Note d'auteur.

Déjà, avant de commencer mon blabla habituel (qui va être long), sachez que cette fois c'est assez important de lire.

Cette histoire, qui fait un peu plus de 22K, concerne l'histoire de l'enfance de Spencer Reid, l'un des personnages principaux de la série Criminal Minds (Esprit Criminel, ça passe à la TV de temps en temps et c'est dispo en intégral sur Amazon Prime *tousse tousse*). Je vais commencer immédiatement par le plus important :

Je ne vais pas préciser les TW (trigger warning) présents dans cette histoire car ça serait malheureux de spoiler comme ça, mais sachez qu'il y en a : il y en a même plusieurs. Si vous avez des choses que vous ne souhaitez pas lire, que vous ne lisez pas de tout, ou alors que vous avez peur que l'histoire ne vous convienne pas, vous pouvez soit m'envoyer un message privé pour me demander des infos, soit refermer la page. Il n'y a rien de "graphique" mais une scène vers la fin peut être choquante donc faites attention à vous.

L'histoire suit donc l'enfance de Spencer Reid (mélangeant des informations données dans la série et des choses inventées).

Une amie, qui a corrigé cette fic avec la plus grande attention, m'a dit qu'elle donnait des vibes de la série The Queen's Gambit et ça m'a fait très plaisir snif ❤️

Je ne sais pas trop d'où vient cette histoire, pourquoi j'ai eu envie de l'écrire, mais finalement j'en suis contente, j'en suis même très contente : au cas où, si vous avez (ou pas) lu ma fanfiction Iwaoi/ou fiction originale Dompter le temps, je dirais que certains thèmes abordés sont dans la même veine et j'y ai mis autant de coeur dans l'écriture.

Le pitch de l'os est donc :

Spencer est un génie, et il a 10/11 ans. Sa dernière année de lycée va se terminer et il ne sait pas quoi faire pour la suite : il pourrait faire n'importe quelles études, mais il ne peut juste pas abandonner sa mère dont il s'occupe quotidiennement. Il commence à aller dans un parc, où il rencontre des gens qui jouent aux échecs, et tout change un peu car il se trouve un refuge.

C'est donc du hurt/comfort, avec pas mal de hurt mais aussi pas mal de comfort je vous le promets

Je remercie énormément Eating-flowers d'avoir relu mon OS avec la plus grande attention, aucun mot ne pourrait décrire ma reconnaissance éternelle car tu as fait ça avec tellement d'attention et de sérieux ? t'es vraiment la meilleure correctrice dont on puisse rêver, merci énormément pour toutes tes corrections et tes commentaires, t'es genre the sweetest person ever i fucking love u ❤️


VASTE EST L'HORIZON


La première fois que Spencer passe devant l'entrée du parc en ayant envie d'y rentrer, c'est après les cours un jeudi soir.

C'est un regard, un arrêt sur le trottoir, une hésitation qui lui fait mordre distraitement sa lèvre. Ce qui lui vient d'abord à l'esprit, à l'arrière de sa mémoire, c'est un morceau de papier sur lequel il a posé les yeux trois semaines et deux jours plus tôt. Un morceau un peu jauni, qui avait pris la pluie et le vent, et dont l'écriture était délavée (un stylo bleu, sur du papier déchiré). « Nouv plateaux parc 7h/23h »

Spencer n'en avait pas eu grand-chose à faire sur le moment (ce n'était qu'un coup d'œil), mais à présent qu'il regarde le portail ouvert vers le parc, la seule chose à laquelle il peut penser c'est ce papier, ce mot laissé sur un panneau d'affichage au milieu des publicités, des annonces de baby-sitting, et de propositions de tonte de pelouse. Il y a de l'herbe verte, là-bas, tellement d'herbe.

Il entre, marche, replace son sac à dos rempli de livres sur ses épaules. Quelques personnes lui lancent des regards, mais Spencer a appris à les ignorer. Parfois il se met à marmonner tout seul et avance en récitant la première chose qui lui vient : l'Iliade, ou la poésie anglaise du XXème siècle, ou encore le journal sur le bar de la cuisine le matin même.

Il avance dans les allées de terre. Ce parc est immense, plein d'arbres et de lacs plus ou moins grands. Il y a des bancs, des tables de pique-nique, une fontaine, deux fontaines, et Spencer dépasse tout ça en marmonnant tout bas et en gardant ses mains bien agrippées aux lanières de son sac à dos. Des femmes lui lancent des regards étonnés, puis un peu soucieux, mais il n'y fait plus trop attention : maintenant, il connaît la technique pour les empêcher d'appeler la police pour un enfant perdu, et c'est de s'éloigner vite fait bien fait avec une expression décidée.

L'expression perdue, ça le fait toujours finir dans une voiture de police, direction sa maison.

Aujourd'hui doit être son jour de chance, car il arrive enfin sur la petite place sans qu'une seule personne ne lui adresse la parole. Spencer ralentit le pas, observe attentivement l'espace large, les arbres sur le côté, les traces de pas au sol. Il entend des enfants qui jouent, au loin, et une mère qui crie, qui dispute et gronde, et essaye de se souvenir d'un maximum de détails. C'est ce qu'il fait toujours, même sans s'en rendre compte. Quand il se concentre vraiment, ce qu'il peut retenir est incroyable.

En silence, la bouche cette fois fermée, il s'avance jusqu'au plateau le plus proche.

Ces plateaux d'échecs, ils sont récents, ça se voit. Les pièces sont abîmées et parfois cassées, mais celles sur lesquelles il pose les yeux sont correctes et il reconnaît chaque figure sans problème. Il se place sur le côté, entre deux hommes amusés par la partie, et Spencer remarque que celle en cours est bientôt terminée : à droite, un homme dans la soixantaine avec une peau sombre et de petites taches autour des yeux. Ses vêtements sont usés, et Spencer peut voir des taches autour du col du t-shirt en dessous de sa veste verte. Face à lui, un autre homme d'une trentaine d'années qui sent l'eau de Cologne et qui bouge chacune de ses pièces avec un sourire confiant. Il s'amuse, mais il va perdre.

Spencer observe en silence.

L'homme, sûrement sans abri, bouge son pion et dévore la reine adverse, et le sourire du trentenaire disparaît.

— Oh, dit-il. Merde, vous êtes fort.

Il fait la moue, mais Spencer aurait cru qu'il serait un peu plus en colère. À la place, il couche sagement son roi et tend sa main pour terminer la partie : l'autre homme la prend et la serre.

— Je dois y aller, ma femme va sûrement m'engueuler pour le retard.

Puis il ajoute :

— Je viendrai prendre ma revanche, alors gardez-moi une place.

Le vieil homme laisse échapper un rictus amusé.

— Quand tu veux, l'ami. On ne bouge pas d'ici.

Les quelques personnes autour de la table s'écartent pour laisser l'homme partir, et la place en face du joueur reste vide un instant. Spencer suit des yeux celui qui vient de disparaître, puis se retourne vers le plateau et fixe une à une les pièces afin d'essayer de deviner chaque mouvement qui a été fait, chaque décision qui a été prise (pourquoi utiliser le cavalier plutôt que le fou ? pourquoi sacrifier deux pions aussi simplement juste pour avancer un peu ?).

Les possibilités sont si nombreuses que son regard se perd, et il ne remarque même pas celui de l'homme qui s'est posé sur lui.

— Ça t'intéresse, petit ?

Spencer ne bouge pas, puis des mains viennent replacer les pièces sur leurs cases d'origine et il fronce les sourcils, presque vexé de ne pas avoir pu terminer sa réflexion. Ses yeux se lèvent, croisent ceux du vieil homme.

— Tu veux apprendre ?

Le regard de Spencer ne flanche pas, mais au bout d'un moment il tourne la tête pour lancer un coup d'œil derrière et vérifier que c'est bien à lui que ce vieux monsieur s'adresse.

— Moi ? finit-il par demander d'une petite voix.

L'homme sourit et rit doucement.

— Oui, toi. Pas de discrimination ici. T'as l'air d'avoir envie de jouer, et je suis de bonne humeur. Tu peux t'installer en face.

— Oh, George tu vas prendre un disciple ?

— Déconne pas, si ça se trouve il va être nul, ce pauvre gamin.

— Il était sûrement juste curieux de l'attroupement.

Les hommes autour de lui discutent un instant au-dessus de sa tête, jusqu'à ce que finalement Spencer décide de faire glisser son épais sac à dos de ses épaules, avant de grimper sur le siège. La chaise n'est pas très stable, et il fait bien attention à enrouler la lanière de son sac autour de sa jambe, au cas où.

L'homme, George, a l'air ravi. Il lui tend la main.

— Moi c'est George, petit. Aux dernières nouvelles, je botte le derrière de tous les joueurs ici.

Les épaisses lunettes de Spencer glissent un instant sur son nez, et il les remonte rapidement en serrant le poing, sans faire un seul mouvement pour serrer la main tendue.

— Je... ne serre pas les mains.

— Oh.

George baisse les yeux sur sa paume un peu sale, et il a soudain l'air embarrassé. Spencer peut presque voir l'émotion qui s'étale sur son visage, et ouvre la bouche pour expliquer :

— Je ne serre les mains de personne. Des études ont montré qu'on peut potentiellement transmettre de 100 000 à 100 millions de bactéries en serrant la main de quelqu'un. C'est beaucoup trop.

Il fronce le nez, et baisse les yeux vers les pièces que des dizaines et des dizaines de personnes ont touchées aujourd'hui. Ses lèvres se serrent, et il sort un mouchoir de sa poche.

— Désolé, marmonne-t-il en surprenant quelques regards.

George sourit doucement, presque attendri.

— Pas de problème, petit. Je te l'ai dit, pas de discrimination. Utilise ton mouchoir, si tu veux.

Spencer l'observe, les yeux dans les yeux, pendant de longues secondes, avant de remuer sur sa chaise. Les doigts de George lui montrent les pièces.

— Je te laisse les blancs. Tu sais quel est le but des échecs ?

— Je sais jouer, dit-il. Je connais les règles.

— Oh, c'est vrai ?

Il hoche la tête et, pour confirmer ses dires, attrape un pion avec son mouchoir et le fait avancer. Les hommes debout à côté discutent encore avec des voix amusées.

— Bien, je vois que le petit bonhomme est sérieux. Montre-moi ce que tu sais faire, alors.

La partie dure douze minutes : douze minutes où les voix se taisent petit à petit, où les sourcils de George se haussent de plus en plus, où chaque coup de Spencer amène une personne de plus autour d'eux. Quand il fait tomber la reine adverse, ses joues brûlent sous tous les regards posés sur lui.

George attend un instant, la bouche entrouverte, avant de faire tomber son propre roi. Il croise ses bras sur sa poitrine et lui retourne un regard curieux.

— C'est quoi ton nom, petit ?

Il hésite, se rappelle les mises en garde, les études et les fictions, les annonces dans le journal. Faire attention, toujours. Il finit par répondre :

— Spencer.

— Eh bien, Spencer, tu es vraiment très doué.

— Merci.

Son cœur bat fort dans sa poitrine, et il s'étonne d'être aussi fier de ce compliment. D'être aussi content d'avoir joué. D'être aussi satisfait de son choix, de son détour sur le chemin...

Ses yeux s'ouvrent en grand, et il déglutit.

— Je dois y aller. Ma maman...

Les adultes s'écartent quand il s'agenouille pour enlever la lanière de sa jambe, puis fait glisser son sac à dos sur ses épaules.

— Reviens un autre jour, Spencer, lui dit quelqu'un.

— Ouais petit, quand tu veux.

— Joue contre moi, la prochaine fois.

Les yeux grands ouverts, il observe tous ces hommes, ces quelques femmes, toutes ces personnes (dont la bonne moitié semble être sans abri) et finit par hocher lentement la tête.

— Au revoir, dit-il avant de se mettre en marche.

Il s'éloigne, sans regarder derrière lui, et marche plus rapidement que jamais en marmonnant les paroles de ce DVD sur les échecs qu'il a regardé trois ans plus tôt.


Spencer revient une deuxième fois, puis une troisième. La quatrième fois arrive un jour assez gris, alors qu'il vient de quitter le lycée en ayant séché le cours de sport.

— Oh, Spencer ! Viens par ici, j'ai personne.

Il y a huit tables en tout, qui ont apparemment été installées par la ville. Huit tables, et une quinzaine de personnes vivant dans la rue toute l'année, qui se réunissent ici plus ou moins tous les jours. Les pièces, ce sont des cadeaux : des gens qui peuvent en acheter et qui viennent régulièrement jouer ici, préférant laisser leurs cavaliers, leurs reines et leurs rois à ceux qui n'en bougent pas.

Spencer s'approche. La dernière fois, il a dû attendre qu'une partie se termine avant de pouvoir jouer, et il a eu le temps de terminer son livre (un livre d'histoire, censé lui permettre de ratisser le programme du premier trimestre dans ce cours). Il a récolté quelques regards ahuris, quand des gens l'ont vu tourner les pages et glisser ses doigts sur les mots.

Il a l'impression d'aller un peu plus vite chaque jour. Peut-être pourra-t-il finalement lire 20 000 mots par minute s'il s'entraîne assez.

— Viens t'asseoir, bonhomme. Un gars est venu hier et m'a montré une nouvelle tactique, faut que tu me dises ce que t'en penses.

Il lui sourit, et Spencer est toujours étonné de constater que ce sourire (tous ces sourires, ces rires, et ces tapes sur l'épaule qui le mettent à la fois mal à l'aise et qui le rendent heureux) a l'air parfaitement sincère.

— Tu peux prendre les noirs ?

Spencer acquiesce. Il sort son mouchoir, s'installe correctement, et presque aussitôt quelques personnes le remarquent et s'approchent. Ce sont souvent les mêmes, alors quand il croise le regard intéressé d'un homme qu'il n'a jamais vu, il met une seconde de plus à tourner la tête dans l'autre sens.

George est à côté de lui, tout à coup : il est arrivé en boitant un peu, avec sa canne, comme toujours.

— Hé, petit. Comment ça va ?

— Ça va.

Spencer tend la main, et bouge un pion en même temps.

— Je me demandais... tu sais, je veux pas faire mon vieux rabat-joie, mais t'as pas école ?

— Si. Je viens après.

— Ils te laissent partir tout seul ?

Spencer relève la tête, et croise son regard. Il prend un instant pour étudier son expression, et repose ensuite les yeux sur le plateau. Il commence à voir la tactique utilisée, il se souvient avoir lu quelque chose dessus à la bibliothèque.

— Oui. Les grilles du lycée sont toujours ouvertes.

Soudain, les conversations s'arrêtent autour de lui, et Spencer prend son temps pour bouger sa prochaine pièce. Il voit une quinzaine de possibilités, de chemins tracés en fonction de chaque mouvement que son adversaire va faire.

— Du lycée ? dit finalement quelqu'un.

— Ah, je croyais avoir mal entendu.

— Désolé, petit, mais t'as quel âge ? Parce que ma fille est allée au lycée, et elle avait pas l'air d'avoir sept ans...

Spencer se retourne vers celui qui a parlé, les sourcils froncés. Sa bouche se tord.

— J'ai bientôt onze ans.

Il bouge sa tour.

— Échec, souffle-t-il.

— Merde. Vous pouvez pas continuer à essayer de le déconcentrer ?

— Marc, désolé mec mais tu sais très bien que ça va pas marcher. Il va te botter le cul.

Une main se pose sur son épaule, et Spencer se tend tellement que la personne qui l'a posée là la retire immédiatement.

— Spencer, reprend George. Ça veut dire que t'as dix ans. On va dire qu'on te croit pour le lycée, étant donné que tu... (il fait un mouvement large en direction du plateau) arrives à faire tout ça, mais... tes parents te laissent sortir comme ça ?

Au poignet de Spencer, sa montre trop lourde lui indique l'heure et il dit, pas très fort :

— J'ai encore quinze minutes. Ma mère me... fait confiance.

