Hello, hello.
Voilà un petit UA qui ne sera pas très long (quelques chapitres tout au plus), que j'ai écrit en espérant que ça me débloque pour une autre histoire, et aussi parce que la fanfic me manquait... On retrouve mes personnages et ma période préférés dans l'univers d'HP, même si cette fois-ci c'est le monde réel et Londres au début des eighties. Je n'ai pas pu m'en empêcher, alors Evan et Alecto sont de retour même si, si vous avez lu La vallée des larmes, vous verrez qu'ils sont (un peu) différents.
J'espère que ce début vous plaira. J'ai écrit ça sans me poser de questions et m'amusant beaucoup, pensant que j'allais garder ça dans les fichiers au fin fond de mon ordinateur, et puis après réflexion je le poste ici, on verra bien !
Bonne lectuuuure !
Sur le toit du mythique bâtiment de pierres blanches qui occupe le numéro 8, King Street, Saint James, Londres, deux silhouettes se rejoignent.
« Sois mignonne, ne saute pas. Tu ne m'as pas remboursé les deux cafés de la semaine dernière. »
Les mains en coupe autour de son visage, Alecto essaye de préserver du vent la flamme de son briquet destinée à allumer sa huitième cigarette de la matinée. À Remus Lupin, silhouette dégingandée qui s'approche d'elle nonchalemment, les pans de son trench Burberry offerts à la fougue du vent londonien, elle offre son meilleur regard noir. Sans obtenir l'effet escompté : les regards noirs d'Alecto, bien que très noirs et très intimidants, sont trop fréquents pour qu'il s'en soucie encore.
Il s'arrête, face à elle, lui offre la protection charitable de sa main et Alecto parvient enfin à allumer sa cigarette. Son visage prend l'expression extatique d'une droguée en manque qui reçoit sa dose d'héroïne en intra-veineuse. Un peu exagéré de la part de quelqu'un dont la dernière cigarette date d'un quart d'heure, juge silencieusement Lupin, mais personne ne lui a demandé son avis.
« Pourquoi McGonagall te convoque dans son bureau ?
— Si je le savais, j'aurai pas avalé mon poids en Xanax, ni passé la matinée à bousiller mes poumons, ni embouti deux voitures et un bus en venant ce matin, réplique Alecto avec toute la mauvaise humeur dont elle est capable.
— Tu n'as pas le permis. Ni de voiture, d'ailleurs. Tu viens toujours en taxi, souligne Lupin, perplexe.
— C'est une métaphore.
— C'est n'importe quoi. »
Lupin se récolte un nouveau regard noir. Il se demande s'il ne devrait pas tenter de mesurer l'intervalle entre chaque, comme on le fait pour les femmes enceintes qui ont des contractions. Ça lui permettrait peut-être d'anticiper le moment où Alecto va tragiquement péter les plombs.
« Tu devrais te détendre, ce n'est que la boss. Pas la reine d'Angleterre. Ni le Seigneur tout-puissant. Elle n'a pas le droit de vie ou de mort sur toi.
— Que la boss ? Tu plaisantes ? »
Elle est tellement outrée qu'elle en oublie de souffler la fumée sur le côté, et le visage de Lupin disparaît sous un halo brumeux.
« Oups, pardon, Remus. Mais t'es complètement à côté de la plaque. McGonagall a le droit de vie ou de mort sur tout le monde, ici. Elle dirige la salle de vente aux enchères la plus célèbre du monde ! Elle peut ruiner ta carrière, ou la mienne, en un coup de fil de sa secrétaire ! »
Elle écrase, d'un geste impatient, sa cigarette à peine consommée sur le rebord du toit, et regrette de n'avoir nulle poche où fourrer ses mains tremblantes. Elle se contente de croiser les bras sur sa poitrine :
« Pour moi, elle restera toujours ma terrifiante et tyrannique professeur d'histoire de l'art. J'ai méticuleusement gerbé avant chacun de ses examens. »
Elle marque une pause pour réfléchir.
« Rectification. Avant chacun de ses cours. Alors un entretien en tête à tête, tu imagines ce que ça me fait ? Tout mon Xanax est parti dans la cuvette.
— Tu n'as pas l'impression d'en faire un peu trop ? Ne sois pas aussi mélodramatique, Alecto. Elle t'a offert un job à la sortie de l'école, non ? Ça veut bien dire quelque chose. Tu veux du chocolat ?
— Elle va me virer, » gémit l'intéressée sans lui répondre.
Elle a déployé son artillerie de tragédienne de l'acte III : ton plaintif, voix blanche, regard complètement absent. À ce stade, Lupin sait qu'il est trop tard pour agir.
« Si elle te vire, passe à mon bureau avant de partir, lance-t-il gaiement. Tu sais. Pour les deux cafés que tu me dois. »
Nouveau regard noir. D'un noir qui a la couleur de la violence, de la destruction, des hectolitres de sang. La fréquence s'accélère, s'alarme Lupin. Et, parce qu'il n'est pas complètement suicidaire, qu'ils sont tout de même sur le toit d'un bâtiment de trois étages, qu'il y a du trafic en contre-bas, et qu'Alecto commence à avoir l'air dangereuse, il décampe sans demander son reste.
« Bonjour, Miss Carrow. »
Le bureau de Minerva McGonagall occupe une pièce gigantesque du deuxième étage. Une bibliothèque remplie à ras-bord d'ouvrages pointus et de livres d'art occupe tout un pan de mur. De l'autre côté, entre les fenêtres, une desserte en verre et laiton des années trente propose un large éventail d'alcools raffinés. Dans le coin de la pièce, dans le dos d'Alecto, il y a un espace salon qui doit faire la taille de son appartement, surplombé d'un Toulouse-Lautrec. Authentique, évidemment, comme tout le reste : le parquet d'époque victorienne, le cristal des lustres, les meubles de designers italiens, les moulures au plafond. Et au centre : le bureau, démesuré, en plexiglas transparent, une oeuvre d'art à lui-seul derrière lequel est assise Minerva McGonagall. Au-dessus de son immuable chignon gris scintillent les lettres chromées qui, sur le mur du fond, forment ce nom de légende. Christie's.
« Asseyez-vous. »
Alecto prend place dans le fauteuil club qui lui est désigné et lisse du plat de la main sa jupe à carreaux. Elle se fait l'effet d'une écolière dans le bureau de la directrice.
« Cela fera bientôt deux ans que vous êtes chez nous, n'est-ce pas ? »
Alecto hoche nerveusement la tête.
« Vous avez le droit d'ouvrir la bouche sans lever la main, vous savez. Vous n'êtes plus dans une salle de classe.
— Oui, madame, » répond Alecto.
Elle se mord l'intérieur des joues, une salve de jurons colorés lui passent par la tête : ce « oui, madame » d'élève modèle assise au premier rang, c'est bien pire que le silence. Vu le visage de McGonagall, c'est aussi ce qu'elle pense.
