-Et c'est à ce moment-là que Râteau a renversé sa soupe sur le Divisionnaire, et ça a senti le chou dans le commissariat pendant toute l'après-midi, acheva Max d'une voix qui laissait transparaître son désespoir et sa lassitude.

La commissaire Gréco ne répondit rien et le dévisagea d'un air impassible. Cela faisait deux semaines qu'elle était alitée après s'être pris une balle dans l'épaule lors d'une enquête. Malgré ses virulentes protestations dès sa sortie de l'hôpital, le Divisionnaire avait réussi à la convaincre de prendre quelques semaines de repos pour se remettre de sa blessure. Elle se reposait donc dans sa chambre à l'hôtel Nirvana, où son traitement consistait principalement en anti-douleurs et tisanes maisons. Max Beretta, le meilleur inspecteur de la ville, venait régulièrement lui donner des nouvelles du commissariat. Le problème, c'est que ces derniers temps, il n'y avait pas énormément de nouvelles à raconter. Il ne se passait absolument rien, à croire que la météo glaciale de février décourageait jusqu'aux criminels les plus féroces. Les journées au commissariat étaient d'un ennui mortel, et consistaient pour Max à supporter ses collègues enquêteurs stupides, à éviter Blum, le légiste, qui lui demandait environ toutes les quinze secondes quand la Commissaire serait remise, et à se disputer avec la psychologue attitrée du commissariat qui s'était mise en tête de soigner son « syndrome de l'abandon ». Max n'avait aucun syndrome. Il était juste triste parfois quand il pensait à son père et à son ex-femme. Mais ça n'avait rien à voir. Il repris son discours, complètement découragé par la situation.

-Je vous jure, Commissaire, si ça continue je vais devenir dingo, et c'est pas la psychologue en carton que vous m'avez collée aux basques qui pourra y faire quelque chose ! C'est la déprime totale, rien que le fait de voir les autres enquêteurs me donne envie de m'enfermer dans la morgue et d'attendre mon tour.

La Commissaire haussa un sourcil dubitatif.

Soudain, une voix cristalline claironna derrière lui :

-Il vous faut une bonne enquête. Ça, ça va vous requinquer !

Max se retourna d'un bond en portant la main à son pistolet. Rose Bellecour semblait s'être matérialisée de nulle part dans la chambre et lui adressait un sourire aveuglant.

-Mais d'où vous sortez, vous ? s'exclama-t-il d'un air ahuri. Il s'en voulait de s'être laissé surprendre dans un tel moment de vulnérabilité. Il était certain qu'elle ne manquerait pas de le psychanalyser sur le sujet à la moindre occasion, probablement en choisissant le pire moment possible.

-Je suis là depuis le début, déclara-t-elle d'un air posé. Son sourire devint encore plus éblouissant, si cela était possible. Il se tourna vers la Commissaire et lui adressa un regard d'incompréhension. Cette dernière esquissa un petit sourire et enfonça le clou :

-Elle était assise sur le fauteuil derrière vous, vous ne l'aviez pas vue, Beretta ? demanda-t-elle avec un air doucereux comme si elle s'inquiétait pour sa santé mentale. Max se tourna une nouvelle fois vers Rose dont la robe à carreaux rouges et bleus, il venait de le remarquer, se fondait dans le décor bariolé rempli de coussins et de tapis multicolores. Non, il ne l'avait pas vue. Et c'était un miracle qu'il ne l'ait pas entendue non plus, car il savait très bien que la jeune femme était incapable de se taire plus de trois minutes consécutives.

- Si vous étiez là depuis le début, comment ça se fait que je n'aie pas entendu votre voix de crécelle plus tôt ? lâcha-t-il.

- Si vous étiez un inspecteur respectable, comment ça se fait que vous n'ayez pas remarqué qu'il y avait une autre personne dans la pièce ? Enchaîna Rose du tac au tac, c'est très facile à expliquer, vous êtes tellement obnubilé par…

- STOP ! coupa-t-il, Merci, pas la peine de me sortir vos explications de charlatan à la noix, une séance par semaine, ça me suffit amplement.

- « Explications de charlatan à la noix » ? s'offusqua-t-elle, non mais vous vous entendez ? Je vous signale que c'est grâce à mes « explications de charlatan à la noix » que vous avez réussi à canaliser votre colère d'homme de cro-magnon qui ne sait s'exprimer qu'en grognements et en coups de poings.

- Vous voulez voir ce que ça donne de s'exprimer qu'en coups de poings ?

- Oh oui, c'est si facile de se réfugier dans la violence, surtout quand vous êtes confronté à votre plus grande peur : les femmes !

- Vous…

- Ça suffit, tous les deux, interrompit la Commissaire d'un ton sans appel. Rose souffla d'exaspération tandis que Max levait les yeux au ciel. Vous me donnez la migraine, alors que je suis censée me reposer.

A cet instant, on toqua à la porte et Bob, le gérant de l'hôtel, entra en portant un plateau sur lequel tanguait une tasse fumante. Max et Rose s'écartèrent pour le laisser passer tout en se fusillant du regard.

- Ah, ma tisane ! Parfait, merci Bob. La Commissaire afficha un sourire ravi en attrapant le plateau qu'elle posa sur ses genoux avec sa main valide. Alors que le gérant quittait la pièce de sa démarche éthérée, il adressa un clin d'oeil à Max puis referma délicatement la porte. Gréco reporta son attention sur ses deux employés et repris un air sérieux. La tisane dégageait une forte odeur végétale et Max se demanda brièvement s'il était bien raisonnable de laisser la Commissaire s'habituer à ce genre de boisson. Il laissa passer en mettant le tout sur le compte de sa convalescence. Il regretta cette pensée indulgente presque instantanément.

- Beretta, arrêtez de vous plaindre et prenez toutes les affaires qui passent mêmes les plus inintéressantes. Je m'en fiche si vous devez retrouver le chat d'une grand-mère mais occupez-vous, bon sang. Prenez Bellecour avec vous, ça vous canalisera. Apparemment elle s'ennuie chez ses parents (Rose laissa échapper un « oh ! » d'indignation). Ne repassez pas ici avant d'avoir quelque chose d'intéressant à raconter et surtout essayez de ne pas vous entretuer en mon absence. Maintenant, vous allez ficher le camp d'ici et me laisser boire ma tisane tranquille.

Max et Rose se toisèrent d'un air perplexe avant de reculer avec précaution vers la porte de la chambre. Une fois à l'extérieur, débarrassés du regard intransigeant de la Commissaire, Rose chuchota en s'approchant de lui :

- Je ne sais pas ce qu'ils mettent dans cette tisane mais ça doit être sacrément efficace.

Alors qu'elle tournait les talons, Max perçut les notes fleuries de son parfum à présent familier.

-Vous venez ? appela-t-elle depuis le bout du couloir. Cette fille était complètement lunatique. Comment avait-il pu ne pas se rendre compte de sa présence ?

...

En sirotant sa tisane préférée, bien au chaud dans son lit, Annie se demanda lequel de ses deux associés allait en premier céder à la tentation d'étrangler l'autre.

...

Rose s'extirpa de l'étroite voiture jaune de Max, sourire aux lèvres.

- Vous voyez qu'on peut très bien passer un trajet en voiture agréable sans se faire percer les tympans par votre musique de sauvage. Un volume sonore normal c'est très bien aussi, de temps en temps.

Max de répondit rien, il était de mauvaise humeur depuis qu'il avait remarqué sa présence dans la chambre de la Commissaire une heure plus tôt. Ce qu'il pouvait être ronchon. Elle se demandait bien à qui ces airs d'ours mal léché pouvaient faire de l'effet. En réalité, elle était dans la salle de bain quand il était entré. Elle avait passé la majeure partie du temps de la conversation entre l'inspecteur et la Commissaire à piocher dans une boîte de chocolats qui trainait sur le rebord de la baignoire, en imaginant son discours pour quand elle recevrait le prix Nobel de la paix. En voyant qu'il ne répondait toujours pas, elle poursuivit :

- Vous savez, vous n'avez pas besoin de faire semblant d'aimer ce genre de musique pour impressionner la galerie. J'ai vu les cassettes de Tino Rossi dans la boîte à gants. Finalement, ce qu'il y a de plus sexy chez un homme c'est quand il assume ses goûts !

Max écarquilla les yeux. Il avait l'air d'un hibou consterné, ce qui n'aurait pas du être charmant.

- Je ne vois absolument pas de quoi vous voulez parler, grommela-t-il en fronçant les sourcils de façon adorable. Je peux très bien écouter ma musique à un volume normal, tant que vous vous abstenez de commenter le moindre de mes faits et gestes.

Mais quel grincheux !

-Oui, eh bien, je suis psychanalyste moi, rétorqua-t-elle, pas une potiche ! Il va bien falloir vous y habituer. C'est la Commissaire qui l'a dit.

Max leva les yeux au ciel et se dirigea vers le commissariat. Le dos tourné, il lança d'un ton railleur :

-C'est normal pour une psy de se documenter en lisant des romans Arlequins ? Moi aussi j'ai vu des choses dans votre cabinet.

-QUOI ? glapit Rose. Mhh, mauvaise stratégie, il fallait tout nier en bloc. C'est à ma mère, d'abord.

Max ricana, il ne la croyait pas. Elle se rendit compte qu'elle était encore plantée près de la voiture.

-Hé, mais attendez moi ! Bon, eh bien sachez qu'il n'y a aucune honte à lire ce genre de choses, tant que ça fait plaisir à la personne qui les lit…

-C'est cela. Et donc, pour le côté « assumer ses goûts », vous repassez, c'est ça ?

-Non, je…

Rose s'apprêtait à se lancer dans un plaidoyer enflammé sur la nécessité d'arrêter de juger les goûts des autres lorsqu'ils tombèrent nez à nez avec une jeune femme en pleurs à l'entrée du Commissariat.

- Euh, fit Max avec éloquence. Vous allez bien ? Mais quel dindon, celui-là.

- Mais enfin ! intervint Rose, vous voyez bien que non, elle ne va pas bien. Qu'est ce qui vous arrive Mademoiselle ? ajouta-t-elle en se tournant vers la jeune femme. Cette dernière semblait avoir une vingtaine d'années, elle était blonde et les larmes qui s'échappaient de ses yeux bleus avaient laissé de longues trainées noires de mascara sur son visage. Elle dévisagea Rose avec incrédulité n'ayant pas l'air de bien savoir ce qu'elle faisait là. Finalement, elle répondit d'un air absent :

- Je suis venue déposer une plainte…

- Oh mais c'est parfait vous êtes au bon endroit, assura Rose, il y a justement ici un gentil policier prêt à vous aider.

Elle donna un coup de coude à Max et lui adressa un signe de tête en direction de la jeune fille. Lorsque l'inspecteur la dévisagea d'un air incrédule, elle articula silencieusement les mots précédemment prononcés par la Commissaire : « toutes les affaires qui passent ». Max fronça les sourcils. Apparemment il ne savait pas lire sur les lèvres. La jeune femme blonde à côté d'eux repris cependant :

- Non, en réalité, j'ai déjà parlé aux enquêteurs, mais ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire, puisque je n'ai aucune preuve.

Rose et Max foncèrent les sourcils et échangèrent un regard inquiet. Si la jeune fille avait parlé aux autres incap… enquêteurs de la brigade, il y avait de grandes chances pour qu'elle soit traumatisée à vie.

- Comment ça, demanda Max, à qui avez-vous parlé ? Et que vous est-il arrivé, exactement ? Venez, je vais prendre votre déposition.

Il la guida gentiment vers un bureau. La jeune femme s'essuya les yeux avec un coin de sa manche, avant que Rose ne lui tende un mouchoir en tissu qu'elle avait dans son sac à main. Max lui lança un regard irrité.

- Vous allez me suivre toute la journée, comme ça ? chuchota-t-il furieusement, vous pouvez partir, maintenant, laissez-moi faire mon travail. Vous n'êtes pas enquêtrice, à ce que je sache ?

- Soutien psychologique ! répliqua Rose, moi aussi je fais mon travail, Max, que ça vous plaise ou non.

