soldats lui avait posé une main sur l'épaule, probablement de peur qu'il ne bondisse par-dessus la table et tente d'étrangler le mineur.
Le sous-officier avait raison, aucun d'eux n'allait s'emparer de la cagnotte de sabacc. Au cours d'une mort subite, chaque joueur recevait une carte supplémentaire, et la valeur totale de la main était recalculée. Le joueur possédant la meilleure main remportait la partie – sans toutefois décrocher la cagnotte de sabacc s'il ne possédait pas une main strictement égale à vingt-trois points. Et cette dernière possibilité paraissait impossible. Le jeu ne contenait plus aucun Imbécile pour préserver leur suite de l'Imbécile, et aucune carte ne possédait une valeur supérieure aux quinze points de l'As.
Mais Dess ne s'en souciait pas. Cette déconvenue avait été suffisante pour détruire la volonté de son adversaire, ses espoirs de victoire avaient complètement disparus. Il perçut la haine du sous-officier et y répondit. Cette sensation pouvait être assimilée à un être vivant, une sorte d'entité dans laquelle il pouvait puiser de la force et nourrir sa propre rage. Dess se garda cependant de laisser paraître ses sentiments. La haine qui le consumait était personnelle et si violente qu'il sentait qu'il pourrait détruire le monde rien qu'en la libérant.
Le droïde-croupier distribua deux cartes face visible sur la table. Deux neuf. Avant que quiconque ait pu réagir, le droïde avait déjà recalculé la valeur des deux mains, déterminé que les deux joueurs étaient toujours à égalité, et redistribué une nouvelle carte à chacun. Le sous-officier découvrit un huit, et Dess un second neuf.
L'Imbécile, deux, trois, neuf, neuf... Vingt-trois !
