Appartenance

Le prêtre s'installa lourdement derrière la tenture, s'affaissant sur l'inconfortable siège, alourdi par sa digestion alors que tant d'indigents frappaient à la porte de son église.

"Pour quelles raisons es-tu revenue me voir, Angéline ?..."

"Père... j'ai... j'ai si peur..."

"Nous en avons déjà discuté. Et ce que je t'ai dit n'est que la stricte vérité que tu te refuses pourtant à entendre." sévère.

"Je... n'existe-t-il aucun... échappatoire pour mon âme ?..." larmes roulant sur ses joues.

"Nous l'avons déjà évoqué ; même rejoindre un couvent attirerait l'armée des ténèbres, à laquelle tu appartiens. Tu dois te retirer dans la forêt, au plus profond de son cœur, et y vivre en ermite."

"Mais... je ne le puis, mon père !..." prise de sanglots.

"Cesse, veux-tu ?! Tes larmes sont inconvenantes."

"Que vais-je devenir, mon père ?..." enfouissant son visage mouillé de larmes dans ses paumes, mouillant le tissu précieux de ses gants.


La forêt... elle la craignait tant... notamment la nuit, lorsque le vent hurlait à travers les branches, faisant grincer les troncs entre eux.

Il s'y déplaçait des ombres qu'elle redoutait. Ces mêmes ombres qui l'appelaient, nuit après nuit, l'invitant à les rejoindre dans des ténèbres semblables à de la mélasse !...

Elles jouaient avec son esprit, la conduisant inlassablement jusqu'au bord de la folie - une voix, comme un sifflement de serpent, l'invitant à se taillader l'intérieur des poignets avec l'ouvre-lettres de son père - marques que le prêtre avait tôt fait de débusquer et d'interpréter !...

"Ton âme nous appartient, Angéline..."

Ces appels n'avaient de cesse, la jeune femme enfouissant sa tête sous l'oreiller, tremblant des pieds à la tête dans le fond du lit.

"Laissez-moi tranquille !" suppliait-elle en vain.

Chaque tentative de s'en défaire se soldait par un échec et elles revenaient plus fort encore la nuit suivante !...

Ses parents, désemparés, ne savaient plus que faire. Les médecins les plus éminents se succédaient à son chevet, plaidant tous pour un internement immédiat "pour son bien".


C'est pourtant le prêtre, bien décidé à se séparer de cette "brebis égarée", qui joua le rôle décisif de l'acte final ; flanqué de plusieurs fanatiques manipulables, il se rendit, avec les armes, jusqu'à la demeure, tenant en garde les parents pendant qu'il ordonna à Angéline de fuir dans les bois, menaçant de faire tuer ses parents en représailles si elle venait à refuser de s'y plier !...

Angéline se résolut à fuir, foulant les bois encore humides de la pluie drue tombée en fin d'après-midi.

La pénombre environnante la faisait frissonner et elle s'immobilisa contre un tronc, jetant des regards derrière elle, s'assurant qu'elle n'était pas suivie.

Le vent s'engouffra dans les bois, faisant siffler les feuillages et craquer les troncs.

Son cœur... elle avait l'impression qu'elle allait le vomir en totalité tant il battait dans sa poitrine !...

Ses jambes tremblaient, refusant de la soutenir davantage et elle s'affaissa lentement.

"Pitié... mon Dieu... pitié..." pleurant à chaudes larmes.

Soudain, une raie de lumière violacée.

Le salut !...

Angéline usa de ses dernières forces pour s'avancer jusqu'à la petite clairière qui abritait un de ces êtres qui peuplaient ses vivaces cauchemars.

Il se tenait sur un tronc abattu, ailes repliées sur l'arrière. C'est lui qui émettait ce qu'Angéline prit pour un signe divin et qui n'était en réalité que son cosmos.

Un Spectre. Et pas des moindres !... Un Juge. Minos du Griffon se tenait devant elle, l'envisageant d'un pli mauvais.

"Ah ! Tout de même !... J'ai bien cru devoir te chercher moi-même !..."

Angéline tomba à genou, en appui sur ses bras.

"Finalement, cette bande de larves est parvenue à te pousser jusqu'à moi." se relevant.

Le surplis jetait la lueur d'un diamant sombre, travaillé avec une précision d'orfèvre.