Ce coup-ci, c'est sûr, elle va se faire virer, même si elle n'arrive pas à mettre le doigt sur la moindre faute hypothétique qu'elle a pu commettre, en deux ans. Licenciement économique, alors ? Ce serait étonnant, puisque le chiffre d'affaire de la société cette dernière année dépassait allègrement le milliard de livres.
D'un ongle rouge et acéré, McGonagall enfonce une touche de son téléphone. Une demi-seconde plus tard, sa secrétaire, grande rousse à queue-de-cheval, pantalon pattes d'éléphant et chemisier à manches bouffantes very Lady Di, apparaît à la porte du bureau, comme par enchantement.
« Oui, madame McGonagall ?
— Ah, Miss Evans, pouvez-vous servir un doigt d'amaretto à Miss Carrow, je vous prie ? »
Miss Evans coule un regard fugace en direction de la pendule, et marque un temps d'arrêt devant la petite aiguille qui dépasse timidement dix heures. McGongall intercepte son hésitation, et la balaie d'un large mouvement de bras qui déstructure les épaulettes de son tailleur à motif tartan.
« Allez, allez, s'il vous plaît, Miss Evans. Tout le nécessaire est sur la desserte. Pas de glaçons, bien sûr.
— Je… » proteste faiblement Alecto.
McGonagall ne l'écoute pas, son attention est entièrement focalisée sur l'opération délicate qui se déroule du côté du bar :
« Enfin, un doigt, c'est une expression, Miss Evans. Encore un peu. Encore. Oui, comme ça, très bien. »
Miss Evans dépose devant Alecto, sur un dessous de verre en verre et rotin dévoilant un véritable papillon naturalisé, un généreux verre d'alcool mordoré.
« Pour vous également, madame ? s'enquiert, affable, Lily Evans à l'intention de sa patronne.
— Bien sûr que non. Il n'est que dix heures. »
Miss Evans s'éloigne à pas de velours, et Alecto est de nouveau en tête à tête avec McGonagall, qui la toise avec indulgence.
« Allez-y, ça fera le plus grand bien à vos nerfs. L'amaretto, c'est ce que l'Italie a de mieux à offrir. Après la chapelle Sixtine, bien entendu. »
Trop polie et trop paralysée pour refuser ou faire valoir que la Chapelle Sixtine, techniquement, c'est le Vatican, Alecto avale la moitié de son verre d'une gorgée. Son estomac, qui a déjà encaissé huit cigarettes sans l'ombre d'un petit-déjeuner pour amortir le choc, proteste un peu. L'amertume de l'amande lui reste sur les lèvres comme un souvenir de baiser. Elle n'est pas certaine que cela calme ses nerfs, mais McGonagall a l'air satisfaite, et c'est le principal.
« Merci.
— Je vous en prie. Alors… Où en étions-nous ? Ah oui. Cela fera donc bientôt deux ans que vous êtes chez Christie's. »
Alecto attends religieusement la suite en essayant de ne pas fondre en larmes. C'est peut-être pour cela, l'alcool : une technique de management pour licencier les employés en douceur.
« Je n'ai eu, à votre égard, que d'excellents retours. Vos supérieurs sont satisfaits. Très satisfaits. Professionnalisme exemplaire, analyses brillantes, expertises irréprochables. La qualité du catalogue d'art abstrait vous doit beaucoup, d'après ce que j'ai entendu. »
L'estomac d'Alecto gronde de surprise. Pour le faire taire, elle termine son verre d'une traite, ce qui lui vaut une oeillade approbatrice de la Sainte Patronne de Christie's London.
« Je pense que le moment est venu de prendre votre envol. Plus d'indépendance. Des missions sur-mesure. Vous me suivez, Miss Carrow ? »
L'air inspiré, McGonagall n'attend même pas sa réponse :
« Pour la totalité de nos ventes aux enchères, ou presque, ce sont nos clients qui viennent à nous, nous demandent d'expertiser leurs biens et s'en remettent à nous pour en tirer le prix qui convient. Mais voyez-vous, Miss Carrow, en fonctionnant ainsi, Christie's laisse des trésors lui échapper. D'innombrables trésors, en vérité. Certains d'entre eux sont mis à prix chez la concurrence, et d'autres, tout simplement, disparaissent des radars, s'évanouissent sans laisser de traces. Et c'est regrettable. Tout simplement regrettable.
— Regrettable, répète Alecto qui boit ses paroles, le coeur soudain réchauffé par l'amaretto et la perspective du licenciement qui s'éloigne.
— Christie's a besoin d'un pirate, reprend McGonagall. D'un chasseur de trésor. D'un chercheur d'or. Quelqu'un qui furète, qui cherche, un explorateur ! Un aventurier de l'art… Quelqu'un qui sait reconnaître les merveilles que personne d'autre n'a sû voir… Vous voyez ce que je veux dire, Miss Carrow ?
— Je peux être votre chercheuse d'or, madame, » s'illumine Alecto.
C'est indéniable, l'alcool a fait son effet.
« Vous ne craignez pas la ruée vers l'Ouest, Miss Carrow ? C'est parfois dangereux, souffle McGonagall pour l'éprouver. On y croise des bandits, qui voudront vous faire passer des cailloux pour des pépites…
— Je n'ai pas peur des bandits, assure Alecto, avec un enthousiasme enfantin un peu trop évident pour être professionnel. Et je sais discerner l'or véritable du faux, ajoute-t-elle après coup.
— C'est aussi ce que je crois. »
Derrière ses lunettes à monture oeil-de-chat, Minerva McGonagall a un sourire de Joconde qui n'atteint pas ses yeux, toujours froids.
« J'en déduis que vous acceptez la promotion.
— Évidemment, oui… Bien sûr, je l'accepte, » acquiesce Alecto.
Le ton de sa voix trahit son soulagement. Elle n'a jamais su maîtriser ni même camoufler ses émotions. Sa mère a toujours vu cette incontrôlable spontanéité, aggravée par une sensibilité à fleur de peau comme un défaut et en dépit de ses efforts à ce sujet, une stricte et triste scolarité en pensionnat n'en est pas venue à bout. La preuve que certaines choses ne se répriment pas.
« Je pensais bien que vous ne commettriez pas l'erreur de laisser passer cette opportunité, Miss Carrow, si bien que j'ai pris les devants. Il y a un endroit où j'aimerai vous envoyer. Quelqu'un, là-bas, pense avoir une collection de tableaux qui pourrait vous intéresser.
— Mais… »
Alecto fronce les sourcils, sa déception non plus, elle ne parvient pas à la masquer.
« Si vous avez été contactée pour cette collection… on ne peut pas vraiment dire que ce soit… trouver de l'or. Rien de différent avec nos clients habituels, non ?