Elle avait envie de lui tirer la langue, il l'aurait bien mérité. Finalement, ils installèrent leur victime dans une chaise confortable à côté de laquelle Rose s'assit sur un tabouret. Max s'installa au bureau face à elles et se prépara à écouter.

La jeune femme s'appelait Ariane Vallée et elle avait vingt-et-un ans. Elle leur raconta que la veille, elle était allée s'amuser avec des amis à la nouvelle boîte de nuit qui venait d'ouvrir au centre-ville. La soirée se passait à merveille, jusqu'au moment où elle avait perdu de vue ses amis dans la foule. Un homme d'une quarantaine d'année qu'elle ne connaissait pas lui avait alors proposé de l'aider à retrouver ses amis. Elle avait accepté à contrecoeur, sachant qu'elle n'avait pas d'autre choix que de les retrouver si elle voulait rentrer chez elle. Profitant de son état légèrement alcoolisé, l'homme avait réussi à l'entrainer dans une allée sombre derrière la boîte de nuit, où il avait tenté de la déshabiller tout en la prenant en photo avec un petit appareil qu'il avait sur lui. La jeune femme, paralysée par la peur, avait eu du mal à se débattre. Finalement, elle avait réussi à s'enfuir avant qu'il ne lui arrive quelque chose de pire, mais elle était convaincue que l'homme avait réussi à prendre des photos compromettantes. Elle avait peur de ce qu'il pourrait lui arriver si quelqu'un les voyait et la reconnaissait. Ses parents lui avaient formellement interdit de sortir dans ce genre d'établissement et elle était encore sous leur responsabilité jusqu'à l'obtention de son diplôme. Elle leur raconta tout de façon calme et posée, ayant réussi à s'arrêter de pleurer. Elle parvint même à leur donner une description assez précise de son agresseur et de l'appareil photo qu'il transportait.

Rose se demanda avec horreur si tous les hommes sans exception étaient des porcs. L'instant qui suivit ne plaida pas en la faveur de la gent masculine. En effet, au moment où Mlle Vallée finissait sa déposition, l'inspecteur Râteau entra dans la pièce et les dévisagea d'un air interrogateur. Il parut reconnaître la jeune fille et son visage s'illumina.

- Aaah mais ma p'tite dame, qu'est ce que vous faites encore là ? On vous a bien dit qu'on pouvait rien faire pour vous ! Et puis c'est pas bien grave votre histoire, hein, vous devriez être flattée !

Il éclata d'un rire gras qui projeta sur eux son horrible haleine de chou. Rose n'avait jamais été plus dégoûtée par quoi que ce soit dans sa vie, et elle avait vu des cadavres de ses propres yeux. Max se leva d'un bond, ce qui envoya valser sa chaise deux mètres plus loin. Rose crut qu'il allait une fois de plus se jeter sur Râteau et lui coller une raclée. Toutes ces séances à lui dire d'imaginer des chatons fichues en l'air… Mais Max se contenta d'élever la voix bien fort pour annoncer à tout le Commissariat :

- Ah c'est sûr, Râteau préfère manger sa soupe bien au chaud plutôt que d'aller attraper des pervers sexuels. Enfin, ça c'est quand il ne renverse pas sa soupe sur le Divisionnaire.

Rose tenta de dissimuler son rire derrière sa main droite et l'inspecteur Râteau s'éloigna sans rien dire.

- Bon, ne vous inquiétez pas Mlle Vallée, repris Max, sa chaise toujours au sol, je vais prendre personnellement les choses en main dans cette enquête. Venez, je vous raccompagne à la sortie.

Rose leva les yeux au ciel, bien sûr, maintenant qu'ils avaient véritablement une demoiselle en détresse sur les bras, Max dévoilait son attitude héroïque. Sans elle, il n'aurait même pas pris la déposition de la victime… Ah, les hommes. Bon, l'essentiel c'était qu'ils allaient venir en aide à une personne qui en avait besoin. Elle se leva à son tour.

- Nous allons prendre personnellement les choses en main de cette enquête, corrigea-t-elle, et c'est moi qui la raccompagne, vous n'avez qu'à commencer à réfléchir à comment vous allez mener votre enquête, inspecteur.

Finalement, il raccompagnèrent tous les deux Mlle Vallée à la sortie en lui assurant chacun avec plus de détermination qu'ils allaient retrouver son agresseur. Une fois la jeune fille partie, Rose se tourna vers Max et déclara avec autorité :

- Il faut aller enquêter à cette discothèque.

- Exactement, et ce sera sans vous, répondit-il.

- Pardon ?!

- Je vous ai assez supportée pour la journée, je ne vais pas encore me coltiner une mission sous couverture avec une novice comme vous. Vous allez me ralentir ! admonesta-t-il avec fermeté.

Argh, pourquoi lui donnait-il tellement envie de l'étrangler ? Vite, imaginer des chatons mignons…

Il commençait déjà à s'éloigner. Rose lui attrapa le bras (ouh, ferme) et le fit se retourner.

-Je vous préviens Max, il n'y a rien à faire dans cette ville maudite en cette saison maudite et je n'ai aucun maudit client ! Si vous ne me laissez pas venir avec vous sur cette affaire, je dis à la Commissaire que c'est vous qui avez cassé sa machine à café personnelle et je ferai en sorte que vous n'ayez jamais, jamais plus d'enquête intéressante pour le restant de votre vie ; vous serez condamné à aider des grands-mères à retrouver leur chat et je serai là, et je vous regarderai, et ce sera ma vengeance. » menaça-t-elle sans reprendre sa respiration.

Max écarquilla les yeux d'un air abasourdi, puis il éclata de rire.

-Vous êtes complètement dingo. Mais bien sûr que je vous laisse venir ! C'était prévu depuis le début, rooh. Mais je vous préviens, c'est une mission sous couverture alors prévoyez une tenue en conséquence !

...

À vingt-trois heures précises, Max se tenait à côté de sa voiture, sur le bord du trottoir face à la discothèque Dance Hour. Il regarda sa montre pour la troisième fois et fit un tour complet sur lui-même en scannant des yeux la foule amassée à l'entrée, à la recherche d'un éventuel suspect mais aussi de Rose, qui était censée arriver d'une minute à l'autre. Il fut tenté pendant l'espace d'une seconde d'entrer sans l'attendre dans la boîte de nuit, il était sûr et certain qu'elle serait plus une gêne qu'autre chose et il était là pour faire son travail, il n'avait pas besoin d'une psy collante dans les pattes. Il se ravisa cependant, se rappelant les paroles de la matinée. Elle pouvait être vraiment flippante parfois. Bon, il pourrait peut-être s'en servir comme appât ou comme bouclier humain. De plus, il remarqua qu'il semblait très difficile d'entrer dans l'établissement sans être accompagné d'une escorte féminine.

- Coucou !

Max poussa un cri. Une créature orange venait de surgir devant lui.

- Ah mais c'est vous ! Il poussa un soupir de soulagement en reconnaissant Rose. Pour une raison inconnue, elle était affublée d'une perruque orange que la lumière des réverbères faisait flamboyer et qui jurait horriblement avec son pull de la même couleur. Max poursuivit :

- Mais qu'est-ce c'est que cet accoutrement ?

- Bah vous m'avez dit de m'habiller en conséquence pour la mission. Je suis « undercover », comme disent les Américains, répondit la jeune femme comme si c'était l'évidence même.

- Eundeur-quoi ? s'exclama Max, Non mais là c'est n'importe quoi, c'est beaucoup trop voyant ! On ne va voir que vous et c'est pas du tout l'objectif d'une mission sous couverture. En plus la perruque fait ton sur ton avec votre haut.

- Vous pouvez parler, vous êtes habillé exactement comme d'habitude ! Vous êtes vraiment mal placé pour donner des conseils de mode, rétorqua Rose.

- Absolument pas, affirma Max avec toutefois une petite hésitation, j'ai… mis une chemise bleue.

Il avait fait un effort, quand même. Elle était propre en plus.

- Vous auriez au moins pu mettre une veste un peu plus habillée, argumenta Rose.

Une veste « habillée » ? C'était quoi la différence ? Dans tous les cas c'étaient des habits. Rose posa les mains sur sa taille et Max remarqua qu'elle était désormais plus grande que lui de quelques centimètres grâce à une paire de chaussures à talons compensés d'un violet vif.

- C'est la couverture parfaite. Je garde la perruque.

- Vous enlevez la perruque, répliqua Max. Ça va compromettre la mission. Vous êtes censée collaborer, je vous rappelle.

- D'accord, concéda-t-elle, j'enlève la perruque. Mais vous enlevez la veste.

C'était quoi, son problème avec la veste ? Il valait mieux céder, ils n'allaient pas passer la soirée à se disputer sur le trottoir alors que Max avait une affaire à résoudre.

- Marché conclu, se résigna-t-il en levant les bras en signe de défaite.

- Très bien, répondit Rose.

- Parfait.

- Fantastique.

Max ouvrit la bouche pour surenchérir, puis se ravisa en plissant les yeux d'exaspération, il n'allait pas tomber dans le piège. Rose esquissa un petit sourire satisfait. Il ne voyait pas en quoi elle avait une raison d'être satisfaite ; elle venait de perdre sa perruque. Il ôta sa veste à contrecoeur et la déposa dans sa voiture tandis que Rose retirait sa perruque et la fourrait dans son sac. Elle reporta ensuite son attention sur Max, le jaugea de haut en bas et afficha un air pensif.

- Quoi encore ? interrogea-t-il, sur la défensive. Le regard scrutateur de la jeune femme le mettait mal à l'aise.

- Vous devriez relever les manches de votre chemise, ça fera plus détendu.

- Détendu ou habillé, faudrait savoir, râla Max. Il s'exécuta cependant, ou du moins en fit la tentative, mais sa chemise refusait de coopérer. Rose pouffa, puis s'approcha de lui.

- Vous vous y prenez vraiment n'importe comment. Attendez, laissez-moi faire.

Elle s'approcha encore quand Max eu un léger mouvement de recul, puis elle saisit sa manche droite en chassant ses mains d'une tape douce.

- Il faut ouvrir le bouton de manchette d'abord, expliqua-t-elle avec patience tout en joignant le geste à la parole. C'était sa voix de thérapeute. Max la regarda faire avec un mélange d'horreur et d'incrédulité, tandis qu'une fois de plus, comme à chaque fois que Rose se tenait à moins de cinquante centimètres de lui, il sentit son parfum sucré lui envahir les narines. La chemise était serrée et, sans vouloir se vanter, Max pouvait affirmer qu'il était plutôt musclé. Il observa les sourcils de Rose se froncer sous la concentration, elle avait un grain de beauté bizarrement placé juste au dessus du sourcil droit, à l'endroit exact où celui-ci se courbait vers le côté du visage. C'est à ce moment-là que Rose choisit de lever les yeux pour lui envoyer son sourire étourdissant en pleine face. Tiens, fascinant, les pavés étaient de trois couleurs différentes qui alternaient tous les deux mètres.

Rose passa à la deuxième manche tandis que Max fixait toujours les pavés avec détermination.

- Ok ! Allons-y, finit-elle par dire après une éternité. Elle ne semblait pas perturbée par la situation, au contraire, elle lui saisit la main et s'élança vers la discothèque d'un pas guilleret.

- Mais, vous faites quoi, là ? S'étouffa Max d'un air consterné. Il essaya de dégager sa main mais Rose s'y agrippait avec une poigne de fer.

- Chut ! Vous allez griller notre couverture. Il faut qu'on fasse semblant d'être un couple, ça sera plus facile pour rentrer.

- Qu'est-ce que vous en savez ? Vous avez déjà été dans ce genre d'endroit, peut-être ? Demanda-t-il avec étonnement. Il en doutait, une gosse de riche comme elle ne devait jamais avoir mis les pieds de ce côté de la ville.

- Non, admit-elle en faisant la moue, mais j'ai vu des films ! Vous allez voir, ça va marcher.