Il s'en veut de mentir ainsi, juste un peu, car ces gens sont si sincères que ça alourdit son cœur. Sa mère se base en grande partie sur la routine, alors il doit être à l'appartement à une heure précise pour pouvoir remplacer leur voisine qui prend gentiment soin de ses repas quand il est absent (contre compensation monétaire, Spencer a compris comment le monde marchait à peine quelques mois après le départ de son père). Il se charge des courses, quand sa mère oublie ou devient tout à coup certaine que le caissier travaille pour le gouvernement et veut tout faire pour les séparer.

Bien heureusement, leur quartier est tellement pourri que personne ne fait attention à un gamin qui se promène tout seul, va faire les courses, et fait des paris sportifs pour gagner assez d'argent pour le loyer. Tout est plus ou moins une question de calculs. (Et bien sûr il y a le voisin au premier étage qui le paye pour sortir des statistiques et évaluer des probabilités concernant des affaires plus ou moins louches).

Sa mère lui fait confiance, ça au moins ce n'est pas un mensonge. En vérité, son fils est la seule personne au monde à qui elle fait confiance, quand elle ne prend pas correctement les médicaments qu'il parvient à obtenir chez l'apothicaire d'en face (qui vend de la drogue et qui fume tellement dans son magasin que Spencer doit sûrement être positif au THC à l'heure qu'il est, mais pour sa défense il est très gentil).

— D'accord, dit George avec un sourire un peu hésitant qui prouve qu'il a en partie compris. D'accord, gamin.

Mais avec tous les yeux tournés vers lui, Spencer a du mal à déglutir. Il tend la main, bouge sa reine, et marmonne :

— Échec et mat. Je vais y aller.

Le visage de Marc est défait quand Spencer saute presque de sa chaise pour reprendre son sac. George a l'air de se sentir coupable, et les gens s'écartent pour le laisser partir.

— Reviens quand tu veux, Spencer. D'accord ? Quand tu veux !

Spencer est déjà loin dans les allées terreuses.


Spencer ne revient pas pendant deux semaines après ça.

Quand il se glisse à nouveau sur une chaise, celle en face de George, le vieil homme lui offre un sourire tremblant.

— Content de te voir, petit. Comment ça va ?

Sa voix, bien malgré lui, le fait sourire et Spencer hoche lentement la tête.

— Ça va. Je... je suis désolé.

— Ne le sois pas. J'avais dit pas de discrimination. Si tu viens pour jouer, alors tu en as le droit.

Spencer déglutit. Il sort son mouchoir, le pose sur ses genoux. Quand il se penche pour ouvrir son sac, George hausse un sourcil. Il fouille à l'intérieur quelques secondes, jusqu'à ce que ses doigts entourent une vieille couverture durcie.

Le regard du vieil homme se trouble quand Spencer lui tend une œuvre intitulée « 101 techniques d'échec ».

— Spencer... ?

— Mon quartier a organisé une... une compétition d'échecs la semaine dernière et... et la récompense était d'à peine quelques billets mais... mais c'était assez pour acheter un livre d'occasion en librairie alors je me suis dit...

Il déglutit. Georges tend lentement la main pour prendre le livre. Quelques regards se tournent vers eux.

— C'est pour moi ?

Sa voix est enrouée. Le garçon se mord la lèvre et hoche doucement la tête.

— Vous méritez sûrement un peu mieux que ça.

— C'est un cadeau, Spencer. Pour moi.

— Oui.

— Alors c'est forcément magnifique.

Ses yeux sont brillants, et il le voit se mordre la lèvre avant de replacer les pièces sur le plateau. Un gars pose une main sur l'épaule de George, et serre un instant.

— Tu prends les blancs ?

— Les noirs, s'il vous plaît.

— Ça marche. Allez petit, faisons en sorte que ton temps en vaille la peine.


Spencer revient, de temps en temps. C'est assez régulier, en vérité, car il y a des jours où il termine plus tôt et peut se permettre de rester une trentaine de minutes dans le parc, et il y a des jours où ses cours s'étirent tellement qu'il doit rentrer rapidement chez lui, au risque d'inquiéter sa mère.

Cette fois, il s'est lui-même offert le luxe de louper les deux dernières heures de son vendredi. Il s'avance dans le parc, entre les feuilles mortes des arbres et les quelques promeneurs (ils sont plus rares, évidemment car il fait de plus en plus froid) jusqu'à rejoindre la place où les plateaux sont installés, fixés au sol.

Son chemin croise celui d'un homme qu'il voit souvent parmi les spectateurs (ceux qui ne jouent jamais, qui se contentent de regarder) et Spencer baisse les yeux sur ses chaussures - ses chaussettes dépareillées en dépassent légèrement. Il grandit en ce moment, alors son jean est déjà trop court. Pourtant, il a toujours l'impression d'être si petit.

— Oh, Spencer ! s'exclame Marc quand il se glisse sur la chaise face à lui. Tu tombes bien je viens justement de...

Ses yeux se posent sur son visage, et son sourire disparaît.

— Putain de merde, qui t'a fait ça ?

Son presque cri attire le regard de plusieurs personnes autour d'eux, et George se lève de sa chaise pour clopiner jusqu'à lui. Les bruits se taisent, l'atmosphère se tend soudain, et Spencer ne relève pas la tête.

— Qu'est-ce qui se passe ? murmure quelqu'un.

— Le gamin, regarde son visage.

— Merde alors.

Le pansement sur le coin de sa bouche, sa pommette violette, son front à vif, les dernières traces de sang sous son nez. Il sent chaque centimètre de sa peau un peu sensible, et renifle directement avant de retenir une grimace.

Sa mère ne va pas être contente du tout. Et au fond de lui, l'idée que son visage abîmé puisse provoquer chez elle une nouvelle crise, aussi violente que celle de la semaine passée, lui retourne l'estomac.

Son estomac, qu'il a déjà vidé dans les toilettes du lycée avant de se mettre en route, se tord à nouveau. L'infirmière lui a demandé si elle devait appeler ses parents (ou : le numéro de la vieille dame du dessus que Spencer a inscrit sur son dossier d'inscription) et il a refusé net.

— Spencer, qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Il serre les lèvres.

— Juste des problèmes à l'école, souffle-t-il la gorge nouée. C'est rien.

Les sourcils de George se froncent, et sa voix gronde presque :

— C'est rien ? Petit, t'as encore du sang dans les cheveux ! Qui t'a fait ça ?

Il n'a pas crié, mais Spencer déteste quand quelqu'un parle fort pour s'adresser à lui : il se tend, et ses mains se resserrent sur son pantalon.

— Je...

— Spencer, reprend Marc en faisant des gestes aux autres pour qu'ils s'éloignent pour leur laisser de l'air.

Et la foule finit par s'écarter largement, laissant George s'asseoir sur la chaise d'à côté. Plus personne ne joue. Spencer à l'impression d'entendre son propre cœur battre. Il ne sait pas trop pourquoi il est venu.

— Dis-nous ce qui s'est passé.

Marc est gentil. George aussi. Il y a une femme qui l'observe en silence, une femme muette qui lui sourit toujours quand leurs regards se croisent. Ils attendent tous. Et l'homme qu'il a croisé en venant a apparemment fait demi-tour.

— Je suis... j'ai dix ans, et je suis au lycée. C'est comme ça. L'équipe de basket a déjà perdu les championnats, directement au premier tour, et je... je passais par là.

— Tu passais par là ?

Il hausse les épaules. Tends la main vers le cavalier devant lui, et l'avance. La partie devant lui n'est pas terminée, et il se concentre dessus. Il faut qu'il se concentre dessus, au risque de se laisser avoir par la boule dans sa gorge et par la douleur dans sa poitrine.

Ne pas pleurer. Tout le monde attend qu'il pleure, ils n'attendent tous que ça, qu'il craque enfin.

— C'est pas grave, insiste-t-il. Pas de commotion ou de réelles blessures, et pas besoin de suture.

— Pas besoin de suture ?

Marc et George échangent un regard. Marc tend la main, et répond à son mouvement en bougeant un pion. Spencer se dépêche de répliquer.

— Petit, tu veux pas en parler à quelqu'un ?

— Je serai diplômé l'année prochaine, répond-il comme si ça excuse tout.

Il peut gagner, simplement en bougeant son fou. Il déplace un pion.

— Je... je serai diplômé et je pourrais m'occuper de maman. Je pourrais essayer de trouver quelque chose pour gagner de l'argent et... et économiser pour la fac ou, ou pour lui acheter des livres parce qu'elle adore lire et que je... je peux pas l'inquiéter avec des choses comme ça et...

Et rien ne peut être pire que rester des heures, seul dans la nuit, attaché nu à un des buts du terrain de foot. Rien ne peut être pire que de retrouver des crachats dans ses affaires qu'il a déjà du mal à payer. Que de se retrouver entraîné dans une salle vide pour qu'on lui enlève son pantalon, histoire de vérifier s'il commence à être un homme.

Pour lui, rien ne peut être pire. Pour lui, quelques coups, c'est rapide, c'est direct, et c'est presque mieux.

Presque. Presque, parce que pour sa mère, c'est affreux. Parce que pour elle, c'est terrible. Parce que ça, ça se voit, ça se sent, ça se touche ; parce qu'elle ne voit que son visage, et pas le reste. Sa mère a le don d'être tout à coup très lucide quand Spencer rentre à la maison avec de petites blessures. Il ne veut pas la retrouver encore une fois toute habillée dans la douche, ou pire.

— Spencer, tu...

Une main se pose sur son épaule, et il s'en dégage brusquement, tellement que son geste l'emporte en arrière et sa chaise bascule. Son corps s'écrase sur le sol froid. Il renifle, regarde ses mains sales en se sentant pâlir et l'estomac en vrac, et se redresse brutalement en attrapant son sac.

— Spencer !

Il court, traverse la petite foule, fixe le sol, et s'enfuit loin du parc.


Il tient huit jours avant de revenir.

Des pas lents, la tête basse, jusqu'à finalement s'installer sur une chaise. Celle en face de George, qui brise sa conversation avec une vieille femme juste à côté. Il se tourne vers lui, et Spencer peut presque voir le soulagement s'étaler sur son visage.

— Je suis désolé, dit-il, penaud.

— Ne le sois pas. Content de te voir, petit.

Il lui offre un sourire, et Spencer met quelques secondes avant de souffler de soulagement, abaissant ses épaules.

— Je peux prendre les blancs ?

— Prépare-toi, petit. J'ai eu du temps pour lire ton cadeau, et j'ai l'impression d'avoir appris des choses.

George se remonte les manches et replace soigneusement les pièces sur l'échiquier. Heureux, Spencer l'observe même se frotter les mains, et à côté Marc se tourne vers leur partie avec intérêt. Une petite foule arrive autour d'eux, comme d'habitude.

Et vingt minutes plus tard, Spencer descend de sa chaise avec un petit air fier, tandis que George marmonne dans son coin en fixant le plateau, se demandant comment il a pu perdre trois fois d'affilée .

— Bien joué, champion. La prochaine fois c'est à moi.

Marc lui tend son coude, et Spencer relève vers lui un regard perdu. Il attend une seconde avant de laisser échapper un « oh » : il lève son coude à son tour et fait un « check ». Quelques personnes sourient.

— Rentre bien, lui dit George. Passe le bonjour à ta mère, petit.

Spencer se fige un instant. Puis, après avoir dégluti, hoche la tête. Il s'éloigne, finalement, les mains étroitement serrées autour des lanières de son sac. Le parc est presque vide, un joggeur le dépasse, une femme promène son chien.

Quand il sort, en regardant le ciel déjà sombre d'un air mauvais, Spencer a à peine le temps de longer la rue avant d'entendre quelqu'un derrière lui :

— Spencer !

Quelques personnes autour de lui se retournent avant de jeter un regard dans sa direction, et Spencer s'arrête. Lentement, il tourne la tête et voit arriver un homme, qui s'approche en petites foulées. Il n'a pas besoin de parcourir les derniers mètres que Spencer plisse les yeux et le reconnaît.

Un spectateur, qu'il a déjà croisé plusieurs fois. Son corps se tend un instant, puis il se force à faire taire son instinct à vif (sa mère lui dit toujours, tout le temps, que le monde entier veut faire du mal à son fils, et il ne peut pas se laisser désaxer par les paroles d'une femme malade).

L'homme arrive, un peu essoufflé.

— Désolé d'avoir crié comme ça.

Il sourit d'un air avenant.

— J'ai ramassé ça à côté de la chaise où tu étais assis, et...

L'homme déglutit et lui tend un livre un peu corné, où un devoir sur une feuille volante (une dissertation entière sur le point de vue humaniste de l'œuvre) dépasse légèrement. Son livre, son édition des Essais, en langue originale.

Spencer l'observe avec des yeux ronds. Il lève la main, accepte le livre, et laisse échapper :

— Merci... hm...

— Oh, Simon. Je m'appelle Simon.

Il ne lui tend pas la main, et Spencer en est presque reconnaissant. Il acquiesce, à la place.

— Merci, répète-t-il en commençant à reculer pour partir. Au revoir.

— Au revoir, Spencer.

Quand il s'éloigne, l'homme se contente de secouer la main dans sa direction.


Il y a eu de la neige, ces derniers jours, beaucoup de neige. D'abord quelques flocons, puis ensuite une véritable tempête qui a duré toute la nuit passée. Alors, quand Spencer arrive enfin au parc après que ses cours aient été annulés, il est surpris de voir autant de monde.

Ce matin, en sortant de l'immeuble, il a été jusqu'à son lycée, a marché sur le trottoir enneigé pendant un bon moment, avant de tomber sur les grilles fermées et le mot sur le tableau d'affichage « École fermée jusqu'à lundi ».

Les mains dans les poches de son manteau, son sac plein de livres sur le dos, Spencer a regardé le tableau pendant un moment, gravant les mots dans sa mémoire sans même y penser. Rentrer chez lui ? Perturber l'emploi du temps de sa mère ? En ce moment ça va mieux, elle va faire les courses et elle est même en train de chercher du travail (ce qui n'aurait pas dû être si compliqué car elle aussi, c'est un génie, mais un génie qui finit par hurler sur les gens lors de ses mauvais jours en serrant son fils tellement fort dans ses bras que ça lui fait des bleus). Alors un changement dans l'emploi du temps, se croire le week-end en voyant son fils à la maison, ça peut faire plus de mal que de bien.

Spencer a hésité un instant, juste un instant, avant de tourner les talons.

À présent, il fixe d'un air étonné tous ces gens (ces inconnus, ces hommes et ces femmes, leurs enfants, ces personnes qui ont une maison quelque part, des habits propres, des sourires sur leurs lèvres, des expressions ouvertes et satisfaites par la neige et cette activité qui les a amenés ici) qui remplissent le parc. Spencer hésite à nouveau, car ce parc aussi rempli n'est pas réellement son parc, mais finit tout de même par se créer un chemin, en essayant d'éviter le maximum de contact : des discussions, des rires, puis enfin quand il arrive sur la place, il ne peut s'empêcher de hausser un sourcil, très discrètement.

Il y a plus de plateaux que d'habitude. Il y a des joueurs et une table avec des papiers et encore d'autres personnes, une femme qui passe entre les rangées et puis encore des personnes font des « oooh » quand un mouvement inattendu arrive. Il y a du monde, une foule de spectateurs. Des joueurs inconnus. Des joueurs connus.

Spencer fixe tout ça, sans trop savoir quoi faire. Il y a trop de monde. Et ça a l'air à la fois aussi officiel que non officiel.

Il déglutit, et essuie ses mains moites sur son pantalon trop grand.

— Spencer ?

Il met quelques secondes à se rendre compte que c'est à lui qu'on s'adresse. Dans son dos, une voix le force à se retourner. Spencer rencontre de grands yeux sombres, un homme dans la fin de la vingtaine avec une barbe de trois jours.

— Simon, dit-il, pas très fort.

Sa voix ne dépasse pas celles de tous ces gens présents, mais Simon semble l'avoir entendu. Il lui sourit.

— Il me semble que tu ne viens jamais le matin, d'habitude.

— Mmh, oui. Oui, je... la neige.

Il pointe du doigt les talus de glace terreuse qui ont été déplacés sur les côtés pour laisser la place libre. Simon acquiesce, comme s'il comprend vraiment, et Spencer apprécie.