— C'est une collection anonyme, Miss Carrow. À vous de déterminer ce qu'elle vaut. »
Plutôt rare. Et étrange. Christie's ne donne pas dans ce qui est anonyme. Christie's préfère de loin les noms connus et reconnus. Bijoux ayant appartenus à des princesses impériales de Russie. Tableaux de maîtres. Objets d'art et de collection ayant décoré la villa de tel ponte de Hollywood, telle cantatrice internationale ou tel parrain de la mafia. C'est une maison de vente qui aime les noms inscrits en lettres d'or dans les walk of fame et les musées nationaux, pas les anonymes, les peintres du dimanche. Alecto perçoit comme un piège. Un non-dit.
« Qui vous a parlé de cette collection… anonyme ? »
McGonagall se racle la gorge, époussète nonchalemment une épaulette bien rembourrée et recouverte de tartan : ce n'est pas qu'elle est ennuyée, mais elle gagne du temps.
« L'un des associés de Bellatrix Black, » avoue-t-elle finalement.
Alecto reste interdite. Dans le petit cercle restreint des experts, marchants et collectionneurs d'art londoniens, le nom est connu, synonyme de pièces uniques, d'objets extraordinaires, obtenus par des moyens aux confins de la légalité, si ce n'en est très éloignés, sans la moindre preuve, la moindre inculpation, le moindre procès à l'horizon. Faire affaire avec Bellatrix Black, ce n'est jamais franchement net, mais toujours lucratif, alors Christie's ferme les yeux. Nul ne sait quelles sont ses activités véritables, bien qu'elle soit sans l'ombre d'un doute une intouchable baronne du crime, mais tout le monde sait qu'elle aime blanchir son argent sale en revendant des tableaux. Plus élégant qu'un restaurant ou qu'un casino.
« Vous devriez confier cette mission à Mrs Malfoy, dans ce cas, » grince Alecto.
Elle n'a jamais réussi à s'entendre avec la si belle, si propre sur elle, si délicate Narcissa Malfoy - ex Black -, l'une de ses collègues au service des expertises. Narcissa lui renvoie le reflet de tout ce qu'elle n'a pas : la maîtrise d'elle-même, la grâce racée des gens bien nés, et surtout de ce qu'elle n'est pas, en l'occurence, l'épouse idéale. Au moins, elles n'ont pas à se fréquenter. Dans les sous-sols de Christie's, sous les pavés des rues de Londres où sont gardés les trésors sous surveillance rapprochée, Alecto s'occupe des tableaux, Narcissa de la haute-joaillerie. Chacune de son côté. Et lorsqu'elles partagent par malchance un ascenseur, elles font mine d'être occupées.
« Ça n'a rien à voir avec son domaine d'expertise, rétorque McGonagall. Et elle n'a, de toute façon, aucun contact avec sa soeur. »
Ça ressemble bien à Narcissa de jouer à la sainte-nitouche et de se défendre d'avoir des relations dans les milieux troubles, alors qu'elle porte des rivières de diamant qu'aucun commissaire-priseur junior ne pourrait s'offrir.
« Écoutez, Miss Carrow, le client tient à ce que vous vous en chargiez, tout comme moi, parce que j'ai confiance en vous. Votre oeil est infaillible. Mais si vous avez quelques… scrupules, je n'aurai guère de mal à vous remplacer dans l'heure. Je pensais que vous saviez qu'il faut parfois mettre les mains dans la boue, pour trouver de l'or.
— Vous dites que le client m'a demandé, moi ? Un associé de Bellatrix Black ? Mais comment me connaît-il ? Qui est-ce ?» interroge Alecto.
Inflexible, Minerva McGonagall a l'oeil sévère.
« À quoi dois-je m'en tenir, Miss Carrow ? » insiste-t-elle, sans répondre à ses questions.
Sans savoir si c'est à cause de l'amaretto, de la terreur pure et simple que lui inspire son ancienne professeur et redoutée patronne, ou de la curiosité qu'elle éprouve à l'égard de cette étrange mission, Alecto n'hésite pas.
« J'irai. »
Elle est cordialement mise à la porte deux minutes plus tard afin de laisser place au prochain rendez-vous de McGonagall. Dans le couloir, la secrétaire, Lily Evans, lui fournit l'adresse et les quelques informations nécessaires, puis Alecto regagne ses pénates : son bureau minuscule et sans fenêtre dans les profondeurs blindées du sous-sol. Elle s'arrête, toutefois, deux portes avant le sien, devant le bureau qui porte une plaque au nom de Remus Lupin. La porte est entrouverte, elle entre.
Au milieu de la skyline de feuilles volantes empilées en tours impressionnantes qui jonche le bureau, elle lâche une poignée de pence qui roulent comme des billes dans les moindres recoins. Lupin, qui ne l'a pas vue entrer, en lâche son stylo-plume et émet un sifflement appréciateur :
« Jackpot ! »
Toutefois, il a la courtoisie de paraître inquiet lorsqu'il relève le nez vers Alecto pour lui demander si elle s'est faite renvoyer.
« Non. Promue. Tu as devant toi une exploratrice et une pirate… une chercheuse d'or ! »
Et elle s'éclipse, le pas léger, sans se soucier de son expression déroutée, laissant dans son sillage un parfum d'amande amère.
Derrière la vitre du taxi, Londres se gorge de pluie et étouffe sous le ciel gris gagné par la nuit. L'extérieur a des allures de photo argentique en noir et blanc. Granuleux, contrasté, flou. Et cette partie de la ville qu'Alecto ne fréquente jamais, entre la Tour de Londres et l'Île aux Chiens, où les usines et les docks désaffectés bordent une Tamise noire et polluée, n'en paraît que plus déprimante.
« Vous êtes sûre de vouloir descendre ici ? »
Même le chauffeur de taxi qui l'a conduite n'a pas l'air rassuré à l'idée de l'abandonner à son sort. Quand bien même son accent cockney qui lui écorche les oreilles laisse présager qu'il est né dans ce coin glauque de l'East End. Ça veut tout dire. Une myriade d'images défilent dans l'esprit d'Alecto, sorte de film noir où elle se voit tour à tour kidnappée, assassinée, démembrée, ses tibias et ses lobes d'oreilles sectionnés jetés au fond d'une benne à ordure. Charmante perspective. Elle regrette de ne pas avoir demandé à McGonagall une augmentation, ce matin.
« Sûre. »
Elle lui tend plusieurs billets. Sur chacun d'eux, un Winston Churchill de papier, austère, l'examine, critique. Le chauffeur lui rend la monnaie. Lui aussi la sonde des pieds à la tête, passant en revue sa tenue - gogo boots vintage, tailleur rose et imperméable en toile cirée - avec la même mine affligée que l'ancien prime minister. Alecto referme sa fermeture, dissimulant au regard tout tissu rose en dépit de quatre centimètres rebelles qui dépassent sous ses genoux, espérant régler le problème, rabat la capuche sur ses cheveux très courts, et sort sous l'averse en grommelant un « au revoir » sinistre.