Il s'avéra que Rose avait raison, et ils passèrent devant le vigile sans problème. A l'intérieur, la fête battait son plein. D'immenses haut-parleurs diffusaient une musique récente que Max avait déjà entendue à la radio tandis que, sur la piste de danse, les gens se trémoussaient plus ou moins en rythme. Au fond, un bar avec une énorme quantité de bouteilles s'étendait sur une dizaine de mètres. Plusieurs personnes y étaient accoudées, entre amis, discutant joyeusement ou seuls, un verre à la main. Toute la salle était éclairée par des néons violet et orange vif, et Max ne put s'empêcher de penser à la perruque, qui, il fallait bien l'admettre, aurait été parfaitement assortie au décor.

- Vous savez… commença Rose.

- Non ! Max leva un doigt pour la faire taire. Ne dites pas un mot de plus.

Avec difficulté, il dégagea son autre main du véritable bras de fer que Rose avait décidé de mener et se prépara à mener l'enquête : repérer des suspects, interroger le personnel, chercher des indices…

- Bon, on commence par quoi ? demanda Rose en criant presque pour couvrir la musique. Ses yeux étaient écarquillés comme ceux d'une enfant dans un parc d'attraction. Si on allait goûter les cocktails du bar ? Ouh, ils ont des Sex on the beach ! Vous connaissez les Sex on the beach, Max ?

Max résista vaillamment à l'envie de l'étrangler, elle le faisait exprès, ou quoi ?

-On est pas là pour s'amuser, Bellecour ! C'est moi l'inspecteur, c'est moi qui commande.

Rose leva les yeux au ciel et lui tira la langue. Il n'arrivait pas à croire que cette femme était sa psy.

-Vous allez faire exactement ce que je vous dit.

...

Rose ne fit absolument rien de ce qu'il lui avait dit.

Max l'avait chargée d'aller discrètement interroger le personnel à propos de l'homme correspondant à la description donnée par la victime, pendant que lui se chargeait de faire le tour de l'établissement pour repérer le moindre indice, tout en gardant un oeil sur les fêtards, au cas où l'un d'eux correspondrait à la description. Surtout, surtout, il avait bien précisé à Rose de le retrouver à minuit pile à côté des toilettes des femmes pour mettre en commun leurs trouvailles. Bien sûr, Rose n'était pas là et il avait l'air extrêmement suspect à se tenir tout seul à côté d'une file de jeunes filles qui attendaient leur tour pour aller aux toilettes. En plus de cela, il n'avait rien trouvé de bien intéressant et aucun suspect ne s'était détaché de la foule des danseurs.

Cela faisait maintenant dix bonnes minutes qu'il attendait, et toujours aucune trace de Rose. De son emplacement, il avait vue sur plusieurs endroits stratégiques que la discothèque : le bar, la piste de danse, la file des toilettes… Rose ne semblait être nulle part. Il était tiraillé entre continuer à l'attendre et partir à sa recherche, mais s'il choisissait la seconde option, il risquerait de la manquer si elle finissait par arriver à leur point de rendez-vous. Max réfléchit à toute vitesse, il commençait sérieusement à s'inquiéter, sachant que Rose avait une légère tendance à s'attirer des ennuis sans même s'en rendre compte. Qu'aurait-il fait s'il s'était trouvé à sa place. Forcément, ne suivre aucune des consignes données. Ou peut-être avait-elle essayé de les suivre dans un premier temps, en commençant par interroger les serveurs et employés du bar (après tout, elle avait parlé de cocktails). En constatant que cet interrogatoire ne donnait rien, elle s'était sûrement dit qu'elle pourrait reconnaître elle-même l'agresseur grâce à la description de la victime, puis qu'elle pourrait lui arracher des aveux ou bien essayer de le raisonner grâce à ses talents (relatifs) de psychologue. Elle n'était tout de même pas stupide au point d'essayer de trouver l'agresseur elle-même…

Elle était stupide à ce point, n'est-ce pas ?

Max se mit à courir vers la sortie de la boîte de nuit. Il avait exploré l'établissement de fond en combles mais n'était pas sorti jusqu'à la fameuse ruelle dans laquelle leur victime avait dit avoir été agressée. S'il y avait bien un endroit où on était sûr de s'attirer des ennuis, c'était dans une ruelle sombre à côté d'une boîte de nuit. Max bouscula plusieurs personnes dans le flot continu de fêtards qui se pressaient à l'entrée, tout en essayant de se rappeler les indications données par Mlle Vallée pour situer la ruelle. A droite de l'établissement, derrière de grandes bennes à ordures (lieu typique d'agression)… Là ! En tournant à l'angle du bâtiment, il aperçut les bennes susmentionnées, il y avait du mouvement derrière. Il distingua le dos d'un homme plutôt bien bâti qui semblait être aux prises avec un animal orange vif. La perruque ! Elle avait remis la perruque.

A cet instant, Rose asséna un coup de genou dans le ventre de l'agresseur, qui grogna de douleur et s'écarta d'elle. Rose tenta de lui attraper le bras mais il se dégagea avec violence. Rose tira encore sur sa veste, en essayant de l'empêcher de fuir. En une seconde, Max attrapa son pistolet qu'il avait dissimulé sous pantalon en l'attachant à sa cheville droite.

-Police ! Plus un geste ! cria-t-il en levant son pistolet.

Le suspect parvint à se dégager de l'étreinte de Rose en ôtant sa veste, et se mit à courir vers l'autre bout de la rue. Max s'élança avec la ferme intention de ne pas le laisser s'enfuir, mais il fut stoppé net par une douleur fulgurante au visage qui l'aveugla momentanément. Déséquilibré dans sa course, il s'écrasa contre le mur le plus proche en se tenant le nez et poussa un gémissement de douleur.

-Oups, réflexe ! fit une voix à sa droite.

Est-ce qu'il venait vraiment de se faire assommer par une psy en perruque orange ? Il ouvrit les yeux, ce qui confirma cet horrible pressentiment. Rose était penchée sur lui et le regardait avec des yeux écarquillés.

-Ça va Max ? Je suis désolée, je n'avais pas vu que c'était vous !

-J'ai crié « Police ! », grogna-t-il, qui d'autre ça aurait pu être ? Il tâta son nez pour estimer les dégâts. Il n'avait pas l'air cassé, par contre il saignait abondamment.

-J'étais dans le feu de l'action, vous avez vu mon coup de genou ? demanda Rose avec excitation. Elle fouilla dans son sac et lui tendit un mouchoir en tissu brodé.

-C'était quoi, tout ça ? interrogea-t-il en attrapant le mouchoir immaculé. Il n'éprouva aucun scrupule à l'imbiber du sang qui coulait à flots sur son visage.

-Je prends des cours d'auto-défense depuis quelques mois ! Répondit Rose avec fierté. Vous saviez que le coude était l'endroit le plus dur du corps humain ? Enfin, maintenant vous le savez. Désolée encore pour votre nez, j'espère qu'il n'est pas cassé, ce serait dommage quand même…

Max n'en croyait pas ses oreilles. Des cours d'auto-défense ? Depuis quelques mois ? Et elle parvenait à résister à un agresseur et à neutraliser un policier ? Il était hors de question que la Commissaire soit mise au courant de cette humiliation. Il enchaîna :

-Et le suspect ? A cause de vous il s'est enfui !

-On s'en fiche, rétorqua Rose, j'ai sa veste, regardez : porte-feuille, carte d'identité, même son appareil photo ! On a de quoi l'inculper facilement !

Max ne répondit rien et se contenta de la fusiller du regard.

-Roh, ne faites pas cette tête. C'est pas la peine de bouder parce que ce n'est pas vous qui avez trouvé l'agresseur en premier !

Alors là c'était le pompon.

-Bouder ? Combien de fois vous-ai je dit de ne pas tenter ce genre de choses toute seule ? Vous imaginez ce qui aurait pu arriver s'il n'avait pas décidé de s'enfuir ? Vous n'avez aucun instinct de survie, ma parole ! sermonna-t-il. Il tenta de faire passer l'inquiétude qu'il avait éprouvée pour de la colère. Rose le dévisagea avec circonspection pendant un instant. Elle n'avait pas l'air dupe, puisqu'un sourire imperceptible se forma sur ses lèvres.

-N'empêche que grâce à moi, on connaît l'identité de l'agresseur, finit-t-elle par dire.

-C'est pas faux… concéda Max, il lui suffirait de mener une recherche le lendemain dans les données du commissariat. Si l'homme en question avait déjà un casier judiciaire, il serait aisé d'obtenir un mandat pour aller perquisitionner chez lui et essayer de comprendre son fétiche de photographie de jeunes femmes au sortir des boîtes de nuit. Cela ne signifiait pas qu'il n'en voulait pas à Rose d'avoir essayé de la jouer solo. Son nez avait arrêté de saigner mais son coeur battait encore la chamade suite à la montée d'adrénaline qu'il avait éprouvée.

-Comment vous avez fait pour vous retrouver dans cette ruelle avec exactement l'homme qu'on cherchait ? demanda-t-il. Toute cette débandade méritait un minimum d'explications.

-Je vais tout vous raconter, on a cas aller fêter notre succès avec des Sex on the Beach ! s'exclama Rose. Ça va vous détendre, vous verrez, Max. Vous avez l'air très stressé en ce moment, ajouta-t-elle en lui attrapant le bras pour le guider à nouveau vers l'entrée de la discothèque.

-Je me demande bien pourquoi, répondit-il en levant les yeux au ciel. Il se laissa cependant entrainer, même s'il sentait déjà qu'il allait regretter son choix plus tard. Il savait par expérience que Rose avait une bien meilleure descente que lui, même s'il ne l'admettrait jamais devant qui que ce soit.

...

Il était exactement huit heures trente-deux lorsque Rose se réveilla. Elle était chez elle, bien au chaud dans son lit, et malgré le fait qu'elle se soit réveillée naturellement, elle espérait glaner encore quelques minutes de repos en se retournant sous les couvertures. Elle repensa aux évènements de la veille. Après leur petite mésaventure avec le Photo-violeur (c'était comme ça qu'elle l'appelait dans sa tête. D'accord, pour l'instant ils n'avaient pas de preuves qu'il ait violé qui que ce soit, mais elle trouvait que ce nom avait du cachet), elle avait réussi à convaincre Max de faire un concours de boisson à coups de Sex on the Beach et autres Piña Coladas. C'était toujours hilarant de boire avec Max, il était complètement saoul après deux verres et se mettait à débiter absolument n'importe quoi, avant de s'endormir comme une masse au bout d'une demi-heure. Drôle mais de courte durée.

Rose esquissa un sourire en se remémorant le visage concentré de Max, qui après deux cocktails lui avait expliqué avec sérieux qu'il ferait bientôt une crise cardiaque si elle continuait à prendre des risques inutiles toute seule. Elle avait du se retenir de lui demander d'élaborer sur le pourquoi du comment il serait amené à faire une crise cardiaque à cause d'elle, car elle se sentait un peu coupable de lui avoir presque cassé le nez. Même si le bleu qui avait commencé à apparaître sur son visage ainsi que le sang sur sa chemise lui avaient donné une allure de mauvais garçon plutôt séduisante. Allure aussitôt annulée lorsqu'il avait commencé à ronfler, la joue aplatie sur le comptoir du bar.

Elle avait du le trainer jusqu'à sa voiture, puis le ramener chez lui avant de prendre un taxi pour rentrer chez elle. Il n'était même pas passé deux heures du matin. Finalement, elle s'était couchée en étant plutôt satisfaite de cette journée bien remplie. Elle n'avait aucun doute sur le fait que Max mènerait une recherche au commissariat pour trouver des informations sur leur malfaiteur, elle espérait seulement qu'il n'oublierait pas de la contacter pour la tenir informée des avancées de l'enquête. Il lui semblait qu'elle avait plus d'une fois prouvé son utilité lors de leurs dernières péripéties (malgré l'incident du nez, mais il y avait toujours des dommages collatéraux quand on menait une vie mouvementée). Si Max ne la contactait pas, elle pourrait toujours aller le trouver au commissariat, ou pire, elle se plaindrait à la Commissaire de son manque de coopération.

Elle eu le temps de profiter de sa matinée en prenant un bon petit déjeuner puis en effectuant une séance de yoga, un sport auquel elle avait été initiée lors de son séjour étudiant aux Etats-Unis. Au moment où elle rangeait son tapis, un des domestiques vint la chercher en lui disant qu'elle avait reçu un coup de téléphone. Rose ne put retenir le sourire qui s'étala sur son visage. Elle savait exactement de quoi il s'agissait. D'un pas léger, elle se dirigea vers le bureau où se trouvait le téléphone de la maison et vit que sa mère était déjà dans la pièce, le combiné à la main.