— Ton lycée est fermé, alors ?

— Oui. À cause de...

— La neige.

Spencer hoche la tête, et ne peut s'empêcher de rajouter :

— En fait, les poussières favorisent la formation de la neige. Les gouttelettes d'eau ne gèlent pas immédiatement quand la température devient négative, alors autant de neige en aussi peu de temps c'est assez étonnant, surtout avec ces températures... Une gouttelette d'eau pure peut rester en surfusion jusqu'à près de – 40 °C avant de se solidifier et les particules de poussière fournissent une surface solide capable de déclencher la solidification, de sorte que les gouttelettes chargées de poussière commencent à geler autour de – 6 °C...

Ses lèvres se ferment, et il baisse les yeux sur ses pieds, et la couleur dépareillée de ses chaussettes qui ressortent un peu de ses bottes. La foule les entoure encore un instant, jusqu'à ce que Simon dise d'un ton sincère :

— C'est intéressant, Spencer. Tu parles pas aussi souvent, d'habitude.

Il relève la tête, observe cet homme, ce jeune homme qui semble à la fois gêné et amusé. Il ne parle pas aussi souvent, car personne n'écoute vraiment. Il ne parle pas aussi souvent, car s'il ouvre la bouche dans une salle de classe alors il finit très souvent avec du chewing-gum dans les cheveux (ou des coups à la fin des cours, ou de l'eau sur ses affaires, ou encore ses précieux livres brûlant dans une poubelle).

Il ne parle pas souvent, car le seul endroit où il peut le faire c'est un appartement un peu miteux, que son père leur a laissé en partant. Un appartement où sa mère l'écoute toujours avec un sourire, où elle lui caresse les cheveux, où elle lui dit que ce cerveau, c'est un miracle et un cadeau, et qu'il ne doit jamais en avoir honte.

Il l'entend, retient, mais n'applique pas forcément.

— Non, je...

Mais il ne sait pas quoi dire. Alors sa bouche se ferme, et il tourne la tête vers les joueurs. Il voit George, tout au bout d'une rangée : il a l'air concentré, les doigts sur son menton, et Spencer l'observe quelques secondes. Il tend la main, bouge une pièce. Il se mouche, dans un vieux mouchoir en tissu.

— Tu peux aller le rejoindre, tu sais ? Tu n'es pas inscrit, mais je suis sûr que personne ne fera attention à toi si tu lui chuchotes quelques conseils.

Le visage de Simon se détend quand il croise son regard, et Spencer le sent faire deux pas vers lui. Une main se pose dans son dos, et le contact dure un instant, jusqu'à ce qu'il se décide à marcher, un pas à la fois, jusqu'aux tables.

Il entend :

— À la prochaine, Spencer.


Il ne lui reste plus que quatre mois. Seize semaines. Quatre-vingts jours.

Dans 640 heures de cours, il sera enfin diplômé du lycée et pourra avoir la chance de faire autre chose. N'importe quoi, tant qu'il peut utiliser son cerveau pour faire autre chose que des maths basiques, de la littérature ennuyeuse, ou encore de l'histoire vue et revue. Aujourd'hui, la conseillère d'orientation lui a présenté les universités lui proposant une bourse d'études, et il y en a bien plus que Spencer l'aurait cru.

C'est ce qu'il raconte à Marc et George, alors qu'il joue sur deux échiquiers en simultané. Marc va perdre en six coups, et George en sept, d'après ses calculs.

Spencer ne peut s'empêcher de sourire : un petit sourire discret et innocent, qui fait rougir ses joues.

— Et alors, tu sais ce que tu vas faire ?

Ils l'ont écouté parler sans même l'interrompre, presque ravis. Il y a toute une bande dans ce parc : Marc et George, bien sûr, mais aussi Lucienne, la femme muette, et John, l'ancien commercial, et Daren, le professeur de sociologie qui a perdu sa maison dans un incendie. Pour certains, ce n'est que temporaire, mais pour Spencer c'est un peu plus que ça : ces visages, ces noms, ces informations, il ne sera jamais capable de les oublier.

Spencer secoue la tête et bouge sa dame, avant de se tourner vers l'autre plateau.

— Non, je sais pas. Pas encore. Les inscriptions vont bientôt commencer, mais... mais je peux pas seulement penser à moi.

— Pourquoi ça, bonhomme ?

Marc se concentre. Spencer se mord la lèvre.

— Ma maman.

— Oh.

Il ne leur a pas dit. Pas vraiment, en tout cas, pas directement : pas « ma maman est malade » ou encore « ma maman souffre de schizophrénie paranoïde ». Il ne le dit pas à voix haute, déjà car ça rend la chose bien trop réelle, mais aussi car aussitôt on commence à le regarder avec une expression désolée et attendrie, une sorte de « oh, mon pauvre garçon ».

Pauvre garçon, comme si sa mère n'est pas la plus merveilleuse des personnes en ce monde, comme s'il elle ne vaut pas chacun de leurs cerveaux en bon état et pourtant si méprisants et méchants et dégoûtants.

La plupart des gens sont dégoûtants. Sa maman, elle, lui lit de la poésie tous les soirs et essaye tellement fort d'être celle dont il a besoin. Il est là quand elle a besoin de lui, et elle essaye de l'être quand lui a besoin d'elle.

C'est aussi simple que ça.

Il n'est pas un pauvre garçon. Pas à la maison : elle est malade, ce n'est pas sa faute.

— Je peux pas partir trop loin. (Il bouge son fou, puis se tourne dans l'autre sens) Si je pars trop loin... elle ne peut pas me voir partir.

Il ne peut pas l'abandonner.

— Mais ce grand cerveau que t'as, petit, faut bien l'utiliser, non ?

— Oui. Oui, mais...

Il déglutit.

— Aucune fac assez proche ne m'a proposé de bourse. Il me faudrait un internat.

Sa main frôle une pièce, puis bouge un peu sur la gauche et en attrape une autre. Lucienne tire une chaise pour s'asseoir à côté de lui : son manteau n'a pas l'air assez épais pour la saison, et ses cheveux sont bien trop fins.

— Je peux pas aller à l'internat. Plus personne ne sera là pour l'écouter lire les poèmes de Christina Rossetti quand elle se sent mal, ou pour lui réchauffer sa soupe, ou pour sonner chez la voisine s'il y a un problème.

Il ne relève pas la tête, car Spencer sait que des regards curieux et un peu tristes viennent de se poser sur lui.

— En plus, le propriétaire nous fait une réduction sur le loyer parce que je l'aide à gagner à ses soirées poker chaque semaine : si je suis plus là il risque de le remonter, et alors la pension de mon père sera plus suffisante et...

Sa lèvre tremble. La fin du lycée, qu'il aura terminé en deux ans (la principale l'a obligé à passer les examens en même temps que les autres, pour ne pas prendre trop d'avance) ne semble plus si incroyable que ça.

Parfois, il voudrait juste pouvoir prendre sa mère et l'emmener avec lui dans sa poche.

— Échec et mat, dit-il à Marc.

Il lui offre un petit sourire penaud, tandis que ce dernier grogne en s'enfonçant dans sa chaise. L'air est froid en ce moment, le printemps tarde à arriver : il garde ses vieux pulls usés et trop grands, son épais manteau.

George renifle en croisant ses bras sur son torse. Étonnement, son prochain coup contrarie celui de Spencer et il hausse un sourcil.

— Je te vois venir, petit. Tu ne m'auras pas comme ça.

— Spencer ? Tu vas trouver une solution, d'accord ? Chaque problème a une solution.

Et même si Spencer sourit timidement, il ne peut s'empêcher de se dire que ce conseil est ridicule et douloureux, venant de quelqu'un qui vit dans la rue et joue aux échecs avec un gamin trop doué pour son bien.


— Spencer ?

Les yeux dans le vague, la bouche pour une fois silencieuse, Spencer fait encore plusieurs pas avant de comprendre qu'on vient de s'adresser à lui. Au milieu de la rue un peu déserte, à quelques centaines de mètres de l'entrée du parc devant laquelle il est passé sans s'arrêter.

Spencer se retourne.

Simon lui sourit.

— Hey... ça va ?

L'homme a coupé ses cheveux, depuis la dernière fois. Il ne ressemble pas à un sans-abri, simplement à un gars qui s'habille comme un homme plus âgé : des pulls à carreaux, des chemises, de vieilles lunettes. Un sourire aimable, des cheveux un peu décoiffés. Il est fin, et a l'air maladroit.

Spencer force ses lèvres à s'étirer poliment, mais il n'en a même pas la force.

— Bonjour, soupire-t-il.

Un filet de voix à peine audible, qui force Simon à froncer les sourcils.

— T'as pas l'air en forme. Tu... ne vas pas au parc, aujourd'hui ?

Il a l'air d'hésiter : hésiter à lui demander ce qui ne va pas, à se rapprocher pour poser une main sur son épaule (puis se rappeler tout à coup que Spencer déteste ça), à le laisser tranquille ou à l'obliger à lui raconter dans l'espoir que ça le soulage.

Spencer sait à quoi il ressemble. Il sait que ses cheveux sont trop longs, que ses boucles deviennent ingérables, que ses yeux sont si cernés qu'il ne semble pas avoir dormi depuis trois jours, que sa peau est pâle et que son front est sans doute trop chaud.

Il le sait, alors pour éviter que Marc et George ne s'inquiètent quand Simon leur dira qu'il a croisé Spencer comme ça, il ouvre la bouche pour dire :

— Pas aujourd'hui. Je... je rentre juste chez moi. L'infirmière du lycée m'a dit que je pouvais rentrer.

Il se mord la langue, mais ajoute tout de même (et ça le tire, ça lui broie le ventre de parler de problèmes, de ce qui ne va pas, ça lui donne l'impression d'ouvrir une porte en lui, assez grande pour que quelqu'un entre et bousille tout) :

— Maman ne va pas très bien ces derniers jours, c'est juste une mauvaise passe. Ça arrive.

La première nuit, elle l'a obligé à venir se cacher dans le placard de sa chambre avec elle, persuadée que quelqu'un était entré dans l'appartement pour prendre son fils. Elle l'a tenu dans ses bras en tremblant, si fort que Spencer en a encore des bleus sur le bas de ses épaules.

La seconde, il s'est réveillé en sursaut en entendant la porte claquer, et a dû sortir, en pleine nuit et en pyjama, pour la ramener à l'intérieur. Elle pensait que c'était capital de trouver une supérette ouverte pour lui préparer son déjeuner le lendemain car elle était tellement une mauvaise mère et elle était tellement désolée et seule et je t'aime Spencer tu dois me croire chéri il n'y a personne que j'aime plus que toi. Elle n'est même pas sortie avec un portefeuille, ou même des chaussures.

Il a attrapé froid. Et n'a pas dormi depuis un moment. Et se ronge les ongles de la retrouver mal en point en rentrant à la maison. Parfois, il aimerait vraiment pouvoir... pouvoir utiliser son esprit, son cerveau, afin de trouver un remède. Un vrai remède, pas des médicaments qui lui enlèvent tout, tout ce qui fait d'elle une mère, une femme, et un génie qui adore la littérature et la poésie. Quand elle les prend, elle ne peut même plus lire une ligne, et peine à se souvenir de l'endroit où sont rangés les couverts.

C'est dans ces moments-là, que Spencer a envie de pleurer.

— Et toi, ça va ?

Simon fourre ses mains dans ses poches et se mord la langue, comme s'il s'en veut presque d'avoir demandé ça. Il a l'air d'attendre une rebuffade, ou une fuite. Mais parfois, Spencer a vraiment envie d'être juste un gamin (un gamin qui a envie qu'on s'occupe de lui, qu'on s'inquiète pour lui). Juste un peu.

— Pas trop. Mais je vais dormir et... et boire quelque chose de chaud. Et lire. Ça va aller.

Oui, voilà : ça va aller. Car se plaindre, il en est juste capable pour quelques minutes. Il force un sourire.

— Ne dis rien à Marc et George.

Simon hausse un sourcil.

— D'accord, répond-il. D'accord, je ne leur dirai pas.

— Merci.

Spencer inspire, replace son sac, puis lui souhaite une bonne journée, avant de tourner les talons et de rentrer chez lui.


Marc a l'air triste : c'est la première chose que Spencer remarque. Il a l'air triste et soudain très seul de l'autre côté de cette table carrée qui contient uniquement un échiquier fixé.

La seconde chose, c'est que George a dû attraper un rhume car il n'arrête pas de se moucher dans un vieux morceau de tissu (ce qui est dégoûtant et cela enfreint au moins douze des règles de Spencer sur les microbes et les bactéries et la santé). Sa peau foncée paraît un peu verdâtre, aussi.

La partie de George ne dure pas longtemps, et il bat Marc plus rapidement encore.

Une moue se forme sur ses lèvres.

— Est-ce... ça va ?

Lui va mieux : la fièvre est tombée au bout de deux jours dans les vapes, et sa mère a fini par se calmer, voir son fils malade ayant sûrement été un déclencheur assez fort. Elle lui a lu des livres à la chaîne, et lui a préparé à manger (sa soupe préférée, des tartines chaudes, et du chocolat épais).

Spencer est retourné au lycée le troisième jour. Et à présent, les deux hommes ont l'air... malade pour l'un et triste pour l'autre. Il attend sagement, balançant ses jambes trop courtes dans le vide sous la table.

La voisine lui a coupé les cheveux la veille au soir, alors que Spencer regardait la TV (documentaire sur une affaire de crime dans les années 50'). Anne, très gentille comme toujours, et son mari un peu écrasé dans le fauteuil mais qui s'est tout de même levé pour donner un verre d'eau à Spencer quand sa gorge encore un peu enflammée est devenue sèche et rauque.

Sa mère a cuisiné pour eux tous. C'était bien. Il sourit en y pensant.

— C'est rien, Spencer, dit Marc en forçant un sourire.

Il replace les pièces sur le plateau, sachant très bien que la partie a été bien trop rapide pour que Spencer doive déjà repartir chez lui.

— Tu peux me dire. Je suis jeune, mais ça veut pas dire que je ne sais pas écouter : je passe mes journées à écouter en cours.

— Ouais, mais en cours tu sais sûrement déjà tout. Là, c'est...

Spencer se mord la lèvre. George paraît un peu éteint, sûrement trop fatigué : il reste sur sa chaise en silence et les observe en serrant son livre sur ses genoux.

— Là c'est... ?

Marc l'observe, l'observe vraiment, et il semble hésiter de longues secondes. Finalement, quand ses épaules s'abaissent, il finit par soupirer :

— J'ai finalement signé les papiers du divorce, hier. Je suis officiellement séparé de ma femme.

La bouche de Spencer s'ouvre, car il a l'impression de devoir dire tout ce qu'il a appris à propos des papiers juridiques matrimoniaux immédiatement, mais il la referme en voyant son expression. Faute de mieux, il le laisse s'expliquer.

— Ça fait des mois qu'elle m'a demandé le divorce : elle m'a donné les papiers en main propre avant même que je perde mon appartement, et... et elle a accepté d'attendre parce qu'elle pensait que ça allait être vite réglé. Mais j'ai pas retrouvé de boulot depuis, et notre fille... elle ne veut pas que notre fille me voie comme ça, et franchement j'ai pas envie non plus.

Dans le ventre de Spencer quelque chose se tord. Quelque chose qui fait si mal que ça lui coupe presque le souffle : pour la première fois, il a envie de tendre la main pour prendre la sienne. Poser ses propres doigts sur ceux qui attrapent chaque pièce pour la replacer sur une case.

Il ne le fait pas, mais l'envie est là.

— Je suis désolé, dit-il et il le pense, il l'est vraiment. Tu l'aimes encore ?

Spencer n'est pas idiot : il lit de la fiction, de la romance, tout ce qui lui passe par la main. Il voit ses voisins lorsqu'ils échangent des regards et des sourires ; le propriétaire du magasin d'en face lorsque sa copine passe le voir ; des ados au lycée ; un couple de professeurs.

Ce n'est pas parce que son corps est trop jeune pour créer la réaction chimique nécessaire pour « tomber amoureux » qu'il ne sait pas que ça existe.