Dehors, elle regarde le black cab s'éloigner en songeant, l'espace d'une seconde, à lui courir après. Elle a l'impression d'être dans un coupe-gorge. Et pourtant, lorsqu'elle sort de sa poche le papier où Lily Evans lui a noté l'adresse, elle ne peut que constater qu'elle est au bon endroit.
L'immeuble où elle a rendez-vous s'élève sur cinq étages. Cinq étages de fenêtres brisées, de graffitis vulgaires, de mauvaises herbes qui poussent entre les briques. Si elle était sensée, elle n'appuierait même pas sur la sonnette. Et pourtant, quelque chose au fond de ses entrailles, une sensation qui s'apparente à un instinct, la pousse à appuyer malgré tout sur le bouton.
Elle n'obtient pas de réponse. Trois ou quatre minutes plus tard, cependant, elle aperçoit un homme descendre la volée de marches rouillées de l'escalier extérieur qui débouche au rez-de-chaussée. Il l'effleure du regard. À peine. Il porte, par-dessous sa Barbour éraflée, un sweat à capuche qui masque une partie de son visage car il se tient tête baissée. Quelques mèches rousses dépassent sur son front.
« Vous êtes Alecto Carrow. »
Ce n'est pas une question, si bien qu'elle ne se sent pas l'obligation de confirmer.
« Et vous ?
— Suivez-moi. »
Il ne l'entraîne pas, comme elle le pensait, à l'intérieur de l'immeuble, mais il poursuit sa route le long du trottoir, vers les friches industrielles dont les ruines s'élèvent dans le paysage comme autant de monstres de tôle rouillée. Elle frissonne, sous l'averse. Mais l'instinct ne la quitte pas. Elle allonge le pas.
« Où allons-nous ?
— Pas très loin.
— Dans l'une des usines ? s'étonne Alecto.
— Ce ne sont plus des usines à proprement parler. »
Elle n'ose pas demander ce qu'elles sont à présent. Elle craint que la réponse ne lui plaise pas.
« Je ne sais pas qui vous êtes. Ni pourquoi vous m'avez fait venir. Ni même comment vous me connaissez. »
Elle le talonne, deux pas derrière lui. Il marche vite, comme s'il était suivi.
« Ça paraît bizarre, je sais. On parlera quand on sera à l'intérieur. J'ai quelque chose à vous montrer et vous avez envie de voir ça, je vous assure.»
Une centaine de mètres plus loin, après avoir traversé un terrain vague où jouent des gamins débraillés, il la fait rentrer, par une porte insoupçonnée, dans un hangar immense et nu, qui s'étire sur la tamise. Ancien hangar à bateaux. Sans lui laisser le temps d'examiner les lieux, il emprunte un escalier en métal, sort de la poche de sa veste un trousseau de clés, et ouvre la porte qui les attend au sommet des marches. Ils débouchent sur une large pièce, sans cloisons. Une sorte de local de gardien chichement équipés de meubles dépareillés ayant connus des jours meilleurs.
L'homme ferme la porte derrière eux, mais pas à clé. Il soupçonne sans doute qu'Alecto serait du genre à hurler, si une telle idée le prenait.
Elle repousse sa capuche humide d'un geste, et il fait de même. Si ce n'était le début de barbe qui ombre sa mâchoire, il aurait l'air d'un gamin, mais il doit être plus vieux qu'elle, en réalité. Il dégage une insolence adolescente qui doit beaucoup aux tâches de rousseur qui constellent son visage et à sa stature souple. En oubliant les tatouages qui parsèment sa peau - de ses mains jusqu'à son cou, pour ce qu'elle peut en voir - Alecto l'imaginerait bien mieux diacre dans une église que dans cet environnement désolé. Il porte sur lui une innocence qu'elle n'a pas la naïveté de croire sincère; on ne survit pas dans l'East-End sans offrir une part de son âme au Diable. Et lui l'a offerte à Bellatrix Black, si elle en croit les informations de McGonagall. Mais elle ne peut s'empêcher de chercher dans l'homme qu'il est le gosse qu'il a dû être, celui à qui les adultes devait donner le bon Dieu sans confession.
« Je peux savoir qui vous êtes ?
— Evan Rosier. Mais je crains que connaître mon nom ne vous soit que d'une utilité limitée. »
Il marque un point. Elle a des dizaines de questions, et son nom ne lui permet d'élucider aucun de ces mystères. Elle observe la pièce, le canapé éventré, le toit très haut, les poutres métalliques apparentes, le semblant de cuisine dans un coin, avec un réchaud d'appoint. La dénuement solitaire de l'endroit lui pèse comme un poids sur la poitrine.
« Vous vivez ici ?
— Non. Plus personne n'habite ici. »
Elle reporte son attention sur lui. Evan Rosier. Il l'observe en retour. Elle est sûre de ne l'avoir jamais vu avant, il a un visage qu'elle n'aurait pas oublié. Lui, pourtant, doit la connaître, puisque c'est elle, parmi tous les experts de Christie's, qu'il a réclamé.
« Vous pouvez me dire ce que je fais là ? Et où on est ? Je suis venue pour travailler, mais si vous n'avez rien à me montrer, je m'en vais. Je ne sais même pas pourquoi vous m'avez mandatée plutôt qu'un autre, on ne se connaît pas. »
L'appréhension la rend un brin hystérique.
« Navré de ne pas vous avoir expliqué l'essentiel plus tôt, mais je voulais pas parler à l'extérieur. J'aimerais éviter que l'on me voit avec vous. Que l'on sache que je vous ai amenée ici, surtout. Je vous ai fait venir parce que nous avons un ami en commun.
— Vraiment ? se méfie Alecto, sceptique.
— Ce que j'ai à vous montrer est de ce côté. »
Il se dirige vers le canapé, dans un coin de la pièce qui, depuis la porte, lui était partiellement dissimulé. Là, Alecto découvre un capharnaüm symptomatique de la présence d'un peintre.
Ce côté est encombré de matériel artistique, des tubes de couleurs traînent un peu partout, des pinceaux débordent d'une ancienne boîte de nouilles d'un traiteur chinois, des palettes de couleurs usées traînent sur le plancher, un unique chevalet, dans un angle, exhibe une petite toile. Des dizaines d'autres, roulées, vierges ou peintes, retenues par une ficelle de jute nouée sont appuyées contre les murs et davantage encore, sur châssis, cette fois, sont rassemblées derrière le chevalet.
Alecto s'approche du chevalet. La toile, étrangement familière, lui arrache un son stupéfait.