"Celui que vous nommez tous 'père' ne s'était pas trompé à ton sujet : tu as été appelée à une destinée suprême." s'approchant.

Angéline était incapable de détacher son regard du seul point de lumière présent dans la pesante pénombre.

Son estomac convulsa et laissa échapper son contenu, souillant les mousses humides.

"C'est souvent l'effet que je fais." s'amusa Minos. "Ceci étant, le fait survient généralement lorsque les larves découvrent ma spécialité." faisant danser ses doigts devant un visage joueur.

"Vous êtes... le diable..." dans un ultime sursaut.

"Peuh. Une invention bassement humaine visant à berner les plus superstitieux d'entre vous."

"Lucifer... le plus bel ange..."

Minos s'accroupit devant elle, grimaçant au relent des vomissures. "Accepte le salut qui t'est offert."

Angéline se recroquevilla.

Minos avança la main pour se saisir de son menton souillé. "Accepte ou je te livre aux gueux qui voulaient ta mort."

Angéline comprima sa poitrine d'un poing, vertige la gagnant.

"C'est notre armée qui t'appelle depuis le fond de la nuit. Le diable n'a rien à voir dans la présente affaire. Mon Seigneur est patient."

Angéline fixait le magnifique visage qui lui faisait face. Oh, Minos était d'une beauté propre aux statues grecques... Minos inspirait confiance. Jusqu'à ce qu'il se déchaîne.

"Chaque âme lui est chère, sais-tu, ma chère Angéline ? Voilà pourquoi il t'a appelé à quitter cette boue. Tu ne peux refuser pareil honneur."

Malmenant le menton avant de relâcher.

"Ensemble, nous allons montrer à ces gueux ce qu'il en coûte de s'en prendre ainsi à une prédestinée."

"Mes... parents..."

Minos secoua la tête. "Leurs âmes viennent de franchir les portes du premier Tribunal des Enfers pour y être jugées."

Angéline laissa perler de nouvelles larmes.

"Allons. Une fois changée tout ceci ne revêtira plus la moindre importance. Ce ne sont là que des considérations bassement humaines, après tout." caressant une mèche de ses cheveux défaits.

"J'a... j'accepte."


"Aucune trace !..." annonça le chef de file au prêtre.

"IMBÉCILES ! Elle ne peut pas être loin !..." grimaça le prêtre.

"Fernand Clerc, dit le prêtre boiteux." arma la voix de Minos, posé sur une branche, dos reposant contre le tronc. "Coupable, devant Hadès, de trafic d'enfants."

Le prêtre se raidit.

Les paysans l'accompagnant cherchaient partout l'origine de cette voix qui semblait prononcer une sentence avec autorité.

"C'est notre prison la plus sévère qui t'est réservée. Tu y seras torturé pour l'éternité."

Ils se massèrent pour se préserver du danger imminent.

Minos libéra ses fils qui prirent possession des bras du prêtre, l'élevant dans les airs sur un cri à la fois de surprise et de détresse.

"Il est temps que tu présentes tes actes devant le pupitre d'un Juge digne de ce nom." faisant s'écarter les bras, tirant sur les tendons jusqu'à totale rupture.

Les paysans hurlèrent à la vue d'Angéline qui s'approchait, animée d'une force nouvelle, les tançant sans pitié ni humanité.

Angéline cependant n'avait été qu'une nouvelle fois victime d'une terrible machination ; en effet, les femmes étaient, dans le royaume promis par Minos, rarement érigée au rang de soldat mais bien au titre de servantes soumises aux moindres volontés de l'armée des Spectres d'Hadès !...


Son devoir accompli et Angéline ralliée à la cause de l'armée de l'ombre, Minos rejoignit son domaine à ailes déployées, se posant majestueusement sur un sommet escarpé, avisant la longue procession des âmes qui se pressaient aux portes du Tribunal.

Il s'étira, à son aise, satisfait de la tournure des événements.

Ah, qu'il était aisé de berner ces âmes !... Minos demeurait le plus grand manipulateur devant Hadès, loin devant ses propres frères qui semblaient avoir une préférence pour des méthodes bien plus expéditives.

Rhadamanthys et Aiacos jugeaient la façon de procéder de Minos bien trop fastidieuse. Sur ce point, les trois Juges demeuraient en total désaccord.