— Je l'aimerai toujours, petit. C'est sûrement mon âme sœur.

Spencer ouvre grand les yeux et serre les lèvres.

— Pourquoi... est-ce qu'elle divorce, alors ?

Et Marc lui répond, en avançant un premier pion blanc dans sa direction :

— Parce qu'elle est mon âme sœur, mais que je ne suis pas la sienne.

Il ajoute :

— Et que je comprends qu'elle ne veuille pas d'un gars qui a même pas quarante ans et qui vit dans la rue.

Il n'a pas l'air énervé, il ne l'insulte pas. Il parle tranquillement, avec un air qui semble s'être déjà fait à son sort, et l'estomac de Spencer se retourne à nouveau. Cette fois, il ne sait pas quoi dire. Cette fois, il n'a pas de réponse.

Il croise le regard de George, et ce dernier pose une main réconfortante sur l'épaule de son ami.

Quand la partie reprend (uniquement avec Marc) Spencer fait en sorte d'attendre un moment avant de faire échec et mat. Et, d'une voix basse, il commence à réciter de mémoire le début d'un recueil de poèmes d'un auteur anglais.

Marc se détend un tout petit peu, et lui offre un sourire reconnaissant.


— George n'est pas là ?

Spencer balaye la place des yeux, et croise les regards du professeur sans maison, de Lucienne et son visage doux, d'un nouveau qui vient souvent ces derniers temps et qui a l'air de ne jamais dormir. Il grimpe sur sa chaise (et elle paraît neuve), et n'enroule pas son sac autour de sa jambe.

Il a plu tout le week-end, tellement que la rue de Spencer a presque été inondée : il a mis des bottes trop grandes en caoutchouc pour sortir, et a rentré son jean à l'intérieur. Quelques filles de sa classe lui ont lancé des regards, mais il les a ignorés.

C'est un peu plus simple, maintenant. D'ignorer. De laisser couler. D'éviter. S'il se débrouille bien pour rester dans les endroits bondés du lycée, alors personne n'a le temps de lui taper dessus. Il ne va pas aux toilettes, ne sort pas de la classe en dernier, ne traîne pas près du gymnase : si l'équipe de volley veut qu'il leur donne de nouvelles statistiques, alors ils viennent directement le trouver le midi, à la cantine (et là, il ne prend rien qui peut être renversé).

C'est un peu plus simple, car il sait qu'en sortant des cours il peut passer au parc pendant quelques minutes, parfois une heure certains jours. Et que là, des gens l'écoutent, des gens lui sourient, des gens lui demandent des conseils et lui racontent des choses.

— Oh, non pas aujourd'hui, Spencer. Son rhume ne se calme pas alors il a trouvé une place dans l'un des refuges pour quelques jours.

Spencer hoche la tête. C'est bien. Il se penche, sort de son sac un paquet de mouchoirs en tissu que sa mère brode pour lui, ainsi qu'une thermos qu'il a volée au lycée sans scrupule. Il l'a remplie de café, en se glissant dans la salle des profs à une heure stratégique.

Il tend le tout à Marc.

— J'ai ramené ça pour lui.

— Oh, Spencer...

— Tu pourras lui donner ? J'ai lu que les boissons chaudes aidaient avec l'infection des parois nasales, alors...

Il sourit timidement, et Marc accepte ce qu'il lui tend avec un air attendri : Lucienne pose rapidement une main sur son épaule pour lui offrir un regard chaud. Le contact n'est pas long, et Spencer ne se tend pas trop fort.

— Bon, les blancs ou les noirs aujourd'hui ?

— Les noirs.

Les pions sont placés un par un sur le plateau. Spencer n'a plus vraiment besoin de son propre mouchoir : il ne met pas ses doigts à sa bouche, fait en sorte de garder ses mains loin de son visage, et garde toujours un gel désinfectant dans l'une des poches de son sac. Il prend le métro, parfois. C'est un peu pareil.

Sauf à l'heure de pointe, là il regrette vraiment.

— Alors, Spencer, ta journée ?

— Oh, rien de spécial. Ils ont refait les stocks à la bibliothèque, et j'ai trouvé deux livres que j'avais pas lus. J'ai pu les lire ce midi.

Marc sourit, et bouge son fou.

— Les deux ?

— Oui. Le deuxième n'était pas terrible. La philosophie, ça devient un peu n'importe quoi dans la dernière partie du XXe siècle.

Quelques spectateurs rigolent, les bras croisés sur leurs poitrines, amusés. Spencer s'est aussi habitué à ça : à ces gens qui viennent sans jouer simplement pour prendre un peu l'air, faire une pause, ou voir de quelle manière Spencer va battre son adversaire. Ce n'est pas toujours Marc et George, mais les autres ont un peu plus de mal à accepter une défaite certaine.

Spencer comprend. Il ne trouverait pas ça marrant non plus.

— Hier soir, le propriétaire m'a fait jouer à la table pendant sa soirée. Ça sentait la cigarette et l'un d'eux a renversé son verre sur moi, mais au final j'ai gagné. Tellement gagné que quand je lui ai tout donné, il nous a offert le loyer du mois.

Des sourcils haussés, puis un soupir :

— Si tu avais l'âge, tu pourrais te faire une fortune dans les casinos.

— Je le ferai, quand je serais moins...

Il fait la moue et se pointe du doigt, de haut en bas. Son visage crie l'enfance, autant que ses bouclettes, ses cheveux clairs, et ses épaisses lunettes qui commencent à ne plus être à sa vue.

— Le propriétaire m'a déjà dit qu'il pouvait m'avoir une fausse carte d'identité si je lui reversais un pourcentage.

— Bah voyons, il perd pas le nord.

Spencer sourit, et calcule une victoire en trois coups. C'est assez simple, à présent ; l'entraînement est bien plus efficace que ses lectures ou ses documentaires. À force de jouer, il finit par voir les pièces bouger d'elles-mêmes devant ses yeux. Presque autant qu'il voit quand quelqu'un croit à son bluff, au poker.

Il s'apprête à se saisir d'un pion, lève la main, mais se fige soudain. Son expression se crispe, Marc fronce les sourcils, mais le regard de Spencer est perdu au-dessus de son épaule : de l'autre côté de la place, près de la fontaine, un groupe d'adolescents paresse en rigolant. L'un d'eux a un skateboard, un autre tient sa copine par les hanches, un troisième imite quelque chose qui apparemment fait rire les autres.

— Spencer, tout va bien ?

Il met peut-être quelques secondes de trop avant de tourner la tête pour rencontrer son regard.

— T'es... très pâle.

Même Lucienne lui offre une moue inquiète. Il a l'impression de sentir une sueur inquiète descendre le long de son dos, et tout à coup sa bouche est sèche et pâteuse.

Sa main, tendue au-dessus des pièces, se rétracte contre sa poitrine et il se recroqueville un peu. Marc fronce les sourcils, et se retourne pour suivre son regard. Presque aussitôt, il semble comprendre un peu.

— Ils sont... dans ton lycée ?

Son cœur bat trop fort, il déglutit, et voit presque une page s'étaler derrière ses paupières et les mots s'impriment : l'infarctus correspond à une atteinte du muscle cardiaque, dans la grande majorité des cas, il est lié à la présence d'un caillot sanguin qui obstrue une artère coronaire, quand le flux sanguin est ralenti ou bloqué, le tissu musculaire cardiaque ne reçoit plus assez d'oxygène et se nécrose, et cette atteinte des tissus a des répercussions très importantes sur le fonctionnement du cœur et peuvent mener à l'arrêt cardiaque.

Arrêt cardiaque, arrêt cardiaque, arrêt cardiaque.

Spencer inspire profondément et cligne plusieurs fois des yeux. Il ne pleure pas, il n'a pas pleuré depuis longtemps, il ne pleurera pas, plus jamais, plus jamais.

— Non, souffle-t-il. Pas dans mon lycée. Dans mon... collège.

Ça fait un moment, mais il y a deux visages qu'il reconnaît sans problème. Des visages qui ont souri, tellement souri et tellement ri devant ses pleurs et ses propres cris, ses supplications, ses « lâchez moi laissez moi descendre ». La trace des cordes qui ont brûlé sa peau, la sensation de l'air sur son corps, et l'humiliation tellement brûlante encore présente dans sa gorge.

— T'inquiète pas, bonhomme. Ne vomis pas, ils vont partir. Regarde.

Marc lui offre une expression compréhensive, puis se tourne vers Lucienne qui acquiesce avec sérieux. Elle se lève de sa chaise, resserre son gilet autour de ses épaules étroites, ébouriffe un peu ses cheveux, puis marche en direction du groupe de jeunes .

Spencer la fixe avec horreur, la mâchoire tellement serrée qu'il en a mal aux dents.

— Spencer, l'appelle Marc.

Il le redit une seconde fois, jusqu'à ce qu'il se tourne vraiment vers lui. Il va vraiment vomir.

— Personne ne va rien te faire, d'accord ? Regarde juste.

Il regarde, oui : il voit Lucienne s'avancer, voûter son dos, et quand elle parvient enfin au groupe ils s'arrêtent tous et la dévisagent. L'un d'eux se recule, la fille offre une expression gênée, et Lucienne tend ses mains en se rapprochant sûrement beaucoup trop.

Quand ils finissent par s'excuser un peu trop fort en tournant les talons pour s'éloigner, elle attend quelques secondes avant de se retourner vers eux avec un sourire : elle lève son pouce en l'air et Marc lui répond.

Il se retourne vers Spencer, plus apaisé, et ce dernier pose une main sur son cœur. Il ralentit petit à petit, mais ses mains sont toujours moites et il se sent prêt à vomir.

— Personne ne va rien te faire, dit Marc et ça sonne presque comme une promesse.

Spencer ne parvient même pas à lui faire un sourire. Il renifle, baisse les yeux vers ses cuisses tendues, et décide de descendre de son perchoir. Il récupère son sac, déglutit encore une fois, et ne regarde personne : personne à part Marc, vers qui il se tourne après avoir fouillé dans l'une des poches.

Il tend la bouteille de gel hydroalcoolique, attend sagement que l'homme comprenne (ce qui met quelques longues secondes). Quand une paume se présente à lui, il en verse quelques gouttes, le regarde se frotter les mains.

Une inspiration dangereuse, et Spencer attrape l'une d'elle pour la serrer. C'est chaud, alors même que Marc est presque tout le temps dehors, plus chaud que celles de Spencer qui a senti son sang se glacer.

Il la garde comme ça un instant. Puis quand il la lâche, c'est un regard, un reniflement, un dernier soupir, juste avant qu'il ne parte pour sortir du parc et rentrer chez lui.


Spencer se présente dans le parc un jour de pluie.

Il fait sombre, les températures commencent à remonter, et il n'y a vraiment pas grand monde à l'entrée. Il s'avance, en évitant les quelques personnes qui traversent l'endroit pour rentrer chez elles : la veille au soir, la voisine est venue toquer pour leur donner des restes de dîner qui lui venaient d'un repas de famille. Des choses qui peuvent se manger froides, et que Spencer a emballées ce matin dans de l'aluminium pour les ranger dans son sac.

Il n'a pu prendre qu'un seul livre, qu'il a relu trois fois avant les cours, deux fois pendant, et quatre fois à midi : mais ça vaut la peine. Ça vaut toujours la peine, mais là encore plus.

D'un pas décidé, il marche en direction de la place. Il n'a pas pris les bottes, alors ses vieilles chaussures en toile (qu'il a achetées vraiment pas cher, et qui indiquent « cunverses » à l'arrière) sont plus ou moins complètement trempées, presque autant que ses chaussettes dépareillées.

Mais ce n'est pas grave, aujourd'hui il se sent bien, et son ciré plus vraiment étanche (plus du tout, la capuche est trempée et il le sent dans sa nuque) le protège encore à peu près correctement. Il marmonne à voix basse en débattant d'une formule de maths qui lui a causé du fil à retordre (il l'a trouvée dans une thèse qu'il a empruntée (volée) à la bibliothèque universitaire du centre-ville).

La veille, le matin, la conseillère d'orientation lui a appris que CalTech lui proposait une bourse d'études ainsi qu'une place de choix dans leur internat. Il a serré les lèvres, essayant de toutes ses forces de ne pas être heureux et ravi par ça, par cette école qu'il meurt d'envie de rejoindre car il a lu des dizaines et des dizaines de travaux de quelques professeurs et d'anciens élèves et c'est brillant et intéressant et même passionnant. Et même si Spencer adore la littérature de tout son cœur, les mathématiques...

Il inspire, et balaye la place du regard, sous la pluie.

Il y a quelques personnes, oui : des parapluies qui cachent les visages, et des enfants qui courent. Trois personnes jouent aux échecs autour d'une table, et la troisième tient le manche qui les garde à l'abri. Spencer se rapproche, juste un peu car il n'a besoin que d'une confirmation rapide. Une fois assez proche, c'est évident qu'il ne les connaît pas, pourtant il rassemble assez de courage pour se racler la gorge et demander d'une petite voix :

— Excusez-moi... je... vous n'avez pas vu George ou Marc ?

Ces deux-là semblent être le centre de tout le monde : Marc rit avec les autres, et George pose sur eux tous un regard de père. Quand il faut un conseil, c'est vers lui qu'on se tourne.

La femme, celle qui tient le parapluie, dit :

— Oh, petit. Désolé, mais ça fait quelques jours qu'ils ne sont pas venus. Ils vont pas tarder à revenir je pense, avec ces pluies torrentielles ils ont dû trouver des places dans des centres.

Les sourcils de Spencer se haussent, et sa bouche fait un rond. Il acquiesce, souffle des remerciements, et pense à cette nourriture dans son sac qu'il ne va pas pouvoir leur donner. C'est peut-être tant mieux, de les savoir à l'abri plutôt que dans une ruelle ou au coin d'une rue à chanter ou à s'asseoir avec l'air triste.

Il sourit timidement, et tourne les talons sans s'attarder.

Ce n'est pas grave, pas vraiment : ça aurait été difficile de parler avec toute cette pluie, au final. Il n'a pas vu George depuis un moment, et il lui manque (et même si Spencer sait que le sentiment de manque est une réaction chimique créée par l'habitude du corps à se sentir détendu avec une personne, ça ne change rien). Il fourre des mains dans ses poches, et marche rapidement en direction de la sortie. Il lui reste encore de la marche, et même si son manteau le couvre à peu près bien il n'a pas forcément pensé à son pantalon, son jean qui colle à ses cuisses et qui irrite sa peau à chaque pas un peu trop franc.

Quand il sort du parc et commence à remonter la rue, c'est avec une capuche descendant sur ses yeux qu'il se cogne à quelqu'un, et finit sur le derrière. Les mains sur le sol sale, l'eau s'infiltrant dans le tissu, Spencer regarde ses chaussures avant que son couvre-tête glisse en arrière et que de la pluie ruisselle dans ses cheveux.

C'est arrivé si vite qu'il met quelques secondes à comprendre qu'il est vraiment tombé par terre.

— Oh, petit je suis désolé je... Spencer ?

Il relève la tête, surpris, et rencontre le regard de Simon. Simon et ses sourcils haussés, son air étonné, et son parapluie dans la main. Presque aussitôt il est soudain accroupi à ses côtés, mettant un genou dans une flaque sans sembler s'en soucier.

— Ton...

— Ça va ? Rien de cassé ?

Il lui tend une main, que Spencer fixe sans trop savoir quoi faire. Les siennes sont contre le goudron sale du trottoir, et sont sûrement pleines de petits cailloux. Pourtant, quand il la prend, la seule chose à laquelle il peut penser c'est que Simon a vraiment l'air d'être un peu inquiet, que sa main est brûlante, que ses yeux sont doux, et qu'il le soulève sans aucun problème pour le remettre sur ses pieds.

Il abrite Spencer sous son parapluie.

— Spencer ?

— Oui. Ça va. Rien de cassé.

Un soupir, puis :

— Tant mieux. Tu devrais pas te balader tête baissée, tu es tellement petit que je t'avais pas vu.