« Mais c'est impossible ! »
Elle virevolte pour prendre l'homme à témoin. Lui n'éprouve aucune surprise.
« Ce tableau est censé être… dans un musée d'Amsterdam… Je ne sais même plus lequel. »
Ses souvenirs de cours, des notes de bas de page lus dans un livre lui reviennent en mémoire et elle réfléchit à haute voix.
« Complètement impossible. La toile est trop petite. Ce tableau est censé faire… dans les deux mètres de largeur, au m…Seigneur, mais c'est un faux ? C'est vous ? »
Elle pointe sur Evan un index accusateur et articule :
« Vous peignez des faux Miró, ici ?
— Certainement pas. Je n'ai jamais tenu un pinceau de ma vie.
— Vous pensiez que j'allais me faire avoir ? Vous pensiez vraiment que n'importe quel commissaire-priseur d'une salle de vente aussi prestigieuse que Christie's pourrait se laisser berner ? C'est pour ça que vous m'avez demandé, moi, réalise-t-elle soudain, laissant les rouages de son imagination s'emballer à toute allure. Parce que je suis une nouvelle à peine sortie de l'école, c'est ça ? C'est une belle… contrefaçon, d'accord, mais quel genre de faussaire se tromperait de taille de toile, dites-moi ? »
Les poings sur les hanches, elle s'approche de la toile incriminée comme pour la mettre au défi d'essayer de l'escroquer. La voix d'Evan résonne juste dans son dos quand il lui répond.
« Ce n'est pas une version définitive. Juste un essai. »
Elle fait volte-face, sert son sac à main contre ses cotes.
« Écoutez, je ne sais pas pour qui vous me prenez, mais je ne tremperai pas dans vos magouilles. Je pensais que Mrs Black le savait. Ce n'était pas la peine de me faire venir pour ça. Nous sommes une société honnête, vous savez, nous respectons la loi. J'ai un diplôme de la faculté de droit de King's College, pour l'amour du ciel, » fait-elle valoir, non sans un soupçon d'arrogance snob.
Lorsqu'elle lève à nouveau ses yeux sur lui, elle remarque qu'il sourit. Il sourit. Sourire en coin et regard insondable qui soutient le sien sans sourciller. Il se moque d'elle, et ça l'irrite au plus haut point.
« Je m'en vais. »
Il l'attrape par le coude pour la retenir :
« Vous ne me demandez pas qui est notre ami en commun, celui qui a peint cette toile ?
— Aucun de mes amis ne s'abaisserait à ce genre de choses.
— Demandez-moi, Alecto, insiste-t-il.
— Très bien. »
Elle dégage son coude : « Qui ? »
Il laisse un silence s'égrainer lentement avant de répondre.
« Pas vraiment un ami en commun, en fait. C'est bien plus que ça. Votre frère, Amycus Carrow. »
Ça lui fait l'effet d'une chute. Dans les deux sens du terme. La sensation de tomber et la sensation de s'écraser, simultanément, dans un cataclysme défiant toutes les lois de la physique.
Elle ne peut pas y croire.
« Amycus est ici ?
— Non, plus maintenant. Il est reparti.
— Où ?
— Aucune idée. »
Elle retourne, une fois encore, vers le tableau exposé sur le chevalet. Le scrute sous tous les angles. Il n'est pas signé par son véritable auteur, bien sûr, puisque c'est un faux. Mais elle connaît suffisamment la peinture de son frère pour reconnaître ses techniques, même lorsqu'elles sont copiées sur d'autres. Ça y ressemble. Elle s'échappe vers les autres toiles sur châssis, disposées les unes derrière les autres dans un coin, comme des disques chez le disquaire, et les passe en revue. La plupart sont des originales, peu sont des copies. Et la plupart d'entre elles sont signées. Le doute n'est pas permis.
« Pourquoi m'avez vous fait venir ?
— La plupart de ces tableaux sont destinés être détruits. J'ai pensé… que quelqu'un voudrait peut-être les récupérer, répond Evan. À l'exception des faux.
— Et comment avez-vous su où me trouver, qui j'étais ? poursuit Alecto. C'est Amycus qui vous l'a dit ? C'est lui aussi qui vous a dit de me donner ses tableaux ? Mais je… »
Elle marche de long en large le long du mur du salon. Faire les cent pas l'aide à réfléchir d'ordinaire, à ordonner ses pensées. Aujourd'hui, ça ne marche pas.
«… je ne comprends pas pourquoi il n'a pas emmené tout ça avec lui en partant. Même ses pinceaux…
— Les faussaires ont rarement le temps de louer un camion de déménagement. Il est parti dans la précipitation.
— Il lui est arrivé quelque chose ?
— Pas à ma connaissance, réplique Evan. C'est quelqu'un d'imprévisible, vous le connaissez. Il est parti, c'est tout.
— Et vous ne savez pas où, résume Alecto, méfiante.
— Pas plus que vous.
— Je ne savais même pas qu'il était ici. Je ne savais même pas s'il était encore à Londres… »
Son coeur cogne douloureusement dans sa poitrine. Elle a sous la langue le goût désagréable de l'impuissance. Après leur affreuse dispute, il y a plus de trois ans, elle a essayé de le joindre à la dernière adresse qu'elle lui connaissait. Mais le téléphone sonnait dans le vide, et ses lettres lui sont toujours revenues avec la même mention « inconnu à cette adresse ». Les parents, bien sûr, en savait encore moins qu'elle. Elle a toujours su qu'Amycus était un être évanescent, qu'il vivait sa vie de peintre fauché en nomade, mais il avait jusque là toujours pris soin de garder contact avec elle, où qu'il soit. Durant les longs mois qui ont suivi, elle a religieusement consulté sa boîte aux lettres, soir après soir. Sans jamais y trouver une lettre de son frère. Puis elle a dû se résoudre à quitter sa chambre d'étudiante quand elle est partie rejoindre Gideon dans le Yorkshire, en sachant qu'il n'y avait pas la moindre chance qu'Amycus lui écrive là-bas. Elle a fini par revenir dans la capitale, bien décidée à obtenir son diplôme mais ravagée d'avoir dû fuir son mariage raté, d'avoir enterré ses relations avec ses parents et de n'avoir plus la moindre nouvelle d'Amycus. Dans la colocation exiguë qu'elle sous-louait cette année-là à une connaissance partie faire de l'humanitaire au Vietnam, elle n'a pas perdu son temps à consulter la boîte aux lettres. En fuyant Gideon, elle avait effacé presque toutes les traces de sa présence, Amycus ne pouvait être au courant. Alors ses seuls moments d'espoir avaient lieu à l'heure de pointe, dans les profondeurs du métro londonien, lorsqu'il lui arrivait de repérer dans la foule des épaules masculines dépassant de la masse des badauds, des cheveux bruns coupés drus, le profil d'un homme au nez busqué. Mais ce n'était jamais Amycus. Avec le temps, elle a pris l'habitude d'emporter un livre pour ses trajets souterrain, pour échapper à la tentation de regarder tous les hommes du wagon. Elle s'est convaincue qu'Amycus ne devait plus être à Londres, et qu'elle ne le croiserait pas.
