Brothel love
Jin y pensait. Souvent. Très souvent. Au point que la pensée devienne parasite.
A cette femme qu'un destin infortuné avait touché en plein, que celui qui lui devait protection avait abandonné à un triste sort du fait de son inconséquence et de son addiction aux jeux, à celle qu'il avait aimé sous ce ciel pluvieux.
Shino. Pour lui, elle avait toujours été Shino. Kohana n'était qu'un nom de profession et Jin n'y avait attaché aucune importance.
Il aurait souhaité que leur nuit, comme la pluie qui tombait drue sur Hamamatsu, ne cesse jamais. Elle avait ri, lui disant qu'il avait quelque chose de touchant et de terriblement vieux-jeu dans sa façon de s'exprimer.
Les sacrifices, Jin les connaissait pour les avoir maintes fois éprouvés. Ils faisaient mal, privant d'une partie de soi.
Jin avait été élevé dans la discipline stricte d'un dojo. Son maître avait été un homme bon. Ils avaient dépassé la relation maître-disciple pour s'installer progressivement dans celle de père-fils.
Jin était la prunelle des yeux d'Enshiro. A l'inverse, son maître était tout pour le jeune Jin. Jusqu'à ce jour funeste... où le destin du jeune prodige bascula à tout jamais.
Jin était coutumier des histoires peu ordinaires ; sa vie même en était un exemple.
Longtemps, on l'avait cru destiné à reprendre le dojo à la suite d'Enshiro. C'était sans compter les temps qui étaient en train de changer, broyant les hommes sur leur passage.
Le temps des samurai était en passe d'être révolu. L'ironie est que ce sort en faisait des rônin, cherchant à subsister par tous les moyens, jetant les infortunés sur les routes tels des naufragés.
Jin était de ceux-là. Parce qu'il avait résisté à l'assaut fulgurant de son maître lors de cette nuit de lune. Lorsqu'il contra celui qui lui avait tant enseigné. Ce moment où la lune lui montra la clarté du visage de son assaillant. Un visage connu, vénéré. Le visage d'un agonisant.
Jin se disait en paix avec cette histoire. Or, il se mentait à lui-même. Et la vie, telle une farce cruelle, se plaisait à lui présenter, de manière récurrente pour ne pas dire grotesque, les conséquences de son acte.
Parfois, l'existence de Jin était émaillé de douceur. Tel fut le cas lorsqu'il rencontra Shino. La jeune femme, sous son aspect frêle, possédait une force qui surprit Jin. Elle acceptait son destin, résignée, la tête haute.
Elle ne camouflait guère que l'instant était particulièrement difficile pour elle mais jamais ne s'en plaignait.
La pluie arrosait Hamamatsu de manière continue et soutenue depuis des jours. Pourtant, dans le cœur de Jin soufflait un vent nouveau qui épousait la douceur du soleil. L'histoire, cependant, était loin d'être simple et exigeait que Jin ait un minimum de revenus pour se permettre de "visiter" Shino au bordel.
Fort heureusement, Mugen eut la main chanceuse ce jour-là !...
Malgré son attirance pour la jeune femme, Jin refusait de s'imposer comme les hommes que Shino recevait, par intervalles réguliers, dans sa chambre. Il la respectait et était prêt à renoncer à son attrait physique pour la jeune femme. C'est elle qui initia le baiser. Et Jin ne put agir autrement que d'y répondre. Shino le défit avec un soin tout particulier, honorant la peau diaphane du rônin de baisers tendres, caressant son corps émacié du sien.
L'instant avait été beau. Au milieu de l'horreur. Comme pillé au temps.
Et Jin lui fut dès lors plus attaché encore, révolté par la situation.
La fuite demeurait la seule option envisagée par le disciple d'Enshiro.
Malgré les quelques réticences de Shino, Jin parvint à fuir du bordel, la préservant des hommes de main du tenancier.
C'est elle-même qui régla ses comptes avec son mari, accourut sur les lieux au moment où elle embarquait pour rejoindre le temple qui lui promettait protection et subsistance.
C'est Jin qui donna l'impulsion à la barge pour qu'elle quitte son attache.
Elle voulut l'étreindre d'une ultime fois mais même ceci leur fut refusé par ce destin cruel qui s'acharnait avec force.
Jin ne pouvait que la regarder s'enfoncer dans la brume, reportant sa hargne sur une brochette d'homme de main avant de noter que la silhouette de Shino venait de disparaître.
Aujourd'hui était un jour qui possédait une saveur particulière pour Jin. Il était résolu à retrouver Shino, qu'il n'avait pas oublié. Il savait que le délai pour qu'elle puisse reprendre une vie à l'extérieur était de deux ans mais il souhaitait la visiter pour lui affirmer ses intentions.
Il reprit donc le chemin en direction du temple, convaincu en son for intérieur qu'elle l'y attendait.
Ils étaient liés. Ils l'avaient toujours été.
Au fond de lui Jin avait un frémissement. Si Shino le rejetait ?... Si Shino jugeait la vie au temple plus agréable et sûre que celle que Jin s'apprêtait à lui offrir ?...
Ils devaient quitter la région, c'était certain, et s'établir ailleurs. Là où la paix et la tranquillité les y pousseraient. Car n'était-ce pas ce qu'ils avaient recherché, l'un l'autre, leur vie durant ?...
Plus le moment approchait, plus Jin se sentait fébrile, s'arrêtant pour effectuer quelques exercices de respiration visant à faire baisser son stress.
Si Shino refusait sa main tendue ?...
Le rônin eut une suée froide.