Pourtant, son ciré est jaune criard, mais il ne fait pas de commentaire. Simon porte un manteau marron, usé, qui aurait sûrement pu appartenir à son grand-père, et ça fait sourire Spencer.

— Désolé, souffle-t-il. Je suis allé au parc, mais il n'y avait personne alors...

— Oh, oui. Avec les pluies, c'est compliqué en ce moment. T'inquiète pas, tu pourras... attends, tu repars à pied ?

Il baisse les yeux sur les jambes trempées de Spencer, ses cheveux humides qui lui tombent devant les yeux (il a dû retirer ses lunettes bien plus tôt, avec la buée et les gouttes, et à présent ne voit au loin que des taches indistinctes).

— Oui. J'ai pas d'argent pour le métro. Et ma carte de bus est expirée.

La dernière fois qu'il a pris le bus, c'était avec sa mère. Elle a fait une crise au beau milieu de la quatrième rangée, et était tellement persuadée que le conducteur leur voulait du mal, qu'en rentrant elle a déchiré tous les papiers nécessaires à un renouvellement.

Aller les chercher, ça demande du temps que Spencer n'a pas, en ce moment.

— Spencer...

— Ça va. Je vais marcher vite.

Il regarde ses paumes sales avec dégoût, et se souvient du moment où il a jeté sa bouteille de gel dans la poubelle près des toilettes, après n'avoir pas pu se retenir pendant la pause déjeuner.

— Je...

Il se mord la lèvre. Simon n'a toujours pas bougé son parapluie, et les abrite tous les deux. Sans même s'en rendre compte, ils se sont déportés sur le côté pour ne pas trop gêner.

— Je peux te ramener, tu sais ?

Spencer relève les yeux. Le visage de l'homme (et il remarque enfin que Simon a une petite barbe de trois jours négligée) affiche une gêne un peu timide.

— Je sais que tes parents t'ont sûrement dit de ne pas faire ça, mais t'es déjà trempé et ma voiture est dans le parking d'à côté... je pourrais juste te donner le parapluie et courir la chercher pour te reprendre. Tu me guides, je te dépose, et tu évites de tomber malade.

Il pense aux dossiers qu'il doit rendre pour les cours, à ces lettres qu'il s'est mis à écrire et à celle, précise, qui lui a demandé de développer sa pensée sur des techniques d'ingénierie paraissant un peu trop créatives. Il en est à sa vingtième page et il veut terminer le plus vite possible pour l'envoyer.

Il ne peut pas tomber malade, pas maintenant.

— D'accord, dit-il. D'accord, merci. Je... j'espère que ça te dérange vraiment pas parce que je voudrais pas...

— Non ! Non. Écoute, je t'ai proposé, et ça me ferait plaisir.

Il s'accroupit à nouveau, ses longues jambes se pliant pour parvenir à sa hauteur, et lui met le manche du parapluie entre les mains.

— Je reviens. Elle est vraiment à côté.

Spencer acquiesce, à peine. La seconde d'après, Simon part sous la pluie en direction de, Spencer le sait, un parking de 150 places gratuites en journée. Il attend sagement, un sourire aux lèvres.


Simon revient vraiment en un temps record, et c'est peu dire de la part de Spencer qui a calculé la vitesse du trafic de la rue en la soustrayant au temps de marche d'un homme dans la trentaine et des minutes pour sortir du parking. Il fait vite, brise plus ou moins le calcul de Spencer qui hausse un sourcil en voyant une vieille voiture légèrement rouillée datant très certainement des années 80 s'arrêter devant lui, sur le bord de la route.

Quelques chauffards klaxonnent pendant les quelques secondes que met Spencer à atteindre la portière, l'ouvrir, replier le parapluie, et refermer. Simon attend pourtant encore un peu, jusqu'à ce qu'il ait mis sa ceinture.

Quand ils se mettent enfin à rouler, la main de Spencer se lève pour pointer du doigt le chemin à prendre : droite, droite, puis toujours tout droit. En même temps, il jette un coup d'œil à Simon qui finalement a aussi les cheveux trempés.

— Merci, souffle-t-il en posant ses mains face au chauffage après avoir dit « toujours tout droit pendant un moment ».

L'air chaud lui picote les doigts et fait lentement sécher les quelques gouttes qui tombent de ses ongles et qui glissent sur ses phalanges. Il renifle.

— Pas de soucis, Spencer. Vraiment.

Les mains de Simon paraissent grandes, même sur le volant qui est sûrement plus large que la moyenne : l'intérieur de l'habitacle est frais, une odeur de cuir et de vieux livres, un tableau de bord un peu éraflé et une bouteille d'eau en verre dans la boîte à gant qui fait un petit bruit en roulant à chaque fois qu'ils prennent un tournant.

Spencer jette un coup d'œil à Simon.

Ce dernier reste concentré sur la route, mais au bout de quelques secondes il finit tout de même par sentir son regard et tourne la tête rapidement dans sa direction.

— Tout va bien ?

Spencer acquiesce, avant de se souvenir que le champ de vision humaine binoculaire ne couvre qu'un maximum de 62°. Il se racle la gorge, et dit :

— Oui. Ça va.

— T'es complètement trempé...

— Désolé pour le siège.

À ses pieds, le tapis est un peu sale et humide.

— On s'en fout, du siège.

Spencer ne voit pas plus loin que le début du pare-brise : aucune envie de se tortiller pour extraire ses lunettes et les remettre sur son nez. Avec le chaud-froid, l'humidité de sa peau et l'air du chauffage, il a l'impression d'avoir pénétré dans un sauna (même s'il n'a en vérité jamais mis un seul pied dans un endroit comme ça).

Il serre les lèvres, étonné de la sensation de chaleur qui se diffuse dans sa poitrine. C'est agréable et plaisant et entendre quelque chose comme « tout va bien Spencer », « ce n'est rien Spencer », avec une voix tellement sincère et honnête, ça lui donne l'impression de compter.

De compter pour quelqu'un d'autre que sa mère.

— Il... y en a encore pour quelques minutes. Tu veux mettre la radio ? De la musique ? Qu'est-ce que tu écoutes ? demande Simon.

Il tend sa main droite vers le vieux poste d'autoradio incrusté dans le tableau de bord, et jette un nouveau coup d'œil à Spencer. Il a l'air un peu gêné, finalement, presque stressé, ce qui est étrange car Spencer n'est qu'un gamin qui a eu 11 ans et qui s'apprête à terminer le lycée.

Le garçon se racle la gorge, qui commence à le gratter sérieusement. La chaleur et la moiteur de l'air lui donnent l'impression d'être comprimé, presque autant que les frissons sous son pantalon mouillé.

— Je... je pense pas que ça te plaira.

— Tout me plaît. Vas-y, mets ce que tu veux. Ou alors tu peux zapper et trouver quelque chose.

Il reprend sa main pour lui laisser le champ libre. Le doigt de Spencer pointe une rue. La voiture tourne.

— Vas-y, mets la radio. C'est comme... offrir une glace à quelqu'un d'un peu triste. T'es tout tremblant et tu claques des dents, alors mets la radio.

Spencer l'observe, quelques petites secondes, avant de regarder l'écran étroit de la radio, juste au-dessus de la fente pour les CD's. Il tourne quelques secondes la molette qui fait défiler les ondes, jusqu'à trouver celle sur laquelle est réglée la radio usée de la cuisine, chez lui.

107.4 MHz. Simon hausse un sourcil.

— Du classique, hein ? Ça... ne m'étonne pas vraiment. Ça te ressemble, en fait.

Il lui offre un sourire, et Spencer le lui rend en se tortillant dans le siège. Son cœur bat, une petite joie pleine de satisfaction.

— Tu connais le nom de celle-là ?

— La musique ?

— Oui.

Et ce regard-là, celui que Simon lui lance, semble attendre avec une presque impatience une réponse.

— C'est la sonate no14 en do dièse mineur, opus 27 no2 de Ludwig van Beethoven. Elle... est couramment surnommée la « Sonate au clair de lune ».

Simon sourit.

— Tu es incroyable, souffle-t-il.

Et Spencer est presque déçu quand la rue de son immeuble est en vue. La sonate n'a pas le temps de se terminer, et ses remerciements, le claquement de la portière, et les aurevoirs de Simon résonnent un instant sous la pluie.


Spencer revient au parc un après-midi étrangement chaud. Il n'a pas fait plus de dix degrés depuis des semaines, et tout à coup le thermomètre accroché devant l'entrée de la vie scolaire de son lycée a indiqué dix-sept degrés.

Ça n'a pas grand sens et Spencer a enlevé sa veste pour l'attacher autour de sa taille. Son sac est lourd, aujourd'hui, alors quand il parvient enfin à la place il n'est pas mécontent de pouvoir s'asseoir et le poser sur le sol sec. Il y a du monde, aujourd'hui : plus de spectateurs que d'habitude, et plusieurs sans-abri qu'il n'a encore jamais vus.

Son regard parcourt la foule, tandis qu'il grimpe sur sa chaise, et il imprime tous ces visages dans sa mémoire. Elle est d'ailleurs encore un peu engourdie par toutes les pages qu'il a lues pendant la nuit, toute cette étude qu'un professeur lui a envoyée sur le même papier à lettres que Spencer a utilisé pour décrire son idée (une idée précise qu'il a expliquée en quarante trois pages manuscrites. Il a dû coller au moins quatre timbres sur l'enveloppe). En le voyant sortir de sa chambre, le matin même, sa mère lui a fait les gros yeux en lui disant que s'il veut espérer faire plus d'1m50 plus tard, il doit dormir.

Elle l'a grondé pendant quelques minutes, puis ils ont récité ensemble le début de l'Iliade. En ce moment, sa mère se trouve dans une période si calme et si tranquille qu'il oublie presque qu'il y a un problème, parfois.

Elle lui peigne les cheveux et il peigne les siens en retour, qu'elle garde si longs et si ondulés qu'il se demande si les siens pourraient l'être à ce point. Il ne pense pas que ça lui irait.

— Bonjour, dit-il en relevant la tête vers Marc.

Ce dernier lui offre un sourire fatigué, et commence à replacer les pièces.

— Ça fait un moment, Spencer. Comment ça va ?

— Bien, dit-il honnêtement. Ça va bien. Un professeur de Stanford m'a dit que mes remarques sur le développement des cellules étaient très intéressantes et innovantes. Sa lettre à lui faisait trente-trois pages.

Marc hausse un sourcil.

— Whaou. Impressionnant. Et ce professeur, il sait quel âge tu as ?

Spencer rit un peu, très doucement.

— Non. Il pense que je m'appelle Daniel, que j'ai trente-deux ans, et que j'ai déjà au moins deux diplômes universitaires. Si j'avais dit la vérité, il aurait arrêté de me lire avant d'arriver aux parties intéressantes et innovantes et incroyablement précises. Ses mots, pas les miens.

— Bien sûr. Ses mots, pas les tiens. Il a sûrement raison, et serait certainement encore plus impressionné s'il savait... qui tu es. Il t'offrirait peut-être même une bourse.

Les jambes de Spencer remuent sous la table.

— Je sais. Mais j'ai déjà plein de bourses qui me sont offertes. Stanford, c'est bien trop loin.

Quand les pièces sont enfin prêtes, Spencer voit que les blancs sont devant lui alors il tend la main pour déplacer son premier pion. Rapidement, il réfléchit à au moins douze stratégies, dont une qui lui permettrait de prendre la dame en quatre coups.

Marc prend le temps de réfléchir, les doigts touchant distraitement le bouc qui s'est formé sur son menton.

Regardant distraitement à droite et à gauche, parcourant des yeux les marcheurs, les coureurs, et les personnes attroupées au niveau des plateaux de jeu, Spencer finit par demander :

— George n'est pas là ?

Spencer s'est fait un peu d'argent de poche en rédigeant les devoirs de littérature de la moitié de sa classe, la semaine dernière, et il réfléchit à acheter quelque chose pour George et Marc. Un repas dans un fast-food, peut-être, ou alors un autre livre ou encore des vêtements ? Il ne sait pas, et n'ose en vérité pas trop demander (ce sont bien les seules personnes qui ne lui ont jamais dit de se taire, ou de parler plus, ou d'arrêter de déblatérer des statistiques et des faits inutiles sur la formation des nuages ou sur la raison pour laquelle le ciel est bleu).

Quand il revient sur Marc, ce dernier a relevé la tête et son visage est complètement défait. La bouche entrouverte, les yeux troublés, il fixe Spencer avec hésitation en laissant échapper des « tu... je... ».

Finalement, il souffle d'une voix rauque :

— Personne ne t'a rien dit ?

Spencer fronce les sourcils, essayant d'ignorer le fait qu'il a lu toute la rangée « psychologie comportementale » de la bibliothèque de son quartier (et franchement, son quartier est si pourri qu'il est étonné à chaque fois de constater que personne ne vole rien, ne détruit rien, et que la bibliothécaire prend son boulot au sérieux). Il a tout lu, et les passages « expressions », « langage du corps », « le corps parle pour quelqu'un » lui sautent presque aux yeux. Dos courbé, main sur l'arrière du cou, lèvre abîmée et coincée entre des dents nerveuses.

Il n'est pas doué pour observer les visages, les regards, ayant passé une bonne partie de son temps à raser les murs et à fixer le bout de ses chaussures. Il surveille tout avec soin, jusqu'à attirer sur lui une attention qu'il ne désire pas. Les vêtements ou la posture du corps, ça en revanche il peut comprendre.

Et ça. Ça. Ces yeux humides et cette lèvre qui tremble un peu ? Spencer secoue lentement la tête, la gorge soudain très (trop) serrée.

— Oh, Spencer. Merde, putain, je suis...

Il déglutit, lance un regard autour de lui mais personne ne fait attention à eux.

— Je pensais qu'on te l'avait dit. George est... George est mort il y a trois semaines. Son rhume s'est en quelque sorte transformé en pneumonie, et comme il n'y avait pas de dispensaires d'ouverts dans le coin il ne pouvait pas aller à l'hôpital...

Il chuchote à nouveau « merde » en se passant une main sur le visage, et se mord la lèvre. Spencer n'a pas bougé. Il n'est même pas sûr d'encore respirer.

— Je suis désolé, Spencer. Vraiment désolé. On m'a redonné son livre, son... son guide pour les échecs, celui que tu lui as offert : peut-être que tu le veux ? Oh, petit, ne fais pas cette tête vraiment, tu sais que c'était un vieux bonhomme, et même si c'était pas très beau sur la fin.. merde, je veux dire, il t'aimait beaucoup alors peut-être...

Il se tait, serre les lèvres.

— Dis quelque chose.

Mais Spencer ne peut pas parler, parce qu'il ne peut pas pleurer et que s'il fait l'un, alors l'autre va se produire. Il ne peut pas parler, pas respirer, pas penser à autre chose qu'au mot « mort » qui prend un sens tellement réel tout à coup, qui prend le même sens que disparition.

Ce gars, assassiné au couteau dans une ruelle près de chez lui 398 jours plus tôt.

Son père, qui a simplement fermé la porte un jour en lui disant « bon, Spencer, écoute il faut que tu prennes soin de ta mère, d'accord ? T'es assez malin pour ça ». Une mort, une disparition ; au final c'est un départ et Spencer n'est jamais assez prêt, assez préparé, assez fort.

On devrait le prévenir. On devrait le prévenir avant de l'abandonner comme ça.

— Spencer, s'il te plaît dis quelque chose, n'importe quoi.

Il porte une main à son cœur, posant ses doigts sur le tissu de son vieux pull, et sentant la chaleur de sa peau. Spencer sent tout ça, et il a tout de même l'impression d'entendre chaque battement dans sa carotide, dans le creux de sa paume, dans ses tempes, dans ses oreilles : il n'entend plus que ça, son cœur, son cœur, son cœur, qui lui bat encore comme un traître.

Il déglutit, affreusement lentement. C'est presque douloureux.

— Sp...

Spencer saute de sa chaise, soudain parcouru d'un frisson dégoûtant et d'une envie de vider son estomac. Il attrape son sac avec des mains tremblantes, entend une voix et un autre raclement de chaise derrière ses oreilles sifflantes, mais ne pense qu'à décamper rapidement : ses chaussures à la semelle usée dérapent sur les graviers et il file.