Pourtant, il était là. Tout ce temps. Dans un hangar à bateaux désaffecté de l'East-End, à une course de taxi d'elle. Et elle ne retrouve sa trace que pour la perdre aussitôt.
« Il sait où j'habite ? C'est lui qui vous l'a dit ? »
Elle aimerait tant qu'il lui dise que non. Car si c'est oui, le silence de ces trois ans est encore plus assourdissant.
« Il sait pour qui vous bossez, » acquiesce Evan.
À l'intérieur d'elle, quelque chose, au niveau du coeur, se rompt dans un bruit de tissu déchiré. Sa voix se déchire, elle aussi.
« Pourquoi est-ce qu'il ne m'a pas contactée, s'il sait où je travaille ? Pourquoi il est parti sans rien me dire ? Et pourquoi voulait-il que je récupère ses toiles ?
— Il ne m'a rien demandé, s'impatiente Evan. C'était mon initiative. Je voulais simplement voir si vous vouliez prendre un truc avant que je ne brûle tout ça. »
Alecto se laisse choir sur l'accoudoir du canapé, le temps de mettre de l'ordre dans ses pensées.
« Il est devenu faussaire… Pour le compte de Bellatrix Black ? C'est pour effacer des preuves incriminantes, que vous voulez brûler le reste de ses oeuvres ? C'est elle qui vous l'a demandé ? »
Evan suit ses traces et se poste face à elle. Il reste debout, toutefois. Depuis le fond du canapé, elle est contrainte de lever la tête.
« Je ne vous ai pas fait venir pour subir un interrogatoire. Si vous ne voulez rien prendre, alors je ne vois aucune raison de s'attarder ici. »
D'un jeu de sourcil sans équivoque, il désigne la porte et effectue un pas de côté pour l'inciter à s'y diriger.
« Non… »
Elle bondit du canapé, tend le bras vers lui pour l'arrêter et, du regard, englobe l'ensemble des toiles.
« Je vais tout prendre. Je… Sauf les faux. Tout ce que vous n'avez pas l'intention de vendre, je le prends.
— Vous plaisantez ? »
Evan croise les bras, secoue la tête comme si elle venait de proférer une folie. Elle devine l'avoir définitivement agacé.
« Je vous ai dit que j'avais pas envie que qui que ce soit sache que je vous ai amenée ici, et vous, vous voulez déménagez une cinquantaine de tableaux ? Vous croyez que ça va passer inaperçu ? raille-t-il. Je savais que c'était une mauvaise idée de vous contacter… Prenez un souvenir et foutez le camp, Alecto, soupire-t-il. Je voulais… faire un truc bien. »
Il manque d'ajouter « pour une fois » et se reprend.
« Mais je suis pas Mère Thérésa. Vous me faites perdre mon temps.
— Je pourrais aussi appeler la police, » rétorque Alecto, sur la défensive.
Il avale en deux enjambées la distance qui les sépare.
« Vous devriez être plus prudente, quand vous menacez des gens. Surtout ceux qui vous rendent service. »
Son ton est plus bas d'une octave. Plus venimeux.
« Pourquoi le faites-vous ? riposte-t-elle avec la même violence dans les yeux. L'ordre ne semble pas venir de votre patronne. Et ça n'a pas l'air de faire partir de vos habitudes.
— Brûler des oeuvres d'art non plus.
— Oh, s'exclame Alecto avec sarcasme, les criminels ont donc des limites morales ? Qui, de toute évidence, ne s'appliquent pas à l'arnaque aux faux tableaux. »
Evan recule d'un pas et penche légèrement la tête, doucereux, soudain.
« Vous êtes une femme intelligente. C'est ce que j'avais cru comprendre, tout du moins. Et une femme intelligente ne se mettrait pas Bellatrix Black à dos en balançant ce qu'elle a vu ici aux flics. D'autant plus que c'est votre frère qui en fera les frais. Enfin, je me trompe peut-être sur vous. »
L'insulte sous-entendue la laisse de marbre, mais l'allusion provocante à Amycus fait son chemin, malgré elle, dans son raisonnement. Elle ne peut imaginer pire que des retrouvailles avec son frère derrière les barreaux, après trois ans de silence. Par sa faute.
« Vous me laissez embarquer tout ce que je veux, et je tâcherai de tenir ma langue à propos de ce que j'ai vu ici, bluffe-t-elle.
— Très bien. Revenez ici demain matin. Aux aurores. Quatre heures et demie.
— Demain matin ? Mais je n'ai pas de voiture pour transporter ça ! Je ne vais quand même prendre un taxi, sauf si vous voulez que ça ait l'air encore plus louche ! Comment voulez-vous que je trouve une voiture d'ici quatre heures du matin ? »
Elle consulte sa montre.
« Les agences de location sont toutes en train de fermer à cette heure-ci. Et… (le souci majeur s'impose à elle) je n'ai même pas de permis.
— Vous vous foutez de moi ? éclate Evan. J'ai pas le temps pour ça, j'ai des ordres à exécuter. Tout sera en cendres demain, permis ou pas. »
Un coup donné contre la porte empêche Alecto de répliquer. D'un doigt sur les lèvres, Evan lui indique de la boucler et, d'un pas en arrière, elle se planque contre le profil d'un vieux casier de vestiaire en métal déformé tandis qu'il se dirige vers la porte, silencieux.
« Rosier ? appelle une voix masculine depuis l'extérieur.
— Ouais. Une seconde. »
L'intéressé ouvre - à peine - la porte, tout en tenant le battant de manière à réduire la vue offerte sur l'intérieur du local et à empêcher l'intrus d'entrer.
« Je sais qui est là-dedans avec toi. Et si je le sais, d'autres risquent de le découvrir. Fais-la dégager, et vite. Je t'attends dehors.
— Je ne serai pas long. »
La voix inconnue ne réplique pas, on entend ses pas dans l'escalier s'éloigner. La porte se referme. Alecto n'ose pas tout à fait bouger de sa planque.
« Quatre heures et demie, lâche la voix d'Evan. Ici, dans le hangar. Je me charge de trouver une voiture. Pas un mot à votre patronne, aux flics ou à qui que ce soit. »
Alecto se risque d'un pas au milieu de la pièce, hoche la tête pour sceller l'arrangement.
« Changez-vous avant de venir, ajoute-t-il avec l'ombre d'un sourire narquois. Les filles en jupe rose, ça se remarque, par ici.