Pourtant, Minos nourrissait une véritable obsession pour l'un de ses frères qui savait remuer son sang mieux qu'aucun autre Spectre sous le rougeoiement des cieux infernaux !...

Minos se consumait littéralement pour Aiacos, Juge de Sa Majesté et Spectre de l'Étoile de la Bravoure du Garuda.

La férocité affichée par Aiacos faisait écho au sadisme assumé de Minos.

Combien de fois, Griffon avait-il été pris de délicieux vertiges en assistant aux châtiments arbitraires initiés par Garuda au sein même de ses propres troupes ?...

Les deux Juges appréciaient, chacun à leur manière, de faire souffrir, bien que leurs motifs se révélaient différents.

Garuda s'épargnait de faire dans la dentelle et sévissait généralement en maniant le fouet, allant jusqu'à la projection d'énergie lorsque l'humeur et le crime l'exigeaient, ce qui disloquait immanquablement le corps de la victime dans des gerbes sanglantes !...

Minos semblait plus raffiné, usant de ce que son Étoile lui avait offert : des fils invisibles, privant ses proies de toute volonté propre et imposant les caprices de Minos en lieu et place.


Longtemps, Minos et Aiacos s'étaient tournés autour. Pour finalement se trouver au détour d'un long et sinueux cheminement, placé sous le signe d'ordres et de contradictions.

Les déclarations enflammées avaient fait place à des joutes verbales teintées de sous-entendus érotiques sans équivoques. Et, par Hadès, le Népalais possédait une sacrée répartie, au grand délice de Minos, amateur de telles arabesques sémantiques !...

Bien que diamétralement opposés de nature - Minos venant de contrées nordiques et Aiacos des hautes cimes himalayennes - les deux Juges dialoguaient dans cette langue universelle propre aux Spectres qui condamnait tout éloignement linguistique.

Les mots s'étaient entrelacés avant même leurs langues.

Poussés à bout de désir, les corps avaient finis par se mêler à la danse, Garuda devenant ainsi rapidement la plus belle obsession du Griffon qui y pensait nuit et jour.


Aiacos aimait souffler le chaud et le froid, offrant tantôt son aspect le plus désirable au Griffon avant de lui présenter sa jolie roue composée de ses plumes les plus orgueilleuses.

Minos, souvent, ne savait plus lui-même où il en était mais cette façon de procéder ne contribuait qu'à souffler sur des braises pour les attiser en grandes flammes !...

A ce petit jeu sordide, Aiacos était passé maître, rendant fou de désir un Griffon déjà habité par des idées peu orthodoxes.

Aiacos parvint à mettre Minos totalement à nu - ne se contentant pas simplement de son corps. Il débusqua Griffon jusqu'à l'âme. Celle-là même que le Juge prenait soin de camoufler sous sa noble apparence. La seule vue de Minos forçait le respect, sa beauté nordique parachevant le tout. Aiacos, cependant, ne s'était guère contenté de cette surface policée. Il avait gratté des ongles jusqu'au fond. Et ce qu'il y avait trouvé justifiait tous ses efforts !...

Minos, en effet, camouflait une jolie noirceur qui se révélait lorsque le plaisir se faisait si aigu qu'il en faisait tomber le masque vernissé pour offrir la place à un langage beaucoup plus châtié, teinté d'insultes vomies autant qu'éructées. Bien que le verbe injurieux était manié en norvégien, la façon dont Minos expectorait les grossièretés, les enchaînant sans en rougir le moins du monde tandis que son corps gravitait dans les hautes sphères du plaisir le plus charnel, ces ignominies flattaient les sens d'Aiacos qui avait appris à s'en délecter.

Ainsi, Aiacos se félicitait d'être parvenu à un tel degré d'intimité avec Minos au point que son partenaire se montre sous son véritable jour, envoyant la prétendue noblesse aux orties, oubliant les manières feintes qui en faisaient un gentleman.

De son côté, Minos se régalait de voir rappliquer aussi régulièrement Aiacos, en quête de partenaire, le forçant à ranger, dans sa poche la plus profonde, son orgueil le plus tenace.

Ils étaient parvenus à un tel niveau qu'ils s'autorisaient l'un l'autre à se montrer leurs vrais visages, masques tombés, apparence brisée, faisant ainsi de leurs travers une réjouissance ultime.

FIN.