Spencer traverse la place, passe à côté de la fontaine, bouscule deux femmes, trébuche sur une petite branche, resserre sa veste autour de sa taille, et arrive finalement aux toilettes publiques en sueur. La respiration haletante, le nez qui pique, les yeux brûlants, les genoux tremblants.

Quand il ouvre la porte d'une cabine, il n'a même pas le temps de la refermer, de penser aux microbes et à la propreté toujours affreuse des toilettes publiques : il se contente de tomber, et de vider son repas du midi dans la cuvette sans regarder devant lui. Il ferme les yeux fort, très fort, voit plein de points noirs un peu partout.

Quand il sent ses lunettes glisser, il les retire de son nez pour les serrer dans sa paume. Tout ça dure trop longtemps, jusqu'à ce que des larmes de douleur coulent depuis le coin de ses yeux, que sa gorge soit en feu, et que de la bile acide finisse par tomber de ses lèvres.

Il vomit tout et plus encore, puis se redresse très lentement, levant la tête vers le plafond sombre. Aucune lumière n'est allumée, et il n'y a pas de fenêtre. Le souffle court, Spencer regarde ce foutu plafond crasseux jusqu'à ce que ses larmes se collent à ses joues, que l'odeur de son vomi le fasse grimacer, et qu'il se décide à se relever pour tirer la chasse et effacer tout ça.

Quand il sort de la cabine, il se frotte les mains pendant de longues minutes en évitant de regarder le miroir au-dessus des larges lavabos. Spencer déteste ces savons durs et jaunes attachés au mur par un bout en ferraille, mais c'est mieux que rien. Il frotte, il frotte jusqu'à oublier la sensation de son estomac vide, de son cœur serré, de sa gorge douloureuse et de son mal de tête, jusqu'à oublier, oublier, oublier, jusqu'à entendre une voix surprise venant de l'entrée de ces toilettes dégoûtantes :

— Spencer ?

Un sursaut, et il se retourne vers la figure floue et indistincte (entre des yeux encore humides, et sa myopie). Spencer ne dit rien, les mains mouillées contre le tissu de son jean, et fixe simplement la silhouette qui se rapproche jusqu'à devenir Simon, un Simon inquiet qui lui demande :

— Tout va bien ? Je croyais que tu détestais les toilettes...

Et le barrage cède, aussi étrangement et facilement que ça. L'instant d'avant il le fixe avec un visage éteint et presque anesthésié, et une seconde plus tard il se jette sur lui pour serrer entre ses bras le corps un peu trop mince de ce trentenaire qui ne semble pas y comprendre grand-chose.

Il sent les larmes couler, de vraies larmes avec des vrais sanglots qui lui arrachent la poitrine, et Spencer serre le ventre de Simon si fort qu'il s'en décolle presque du sol. Il entend un soupir à la fois triste et étonné qui ressemble à « oh, Spencer... » puis sent des mains dans ses cheveux et sur le haut de son dos.

Il pleure ainsi pendant tellement longtemps que quand ça se termine, il a à peine la force de s'écarter. Pendant tellement longtemps que c'est Simon qui est obligé de lui mettre le mouchoir sous le nez pour qu'il se débarrasse des preuves de sa faiblesse.

Il ne devait plus lâcher une larme, et renifle de honte lorsque Simon revient vers lui après avoir jeté son mouchoir. Du gel hydroalcoolique arrive dans ses mains, sans trop savoir comment, et Spencer les frotte l'une contre l'autre par habitude.

— Allez viens, Spencer. Je te ramène chez toi.

Il le suit bien sagement, sans lâcher un mot de plus jusqu'à arriver devant son immeuble. Sur le chemin, il remarque tout de même que la fréquence de la radio est à 107.4 MHz.


Il ne remet pas les pieds au parc pendant deux semaines.

Ce n'est pas beaucoup, deux semaines : il rend quelques devoirs, passe pas mal de temps dans le bureau de la conseillère d'orientation à lui inventer des excuses qui expliquent pourquoi il ne peut pas se rendre dans l'une des meilleures facultés du pays, et est de nouveau invité à la table de poker du propriétaire et cette fois, même si les invités savent qu'il faut se méfier, Spencer arrive encore à gagner.

Sa mère a un peu rechuté, en voyant son fils revenir en larmes et ne pas sortir de la salle de bain pendant un bon moment. Il a regardé le miroir, cette fois, il l'a affronté droit dans les yeux, et a décidé qu'il ne pouvait tout simplement pas trébucher maintenant.

En sortant, après une douche qui a effacé les dernières traces, il a pris sa mère dans ses bras et lui a simplement dit qu'un jour il sera assez grand pour la protéger vraiment. La protéger, et faire en sorte qu'elle, personne ne la lui enlève.

À présent, il regarde le parc et hésite à avancer. Il a passé l'entrée sans même ralentir, à marcher le long du chemin en terre (qui a été recouvert de gravillons), et même s'il est parti confiant et décidé, il s'est finalement arrêté à quelques mètres de la place, derrière la fontaine.

Spencer regarde ses pieds, l'estomac noué.

Il sait que Marc n'est pas loin, que Lucienne est là aussi, qu'il y a le professeur fauché et l'homme de ménage qui vient ces derniers temps. Il sait qu'il y a le plateau d'échecs et les spectateurs peut-être habituels ou peut-être différents. Mais malheureusement, il sait aussi qu'il y aura une chaise vide que les autres laissent là par respect, ainsi qu'un livre qu'il a à la fois envie de reprendre et à la fois plus jamais envie d'avoir sous les yeux.

Il se mord la lèvre fort, comme pour essayer de se reprendre et de se forcer à décider.

— Spencer, entend-il, et cette fois la voix n'a pas l'air étonnée de le trouver planté au milieu de l'allée.

Il se retourne, et son regard tombe sur Simon qui tient un livre entre l'intérieur de son coude et son flanc. Il s'est rasé, mais pas vraiment coiffé.

Les épaules de Spencer retombent, et soudain il est content de le voir là.

— Désolé, je voulais pas te déranger. J'ai appris, pour George, et comme la dernière fois... enfin, je voulais te dire que je suis vraiment désolé.

Il rentre la tête dans ses épaules, et attend de toute évidence sa réaction. Spencer attend quelques secondes, avant de hocher très lentement la tête. Il n'a pas grand-chose à dire, à ce niveau-là, car en vérité pourquoi lui dirait-on quoi que ce soit ? Si on lui demandait sa relation avec George, il ne pourrait rien répondre d'autre que « je jouais aux échecs avec lui, plusieurs fois par semaine ». Ça serait trop long d'expliquer « il est un peu comme ma famille » ou « il est intelligent et bien plus fort que la moyenne aux échecs » ou encore « mon père ne m'a jamais regardé comme ça, et mon père ne m'a jamais laissé parler comme ça, et mon père ne m'a jamais dit que j'étais bien comme j'étais, et mon père n'a jamais eu cet air-là en jouant avec moi ». C'est difficile à dire, alors autant ne pas parler du tout.

Il tente un sourire. Ça ne fonctionne pas trop, car son ventre est tordu de stress. Y aller, ou ne pas y aller : il n'y a que deux solutions, et en voyant son regard se perdre vers la place, Simon semble comprendre.

En tout cas, il se rapproche de Spencer et s'arrête à sa hauteur, le corps tourné dans la même direction.

— Je viens toujours lire au parc, pendant ma pause. Et j'ai entendu dire qu'aujourd'hui il y a une exposition d'art, à deux rues d'ici. L'entrée est libre et on peut entrer et sortir et rester autant qu'on veut...

Sa voix se baisse, et il reste immobile à côté : un silence soudain qui force les pensées de Spencer à se taire petit à petit.

Quand ses yeux se détachent enfin de la place, il s'entend répondre :

— Je voudrais bien voir ça. Je crois que mes connaissances en art sont... presque honteuses.

— Je suis sûr qu'elles ne le sont pas du tout.

— Je n'ai lu que dix-huit livres sur le sujet.

— Que dix-huit ?

Simon sourit, et commence à reculer pour lui montrer le chemin.

— Il faudrait que je t'en apporte, alors. Ma bibliothèque ne vaut sûrement pas celles publiques, mais je ne suis pas peu fier de ma collection.

Et finalement, au bout de quelques pas dans la direction inverse, alors qu'ils s'éloignent du parc, Spencer se met aussi à sourire.


Les cheveux de Marc ont été coupés récemment. C'est ce que remarque Spencer en se glissant sur la chaise en face de lui.

Quelques regards se tournent vers lui, étonnés et curieux. Il a un peu grandi ces derniers temps, et a dû recoller les branches de ses lunettes avec de la colle forte (la plupart du temps, il espère que ses cheveux, ses mèches bouclées, cachent la plupart des dégâts).

— Spencer, souffle Marc en croisant son regard.

Sa voix attire encore plus l'attention, et soudain quelques personnes de plus sont autour d'eux. Lucienne marche lentement jusqu'à lui, et une main se pose trois secondes sur son épaule. Un sourire, des éclats dans le regard.

— Content de te voir, petit.

— Je suis content de vous voir aussi. Je suis désolé j'avais... du travail pour les cours et...

— Non. Ne t'explique pas.

Marc se racle la gorge.

— T'es toujours le bienvenu ici.

C'est un peu étrange de dire ça à un enfant, mais Spencer n'est pas vraiment un enfant, pas entièrement, pas tout à fait : il a onze ans, et même s'il n'a pas encore eu l'occasion de faire un test de QI il sait qu'il doit avoisiner les 170.

— Merci. Je peux prendre les noirs ?

— Les noirs pour le garçon, c'est parti.

De nouveaux spectateurs arrivent, et Spencer se concentre un tout petit peu. Il a du mal à le faire, en ce moment : sa rapidité de lecture évolue encore, et il sèche de plus en plus les cours pour aller prendre le bus, le métro, n'importe quel moyen de transport qui le mènerait à une bibliothèque qu'il n'a pas déjà vue.

Des livres qu'il n'a pas déjà vus. Des connaissances qu'il pourrait partager avec ses nombreux amis de lettres, ses amis d'écriture, ces professeurs et ces scientifiques avec qui il discute régulièrement. Il en a 13 à présent, et se désole de devoir éviter de répondre au professeur de Stanford qui a commencé à vouloir le rencontrer en personne, faire le voyage jusqu'à Vegas pour avoir une véritable conversation sur les cellules.

Il n'assiste plus beaucoup aux cours du lycée, mais personne ne lui dit vraiment rien : quelques professeurs lui laissent parfois des notes dans son casier, sans raison apparente. Son casier, qui a fini par ne plus être la cible préférée des petites frappes. Apparemment, avec les examens qui approchent, les dossiers d'inscriptions, et les finales des championnats de sport, ils ont oublié Spencer aussi vite qu'ils l'ont trouvé digne d'attention.

Le gringalet qui se promène dans les couloirs du lycée ne mérite plus que quelques vagues regards ennuyés.

— Un jour, souffle Marc sept minutes plus tard, il faudra vraiment que tu me laisses gagner.

Spencer sourit, balançant ses jambes dans le vide en dessous de lui.

— Un jour, dit-il. Mais il faudra y mettre un peu du tien.


— Et ils m'ont appelé en plein milieu du cours de langue française (et on est que dix à suivre cette option, à l'école). Je me suis dit qu'ils allaient enfin me disputer ou me punir pour avoir loupé autant de cours sans justificatif, mais en fait un représentant de CalTech s'était déplacé en personne ! Pour me voir !

Spencer pioche dans la salade devant lui, les jambes croisées et les talons sous ses fesses. Il ne peut s'empêcher de sourire, et cela fait au moins trois heures : trois heures depuis qu'il est sorti du bureau de la conseillère.

— C'était un maître de conférences qui a travaillé sur de l'ingénierie de haut niveau, il a carrément révolutionné la manière de...

Il lance un coup d'œil en direction de Simon, qui le regarde avec amusement.

— Enfin, on a discuté un moment. Ou peut-être que j'ai parlé tout seul, parce que j'avais lu sa thèse sur le sujet il y a quatre cent vingt-deux jours et j'avais des questions à poser sur quelques points qui me paraissaient pas très détaillés, je veux dire il a quand même rédigé presque trois cent cinquante pages, mais il est passé trop rapidement sur certaines transformations qui l'ont amené à...

Spencer prend une nouvelle bouchée de son plat : il n'aime pas particulièrement les carottes d'habitude, mais là, dans une salade recouverte d'une sauce fraîche, il trouve ça bon. Il a loupé le repas du midi, et n'a pas eu le temps de déjeuner le matin car sa mère a insisté pour qu'ils lisent ensemble une nouvelle écrite dans le journal auquel la voisine est abonnée. Elle leur donne toujours celui de la veille.

Quand il a croisé Simon, sur le chemin du parc, il n'a pas pu s'empêcher d'être ravi de le voir. Il ne peut pas vraiment parler de ça à sa mère, car cette dernière serait anéantie de savoir que la raison pour laquelle son fils adoré ne peut pas partir faire les études qu'il mérite , c'est car il est trop inquiet de la laisser seule. De l'abandonner.

Son estomac n'a mis qu'une minute à peine pour le trahir.

Et Simon n'a pas mis plus de temps à lui proposer d'aller chercher des plats emballés dans des récipients en carton, dans un restaurant de l'autre côté de la rue. Spencer a voulu refuser, trop gêné par l'argent dépensé pour lui, mais il n'en a finalement pas eu le temps.

Posé sur un banc, Simon l'écoute à présent sagement avec une mine attendrie.

— Donc il t'a plu ?

Il demande ça avec hésitation, l'air de rien.

— Il m'a plu ?

— Oui. CalTech a l'air de t'intéresser, non ?

Spencer fait un petit « oh » silencieux avant de fourrer une feuille de salade pleine de sauce dans sa bouche. La fourchette ne se plante pas bien, trop petite et dans un plastique assez moue.

Mais ce repas, c'est l'un des seuls qu'il ait pris autrement que seul à la cantine, ou en compagnie de sa mère. Ça fait du bien, en un sens. Ça lui donne l'impression d'être quasiment normal.

— Qui ne serait pas intéressé par CalTech ? Ils ont... un programme scientifique très intéressant.

— Et ils se sont déplacés pour toi.

— Oui. Je sais pas trop pourquoi, d'ailleurs.

Il fronce les sourcils quelques secondes, puis suppose :

— J'avais donné quelques travaux à un professeur de mon lycée pour qu'il me dise ce qu'il en pense, mais il m'a dit que... que ça dépassait légèrement ses capacités, et qu'il allait tout envoyer à l'un de ses amis en Californie. C'est peut-être ça.

— Peut-être.

Simon avale une nouvelle bouchée.

— Et alors, tu vas me dire pourquoi tu veux pas y aller ?

— J'ai jamais dit ça.

— Non mais t'en parles comme si tu n'allais plus jamais avoir l'occasion de parler à ce monsieur à la thèse sûrement beaucoup trop longue. Pourquoi est-ce que tu comptes pas y aller ?

Spencer fait la moue, et hésite un long moment. Parce que ça, quelque chose comme ça, quelque chose d'aussi important, ça ne se dit pas à la légère.

— Je peux pas partir. Je peux pas quitter Vegas.

— Pourquoi ?

— Je peux pas quitter ma mère.

C'est dur, de le dire comme ça : de faire comme si sa mère est un poids alors qu'elle est la chose la plus merveilleuse dans sa vie. Quand elle le coiffe, quand elle lui lit de la poésie, quand elle se sent assez en forme pour faire à manger, quand elle insiste pour qu'ils regardent la TV ensemble, quelques fois. Une vieille TV qui ne marche qu'une fois sur deux.

Simon sourit, comme s'il comprenait.

— Je sais que ça doit être dur, Spencer. Je comprends, c'est ta mère. Mais... c'est comme ça que les choses doivent se passer : tu es mature pour ton âge, alors tu quittes le nid plus tôt. Elle ne t'en voudra pas, tu sais ?

— Je sais. Ma mère est... plutôt géniale.

Spencer sait pourquoi Simon dit ça, c'est normal. Une mère est une mère. Mais la mère de Spencer n'est pas comme les autres, tout simplement.