— C'est noté. »
Avant de prendre le large, toutefois, elle attrape au vol une toile roulée sur elle-même et nouée avec un bout de tissu. Ça ne se remarquera pas dans le taxi du retour. Et si d'aventure le reste devait partir en fumée avant le glas des quatre heures et demi du matin, alors elle aura au moins ça. Quelle que soit cette peinture.
« Signée d'Amycus, précise-t-elle avant que les foudres d'Evan ne lui tombent dessus. Donc pas l'une de vos contrefaçons.
— Vous avez confiance dans notre deal, à ce que je vois.
— Vous l'avez dit vous-même, vous n'êtes pas Mère Thérésa, argue Alecto. Vous êtes un criminel.
— Tous les criminels ne sont pas dépourvus de parole. Et soit dit en passant, le recel est un délit, ce qui ne fait pas de moi un criminel. Je croyais que vous étiez diplômée de droit. De King's College, répète-t-il en empruntant, toujours moqueur, son accent posh et son ton docte de tout à l'heure.
— Oh, je ne suis pas naïve. J'imagine que le recel, ce ne sera que le vingt-septième ou vingt-huitième chef d'accusation lors de votre hypothétique procès. »
Il hausse une épaule qui ne l'engage guère, ne dément pas l'argument de la partie adverse.
« L'homme qui a frappé à la porte… ? commence Alecto, juste avant de partir.
— Wilkes ? Il ne dira rien. »
La toile à la main, elle sort avec un dernier regard pour ce lieu où a vécu Amycus. Ce n'est pas le moment de sombrer dans la mélancolie : elle sera de retour bien assez tôt. Evan, sur ses talons, s'arrête pour fermer à nouveau la porte à clé. Elle dévale les marches en sens inverse. En bas, une épaule - solide - calée contre l'un des gigantesques poteaux métalliques porteur du hangar, un homme la fixe. Sa peau très sombre et le blanc de ses yeux offrent un contraste saisissant. Son regard est hypnotisant de froideur. Il ne cille même pas.
« Bonsoir, » se risque Alecto.
Il est aussi immobile et silencieux que le pilier de ferraille contre lequel il s'appuie. Il la détaille de pieds en cap, s'arrête sur la toile roulée qu'elle tient, puis change de cible visuelle lorsque Evan les rejoint. Sur ses gardes, Alecto s'éloigne. La tension est perceptible.
« Quatre heures et demi, lance Evan en la voyant s'éloigner.
— Quatre heures et demi, » répète-t-elle.
Elle s'en va, pour de bon. La nuit est tombée. Il pleut toujours, cette bruine fine qui semble vouer à ne jamais cesser, et dont Londres a le secret. Elle abandonne sans regrets les docks en friches dans son dos et, sitôt la Tour de Londres en vue, elle trouve refuge dans le premier taxi qu'elle aperçoit. Le chauffeur de taxi a la délicatesse de ne pas la questionner sur ses joues brillantes de larmes.
« Tu m'expliques, maintenant ? »
Evan lève le nez. Tout en mâchant à grands bruits ce qui semble être un sandwich au pastrami-raifort, laissant des miettes partout, Wilkes le scrute avec suspicion.
Ils sont à l'abri de la pluie, revenus dans l'appartement qu'ils partagent, dans l'immeuble au pied duquel Evan a rejoint Alecto tout à l'heure.
« T'expliquer quoi ? » réplique Evan, innocent.
Il roule tranquillement un joint, ses cheveux mouillés de l'averse laissent une trace humide sur l'appui-tête du canapé.
— Je suis pas d'humeur, Rosier. Pourquoi t'as fait venir cette fille ici ?
— Je voulais voir son visage. »
Le visage ahuri de Wilkes, à cet instant précis, mérite bien le coup d'oeil, quant à lui.
« T'es complètement con, fou ou défoncé ? »
Evan ne peut s'empêcher de rigoler et Wilkes, qui s'est efforcé de se contenir jusque là, en délaisse son sandwich au pastrami et le toise, agacé.
« Je me moque pas de toi, je te jure, assure Evan en lui présentant deux paumes innocentes en signe de reddition. C'est juste que je savais que t'allais dire ça. »
C'est pas tant que Wilkes est un être prévisible, même s'il l'est un peu. C'est seulement qu'ils vivent ensemble, mangent ensemble, bossent ensemble depuis trop longtemps. Ils ont partagés les mêmes fringues, les mêmes seringues, les mêmes filles. Depuis leur première rencontre, dans la chambre qu'ils partageaient déjà à l'internat de leur école privée, quand ils avaient quinze ans, jusqu'à maintenant, dix ans plus tard, ils ont eu le temps d'aborder tous les sujets de conversations possibles et de traverser toutes les situations imaginables. Ils se connaissent mieux que des frères, sont plus proches que des amis. Il n'y a pas de mot qui convienne pour ceux qui vivent comme eux.
« Tu le savais, toi, pour la soeur d'Amycus ? interroge Evan.
— Non. Il m'en a jamais parlé. Ni d'elle ni de personne de sa famille, de toute façon. Toi, tu le savais ?
— Ouais, » acquiesce Evan.
Il récupère le briquet qui traîne sur la pile de bouquins qu'ils considèrent comme une table basse. C'est l'avantage de cet appartement, il y a toujours un briquet quelque part. Particulièrement dans les endroits inattendus. Il allume le joint, le porte à sa bouche. L'odeur réconfortante de l'herbe se diffuse dans la pièce tandis qu'il poursuit.
« Il m'en a parlé, une fois. Enfin, je suis même sûr qu'on puisse vraiment appeler ça parler. Je lui ai demandé si la fille du tableau qu'il a peint existait et il m'a répondu que c'était sa soeur. C'est à peu près tout. Il ne m'a même pas dit son prénom et j'ai pas demandé. Je l'ai su plus tard.
— Alecto.
— Ouais. »
Evan souffle sa fumée en direction du plafond et bientôt, un smog se forme dans leur salon.
« Une déesse persécutrice. Une furie des enfers, » commente Wilkes en croquant bruyamment dans un énorme cornichon.
Il se récolte une oeillade profondément perplexe.
« Quoi ? »
Wilkes déglutit avec difficulté pour expliquer : « C'est un prénom de la mythologie grecque.
— Tu t'y connais en mythologie grecque, toi ?
— Ouais. J'aime bien.
— Ah bon. J'en savais rien.
— Tu peux pas tout savoir sur moi, souligne Wilkes en essuyant ses paumes sur son jean.
— Je croyais, pourtant, rétorque Evan que la weed rend mélancolique.
— Bon, allez, file-moi ça, » réclame Wilkes.
Evan lui tend le joint et il tire un peu dessus.
« Alors, c'est pour ça que tu voulais voir son visage. Comparer avec le tableau, résume-t-il, d'un ton sarcastique qu'Evan préfère ignorer.