-Ah, Rose chérie ! s'écria-t-elle, téléphone pour toi. C'est ton policier, ajouta-t-elle avec un regard appuyé. Rose ne dit rien, elle savait très bien qui c'était, elle n'avait pas besoin de la précision. Sa mère continua d'une voix forte en direction du combiné :

-Voilà, Rose est arrivée, je vous la passe. C'était un plaisir de discuter avec vous Monsieur… Baratin c'est ça ? Enfin, qu'importe, bonne journée à vous ! À bientôt !

Elle tendit l'appareil à Rose et s'éloigna en ajoutant dans un chuchotement théâtral :

-Il n'est pas très poli, mais je suppose que ça lui donne un certain charme, dans le genre prolétaire débraillé mais attachant.

Oups, Rose pria pour que Max n'ait pas entendu cette remarque. Elle chassa sa mère de la pièce et ferma la porte avant de porter le combiné à son oreille.

-Comment va la gueule de bois ? demanda-t-elle en guise de salutation.

-Chut. J'ai déjà dû supporter la conversation de votre mère pendant un quart d'heure, j'ai atteint ma limite de tolérance pour la journée.

Rose se tut. Elle pouvait presque le sentir fulminer à l'autre bout du fil, c'était si drôle. La mauvaise humeur de Max la mettait de bonne humeur. Elle aimait bien l'embêter ; en fait, elle était toujours de bonne humeur quand elle lui parlait ou qu'elle pensait à lui. Étrange. Max poursuivit, ce qui lui évita de trop s'appesantir sur cette réalisation :

-J'ai du nouveau pour notre agresseur, annonça-t-il, Blum a pu développer en accéléré les photos qui étaient sur la pellicule de son appareil. Il y a d'autres photos de jeunes filles qui sont clairement des photos volées. On a de quoi l'inculper. Comme on a ses papiers, son nom et son adresse, j'ai pu obtenir un mandat pour perquisitionner chez lui. On y va ce soir, je passe vous prendre à dix-huit heures.

Rose se retint de pousser un cri de joie. Une perquisition ! C'était follement excitant.

-Ça marche ! s'exclama-t-elle d'une voix qui trahissait son excitation. Je serai prête, vous pouvez compter sur moi !

-Par pitié, parlez moins fort, gémit Max, j'ai l'impression que ma tête va exploser. Bon, je vous préviens, je vous emmène uniquement parce que la Commissaire me force à travailler avec vous. Je l'ai eue au téléphone ce matin et elle exige un rapport sur cette affaire une fois que nous aurons plus d'informations. Alors n'allez pas vous imaginer des trucs.

-Je n'imagine rien du tout, répondit Rose. Elle se fichait bien de ce qu'il pouvait lui raconter, elle était trop heureuse de pouvoir enfin pleinement participer à une enquête de police. A ce soir Max, ajouta-t-elle gaiement, j'ai si hâte ! Et n'oubliez pas de boire de l'eau.

-Boire de l'eau ? répéta-t-il, perplexe.

-Oui, pour soigner votre gueule de bois ! C'est le meilleur moyen pour évacuer l'alcool de votre corps, expliqua-t-elle d'une voix docte.

Max poussa un soupir et lui raccrocha au nez.

Bon. Ça s'était plutôt bien passé. Elle n'avait même pas eu besoin d'aller elle-même lui soutirer des informations au commissariat. Ça allait être dur de patienter jusqu'à dix-huit heures. Elle s'occupa en lisant Freud, puis elle passa plusieurs minutes (heures) à choisir une tenue adéquate pour la soirée. Elle opta pour un ensemble entièrement noir qui lui donnait l'impression d'être un agent secret, comme 007. Max pourrait être sa James Bond girl aux allures de rebelle, qui finirait cependant par tomber sous son charme et lui révéler toutes les informations nécessaires à la résolution de l'enquête… Rose se demanda un instant d'où une telle réflexion pouvait bien sortir. Ses pensées furent interrompues lorsque Sébastien, le majordome, lui annonça que le protagoniste de son imagination était arrivé. Rose secoua la tête pour se ressaisir, ce n'était pas le moment de rêvasser, la soirée promettait d'être palpitante.

Max l'attendait à l'extérieur les bras croisés, adossé contre sa voiture. Lorsqu'elle le rejoignit, il l'observa de haut en bas mais ne fit aucun commentaire sur sa tenue. Rose fut un peu déçue.

-Bonsoir, lança-t-elle joyeusement. Comment va votre tête ?

Max parut comprendre qu'elle ne souhaitait pas se moquer de lui comme précédemment mais simplement s'enquérir de sa santé.

-Mieux, j'ai bu de l'eau, répondit-il en esquissant un sourire qui laissa apparaître une adorable fossette. Ne perdons pas de temps et allons-y avant que votre mère ne débarque pour me raconter votre vie. Vous êtes au courant qu'elle croit qu'on est ensemble ?

Rose le savait, bien évidemment. Elle n'avait rien fait pour nier la chose, car cela signifiait que sa mère la laissait tranquille au sujet des relations et n'essayait plus de lui organiser des rencontres avec des veufs septuagénaires.

-Ça vous dérangerait tant que ça ? Je vous signale que je suis un très bon parti, déclara-t-elle pompeusement en faisant le tour de la voiture pour monter côté passager.

-Ah, ça j'en doute pas, répondit Max en jetant un coup d'oeil au bâtiment devant lequel ils se trouvaient. Rose habitait dans un hôtel particulier du centre de Lille. Mais pour la belle famille, bonjour, ajouta-t-il alors qu'ils montaient dans la voiture.

Rose éclata de rire. Ce n'était pas elle qui allait le nier ; ses parents pouvaient être insupportables. Heureusement qu'elle ne tenait pas d'eux question caractère.

Le trajet se passa dans de bonnes conditions. Max semblait de bonne humeur et ils ne se chamaillèrent que pendant cinq minutes au sujet de quelle chaine de radio écouter. Il lui raconta sa journée et comment les inspecteurs Râteau et Cassard avaient failli en venir au mains à cause de la disparition d'un sandwich dans le Frigidaire partagé du commissariat. Il avoua seulement à la fin de son histoire que c'était lui qui avait mangé le sandwich, mais Rose s'en serait doutée. Une fois arrivés à l'adresse du Photo-violeur, ils gravirent les étages d'un vieil immeuble plutôt délabré jusqu'à atteindre l'appartement numéro 45. Max posa la main sur son pistolet.

-Police, ouvrez, annonça-t-il d'une voix forte en toquant à la porte. Celle-ci s'entrouvrit en grinçant sous l'effet des coups frappés.

-Restez derrière moi, ordonna-t-il à Rose avant d'entrer dans l'appartement. Elle le suivit et remarqua aussitôt le désordre ambiant qui régnait dans la pièce principale. C'était un tout petit appartement de trois pièces. La pièce principale tenait lieu de cuisine, salon et chambre. Elle était jonchée de vieux journaux, de magazines découpés, de vêtements éparpillés et de vaisselle sale. A droite de cette pièce se trouvait une salle de bain microscopique dans laquelle ils ne trouvèrent rien d'extraordinaire. Au fond de l'appartement, cependant, ils découvrirent une troisième pièce qui aurait du servir de chambre à coucher, mais qui avait été transformée en chambre noire réservée au développement des photos. Il y avait plusieurs autres appareils photo, ainsi qu'un monceau de photographies et de pellicules en attente d'être développées. Max fit remarquer à Rose que cette enquête paraissait trop facile, presque comme si le destin avait été trop paresseux pour réfléchir à une véritable intrigue. Le photographe semblait s'être enfui en laissant derrière lui tout son matériel et toutes les pièces à conviction nécessaires pour l'inculper. Restait à savoir quel était le mobile de toute cette entreprise.

En retournant dans la pièce principale, Rose tomba sur une note manuscrite casée sous un verre à moitié rempli d'un liquide non identifié. Elle appela Max pour lui montrer le message qui y était inscrit :

échange 10 K Gala Benefacta 25/02

appeler M. Levrai

-Un gala ? lut Max, qu'est-ce qu'on pourrait bien échanger à un gala ?

-Peut-être que les photos ne sont pas pour lui, suggéra Rose, mais qu'il comptait les échanger ou les vendre. « 10 K », ça veut dire dix mille, non ? Vous pensez que des photos de jeunes filles dénudées en état d'ébriété pourraient valoir dix mille francs ?

-Qu'est-ce que j'en sais… répondit Max. Comment vous savez ça, pour les « 10 K » ?

-C'est comme ça que disent les américains, expliqua Rose. Peut-être que notre malfaiteur a un client américain.

Max prit un air pensif et glissa le papier qu'ils venaient de trouver dans un sachet en plastique réservé aux pièces à conviction.

Alors qu'ils s'apprêtaient à retourner dans la chambre noire pour récupérer les photographies en guise de preuves, un bruit retentit à l'entrée de l'appartement et fut suivi de voix étouffées. En un instant, Max attrapa Rose par le bras et la tira brusquement vers l'unique placard de la pièce dans lequel ils entrèrent précipitamment. Au moment où il fermait la porte, Rose distingua deux silhouettes qui pénétraient dans la pièce. Elle ouvrit la bouche, stupéfiée par la vitesse à laquelle Max avait réagi. Celui-ci lui plaqua la main sur les lèvres et lui adressa un regard affolé. De son autre main, il lui fit signe de garder le silence en plaçant son index sur ses propres lèvres. Rose hocha la tête en signe de compréhension et Max ôta sa main. Le placard était quasiment vide, ce qui n'était finalement pas très étonnant quand on voyait le nombre de vêtements disséminés dans la pièce. Malgré le fait qu'elle soit plaquée contre le fond du meuble, Max et elle étaient extrêmement proches l'un de l'autre. Du fait de cette proximité, elle remarqua que le col de la chemise de Max était ouvert sur trois boutons, ce qui laissait entrevoir beaucoup plus de peau que la décence ne l'aurait permis. Rose fut distraite pendant un instant où elle se demanda combien de boutons ouverts étaient tolérés par la décence, et quel était son avis personnel sur la question. Elle n'était même pas au courant qu'elle aurait pu un jour avoir ce genre de préoccupation. Elle fut brusquement ramenée à la réalité lorsqu'elle entendit l'un des deux hommes qui étaient entrés.

-Ce con de Marcel est parti en laissant tout ouvert. Si les flics étaient arrivés ici avant nous, ça aurait été cuit. Il faut qu'on récupère les photos pour le gala.

Très lentement, Max saisit son pistolet à sa taille et se tourna de façon à ce qu'il soit placé face à la porte du placard, tout en maintenant Rose derrière lui. On se serait vraiment cru dans un James Bond, même si Rose n'était plus vraiment sûre de savoir qui était l'agent secret aguerri et qui était la James Bond girl. Ce n'était pas la première fois que Max et elle se retrouvaient à devoir se cacher dans un placard pour échapper à des criminels, mais elle ne se souvenait pas que la fois précédente lui eût fait un tel effet. Rose essaya de se concentrer sur le fait qu'ils se trouvaient dans une situation dangereuse et risquaient à tout moment d'être découverts.

-Va récupérer ce que tu peux dans la chambre noire, ordonna l'un des deux hommes, moi je regarde ici s'il y a quelque chose qui mentionne Darnon. Le plus important, c'est que les flics ne sachent pas que c'est lui qui organise tout ça.

Max et Rose échangèrent un regard stupéfait. Frédéric Darnon était le ministre de l'Intérieur. Si c'était bien de lui qu'il s'agissait, l'information était capitale, et l'affaire pourrait prendre des proportions colossales.

-De toute façon, une fois qu'ils auront échangé la marchandise au gala, il n'y aura plus aucune preuve qu'il a été impliqué, répondit l'autre malfrat depuis la chambre noire.

Quelques instants plus tard, Rose l'entendit revenir dans la pièce.

-C'est bon j'ai récupéré toutes les photos. T'as trouvé autre chose ?