— Mais je ne peux pas. Pas tout de suite. Je vais faire des lettres, pour leur demander de repousser mon inscription et... et ma bourse. Ou alors je peux commencer un mémoire à distance, avec simplement les notes incomplètes de quelques professeurs si...

— Spencer ?

— Je ne peux pas partir, répète-t-il, et cette fois son regard croise celui de Simon.

L'homme l'observe, attentivement et sérieusement, et finalement ses lèvres se serrent tandis qu'il acquiesce. Des doigts un peu hésitants se tendent vers la joue de Spencer pour repousser quelques mèches derrière ses oreilles. La main de Simon est chaude.

— D'accord, dit-il. D'accord, je comprends.

Il ne dit rien de plus, et même si Spencer est certain qu'il ne comprend pas tout à fait, il apprécie tout de même énormément. Il n'aime pas les débats inutiles, essayez de faire changer d'avis une personne qui de toute évidence n'a pas envie de changer d'avis. Parfois, des explications, des statistiques et des faits, tout ça ne sert à rien.

Parfois, il n'y a que la vérité, qu'on ne veut pas entendre.

— Merci, souffle-t-il tout bas avant d'avaler une nouvelle bouchée de sa salade à la sauce délicieuse.


— Marc n'est pas là ?

Le cœur de Spencer s'affole un peu dans sa poitrine lorsqu'il se glisse sur une chaise, perpendiculairement au plateau de jeu. C'est la première fois qu'il n'est pas en face des pièces, mais aujourd'hui il fait beau et aucune table n'est libre.

Il n'y a que Lucienne et Daren, le professeur de sociologie qui a perdu sa maison dans un incendie, et qui apparemment a retrouvé un logement récemment. Il vient toujours, mais moins souvent. Les regards des deux adultes se tournent vers lui, et la main fripée et sèche de Lucienne se pose sur le dessus de sa manche, appuyant doucement. Son expression est toujours plus expressive que sa bouche.

— Oh, Spencer ça fait longtemps. Comment ça va ces derniers temps ?

— Où est Marc ?

Les yeux de Spencer parcourent la place, les quelques tables, les groupes de spectateurs, mais il n'a pas besoin de tout ça pour savoir que si Marc n'est pas à une table, c'est qu'il n'est pas là.

— Il ne te l'a pas dit ? Aujourd'hui, c'est le grand jour.

Lucienne hoche vivement la tête. Spencer fronce les sourcils.

— Le grand jour ?

— Il a un entretien d'embauche. Il est passé tôt ce matin et un gars qui traîne souvent ici lui a proposé de venir prendre une douche chez lui avant d'y aller.

— Un... entretien d'embauche ?

— Ouais. Un vrai boulot, et ils avaient l'air très intéressés. En plus, y'a un appartement de fonction, même si...

Daren grimace, Spencer commence à remuer les pieds sous la table. C'est étrange, d'entendre ça : il s'en veut d'avoir pensé, au fond de lui, que les sans-abris du parc, de la place, resteront ainsi jusqu'à la fin des temps. Qu'ils seront toujours là, presque sous son coude quand il a besoin d'un peu de compagnie.

C'est si égoïste qu'il se mord la lèvre.

— Même si... ?

Il est content, c'est certain. Il est censé l'être, après tout : Marc est son ami, Marc a perdu l'un des siens, et il a enfin une porte de sortie.

— Ça serait dans l'Oregon. S'il est embauché, alors il partira bientôt.

L'air tranquille de Spencer s'écroule, et ses jambes s'arrêtent aussitôt. Pendant deux secondes, tout ce qu'il entend sont des battements affolés, et son esprit est soudain très silencieux.

Il fixe tout d'abord Daren, puis Lucienne.

— Oh, souffle-t-il. D'accord. C'est... c'est très bien. Pour lui, c'est super. Le... le chômage touche 6,7% de la population des États-Unis, et la possibilité d'en sortir décroît largement après dix mois, alors... oui, c'est bien.

Le sourire qui suit est si facile et si sincère qu'il le prend lui-même par surprise. Il ne s'imagine pas rester toute sa vie, et ne peut pas attendre des autres la même chose.

— Il m'a dit que tu lui avais donné le livre.

Spencer n'a même pas besoin de se concentrer pour savoir de quoi il parle. Il y a quelques jours, Marc lui a tendu le guide d'échecs, et en retour il s'est contenté de secouer la tête et de repousser l'œuvre contre son torse. Un petit « c'est pour toi », et Spencer a vu les yeux de l'homme briller.

— Oui.

— Il m'a aussi dit que c'était une sorte de porte-bonheur.

Ça, par contre, ça le fait serrer les dents : il sent son cœur devenir douloureux un instant, et la pensée fugace « il ne lui a pas porté bonheur, à lui ». Ça disparaît rapidement.

Ce n'est qu'un départ de plus.

— Tant mieux, dit-il.

Puis, devant le silence qui s'installe, Spencer se racle la gorge et s'informe d'une voix enjouée :

— Je croyais que Lucienne ne savait pas jouer ? Tu lui apprends ?

— Eh, ouais, petit. Elle est plutôt douée, en fait.

Il regarde les pièces, voit que Daren est tout de même en train de gagner. Sa chaise se décale, son épaule se colle légèrement à la vieille femme.

— Si tu fais équipe avec elle, autant que j'abandonne tout de suite.

Spencer sourit.

— Trouillard.


Il fait tellement bon aujourd'hui, que Spencer a pu, pour la première fois depuis le printemps, mettre un t-shirt : un t-shirt Doctor Who que sa mère lui a offert le 28 octobre dernier pour son anniversaire. Elle l'a apparemment trouvé dans un petit magasin en faisant une promenade avec la voisine, comme elle le faisait souvent au début. Des promenades, qui sont devenues un peu plus rares depuis le jour où sa mère s'est mise à hurler au milieu d'une quincaillerie (une caméra mal placée, et une griffure sur le bras qui lui ont fait croire que quelqu'un venait de lui implanter un micro dans la peau).

Donc, son t-shirt Doctor Who, que sa mère a pris trois tailles au-dessus pour qu'il dure plus longtemps, est plus ou moins la raison pour laquelle il entre dans la voiture avec un grand sourire. La portière claque, et Simon se tourne vers lui avec un sourcil haussé.

— T'as l'air heureux, aujourd'hui, fait-il remarquer.

Il y a toujours cette odeur de cuir, cette bouteille d'eau régulièrement changée, et cette boîte de bonbons au miel à côté du levier de vitesse. Cette voiture a un goût d'habitude, à présent. C'est agréable de pouvoir savoir à quoi s'attendre : au fond, il se demande si un jour lui aussi partira, si Simon lui annoncera un beau jour qu'il compte quitter Vegas.

Spencer cligne des yeux et lui offre un sourire.

— J'ai passé la nuit à regarder une série avec maman. La femme de la librairie du quartier m'a prêté trois saisons entières sur cassettes.

Il est rentré avec un sac, et sa mère l'a accueilli avec des cernes, des cheveux emmêlés, et un pyjama. C'est un mauvais jour, ce n'est pas si grave, alors il a fait la cuisine (enfin, il a fait comme il a pu) et l'a tirée jusqu'à ce qu'elle s'installe avec lui sur le canapé.

Sans trop y réfléchir, elle l'a serré contre elle pendant des heures, et finalement au lever du soleil, ça allait mieux.

Simon lui rend son sourire, et son regard tombe sur le t-shirt de Spencer.

— Doctor Who ?

— Doctor Who, confirme-t-il.

— J'en ai entendu parler. Une fille de mon boulot l'a conseillé à une de ses amies.

Il hausse un sourcil comme pour demander « c'est bien ? » et Spencer lui répond avec un hochement de tête ravi : tout à coup, il fait vraiment son âge. Un enfant fan d'une série qui passe à la TV, avec un t-shirt trop grand comme ceux qu'arborent les nerds dans les universités.

Un moment passe, un moment agréable, puis Simon demande :

— Alors, quel est le programme aujourd'hui ?

Avec hésitation, Spencer tend la main pour attraper un bonbon au miel : ça lui a pris du temps pour oser mettre dans sa bouche quelque chose qui traîne à l'intérieur d'une voiture, mais Simon lui a assuré que la boite est fermée le reste du temps, que c'est propre et sans danger.

Spencer sait que c'est faux, mais il veut réussir à faire quelque chose de normal. Il veut réussir à serrer des mains et faire des câlins à d'autres personnes que sa mère.

— Je t'ai rapporté tes livres, dit-il en ouvrant son sac à dos qu'il a posé à ses pieds.

— Alors ?

— Celui sur L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique était très intéressant. Plutôt juste, pour 1939. J'ai... appris des choses. Peut-être que la prochaine fois qu'on ira à une exposition, je n'aurais pas l'air aussi bête.

Simon lève les yeux au ciel en éclatant de rire.

— Tu n'as pas eu l'air bête.

— J'étais ridicule.

— Si la guide faisait cette tête-là, c'est parce que tu l'as repris sur sa définition simplifiée de l'impressionnisme anglais. Tu n'avais pas l'air bête, elle était juste très vexée et un peu humiliée.

Spencer hausse un sourcil.

— Oh.

Sa bouche se tord.

— Je ne sais pas si c'est mieux. Ou peut-être que si, en fait. Sa définition était vraiment affreuse.

Simon sourit, tend le bras pour lui ébouriffer les cheveux, et la poitrine de Spencer semble prête à éclater : la joie est un sentiment étrange, car dans ces moments-là la douleur est presque agréable. Il se tortille sur le siège, a l'impression que le bout de ses doigts s'engourdit, et se tourne à nouveau vers Simon quand ce dernier lui demande :

— Alors, tu veux faire quoi ? C'est toi qui choisis, aujourd'hui. On peut passer chez moi pour que je te donne le reste des livres, puis aller... où tu veux.

C'est incroyable aussi, d'avoir le choix : Simon lui demande ce qu'il veut manger, ce qu'il veut faire, comment il va. Il a l'air de le considérer comme quelqu'un qui peut avoir une opinion, de le considérer comme autre chose qu'un gamin un peu trop malin.

Au matin, quand sa mère a commencé à émerger, quand elle a commencé à le relâcher lentement, à passer sa main droite dans ses cheveux en chuchotant à son oreiller : des morceaux de poème, des citations du XVIe siècle, et des conseils qui lui venaient sûrement d'un temps plus ancien. Elle lui a dit « je t'aime, Spencer, je t'aime tellement », « tu es brillant, mon fils, ton esprit est un don, un véritablement don du ciel qui n'appartient qu'à toi », « il ne faut pas hésiter à dire aux autres qu'on les aime, Spencer. Si tu les aimes, alors dis-le ».

Il n'a rien dit à George, il n'a jamais rien dit à son père, et il ne l'a pas encore dit à Marc. Il ne parle à personne dans son lycée, apprécie beaucoup ses voisins, et finalement le propriétaire n'est pas un mauvais bougre.

Son monde est tout petit, si petit et si fragile.

— Merci, souffle-t-il en fixant le pare-brise devant lui.

Le parking contient plein d'autres voitures, mais pas grand monde. L'air est chaud, le soleil tape sur le capot, un rayon se pose sur son bras à travers la vitre.

— Pour quoi ?

— Pour tout. Merci d'être là, merci d'être... merci. Je ne l'ai jamais dit, et j'ai parfois du mal à tout comprendre parce que le corps n'est qu'une chaîne de réaction, que l'affection est quelque chose de très scientifique au final, mais je t'apprécie vraiment. Je ne l'ai pas dit à George. Alors je voulais... je t'aime beaucoup.

Il serre ses poings sur ses cuisses, parce que c'est terriblement difficile à dire, parce qu'être honnête lui donne l'impression que des gamins vont soudainement ouvrir la portière de la voiture pour aller l'attacher à un poteau, ça lui donne l'impression qu'on va lui répondre « Prends soin de ta mère, Spencer ».

Spencer s'ouvre un peu, il essaye de serrer des mains, et la seconde d'après on claque la porte et il se retrouve dans le noir.

Il déglutit. N'ose pas relever la tête.

— Oh, Spencer..., souffle Simon. Tu es... moi aussi, je t'aime beaucoup.

Le soupir qui tombe de ses lèvres est presque salvateur. Sa gorge se serre, et il a presque envie de pleurer tout en sachant qu'il ne faut pas : peut-être que quand il sera adulte, plus grand, plus autonome, il n'aura plus autant envie de pleurer à chaque occasion.

Il renfile, alors, et commence à se tourner lentement vers Simon.

Une main se pose sur sa cuisse, une autre dans sa nuque, et lentement son sourire soulagé tombe alors que son champ de vision s'obscurcit. Quelque chose est soudain très proche, quelque chose est soudain partout, quelque chose se pose sur ses lèvres et il inspire —

Les yeux de Spencer s'écarquillent, et la seule chose qu'il peut voir ce sont des paupières closes. L'odeur de Simon, des vieux livres et une senteur de clémentine, l'envahit entièrement et il ne sait pas quoi faire, quoi penser car à l'intérieur tout est blanc et silencieux et il sent à peine les lèvres qui remuent et le souffle qui tombe sur son visage et son nez qui touche un autre nez.

Quand Simon se recule pour pencher la tête dans l'autre sens et recommencer, c'est presque comme un électrochoc douloureux qui le fait bondir.

C'est impossible, c'est impossible, rien du tout, rien du tout, rien du tout, non, non, non, prends soin de ta mère Spencer, Oh, Spencer personne ne t'a rien dit, Tu es mature pour ton âge, mature, mature, mature, Vas-y débats toi mais personne ne te trouvera avant demain matin et tu vas rester attaché là jusqu'à ce qu'on se décide à te libérer.

— Shh, entend-il, Spencer tout va bien, c'est normal...

La main dans son cou se fait plus ferme et une autre attrape son bras au vol, son tout petit bras de gringalet (et les doigts sont tellement longs, tellement longs qu'ils font le tour de son poignet sans aucun problème). Spencer remue, se tord, se cogne la tête sur la vitre de toutes ses forces et le goût de miel dans sa bouche le dégoûte.

Il y avait Riley, il y avait Riley le petit garçon mort dans la cave et ils ont déménagé et son père est parti et maintenant il est seul et maintenant s'il ne rentre pas, s'il ne rentre jamais alors sa mère, sa maman, sa...

Il veut crier, il veut crier tellement fort que ça lui brûle la gorge mais rien ne veut sortir et il se contente de continuer de se débattre en entendant à peine les « Spencer calme-toi, c'est normal, c'est comme ça, tu vas comprendre » : il donne un coup de pied, les yeux fermés et des points blancs partout sous ses paupières. Il donne un coup de poing avec l'autre main, essaye à nouveau, se retape la tête contre la portière dans son dos.

Une gifle fait craquer sa nuque et envoie sa tête sur le côté. Un goût de sang se répand dans sa bouche.

Il se fige tout entier.

— Arrête de faire ça, d'accord ? Ça suffit. Tu n'es pas comme ça.

Une voix dure, presque vexée. Une voix qui dit tu es différent, qui dit tu ne dois pas faire des choses comme ça, qui dit tu n'es pas un gamin Spencer, alors arrête de pleurer.

Il ne veut pas le regarder, il ne veut pas mais pourtant l'expression figée de Spencer se retourne vers lui. La bouche entreouverte, les yeux brillants : son regard se pose sur la mine déçue et impatiente de Simon. Durant une seconde à peine, le temps s'arrête et tout paraît si clair que Spencer sent son ventre se tordre un peu à l'idée que quelqu'un soit déçu de lui.

Puis le temps reprend, et tout s'efface et se brouille.

Ça n'a pas de sens, pas de sens du tout et Spencer n'arrive même pas à penser parce que son foutu don du ciel a décidé de le lâcher maintenant : sa mémoire fabuleuse enregistre chaque bruit et chaque geste et chaque sensation. Un sanglot remonte depuis sa poitrine, et il libère une de ses mains pour essayer d'ouvrir la portière.

Le premier essai est un échec, et la boîte de bonbons au miel vole dans la voiture, sur les sièges et les tapis.