Après tout, il était toujours recherché par le gouvernement pour le crime de son maître...
Un instant, ses pas voulurent le conduire en arrière, rebrousser chemin.
Sa volonté força sa crainte à céder.
Avec politesse, il s'adressa au moine, formulant sa demande.
Comme au bordel, et pour des motifs beaucoup plus louables, Shino avait changé de nom.
Elle se faisait appeler Ame, pluie en japonais.
Jin dut s'efforcer de ne point sourire.
On le fit attendre dans une modeste pièce.
Jin fixait cette porte coulissante par laquelle se présenterait son aimée.
Bientôt elle s'ouvrirait. Bientôt elle apparaîtrait. Fidèle à ses souvenirs.
Le palpitant de Jin semblait ne pas tenir compte des exercices respiratoires, y allant de sa propre course folle dans sa poitrine.
C'était à la fois un délice et une torture. Il s'était rejoué ces retrouvailles durant toute l'allée.
Évidemment, elle ne ressemblerait à rien de ce qu'il avait pu s'imaginer.
Jin retint son souffle lorsque la porte coulissa.
Le moine glissa sur le côté, faisant place à la jeune femme.
Jin se rappela, l'espace d'un bref instant, leur fuite à travers les allées humides de la ville. Ce moment où il la défendit à mains nues !...
"Jin... tu... es revenu ?..."
Sa voix n'avait pas changé. Elle possédait toujours ce timbre doux et berçant.
Shino s'approcha, sous la bienveillante surveillance du moine. Ses mains serrées tremblaient devant sa poitrine.
"Nous nous sommes fait un serment cette nuit. T'en souviens-tu ?" questionna Jin.
"Bien entendu, je m'en souviens. Je me le suis répété sans cesse depuis mon arrivée en ces lieux. Mais toi ?... Où... sont passées tes lunettes ?" riant comme à son habitude.
Jin fut heureux de constater qu'elle avait conservé son caractère enjoué.
"Je pense ne plus en avoir besoin. Je n'ai plus besoin de me cacher derrière quoi que ce soit, à présent."
"Jin..."
"Shino..."
Sourire... cette sensation toute nouvelle pour Jin, lui dont les traits avaient toujours contenu de la gravité. Sourire transformait littéralement le visage du jeune adulte, lui offrant un air plus doux.
Sa tenue s'était également affranchie de tout kamon(*) distinctif, optant pour la neutralité.
Au bordel, Shino s'était permis de le toucher, de le choyer. Ici elle ne se le permettait pas, même si l'envie lui était forte.
Jin avait été son phare dans la nuit durant ces longs mois.
A présent qu'il se tenait devant lui, les mots manquaient à Shino.
"J'ai tant espéré ce moment..." murmura-t-elle, tressaillant d'émotion.
"Je suis venu te renouveler mes vœux de lier ma vie à la tienne, Shino, une fois que tu seras en droit de quitter le monastère."
"Et je te remercie de l'avoir fait." s'installant sur le banc, prévu à cet effet, avec lui.
Elle demeurait incapable de tourner son regard de lui. L'homme à qui elle devait la liberté. Sans son intervention, elle serait toujours prisonnière de ce lieu immonde, livrée entre les mains d'un mari indigne.
Elle lui devait la vie !... Cette vie nouvelle qu'il s'était proposé de lui offrir.
Par deux fois il l'avait sauvée : des flots mais également de la vie sordide qui aurait été la sienne au bordel.
Jin était la perspective de solides promesses, de fidélité et de soutien.
Ils n'avaient passé qu'une nuit ensemble, pourtant Shino savait qu'elle pouvait remettre sa vie entre ses mains, qu'il l'aimait sincèrement et profondément.
Son mariage fortuné avait été un véritable désastre !... Jin, lui, était sans le sou mais combien gagnerait-elle au change !...
Elle se permit, dans un geste volontairement intime, de glisser ses petites mains dans les siennes et il les referma sur elles, protecteur, comme à son ordinaire.
"Mon amour..."
Elle lui avait tant offert, cette nuit... Elle était son essence.
Son histoire dramatique l'avait touché en plein coeur, faisant la démonstration qu'il n'était pas, comme on le prétendait, bouclé à double tour.
Sous son apparente réserve, Jin s'était bien plus livré qu'il ne l'avait pensé dans les bras de Shino.
Les regards exprimaient leurs attentes mieux que des mots. L'instant était comme suspendu.
Cette année et demi d'attente leur sera la plus longue. Mais Jin lui assura de visites régulières, ce qui redonna le sourire à la jeune pensionnaire des moines. Et Shino savait que Jin était un homme de parole.
Ils auraient tant voulu se dire, s'en abstenant du fait de la présence du moine.
Shino se fichait de savoir si le confort l'attendrait à sa sortie. La perspective d'une vie aux côtés de Jin supplantait toutes considérations matérielles.
Elle avait vécu dans l'opulence avec un homme qui se révéla être une ordure...
Lentement, elle posa sa tête contre la poitrine apaisée de Jin.
"Merci pour tout, Jin. Je ne te le dirai jamais assez..."
"Tu n'en as pas besoin."
Shino sourit. Qu'il était bon de sentir palpiter l'amour véritable...
"Tu disais vouloir m'attendre, à l'époque, et ce quoi qu'il t'en coûte... à présent c'est moi qui vais devoir patienter." sourit brièvement Jin, au moment de prendre congé.
(*) Le kamon, ou mon, est un insigne héraldique initialement utilisé par les clans de samouraïs pour se reconnaître plus facilement sur les champs de bataille.