-Non c'est bon, je pense qu'on peut y aller, ils ne trouveront rien d'intéressant ici.

Rose éprouva une vague de soulagement lorsqu'elle les entendit se diriger vers la sortie. Au dernier moment, l'un des deux hommes s'arrêta :

-Hé attends, t'as pas entendu quelque chose ?

Rose sentit son coeur s'arrêter. Max et elle n'avaient pourtant pas bougé d'un pouce, c'était à peine s'ils osaient respirer. Sans réfléchir, elle lui attrapa la main gauche et la serra de toutes ses forces. Imperceptiblement, Max se rapprocha d'elle et resserra sa prise sur son pistolet qu'il tenait dans sa main droite.

-T'entends des voix Michel, fit le second individu d'un air blasé, il serait peut-être temps d'arrêter la bibine après dix-huit heures.

-Mouais, répondit l'autre, bon, allons-y, le boss nous attend.

Cette fois-ci, ils sortirent pour de bon et l'appartement redevint silencieux. Max et Rose restèrent encore dissimulés dans leur cachette pendant dix bonnes minutes, aucun d'entre eux n'osant bouger le moindre sourcil. Après un certain temps, Max ouvrit la porte avec précaution et ils s'extirpèrent hors du placard. Rose n'osait pas lâcher sa main qu'elle continuait de serrer avec force. Après avoir repris leur respiration pendant quelques secondes, Max déclara d'une voix rauque :

-Rose, vous me broyez la main.

Cependant, il n'essaya pas de se dégager et ils restèrent ainsi jusqu'à être sortis de l'immeuble.

...

Quelques jours plus tard, Max achevait de résumer les derniers évènements de l'enquête à la Commissaire qui était toujours en convalescence dans sa chambre à l'hôtel Nirvana. Après leur perquisition à l'appartement du photographe, Rose et lui n'avaient malheureusement pu saisir aucune preuve suite à l'interruption des deux hommes qui étaient venus chercher les photographies. Le seul indice avait été la note que Rose avait trouvée qui mentionnait un échange et un gala. Les deux hommes qui étaient venus pour récolter les preuves avaient aussi parlé d'un certain Darnon, dont le nom était le même que celui du ministre de l'Intérieur. Après avoir glané quelques informations par-ci par-là, Max avait découvert que le ministre était en déplacement à Lille pour quelques jours, ce qui semblait être une coïncidence un peu trop fortuite. De plus, Rose et lui s'étaient renseignés au sujet du gala Benefacta qui se trouvait être un gala de charité organisé par un riche investisseur américain implanté dans le nord de la France. Le gala était censé avoir lieu quelques jours plus tard, et il s'avérait que le ministre y serait présent. S'il avait un lien quelconque avec cette affaire, c'était à cet évènement qu'ils auraient une chance de découvrir ce qu'il en était.

-Le problème c'est qu'on a aucune chance d'inculper qui que ce soit sans preuves, conclut Max d'un air maussade. Dans cette affaire, on a rien, sauf contre le photographe de la discothèque, mais il s'est complètement volatilisé…

-Ne soyez pas si négatif, Max, intervint Rose. Haha, négatif… photographe… vous l'avez ?

Max lui jeta un regard horrifié.

-Il faut que vous arrêtiez d'essayer de faire des blagues, c'est plus possible.

-Parce que vous êtes un expert en humour, maintenant ? rétorqua Rose tout en examinant ses ongles d'un air nonchalant.

Elle était assise sur le rebord de la fenêtre et n'avait servi à rien pendant leur compte-rendu à la Commissaire à part à faire ce genre d'intervention. Elle savait très bien que ça le rendait chèvre.

-Voilà ce que je dois supporter à longueur de journée, Commissaire ! Par pitié, guérissez et revenez, elle est ingérable, se plaignit-il. À partir de maintenant vous avez interdiction d'essayer d'être drôle, lança-t-il à l'intention de Rose.

Cette dernière eut l'audace de lui faire un clin d'oeil ! La Commissaire ne prêta pas attention à leur échange et déclara :

-Il faut que vous trouviez un moyen de comprendre ce qui va se passer à ce gala. D'après ce que j'ai compris, vous êtes devenus des rois de l'infiltration maintenant, non ?

À cet instant, Bob le hippie pénétra dans la pièce. Il était toujours là celui-là. Il portait un plateau sur lequel trônaient plusieurs petits gâteaux chocolatés.

-Coucou les amis, fit-il de sa voix aérienne en leur adressant un sourire rêveur, quelqu'un veut du gâteau ? Ils sont tout frais.

Max déclina en se jurant qu'il n'avalerait jamais rien provenant de cet endroit. Il se ridiculisait déjà bien assez lorsqu'il était sous l'emprise de l'alcool, alors les autres substances, non merci. Alors que Bob s'éloignait avec un signe de la main en sa direction, la Commissaire reprit :

-Donc, Beretta, je ne vois pas d'autre solution, vous devez vous infiltrer au gala, essayer de découvrir ce qui se trame avec Darnon, éventuellement intercepter l'échange qui a été mentionné. J'ai la conviction qu'il y a quelque chose de plus gros sous cette histoire de photos.

-Je suis d'accord, acquiesça Max, la question reste de savoir comment nous pourrions nous infiltrer sans mettre personne au courant que nous sommes de la police. Vous n'auriez pas un contact dans les hautes sphères qui pourrait nous aider, Commissaire ?

-Si ça vient de moi, il y aura forcément des gens au courant que la police est sur place, répondit-elle. Nous devons absolument éviter ça, surtout maintenant que notre cible est le ministre de l'Intérieur.

-C'est pas faux… Il faudrait s'infiltrer de façon anonyme, être recommandés par des gens de la haute qui n'ont rien à voir avec la police ou le ministère…

Max réfléchit un instant. Mais oui ! La solution semblait évidente.

-Bellecour, vos parents ! Vous pensez qu'ils pourraient nous obtenir une invitation pour le gala ?

N'obtenant aucune réponse, Max se tourna vers Rose et laissa échapper une exclamation de surprise.

-Mais qu'est-ce que vous faites ?!

Rose lui adressa un regard interloqué. Elle était en train de finir la dernière bouchée des gâteaux au chocolat (et autres ingrédients) que Bob avait ramenés. Elle était littéralement entrain de se lécher les doigts.

-Quoi ? demanda-t-elle, agacée, je croyais que vous n'en vouliez pas.

Max croisa le regard de la Commissaire. Elle se retenait de rire, ça se voyait. Elle avait sûrement dû être témoin de toute la scène mais avait choisi de ne rien dire. Apparemment rallonger la liste des problèmes de Max l'amusait beaucoup.

-Bellecour, vous savez ce qu'il y a dans ces gâteaux ? demanda calmement la Commissaire.

-Farine, oeufs, beurre, chocolat noir soixante-cinq pour-cent… Il y a un petit truc que je n'arrive pas à placer…

-De la DROGUE, s'exclama Max avec véhémence, vous croyez qu'ils mettent quoi dans leur tisane, les hippies là ? D'ailleurs Commissaire, franchement, je suis désolé de vous le dire mais je trouve ça scandaleux que vous laissiez passer ça !

-Calmez-vous Beretta, je n'ai aucune preuve de quoi que ce soit, fit la Commissaire d'un air désinvolte.

-Mais oui Max, renchérit Rose, je suis sûre que vous exagérez. Et puis, si c'est vrai, j'ai toujours voulu savoir ce que ça faisait… Mais vous voyez, j'ai mangé les gâteaux et il ne m'est rien arrivé !

-Ca ne va pas aussi vite, maugréa-t-il. On aurait dit qu'il était la seule personne responsable dans la pièce. Et ce n'était pas le premier qualificatif qu'il aurait choisi pour se décrire.

-Vous avez l'air de vous y connaître, songea Rose, vous avez un passif avec ce genre de substances ? Vous savez, on peut en parler…

-Je vais parler de rien du tout, surtout pas si vous êtes dans cet état !

-Mais je ne suis dans aucun état, protesta-t-elle, dites lui Commissaire !

-Elle n'est dans aucun état, répéta la Commissaire en affichant un air innocent. Mais vous devriez quand même la ramener, Beretta. Histoire qu'il ne lui arrive rien de fâcheux…

-Vous vous inquiétez pour rien, affirma Rose, d'ailleurs il faut encore qu'on trouve comment s'infiltrer au gala.

Elle n'avait rien écouté de la conversation précédente, apparemment.

-On en parlera demain, répondit Max en s'efforçant se montrer patient pour supprimer son envie de soulever Rose par dessus son épaule et de la ramener de force. Venez, je vous raccompagne chez vous.

-Faites ce qu'il dit Bellecour, c'est un ordre, dit la Commissaire.

Rose poussa un soupir d'exaspération et se laissa entrainer à l'extérieur. Elle protesta encore jusqu'à ce qu'ils arrivent à la voiture où Max dut promettre qu'il la laisserait écouter sa station de radio fétiche.

Après quelques minutes de trajet, Rose confia :

-Max, c'est drôle, je me sens un peu bizarre, vous aviez peut-être raison pour les gâteaux.

-Sans blague, répondit-il en gardant les yeux fixés sur la route et les mains crispées sur le volant.

-Je me sens bizarre mais bien, repris-t-elle, vraiment heureuse d'être ici et de la vie. C'est donc ça l'effet que ça fait ?

Max leva les yeux au ciel. C'était parti.

-Vous n'avez vraiment aucune raison d'être malheureuse, dans votre situation, déclara-t-il.

Rose hocha la tête d'un air pensif puis continua :

-Mais, vous savez, moi je ne crois pas qu'il y ait de bonne ou de mauvaise situation…

Qu'est-ce qu'elle raconte ? Songea Max pendant que Rose déblatérait toute une tirade de paroles insensées. L'effet de la drogue devait à présent se faire réellement sentir. Après tout, elle avait mangé tous les gâteaux du plateau.

Une fois son monologue terminé, Rose s'était tue et observait la route en faisant des bruitages de voiture de course. Lorsqu'ils arrivèrent devant son immeuble, Max fit le tour de la voiture et lui ouvrit la portière quand il vit qu'elle ne faisait pas mine de sortir.

-Bellecour… Rose… on est arrivés chez vous, dit-il avec le plus de douceur possible en se penchant vers elle, il faut sortir de la voiture maintenant.

C'était bien sa journée… sa semaine même. Pour se remonter le moral, Max se dit qu'il tenait peut-être ici sa vengeance pour toutes les fois où Rose l'avait forcé à faire des concours de boisson. C'était mal connaître sa psychologue préférée…

-On est arrivés chez vous ? demanda Rose, en écarquillant les yeux pour le dévisager. Je n'avais pas réalisé que la voiture avait cessé de rouler.

-Non, on est chez vous, corrigea Max, vous allez rentrer et vous coucher.

-Ah, je pensais que vous m'emmeniez chez vous, dit-elle sur un ton déçu.

-Pourquoi est-ce que… commença-t-il, bah peu importe, elle ne savait pas ce qu'elle disait de toute façon.

Rose produisit un son inintelligible qui ressemblait à « Jdsuhrjkebfdsdcdfsv ».

-De quoi ?

Elle s'agrippa soudain à Max pour se hisser hors de la voiture. Une fois sur pieds, elle resta près de lui, cramponnée à ses bras et murmura sur le ton de la confidence :

- Max, je pense vraiment que j'irais plus vite en rampant par terre.

-Hein ?! s'exclama-t-il, Non, non personne ne rampe par terre. Allez, venez.

Il parvint à l'entrainer jusqu'à la porte d'entrée, puis il dut farfouiller dans son sac à main pour trouver les clés de la maison et ouvrir la porte, pendant que Rose s'était lancée dans une nouvelle tirade au sujet de l'absence de papillons de nuit en hiver. Elle était toujours scotchée à son bras droit ce qui rendait la tâche d'ouvrir la porte plutôt compliquée. Apparemment il allait devoir la raccompagner jusqu'à sa chambre car elle n'avait pas l'air décidée à le lâcher. Il se demanda si elle aussi l'avait raccompagné jusque chez lui lorsqu'ils étaient sortis de la discothèque. Il n'avait aucun souvenir des évènements après avoir surpris l'agresseur, mais il se doutait bien que Rose ne l'aurait pas laissé en plan avoir avoir remporté un énième concours de boisson.