La sécurité est enclenchée, alors tout en envoyant un nouveau coup de pied quelque part (et pour la première fois son pied rencontre bel et bien quelque chose) il se tourne à demi et relève le petit bout de plastique qui dépasse à côté de la vitre. Un bruit doit se faire entendre, mais Spencer n'entend plus rien à part son cœur affolé et la voix de sa mère quand elle lui lit de la poésie de moyen-âge.

« Sois un gentleman, Spencer. Quand tu seras grand, je veux que mon fils soit un homme avec des principes, peu importe si quelqu'un te dit que tu es vieux jeu. L'amour courtois, il n'y a que ça de vrai. Le respect mutuel, mon chéri. L'amour courtois du moyen-âge, voilà à quoi le respect doit ressembler. »

La portière s'ouvre en grand et il dérape sur le goudron, éraflant son coude en tombant. Des mains attrapent ses chevilles, ses chaussures trop petites restent bien accrochées à ses pieds, et le regard de Spencer tombe sur son sac à dos.

Pas un son n'est sorti de sa bouche. Ses oreilles sifflent.

— Spencer !

Il se débat, se libère enfin, et tend la main vers son sac qu'il tire de toutes ses forces. Quand il se relève en tremblant, il doit s'y reprendre à deux fois pour réussir à se mettre à courir.

Et quand il le fait, il ne sait même plus comment s'arrêter.


Spencer se cogne à deux personnes en sortant du parking.

Il sait que c'est à cause de son sac, son sac qu'il ne met pas sur son dos mais qu'il serre contre lui de toutes ses forces : il court sans ses bras, avec des jambes qu'il ne sent même plus. Sa tête tourne et l'envie de pleurer le prend au nez à présent, l'arrête juste en dessous de ses yeux. C'est ridicule, impossible, impossible.

Il essaye de se dire que c'est impossible, qu'il a sûrement tout inventé parce que dans un sens ça serait tellement plus logique, mais son esprit lui hurle également que s'il a tout inventé, alors ses gènes portent sûrement la même malédiction que sa mère et ça ça le terrifie et Spencer ne veut pas être terrifié mais il doit penser à autre chose car son corps est entièrement courir, courir, courir, et non, non, non.

Il traverse l'entrée du parc, longe le chemin de gravillons, pour finalement arriver enfin à la place.

Et cette vision habituelle et rassurante le fait s'arrêter net, en plein milieu. La poitrine brûlante, s'abaissant et se relevant à une allure effrénée, il balaye l'endroit des yeux sans réussir à poser son regard sur un lieu fixe.

Ses pieds font un pas tout seuls, puis un autre et encore un jusqu'à s'approcher de l'une des tables sur les côtés. Lucienne lui fait face, et il voit le dos de Marc (le dos de Marc, le dos de Marc, le dos de Marc) et tout à coup sa peau est trop petite, trop serrée, trop brûlante et il a envie de tout arracher et de se jeter par terre pour frotter ces cailloux pointus sur chaque centimètre carré de ses poignets, de ses chevilles, de sa cuisse, de ses lèvres et de son visage entier —

Lucienne relève la tête, et sourit un instant en le voyant. Mais il tombe bien vite quand ses yeux se posent sur lui, se posent vraiment. Marc s'est déjà retourné et s'exclame :

— Mince, tu tombes bien ! Figure toi que là où je vais aller il y a une salle de repos avec un échiquier alors tu dois absolument me donner tes...

Sa voix meurt, tout comme son air ravi et les couleurs de ses joues. Il est si pâle que Spencer pense pendant une seconde qu'il va s'évanouir.

— Putain de merde, tu...

Il se lève, et sa chaise se coince dans le gravier et tombe au sol mais personne n'y prête attention : quelques spectateurs se retournent vers eux, et il entend les voix de quelques joueurs qu'il connaît. Des chuchotements, des murmures, tandis que Marc fait deux, trois, quatre pas pour arriver jusqu'à lui.

Une main se pose sur son épaule, et Spencer se dégage si brusquement que Marc fait finalement un pas en arrière. Le garçon se mord la lèvre, et le goût du sang remplace celui du miel alors c'est bien, c'est presque bien.

— Spencer, qu'est-ce qui t'arrive ?

Il ne sait même pas pourquoi il est venu ici. N'importe qui pourrait poser une main sur son épaule et ensuite essayer de remonter sa main le long de sa cuisse, n'importe qui pourrait lui faire peu à peu ouvrir une porte pour ensuite défoncer les quelques centimètres restants à coup d'épaule et le pousser au sol pour le faire mourir petit à petit.

N'importe qui pourrait être là, et ne le voir en fait que comme... comme quoi ? Il n'en sait rien. Mais Spencer ne peut pas penser à autre chose qu'à Riley, au petit Riley que sa mémoire a complètement effacé parce que là-bas aussi, ça aurait pu être lui.

Ça aurait pu être lui, ça aurait pu être n'importe qui, ça aurait pu être tout le monde, et Spencer serre ses propres épaules avec ses mains en résistant à l'envie de se baigner dans de la javel parce que plus jamais, jamais il ne resserra une main ou ne mangera un bonbon.

— Tout va bien, d'accord ? Spencer regarde moi, est-ce qu'on a besoin d'appeler... les secours ou quelque chose comme ça ?

Spencer secoue la tête, si vivement et brutalement que ça le déséquilibre. Il ne peut pas, c'est impossible parce qu'alors des gens le toucheront et il ne veut plus que personne ne le touche, personne ne le touchera plus jamais, jamais, jamais.

Ses oreilles sifflent encore. Puis il entend derrière lui, au loin :

— Spencer !

Il tombe à genoux, dans la poussière de ce parc toujours trop bondé ou toujours trop vide, dans ce parc qui représentait une bulle si agréable. Une jolie fleur blanche, et quelqu'un vient d'écraser un insecte sur un pétale, répandant le sang partout.

Il ne peut pas. Il ne peut pas faire ça. Il veut sa maman, l'unique personne en ce monde qui le voit comme Spencer Reid, l'unique personne à pouvoir le prendre dans ses bras et à le serrer tellement fort que ça lui laissera des bleus (et c'est bien parce que ça crée une réaction chimique qui calme la stimulation trop poussée ou trop brusque mais personne ne comprend) et il veut entendre de la poésie et de la littérature et sa voix qui repousse ses cheveux et sèche ses larmes en disant « mon fils est un cadeau de Dieu ».

Il ne veut pas écouter, il ne veut pas écouter les pas qui se rapprochent dans son dos, cette voix qui lui a dit que tout était normal, qui a envoyé sa tête valser sur le côté d'un simple retour de main, qui va l'attraper et le ramener et alors-là il n'y aura plus de chance, il ne reverra plus jamais sa mère et elle croira qu'il l'a abandonnée comme tous les autres. Il se bouche les oreilles en sentant les larmes et en se tordant en avant pour poser son front contre ses genoux et ne plus rien voir.

Il entend :

— Spencer, tu...

— Toi ! Putain, mais toi !

Ça brise l'agitation, et son cerveau imagine la scène qu'il refuse de regarder parce que la voix de Marc contient une fureur telle que ça lui fait l'effet d'un seau glacé en pleine figure.

— Merde je savais que y'avait un truc louche avec toi, tu viens que quand il est là et tu rôdes dans les parages comme un vautour depuis des mois ! George m'avait dit que t'étais pas net et que tu traînais bien trop du côté des jeux, de l'autre côté du parc mais je me disais simplement qu'il exagérait parce que des malades dans ton genre on les voit pas venir !

Les pas deviennent confus, il entend un bruit de froissement et devine que Marc vient de le pousser. Spencer se balance légèrement, d'avant en arrière, essayant de retrouver son centre.

— Fallait que tu touches à Spencer, hein ? Évidemment que fallait que tu t'attaques à lui parce que c'est qu'un gamin et que toi t'adores ça, espèce de sale fils de pute !

Un nouveau bruit, une voix étouffée qui dit quelque chose comme « écoute, je crois que tu te trompes... ».

— Ne le regarde pas, c'est clair ? Je t'interdis de le regarder !

Le bruit suivant est plus fort, et les épaules de Spencer tremblent : il sait que c'est un coup, un gros coup qui a sûrement cassé un nez. Un corps tombe par terre, loin derrière lui.

— Les bâtards comme toi méritent pire que la prison, ils méritent pire que tout et comment t'as pu... comment t'as pu !

Des grognements, des pas précipités (plusieurs, qui passent à côté de lui et qui vont très certainement rejoindre Marc).

— Putain, non, lâchez-moi ! Cette pauvre merde doit juste...

C'est un cri de rage qui conclut sa phrase, et l'agitation reprend : Spencer imagine l'homme, debout, les poings serrés et la mâchoire tellement crispée que ses dents grincent. Il imagine ses phalanges qui commencent à gonfler, et son regard haineux qui se pose sur un homme qui se redresse avec difficulté.

Il entend des « laisse-le, Marc, c'est toi qui va avoir des emmerdes », des « pense au gamin, allez ». Puis finalement, un :

— Si l'un d'entre nous te revoit ici, si l'un d'entre nous te voit respirer, si l'un d'entre nous te met la main dessus, je peux t'assurer que ce ne sera pas la police qui viendra t'enlever tes immondes couilles de dégénéré !

L'instant d'après est brouillon, trop long ou trop court, certainement trop lumineux pour Spencer qui peine à trouver son point d'ancrage et qui peine à se convaincre que sa peau ne va partir en lambeau, que son cerveau ne va pas simplement s'éteindre pour ne jamais se rallumer.

Ses sanglots se sont calmés, mais les larmes continuent de couler à flots. Le corps humain, dont l'eau représente 60% de la masse chez un adulte. Son corps à lui est peu à peu en train de se vider jusqu'à lui donner mal à la tête.

— Spencer, chuchote une voix non loin, à sa hauteur.

Il entend un échange, un « on va devoir appeler la police, ou les secours, faut prévenir quelqu'un... », « tu connais Spencer, tu sais que c'est pas aussi simple », « c'est un gamin traumatisé, Marc, c'est aussi simple ! Il faut appeler le 911 ».

Enfin, sa bouche s'ouvre :

— Deux, treize, cinq cent neuf, soixante-neuf quatre-vingt-dix neuf, souffle-t-il tout bas.

Il entend les voix se taire, puis :

— Quoi ? Spencer, tu peux répéter ?

— Deux, treize, cinq cent neuf, soixante...

— Qu'est-ce qu'il raconte ? Il a eu un coup sur la tête vous pensez ?

— La ferme, Daren. Spencer, répète-moi ça, d'accord ?

— Deux, treize, cinq cent neuf...

Il entend Marc se relever d'un coup.

— Est-ce que quelqu'un a un téléphone ?

Comme personne ne lui répond, il répète sa question plus fort. Cette fois, une voix de femme lui répond et s'approche d'eux. Quelques secondes plus tard, la voix de Marc est à nouveau près de lui.

— C'est un numéro, n'est-ce pas ? Vas-y, Spencer. Je t'écoute. Je suis là, d'accord ?

— Deux, treize, cinq cent neuf, soixante-neuf quatre-vingt-dix-neuf...

Sa voix se brise sur la fin, et il appuie son front avec encore plus de force sur ses genoux. Il entend quelques « bips » sonores, puis finalement, enfin, une voix douce au bout du fil :

—… allô ?

Dieu sait que Diana Reid déteste les téléphones. Elle ne répond jamais quand Spencer est à la maison, parce que ça veut dire que ce n'est pas important. Son fils est avec elle, en sécurité, alors le téléphone n'est pas important.

Elle a décroché. Spencer a envie de lui présenter ses excuses jusqu'à la fin des temps. C'est une mère formidable, et il est un fils affreux.

— Madame... euh, excusez moi, mais vous êtes... ? demande Marc, incertain.

Elle ne va pas répondre à ça. Il le sait.

— Vous êtes du gouvernement ?

La suspicion et le dégoût débordent dans chaque mot, et le silence se fait pendant quelques longues secondes. Jusqu'à ce que Spencer gémisse, les yeux pleins de larmes :

— Maman...

Même à cette distance du téléphone, la réponse de Diana immédiatement.

— Spencer ? Mon chéri, c'est toi ? Pourquoi est-ce que...

— Madame, écoutez il y a un problème avec votre fils, et je suis désolé mais... nous sommes au...

Il lui donne l'adresse du parc, très précisément, et Spencer sait qu'elle a déjà enfilé des chaussures sans même penser à prendre une veste. Il entend une porte claquer. Il l'entend dévaler les escaliers. Comment est-ce possible d'entendre chaque bruit qui s'échappe du combiné alors qu'il n'arrive même plus à différencier les murmures et les pas des promeneurs qui leur lancent des regards curieux.

Alors ils attendent.

Personne n'essaye de le toucher, de lui passer une main dans le dos. Marc lui parle, mais il n'écoute pas.

Il attend. Il attend. Il attend.

Quand sa mère arrive enfin, Spencer ne pense plus qu'à deux choses : les statistiques sur l'échange de germes lors d'un baiser, qui est d'après des études moins importante qu'une poignée de main, et son cerveau qui n'est pas encore atteint par la schizophrénie paranoïde présente dans ses gènes, car il n'a malheureusement rien inventé.


Spencer marche lentement jusqu'à une chaise sur les côtés, et grimpe dessus.

Il n'a pas de sac à dos, cette fois : simplement un mouchoir qu'il sort de sa poche et qu'il utilise pour déplacer les quelques pièces présentes sur le plateau. Face à lui, Lucienne ne dit rien comme toujours, et Daren qui est à côté se rapproche.

Spencer secoue ses jambes sous la table. Il attend d'avoir bien replacé toutes les pièces correctement avant de lever les yeux. Lucienne l'observe avec douceur, Daren semble un peu gêné.

— Salut, dit Spencer.

— Salut, petit. Comment ça va ?

Il sourit légèrement.

— Ça va. J'ai été diplômé cet après-midi. Je ne suis officiellement plus lycéen.

Le visage de la vieille femme s'éclaire, et par réflexe elle semble tendre la main pour la poser sur son avant-bras : Spencer se retire sans geste brusque, droit sur sa chaise. Le sourire de Lucienne flanche un peu, mais elle se reprend.

— Félicitation, dit Daren avec sincérité.

— Merci.

Spencer tend la main, attrape une pièce par-dessous son mouchoir, et avance son pion. Lucienne hésite avant de faire la même chose.

— J'ai accepté la bourse de CalTech.

— C'est vrai ? C'est génial, Spencer.

— Je vais aller dans un internat. Je rentrerai tous les week-ends. Et...

Il hésite sur son prochain coup, mais se décide finalement pour le fou.

— Avec maman on déménage. On va se rapprocher. Je pourrais rentrer tout de suite si elle a besoin de moi.

— Tu... pars ?

Il acquiesce. Ses jambes s'agitent encore sous la table.

— Je vais m'occuper de maman. Mon père va payer une infirmière à domicile.

Il a envoyé une lettre, une simple lettre pleine de colère et de menaces qui lui ordonnait de faire en sorte que sa maman (son ex-femme) ne se retrouve pas seule face à ses démons. Elle ne l'a pas laissé seul, il n'a pas le droit de le faire en retour.

— Tout va bien, dit-il.

Sans paraître surpris, il fait tomber le roi adverse avec un dernier coup et Lucienne a l'air un peu triste.

— Je venais dire au revoir. Vous pourrez le dire à Marc ?

— Si on le revoit, on lui dira.

Daren sourit étrangement, et même Spencer voit que c'est assez forcé. Il descend de sa chaise.

— Au revoir. Merci pour...

Ses mots disparaissent, sa mémoire infaillible lui rappelle ce qui s'est produit la dernière fois qu'il a remercié quelqu'un, et sa bouche se ferme.

— Au revoir, Spencer. Prends soin de toi, gamin.

Il hoche la tête, recule, puis passe une dernière fois son regard sur cette place. Il y a du monde, du bruit : une grande inspiration, puis il tourne les talons.

Parfois, c'est tout simplement échec et mat.


Des bisous !

En espérant que ça vous ait plu =) (si on peut dire ça comme ça...aha...)