Réunion

Un de ces jours, songea Raphaël en expirant aussi longuement que bruyamment par les narines, il allait tendre un piège pour quiconque trouvait malin de fouiller dans son bureau alors qu'il avait le dos tourné. Peut-être avec de la mélasse tournée et des plumes, ou des paillettes. Il demanderait probablement conseil à Gabriel, tiens.

Une personne moins maniaque que le médecin des Anges n'aurait pas remarqué l'intrusion, mais quand on est habitué à reposer précisément sa tasse de café et ses instruments à une place bien délimitée, on remarquera dès que cette place dévie d'un quart de millimètre.

En attendant, il allait devoir inspecter son armoire à dossiers, voir ce que le cambrioleur avait voulu emporter – un gros verrou, ce serait sans doute une excellente idée – voyons, quelle chemise était-elle de travers ? Et – ah.

Il fronça les sourcils et décida que le cabinet pouvait rester fermé pour la soirée. De toute façon, il n'avait rien prévu de plus intensif que du classement, alors…


Le garçon se tenait sous le porche de la maison, mais sans oser frapper. À voir la tension de ses jambes et de sa nuque, cela faisait un bon moment qu'il était dans cette position.

Il se trouvait à cet âge maladroit où on ne mérite plus le qualificatif d'enfant, mais pas encore celui d'adulte, peut-être même pas d'adolescent. Des cheveux noirs un peu trop longs menaçaient de frisotter sur sa nuque couleur de noisette, et sa silhouette presque engloutie par son large t-shirt et son pantacourt flottant accusait la maigreur étirée d'une poussée de croissance subite.

« Noé » appela doucement Raphaël.

Le garçon sursauta et fit volte-face, ses yeux couleur de profondeurs océaniques s'écarquillant alors que l'identité de son interlocuteur s'imposait à lui.

« Oh » souffla-t-il d'une voix défaite.

« J'apprécie tes efforts pour ranger derrière toi, mais la prochaine fois que tu voudras un renseignement dans ton dossier médical, tu pourras juste demander. »

Noé ne parut ni convaincu ni rassuré par cette déclaration.

« Même si c'est immoral ? »

« Est-ce que tu trouves ta démarche actuelle immorale ? »

Le garçon baissa la tête et ne répondit pas. Le guérisseur attendit.

« … Tu connais les règles. »

Oui, Raphaël connaissait les règles – même si à proprement parler, l'interdiction de rechercher et contacter un parent biologique n'en était pas une. Ça tenait davantage de la convention sociale – une tradition que tout le monde suivait, mais n'avait jamais été officiellement ratifiée comme loi.

Beaucoup d'anges maintenaient qu'il s'agissait d'une bonne chose : après tout, un enfant qui connaissait ses géniteurs ne risquait-il pas de leur réserver exclusivement son attention, et vice-versa ? Comment un ange digne de ce nom pouvait-il s'intégrer parfaitement dans la grande communauté des Neuf Chœurs s'il n'apprenait pas que l'amour était universel plutôt que privé ?

À titre personnel, l'Archange brun hésitait à se prononcer sur la question. Il avait vu des cas d'adoptions où ça marchait fantastiquement. Dans d'autres… ça se déroulait moins bien.

Apparemment, Noé relevait de la seconde catégorie.

« Je connais les règles » concéda Raphaël. « Mais réponds sincèrement : veux-tu la voir ? »

Il ne précisa pas de qui il parlait. Tous deux savaient.

La grâce de Noé frémit comme un roseau pris dans l'orage.

« Je… et si elle… si elle ne voulait pas ? »

Sa voix était presque inaudible – un sanglot qui se dissolvait sous la pluie.

« C'est toujours un risque » reconnut l'Archange.

« Tu ne pourrais pas décider pour moi ? » implora le garçon. « Oui ou non, je promets que j'obéirais. »

Raphaël considéra son interlocuteur avec un regard calme.

« C'est ta vie, Noé. Au bout du compte, c'est ton choix, qui impacte ton existence. Comment veux-tu que je décide à ta place ? »

C'était cruel à dire, mais c'était la vérité, et le guérisseur put voir le garçon trembler sous l'impact brutal, perdre le fil de sa respiration.

Et puis la poignée de porte tourna depuis l'intérieur.

« Raphaël, j'avais cru entendre ta voix ! Il te faut – oh. »

L'espace d'une poignée de secondes, le temps se figea. Très lentement, Noé se mit à pivoter, se détournant du médecin pour la nouvelle arrivante.

Zora avait une main sur la bouche, ses yeux brillant d'un éclat de plus en plus mouillé ne voyant que le garçon planté sous son porche. Ledit garçon avala sa salive, ouvrant la bouche sans doute pour parler mais ne produisant qu'un faible son étranglé.

« Je devrais vous laisser seuls » glissa Raphaël avant de se détourner à son tour, s'engageant sur le chemin qui lui permettrait de rejoindre la Jérusalem Céleste.

Une fois parvenu au point où il perdrait de vue la maison de Zora, il se retourna. À pareille distance, un ange ordinaire n'aurait rien pu discerner, mais le rang de Prince avait ses avantages.

L'un à côté de l'autre, Noé était un peu plus grand que Zora. Ils ne se parlaient pas, mais elle avait pris ses mains dans les siennes, et leurs deux grâces chantonnaient ensemble, avec un peu d'hésitation, beaucoup de fragilité, et pourtant en harmonie.

Cela fait presque huit ans depuis que j'ai commencé à écrire ce recueil, et même si ce n'était pas ma première fic, c'était l'une de mes premières. A présent, le bout du chemin est arrivé, et je pense que j'ai mené cette histoire aussi loin qu'elle pouvait aller sans perdre (trop) de sa qualité initiale.

Pour tous ceux et toutes celles lisant ces mots, qu'ils aient été là depuis le début ou pas, qu'ils aient apprécié ou détesté, merci à vous d'avoir marché sur ce chemin avec moi.