Une fois à l'intérieur, il connaissait le chemin jusqu'au cabinet de psychologie où Rose recevait ses patients, mais il ne s'était jamais aventuré plus loin dans la maison. Il aurait pu la laisser à son cabinet, elle pourrait très bien se débrouiller toute seule… Non. Il devait faire les choses correctement.

-Bon, elle est où votre chambre ? demanda-t-il à Rose qui était maintenant passée au sujet des places de parking payantes. Max n'avait pas suivi le lien logique entre ça et les papillons de nuit. Elle s'interrompit dans son développement.

-Ouh, ma chambre ? s'écria-t-elle avec une exclamation de surprise. On en est déjà à cette étape de notre relation ?

Max sentit son visage s'enflammer douloureusement. Quoi ?

-Mais, qu- n'importe quoi, bredouilla-t-il, chut ! Vous ne voudriez pas que vos parents nous entendent.

-Oh, ils sont dans l'aile ouest, ne vous en faites pas, on peut faire tout le bruit qu'on veut, répliqua Rose avec un sourire machiavélique.

Max hésitait entre éclater d'un rire nerveux ou se sentir profondément mortifié. Qu'est-ce que c'était que ces sous-entendus ? Il se demanda avec horreur s'il agissait de la même manière lorsque c'était lui qui se trouvait sous l'influence de substances enivrantes. Il s'en voudrait pour toujours s'il avait laissé échapper ce genre de propos. Il essaya de penser à autre chose. … Aile ouest ? Quel genre de maison avait des ailes ?

C'est à ce moment-là que Rose décida de lui attraper le visage à deux mains pour le tourner vers elle.

-J'ai l'impression que votre tête tourne sur elle-même, déclara-t-elle d'un air extrêmement sérieux, ça me donne le tournis.

Max lui attrapa les mains, il fallait absolument qu'il trouve le moyen de la ramener à sa chambre et de s'enfuir le plus vite possible. Avant qu'il ait pu dire quoi que ce soit, le visage de Rose se rapprocha dangereusement du sien et un frisson lui parcourut l'échine. Cela lui rappela leur mésaventure dans le placard quelques jours plus tôt ; moment qu'il avait peut-être un peu plus apprécié qu'il ne l'aurait dû. Finalement, Rose approcha sa bouche de son oreille et chuchota d'une traite :

-Vous saviez que Freud a été le premier médecin psychologue à introduire dans ses recherches des concepts directeurs qui ont abouti à une nouvelle théorie de la personnalité et des pulsions humaines… Que pensez-vous des boutons de chemise, Max ? Ouverts, fermés ? Ah, aujourd'hui vous en avez ouvert deux, acheva-t-elle en baissant les yeux vers son torse.

Aujourd'hui ? Hein ? Max n'y comprenait plus rien. Il ne comprenait rien aux inepties que Rose débitait, et il ne comprenait pas pourquoi elle comptait le nombre de boutons ouverts sur ses chemises. Cette fille le rendait dingue. À l'avenir il faudrait absolument l'empêcher d'avaler ne ce serait-ce qu'une bouchée des gâteaux de Bob, ou la moindre gorgée de tisane.

-Parlez-moi de Freud, essaya-t-il dans une tentative désespérée de la distraire afin de se dégager de son étreinte.

Il put s'écarter un peu et retrouver une respiration normale. Finalement, il parvint à lui faire monter les escaliers vers ce qu'il supposait être sa chambre. Il n'osait pas l'accompagner plus loin, leur récente proximité avait fait battre son cœur à toute vitesse et il avait un peu peur de réfléchir à ce que cela pouvait signifier. Une fois qu'il s'était assuré que Rose était bien montée dans sa chambre et paraissait en sécurité (malgré la dose de marijuana ingérée), il rentra chez lui en essayant sans grand succès de remettre son cerveau à l'endroit.

...

Rose n'avait pas réalisé dans quoi elle s'était engagée en suggérant d'accompagner Max à sa séance d'essayages de costumes. Ils s'étaient mis d'accord sur la meilleure manière d'infiltrer le gala. Comme personne ne devait savoir qu'ils étaient de la police, Rose avait demandé à ses parents de tirer quelques ficelles pour obtenir deux invitations. Elle avait prétendu s'être récemment prise de passion pour les actions de bienfaisance et avait déclaré vouloir partager cet intérêt avec « quelqu'un de spécial ». Sa mère, enchantée que sa fille se décide enfin à prendre en main sa vie sentimentale, n'avait pas cherché à comprendre plus longtemps et deux jours plus tard, elle avait les invitations.

Une fois les invitations acquises, la Commissaire, Max et elle avaient établi un plan d'action pour le jour J. Leur première tâche serait de repérer le ministre et son entourage pour savoir s'ils étaient bien entrain de manigancer quelque chose. Il faudrait qu'au moins l'un d'entre eux ait toujours un oeil sur le Ministre, tandis que l'autre pourrait scruter les autres invités pour essayer de déceler un éventuel comportement suspect. Au moindre mouvement du Ministre, ils suivraient discrètement en se fondant dans la foule des riches donateurs. Max aurait sur lui de quoi enregistrer les éventuelles conversations qu'ils pourraient surprendre entre les meneurs de l'échange, s'ils parvenaient à les découvrir.

Tout était prêt pour la réalisation de leur plan, à l'exception d'une seule chose : Max n'avait rien à se mettre. Rose avait failli s'étouffer de désespoir quand elle avait réalisé qu'il ne possédait même pas l'équivalent habillé de sa tenue basique de tous les jours. Même après avoir inspecté sa penderie en long, en large, et en travers, elle n'avait rien trouvé qui pourrait faire l'affaire lors d'une telle réception. Max lui-même ne voyait pas où était le problème. En effet, pour lui, toutes ces « histoires de fringues » étaient une perte de temps. Disait celui qui avait osé critiquer sa perruque… Dans tous les cas, Rose savait que si Max et elle voulaient réussir à s'infiltrer incognito au gala, leur couverture devait être parfaite. Et cela passait aussi par la tenue.

C'est pourquoi ils se trouvaient à présent chez Lexington & Sons, le tailleur du père de Rose, où Max était en train d'essayer costume sur costume, et où Rose s'efforçait de faire bonne figure. C'était déjà le troisième costume que Max essayait et, malgré ses premières réticences, il semblait peu à peu prendre goût à l'exercice.

-Wouah, mais c'est fou, y a vraiment rien qui ne me va pas ! s'exclama-t-il avec émerveillement en sortant de la cabine d'essayage.

Il se dirigea pour la troisième fois vers le grand miroir qui occupait le centre de la pièce et effectua un tour sur lui-même en affichant un air extatique. Rose leva les yeux au ciel, en partie par exaspération machinale, mais aussi pour éviter de trop laisser s'attarder son regard sur la silhouette qui se pavanait devant elle. Il fallait tout de même qu'elle trouve quelque chose à répondre.

-Je suis surprise que vous ayez réussi à faire passer vos chevilles dans les jambes du pantalon… Dire que nous ne vouliez même pas songer à la possibilité de porter un costume approprié, se moqua-t-elle d'un ton qui se voulait enjoué. Elle était en proie à un conflit intérieur (qui durait depuis plusieurs semaines, soyons honnêtes) et les gesticulations de Max face au miroir l'empêchaient de se concentrer.

-Hahaha, hilarant, répliqua Max sans quitter son reflet des yeux. Comme on dit, il y a que les imbéciles qui changent pas d'avis. Je l'admets, ça ne fait pas de mal d'avoir un costume adapté à la situation. Contente ?

-Je suis aux anges, répondit Rose en fixant le mur en face d'elle avec détermination. Malgré ses insupportables fanfaronnades, elle devait bien admettre que Max avait raison : les costumes qu'il avait essayés lui allaient à la perfection et sublimaient absolument tout, dos, épaules, bras… ç'en était presque aveuglant.

Rose n'avait pas prévu que le fait de voir Max dans une tenue plus formelle que d'habitude lui ferait autant d'effet. Elle lui avait toujours trouvé un certain charme avec son allure négligée, même si elle ne se l'était admis à elle-même que très récemment. Mais là, avec un costume trois-pièces parfaitement taillé, il y avait quelque chose d'inhabituel et donc d'autant plus attirant. Sans compter que depuis un certain temps, elle avait remarqué que ce n'était pas seulement le physique de Max qui l'attirait, mais aussi son caractère, bien qu'il puisse être épouvantable par moments. Elle savait qu'elle-même n'était pas la personne la plus facile à supporter, et il était d'autant plus étonnant que, malgré leurs différences, elle et Max s'entendent si bien. Quand ils n'étaient pas entrain de se chamailler, bien sûr. Rose n'avait pas manqué de noter que Max avait été particulièrement gentil et patient lors de l'épisode des gâteaux, épisode dont elle ne gardait pas grand souvenir par ailleurs. Pour en revenir au costume, Rose se demanda si elle avait développé un fantasme dû à ses récentes lectures. Elle lisait effectivement énormément de romans d'espionnage ces temps-ci. Est-ce qu'elle était tentée d'enlever le noeud papillon qu'il avait autour du cou elle-même ? Avec les dents ?

Une main s'agita soudain devant son visage.

-Bellecour ? appela Max pour attirer son attention. Allô, vous êtes parmi nous ? Je vous parle.

Seigneur, où allait-elle avec ce genre de pensées… Il fallait absolument qu'elle se ressaisisse.

-Pardon ? fit Rose, surprise. Elle cligna des yeux et essaya tant bien que mal de revenir à la réalité tandis que Max répétait sa question avec un sourire amusé.

-Je disais ; vous en pensez quoi de celui-là ? Il désigna le costume qu'il portait, dans lequel il venait de s'admirer pendant un quart d'heure.

-Ah oui, fabuleux, se contenta-t-elle de répondre en s'efforçant d'afficher un air détaché. Elle n'en avait aucune idée. Alors qu'elle avait d'ordinaire un oeil si affuté en matière de vêtements, elle était à présent incapable d'émettre la moindre pensée critique : tout était parfait.

M. Lexington, le tailleur, intervint à ce moment là pour proposer à Max un autre costume, bleu nuit cette fois.

-Nous avons aussi celui-ci qui pourrait vous aller, suggéra-t-il avec son fort accent anglais.

Max attrapa le costume et se dirigea une fois de plus vers la cabine d'essayage d'un pas léger tandis que Rose priait intérieurement pour que cette torture se termine bientôt. Elle vida d'une traite la coupe de champagne qu'on lui avait servie à son arrivée. Enfin, elle en était à sa troisième coupe. Elle ne pouvait pas nier que le tailleur de son père savait recevoir ses clients. Elle décida de se ressaisir et s'aventura du côté de la boutique où les cravates et les noeuds papillons étaient exposés de façon élégante. Il y avait énormément de choix, parmi les différentes couleurs et matières, il y avait même une cravate décorée de petits canards jaunes vifs et Rose laissa échapper un rire. Elle fut tentée de choisir celle-ci et de forcer Max à la porter, mais elle se ravisa en se disant qu'il avait bien le droit de profiter de son moment à la Cendrillon.

-Je crois qu'on a un gagnant, s'exclama Max en sortant de la cabine d'un air triomphal.

Il tourna sur lui-même avec légèreté puis se mit à prendre des poses suggestives devant le miroir. Rose se dit qu'elle avait créé un monstre et ne put retenir un gloussement ridicule lorsque M. Lexington lui lança un regard outré. Elle choisit finalement un noeud-papillon en soie bleu ciel et se dirigea vers Max.

-Tenez, essayez avec ça, lui dit-elle en le lui tendant.

-Mhh, répondit Max. Il passa le noeud-papillon autour de son cou en affichant une expression sceptique. Vous êtes sûre pour la couleur ?

-Absolument, c'est assorti à vos yeux, affirma Rose. C'est ça ou la cravate avec les canards.

Max fronça les sourcils d'un air circonspect et sa confusion augmenta d'autant plus lorsqu'il tenta de nouer le noeud-papillon.

-C'était pas si compliqué dans mon souvenir, grommela-t-il en bataillant avec le tissu.