— J'étais curieux. Tu l'es pas, toi ? En dehors des copies, Amycus n'a peint que des trucs sombres et bizarres. Sauf elle. Je me suis dit qu'il devait y avoir une raison.
— Mh. Y a que toi pour se torturer avec ce genre de trucs dont tout le monde se fout, soupire Wilkes avec un haussement d'épaules. C'est sa soeur, c'est tout, il devait juste avoir envie de la peindre. »
De toute évidence, l'analyse n'a rien de satisfaisant aux yeux d'Evan. D'autant que plus que Wilkes ne s'est jamais intéressé aux travaux d'Amycus. Il n'a même jamais vu le fameux tableau auquel Evan fait référence.
« Et alors ? le presse Wilkes. Elle ressemble au tableau ?
— Oui et non. Moins jolie, mais plus intéressante. Elle est différente de ce que j'imaginais. C'est un drôle d'entre-deux, » conclut Evan, sibyllin.
Elle est d'une beauté moins lisse, moins parfaite que son double de peinture, comme si Amycus avait omis des détails de son visage et n'avait reproduit que l'essentiel. Ou bien peut-être n'était-ce que des reproductions sans modèle, sans photo, fidèle à sa seule mémoire : on ne peut jamais se fier à se mémoire. Il y a, dans les aspérités et les singularités de son visage - sa mâchoire carrée à la Grace Kelly, ses sourcils droits, très près des paupières, la ligne de contrariété sur son front - une force insoupçonnée, vaguement masculine, qui se superpose sans l'occulter, sur la délicatesse de la fille du tableau. Difficile à expliquer.
« Tout ça pour ça ? T'as pris des risques inconsidérés pour une fille même pas jolie ? »
Evan ne cherche pas à le détromper, même s'il est loin de partager cet avis.
« Je me suis dit que ce serait mieux que quelqu'un récupère quelques tableaux, tente-t-il d'expliquer, même si le dire à voix haute, à Wilkes, est étrange. Ça me semblait barbare d'en faire un feu de joie sans même essayer d'en sauver un ou deux du bûcher.
— T'avais qu'à en accrocher un dans le salon, si t'avais des états d'âme, s'exclame Wilkes en croquant avec férocité dans son sandwich. J'aurai rien dit. »
Evan garde pour lui qu'il a déjà prélevé sa part dans le butin artistique. La fille du tableau est quelque part, face retournée contre le mur, planqué dans le fin fond de sa penderie dans sa chambre, à quelques mètres de là.
« Barbare… répète Wilkes, en déglutissant. Barbare… Tu trouves ça barbare de brûler un peu de coton et du pigment. T'as moins de cas de conscience quand tu refiles de la coke salement coupée à des parents qu'ont privé leurs gosses de cadeau de Noël pour se payer trois grammes. »
Dans sa bouche toutefois, cette dernière phrase ne sonne pas du tout comme une critique.
« Et c'est quoi, ton rendez-vous de quatre heures du matin ? continue Wilkes. Par pitié, dis-moi que c'est simplement pour la sauter.
— Tu me foutras la paix, si je te dis oui ? » soupire Evan.
Wilkes tire sur le joint. Par-dessus, ses paupières s'étrécissent, soupçonneuses.
« Putain, Evan. »
La fumée s'échappe de ses narines et nappe son visage d'un brouillard opaque qui lui donne un air vaguement inquiétant. Il a tout compris. Il a tout compris il y a déjà un moment, dès qu'il a vu Evan sortir du hangar avec cette fille. Pris sur le fait, Evan garde un silence de coupable dépourvu d'avocat.
« Et si elle rameute les flics ? T'y a pensé ?
— Elle ne le fera pas, assure Evan. Elle ne veut pas envoyer son frère en prison.
— Son frère ne risque plus d'aller nulle part, objecte Wilkes, mauvais. Toi et moi, si.
— Elle ne le fera pas, répète Evan. Écoute, elle vient, je l'aide à ramener les tableaux chez elle, et après ça, on n'entendra plus jamais parler d'elle. »
Wilkes ne se départ pas de son air franchement mitigé.
« T'as plutôt intérêt à ce que Regulus ne tombe pas sur cette fille. Ou cette fille sur Regulus, ne peut-il s'empêcher d'ajouter. Tu sais qu'il traîne souvent là-bas, la nuit. Et si Regulus sait, Bellatrix saura.
— Oh, soupire Evan. Merde. »
Il se passe une main sur le front. Il n'avait pas franchement pensé qu'étant donné l'état de Regulus en ce moment - en deux mots : défonce permanente - il est hors de question de compter sur lui pour s'en tenir à la ligne de conduite qu'il vient d'établir.
Il n'y avait pas pensé du tout en fait. Ce serait presque drôle, si ce n'était pas aussi désespérant : décidément, il ne changera jamais. Il a toujours vécu sa vie comme ça, ballotté entre les coups de tête, les virages totalement imprévisibles, les décisions impulsives et hasardeuses, et puis les conséquences à tout ça, parfois simplement foireuses, parfois complètement dévastatrices. Et si Wilkes n'était pas là pour anticiper les problèmes, ce serait pire.
« J'en reviens pas que tu aies ramené cette fille là-bas pour un prétexte aussi tordu… » s'exaspère Wilkes.
Devant la mine déconfite d'Evan, il a tout de même l'air satisfait de lui-même, comme un parent moralisateur qui découvre un peu de plomb dans le crâne du sale gosse qu'il vient de sermonner. Son ton transpire le « Tu vois que j'avais raison. T'aurai dû m'écouter. »
Evan, comme tout sale gosse digne de ce nom, lève les yeux au plafond.
« …y a vraiment que toi pour t'attirer ce genre de problème, conclût Wilkes.
— C'est bon, j'ai compris, j'aurai pas dû la faire venir, c'était une idée pourrie. Pas la peine de jubiler, grommelle Evan.
— Tu deviens toujours grincheux quand tu sais que j'ai raison.
— Mouais. En attendant, c'est notre problème à tous les deux, maintenant. »
Wilkes sourcille.
« Ah non, ça, c'est hors de question. Ton problème. Et tu vas le régler, d'une manière ou d'une autre. Je ne peux pas tout le temps passer derrière toi pour arranger tes conneries. »
Sur ces paroles, redevenant aimable maintenant qu'il a mis les choses au point, Wilkes lui souhaite bonne nuit, se lève et lui laisse, homme généreux qu'il est, la fin du joint. Juste avant de disparaître définitivement du salon, il s'arrête, jète un oeil par-dessus son épaule pour une dernière mise en garde.
« La prochaine fois que ta conscience morale se rappelle à ton bon souvenir, Rosier, tu ne bouges pas et tu m'appelles. On lui fera la peau une bonne fois pour toute, à cette vieille garce. »