Rose eut pitié de lui, elle regarda par dessus son épaule et, voyant que M. Lexington était occupé à ranger les précédents costumes, elle s'approcha de Max pour l'aider comme elle l'avait fait avec sa chemise à la boîte de nuit. Personne ne le saurait si elle profitait de l'expérience au passage. Elle se mit à plier le noeud-papillon en se concentrant pour se rappeler comment exécuter le noeud correctement. Ils ne prononcèrent pas un mot pendant plusieurs secondes et le silence commençait à devenir pesant lorsque Rose acheva son oeuvre. Elle leva les yeux vers Max et vit qu'il était déjà entrain de la dévisager. Leur regards se croisèrent et Rose sentit son coeur s'accélérer dans un frissonnement électrique. Elle ouvrit la bouche pour tenter de désamorcer la tension déconcertante qui s'était installée entre eux, mais Max afficha un air de défi et la devança.

-Alors, pas trop mal pour un « prolétaire débraillé » ? ironisa-t-il avec un sourire carnassier. Il ajusta lui-même le noeud sans lâcher Rose des yeux. Elle se sentit rougir mais ne se laissa pas déconcerter.

-On s'y laisserait presque tromper, répondit-elle malicieusement, mais vous vous trahissez avec votre coupe de cheveux.

...

Une fois de plus, Max attendait Rose et elle était en retard. Ils avaient convenu de se retrouver devant chez elle et de prendre ensemble un taxi pour se rendre au gala Benefacta qui avait lieu dans un bâtiment historique du centre-ville transformé en hôtel. Max portait le costume qu'ils avaient choisi quelques jours plus tôt chez le tailleur, et même s'il s'était senti plutôt sûr de lui dans le magasin, il avait à présent l'impression d'être complètement empoté et cela le mettait mal à l'aise. Il s'était demandé s'il devait vraiment faire quelque chose pour ses cheveux, mais avait finit par se dire qu'il valait mieux ne toucher à rien et avait donc renoncé à dompter sa tignasse récalcitrante. Il faudrait que le costume seul fasse illusion.

La porte d'entrée s'ouvrit et Rose apparut finalement. Elle portait une longue robe bleue aux reflets argentés qui faisaient l'effet d'une cascade de tissu satiné. Elle portait d'ordinaire des vêtements courts et colorés qui lui donnaient des airs de jeune étudiante excentrique, mais la longue robe cintrée aux fines bretelles laissait voir beaucoup plus de peau que d'habitude. Max ne savait pas où regarder. Rose quant à elle l'examina de haut en bas. Max devait faire une tête bizarre puisqu'elle le dévisagea en fronçant les sourcils.

-Quoi ? demanda-t-elle avec un air interrogateur.

Max réalisa qu'il avait oublié de respirer et prit une grande inspiration.

-Vous… êtes… euh…

Rose leva un sourcil dubitatif et attendit la suite tandis que Max se maudissait intérieurement pour l'indigence de ses capacités oratoires. Il reprit une inspiration et se donna une claque mentalement.

-En retard ! Vous êtes en retard, Bellecour ! finit-il par dire avec un soupir de soulagement d'avoir réussi à prononcer plus de deux mots consécutifs. Rose laissa échapper une exclamation indignée.

-Vous savez combien de temps j'ai mis à me préparer ? protesta-t-elle en affichant un air scandalisé. Allons-y, alors, si nous sommes tellement en retard.

Elle leva les yeux au ciel et ajusta son manteau en fourrure autour de ses épaules. Max adopta un autre angle.

-C'est sûr que ça change de la perruque orange, plaisanta-t-il en ouvrant la portière du taxi. Rose plissa les yeux et se posta devant lui.

-Vous savez à quel point je suis toujours partante pour une joute verbale, mais est-ce vraiment le moment ? On a une mission à réaliser je vous signale.

Max sourit face à un tel sérieux. Une « mission » ? Elle se prenait pour une drôle de dame ou quoi ? Il passa de l'autre côté de la voiture et une fois à l'intérieur, il donna l'adresse de l'hôtel au chauffeur. Il fit un effort pour faire semblant d'écouter Rose qui énumérait une nouvelle fois les étapes de leur plan et lui parlait de l'étiquette à observer lors de ce genre d'évènement. Il vérifia que l'enregistreur qu'il avait dissimulé dans son costume passait bien inaperçu.

Le trajet se passa sans encombres et lorsqu'ils arrivèrent à l'hôtel, il fut aisé de se mêler aux autres arrivants tous vêtus de façon plus luxueuse les uns que les autres. Max dut se forcer à ne pas rester bouche bée face à la file de voitures de luxe qui se succédaient devant l'hôtel, l'abondance de voituriers et autres employés d'hôtellerie, le scintillement des robes et des bijoux des femmes qui tenaient de leurs mains gantées leurs maris engoncés dans des costumes hors de prix. A côté de lui, Rose avait l'air complètement blasée. Ils pénétrèrent dans le hall d'entrée de l'hôtel, tout en marbre et éclairé par une multitude de lustres étincelants. Max se laissa guider par Rose vers le vestiaire où elle déposa son manteau puis ils gravirent l'immense escalier qui surplombait le hall pour finir par arriver dans la salle de réception la plus gigantesque que Max ait jamais vue. Elle était remplie de la même populace aristocrate qu'ils avaient vue à l'entrée et il y régnait un brouhaha de conversations pompeuses et ampoulées. Max songea qu'il allait être difficile de repérer ce qu'ils cherchaient, il ne savait déjà plus où donner de la tête.

Rose lui attrapa le bras et lui offrit un sourire rassurant. Ils avancèrent dans la salle en se frayant un chemin à travers les groupes d'invités et les serveurs qui passaient de l'un à l'autre avec virtuosité. Une douce musique résonnait dans la salle et plusieurs couples dansaient une valse lente tandis que les groupes d'invités entamaient des conversations par-ci par-là. Les convives attrapaient canapés et coupes de champagne sur des plateaux que les serveurs faisaient circuler dans toute la salle. Max essaya de scruter le visage de chaque invité, mais il y avait tellement de monde qu'il lui semblait impossible de remarquer quoi que ce soit.

-Vous avez vu quelque chose ? Demanda Rose qui semblait se dire la même chose que lui.

-Non, il faudrait pouvoir avoir une vue globale de la salle. Il réfléchit un instant, puis la solution lui sembla évidente. Venez, on va danser.

Rose haussa les sourcils si haut qu'ils disparurent sous sa frange.

-Sérieusement ? Demanda-t-elle avec un demi-sourire et un regard enjôleur.

-Pour faire le tour de la salle, expliqua Max, qu'est-ce que vous vous imaginez, Bellecour ?

Lui-même s'efforça de ne rien imaginer du tout.

-Très bien ! Rose s'avança vers lui et lui attrapa soudainement les mains. Je mène alors, annonça-t-elle.

-Hors de question. JE mène, répliqua Max d'un ton qui se voulait sans appel.

Il posa sa main gauche sur la taille de Rose, qui lui empoignait la main droite avec fermeté pour la placer sur son épaule. Ils luttèrent silencieusement pendant une minute en se fusillant du regard avant que Max ait le dessus et entraine sa partenaire sur la piste de danse.

-Je pensais simplement que vous ne sauriez pas comment… commença-t-elle. Max leva les yeux au ciel.

-Je sais danser, figurez-vous, déclara-t-il d'un ton bourru. Vous me prenez vraiment pour le dernier des paysans.

Il ne précisa pas qu'il avait dû apprendre à danser il y avait des années pour son mariage et que les leçons avaient été une véritable torture. Rose lui adressa un sourire faussement contrit, mais elle paraissait tout de même impressionnée, ce qui fit ressentir à Max un étrange élan de fierté. Il détourna les yeux et s'efforça de fixer un point à côté de son oreille, ce qui lui rappela qu'ils étaient censés chercher le Ministre.

-Ouvrez l'oeil, dit-il à Rose, signalez-moi la moindre chose qui vous parait suspecte.

Il était distrait par la sensation de la main de sa cavalière sur son épaule. La main droite de Rose était dangereusement proche de sa nuque, sans parler de sa main gauche, qu'il tenait maladroitement dans la sienne. Il s'efforça de ne rien laisser paraître de son trouble et focalisa son attention sur les invités du gala.

Alors qu'il observait un homme entrain de se battre avec un feuilleté aux crevettes, Rose attira son attention.

-Il y a du mouvement par là-bas.

Elle désigna le côté de la salle par lequel ils étaient entrés. Une foule de gens commençait à se presser vers l'endroit et Max repéra plusieurs hommes bien bâtis qui ressemblaient à des gardes du corps : le Ministre était arrivé. Ils quittèrent la piste de danse et s'approchèrent tant bien que mal alors que le Ministre saluait la foule d'un air affable. Il était accompagné d'un homme richement vêtu que Max reconnut comme le directeur de l'hôtel. La Commissaire, Rose et lui avaient recherché les personnes importantes à reconnaître au préalable en se procurant des photographies. Rose et lui observèrent la scène de loin, le Ministre serrait des mains et adressait des salutations concises à certaines personnes qui le connaissaient. Autour de lui, les gardes du corps affichaient un air menaçant. Max remarqua deux hommes qui sortaient du lot, un chauve et un autre vêtu d'un costume violet qui faisait mal aux yeux. Ils restaient collés aux semelles du Ministre en échangeant des regards graves. A un moment, le ministre se pencha vers le chauve et lui adressa quelques mots à l'oreille, l'homme hocha alors la tête et nota quelques mots sur un calepin qu'il avait dans sa poche. Cela pourrait être utile de se procurer ce calepin. Il semblait que ces deux hommes étaient les bras droits du Ministre et il faudrait les surveiller de manière tout aussi vigilante, voire plus. Il allait se tourner vers Rose pour lui faire part de cette réflexion lorsqu'il la vit fixer le Ministre et ses sbires avec les yeux écarquillés, d'un regard qui était tout sauf discret.

-Mais qu'est-ce que vous fichez, vous voulez qu'on se fasse repérer dès le début ? chuchota-t-il furieusement en lui attrapant l'épaule pour la faire se tourner vers lui.

-Comment ça ? demanda Rose avec un mélange de surprise et d'agacement. Je visualise la cible, c'est tout.

Max leva les yeux au ciel.

-Si pour vous « visualiser » veut dire fixer avec un regard de merlan-frit, c'est tout bon, répliqua-t-il, vous avez l'air de tout sauf d'une riche héritière venue gracieusement jeter son argent aux pauvres.

-Merlan-frit vous-même ! s'exclama Rose avec indignation en croisant les bras.

La scène aurait pu être drôle s'ils n'étaient pas au milieu d'une mission d'infiltration. Max remarqua que les deux hommes qu'il avait repérés quelques instants plus tôt étaient armés et cela ne lui disait rien qui vaille. Il regretta d'avoir laissé son pistolet chez lui, il n'avait pas pu le camoufler efficacement sous son costume.

Le directeur de l'hôtel était à présent monté sur une scène qui occupait le fond de la salle et était décorée de fleurs et de rideaux luxueux. Max le vit tapoter un micro et tous les invités se tournèrent vers lui pour lui prêter attention. Une fois de plus, Rose passa son bras autour du sien. Le directeur, M. de la Courrière, commença par remercier les invités et expliqua les enjeux du gala dans un discours d'une longueur raisonnable. A la fin, il signala la présence du Ministre et l'invita à dire quelques mots sur scène. Alors que ce dernier gravissait les marches en souriant à l'assemblée, Max vit l'homme en costume violet qu'il avait repéré plus tôt s'éclipser discrètement hors de la salle, alors que tout le monde avait les yeux fixés sur la scène. L'homme chauve était resté aux côtés du ministre avec les autres gardes du corps. Il se pencha vers Rose.

-L'homme en violet est sorti de la salle, on devrait le suivre, lui dit-il. Le Ministre est sur scène maintenant mais il peut le rejoindre plus tard, alors mieux vaut garder un oeil sur lui.

Elle hocha la tête et ils se dirigèrent vers la sortie. Ils descendirent le grand escalier qu'ils avaient emprunté à leur arrivée, puis débouchèrent sur le hall d'entrée de l'hôtel particulier. Le hall était occupé par quelques groupes d'invités retardataires qui discutaient entre eux en échangeant des banalités, ainsi que par des employés chargés d'accueillir et de guider les nouveaux arrivants. Il y régnait une certaine effervescence, bien que moins agitée que lors de leur arrivée.

-Par ici ! chuchota Rose en montrant discrètement l'homme en violet.

Max le vit au dernier moment alors qu'il empruntait un couloir à l'opposé du hall. Il attrapa la main de Rose pour s'élancer à sa poursuite, tout en essayant de maintenir une certaine distance de sécurité entre l'homme et eux. Le couloir dans lequel ils l'avaient suivi était large et abondait de personnes faisant la queue pour les toilettes ou pour déposer leurs affaires au vestiaire. Rose et Max essayèrent de se fondre dans la masse, sans perdre leur cible de vue. A l'autre bout du couloir, l'homme en violet s'arrêta face à deux autres hommes en costume qui ressemblaient à des serveurs. Ils échangèrent des propos inintelligibles. Max fit signe à Rose de s'arrêter et ils se postèrent derrière un groupe de soixantenaires qui débattaient avec animation de leur marque de cigares préférée. L'homme en violet et ses interlocuteurs semblaient eux aussi avoir une conversation très animée, ils n'avaient d'ailleurs pas l'air très contents.

-Il faudrait qu'on puisse entendre ce qu'ils disent, vous avez l'enregistreur ? demanda Rose.

-Oui, mais si on se rapproche, on risque de se faire repérer, répondit Max en essayant de réfléchir à une technique pour s'approcher en passant inaperçu.

-On aurait dû se déguiser en serveurs, songea Rose tout en scrutant leur cible de loin. C'est beaucoup plus passe-partout comme couverture.

-C'est bien le moment de penser à ça, répliqua Max pour ne pas admettre à voix haute qu'elle avait probablement raison. Rose était déjà ravissante en temps normal, mais avec cette robe, elle était tout sauf passe-partout.

-Gardez un oeil sur eux, je surveille l'autre côté, ordonna-t-il en se tournant vers elle pour éviter que leurs doubles regards braqués fixement sur leur cible ne leur donnent un air trop suspect. D'autant que l'homme en question semblait visiblement sur ses gardes, il parlait avec agitation et lançait des regards méfiants à qui passait trop près de lui. Rose poursuivit sa reflexion comme si de rien était et Max observa ses yeux noirs brillants en oubliant qu'il était censé surveiller l'autre côté du couloir.

-Je dis juste que si vous aviez mis un costume un peu moins élégant vous seriez peut-être un peu plus… elle s'interrompit et son regard se focalisa par dessus l'épaule de Max.

-Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il, alarmé.

-Ils ont fini de parler, décrit-elle, Celui en violet a l'air d'être le chef, on dirait qu'ils attendaient ses consignes. Les deux serveurs s'en vont, et l'autre… Oups, il nous regarde bizarrement ! Oh non, il vient vers nous ! Vite, embrassez-moi, ordonna-t-elle.

-Quoi ?! coassa Max, incapable d'assimiler l'information.

Son coeur rata un battement et, avant qu'il n'ait le temps d'y réfléchir davantage, Rose attrapa le col de sa chemise avec détermination et attira son visage vers le sien. Le baiser fut tout sauf passionné. Max, pris par surprise, se laissa entrainer par Rose qui l'avait attiré vers elle un peu trop rapidement. Leur dents s'entrechoquèrent avant qu'ils ne puissent s'ajuster correctement. Les lèvres de Rose étaient douces et, d'un seul coup, Max se retrouva enveloppé dans la fraicheur enivrante de son parfum. Il oublia absolument tout. Au moment où il fermait les yeux et s'apprêtait à poser ses mains sur la taille de Rose, leur lèvres se séparèrent brutalement et il fut forcé de revenir à la réalité. Rose, qui avait du passer ses bras autour de son cou à un moment, afficha pendant une fraction de seconde un air troublé qui disparu presque aussitôt. Max cligna des yeux à plusieurs reprises en essayant de se rappeler où il était.

-Euuuuuh, je… , commença-t-il avec son éloquence habituelle.

-C'est bon, il est parti, annonça Rose en interrompant la tirade de Max. Elle tourna la tête en direction du hall d'entrée pour suivre l'homme du regard, ses bras étaient toujours passés autour de la nuque de Max. Venez, poursuivit-elle avec dynamisme, on le suit ! Mais soyez discret cette fois !

Cette fois ? Ce n'était certainement pas de sa faute si l'homme en violet leur avait trouvé un air bizarre.

...

Rose s'efforça de recouvrer ses esprits en se focalisant sur l'homme à l'atroce costume violet. Qu'est-ce qu'il ne fallait pas faire lors des missions sous couverture… Max avait l'air sonné, le pauvre, il ne s'attendait pas à ça. En même temps, il ne connaissait probablement pas le livre d'espionnage dans lequel Rose avait lu une scène similaire. Elle mourrait d'envie de tester cette technique de diversion depuis. Disons que la diversion avait bien fonctionné, et pas seulement sur la personne qu'il fallait distraire. Elle n'était même pas sûre à cent pour cent que l'homme leur avait trouvé quelque chose de suspect, mais il valait mieux prévenir que guérir, n'est-ce pas ? Max n'avait pas besoin de savoir ça.

Avant que ce dernier ne puisse protester et commencer à lui faire la morale sur son manque de professionnalisme, elle l'entraina à la suite de Purple-Man, qui semblait vouloir rejoindre la grande salle dans laquelle se déroulait la cérémonie du gala. Elle allait s'avancer dans la direction choisie, mais Max lui retint le bras. Elle grimaça lorsqu'elle fit demi-tour pour lui faire face ; ses chaussures lui faisaient souffrir le martyr elle s'en voulait d'avoir été aussi stupide de vouloir sortir le grand jeu alors qu'ils étaient censés être au meilleur de leur forme pour la mission.

-Attendez, Rose… euh, Bellecour, attendez, articula-t-il. Il n'avait rien remarqué et semblait lui-même totalement confus pour une tout autre raison. Il poursuivit :

-Il va sûrement prévenir ses complices s'il nous a repérés, on devrait se faire plus discrets, peut-être qu'il vaudrait mieux se séparer…

-Vous rigolez ?! répondit Rose, après une diversion pareille, aucun risque croyez-moi ! en plus, ce serait encore plus suspect qu'on se sépare maintenant.

-Oui bah parlons-en de votre diversion, grogna-t-il, avait le teint cramoisi. Vous croyez que vous pouvez…

-Venez, ou on va complètement perde sa piste ! Interrompit subitement Rose, non, elle n'avait pas envie de parler de la diversion. Elle tourna les talons et s'élança en direction de la grande salle. Max ronchonna derrière elle en marmonnant des paroles inintelligibles mais il la suivit.

Une fois de retour dans la grande salle, ils en firent le tour en observant scrupuleusement les invités, mais ils durent rapidement se rendre à l'évidence : l'homme en violet, ainsi que le Ministre et sa horde de gardes du corps, avaient disparu. Max et Rose s'étaient postés près de la scène, à l'écart de la foule pour faire le point.

-Ils n'ont pas pu se volatiliser comme ça, on l'aurait remarqué, maugréa Max. Il doit y avoir une autre issue à cette salle.

Au moment où il prononçait cette phrase, Rose eut une illumination en observant la scène qui était face à eux.

-Derrière la scène ! S'exclama-t-elle. Il doit forcément y avoir des coulisses, ou quelque chose du genre… En plus le Ministre était sur scène tout à l'heure.

Max jeta à son tour un regard en direction de la scène.

-Bonne idée, admit-il, il faut juster trouver comment accéder au côté coulisses.

En s'approchant, ils remarquèrent une minuscule porte sur le côté de la scène qui se fondait presque dans le mur. Personne ne leur prêtait attention, tous les invités du gala étant trop occupés à exhiber leurs nouvelles montres ou à vanter leurs exploits au golf. En moins d'une seconde, ils s'étaient glissés dans l'ouverture de la porte sans que personne ne le remarque, et avaient débouché sur un long couloir moquetté bordé de portes en bois. Rose ouvrit une porte au hasard. Elle donnait sur une loge de théâtre tout ce qu'il y avait de plus classique, avec un miroir lumineux, un fauteuil, et un paravent. En dehors de ça, la pièce était vide. En avançant un peu dans le couloir, ils remarquèrent des embranchements qui allaient dans différentes directions, chacun débouchant sur les mêmes enchainements de longs couloirs tapissés de moquette.

-On aurait dû prendre un plan de ce foutu hôtel, pesta Max, c'est un vrai labyrinthe.

Rose sentait qu'il était anxieux de ne pas avoir pu emporter son pistolet. Bizarrement, le calme qui régnait dans les couloirs où ils avançaient augmentait la tension qu'ils ressentaient tous les deux. Leur exploration avait duré quelques minutes lorsqu'ils perçurent un mouvement quelques mètres plus loin. Ils se plaquèrent aussitôt contre le mur du coin auquel ils venaient de tourner. Ils entendaient à présent des voix étouffées. Max passa la tête derrière le mur et jeta un coup d'oeil furtif en direction des voix, puis il fit signe à Rose que la voie était libre et ils sortirent de leur cachette. À mesure qu'ils approchaient, les paroles échangées se faisaient de plus en plus claires. Rose remarqua qu'elles s'échappaient de l'embrasure d'une porte restée entrouverte.

-… réussi à récupérer les photos, donc ne vous en faites pas pour ça, disait une voix, il nous faut maintenant l'avance sur le paiement et vous aurez votre marchandise.

Une autre voix répondit avec un fort accent américain.

-Vous comprenez que je ne peux pas avancer d'argent tant que je n'ai pas vu la marchandise.

-Vous avez déjà travaillé avec moi, Lighthouse, vous savez que je suis fiable, répliqua la première voix.

Max et Rose échangèrent un regard alarmé. Lighthouse ! C'était l'investisseur américain qui organisait le gala ! L'autre voix appartenait indubitablement au Ministre.

Max se dépêcha d'activer l'enregistreur qu'il avait dissimulé dans son costume, et Rose pria pour que les voix soient assez fortes pour être audibles sur la bande-son. Ils avaient là largement de quoi inculper les instigateurs du trafic qui se déroulait apparemment sous leur nez.

La voix de l'Américain reprit :

-Vous avez été fiable avec moi jusqu'à maintenant, Darnon, mais je sais quel sale coup vous avez joué aux Russes et je ne vais pas me laisser avoir si facilement.

-Mais je ne compte pas vous jouer de sale coup, répondit le Ministre d'un ton complaisant, vous avez toujours été un de mes meilleurs clients, et pour cela je vous remercie.

Les négociations allaient bon train et les deux protagonistes arrivèrent bientôt à se mettre d'accord. Max et Rose étaient toujours postés dans le couloir, derrière la porte, à essayer de discerner le moindre propos échangé. Ils devraient cependant bientôt revoir leur position si les négociateurs en venaient à sortir de la pièce.

Au moment où Rose s'apprêtait à communiquer cette pensée à Max de la façon la plus silencieuse possible, une main énorme se posa sur son épaule avec fermeté. Rose sentit son coeur s'arrêter pendant une seconde. Au même moment, devant eux, la porte s'ouvrit de l'intérieur sur une grande pièce qui ressemblait à un bureau bordé de bibliothèques. Max et Rose se retrouvèrent ainsi face à face avec l'homme en violet, le Ministre, ses gardes du corps, mais aussi l'Américain Lighthouse, et ses gardes du corps à lui. Sans compter l'énorme mastodonte derrière eux qui, bien que Rose ne sache par à qui il appartenait, leur bloquait le passage tel un Cerbère des temps modernes. Tout le monde avait l'air un peu surpris de la situation.

Max réagit au quart de tour. Il profita de la seconde de latence pour asséner un coup de coude puissant dans le bas du ventre du garde du corps, avant d'attraper Rose par la main et de hurler :

-ROSE ! COUREZ !

Lui-même s'élança dans le dédale de couloirs moquettés, probablement sans savoir où il allait. Rose s'efforça de le suivre du mieux qu'elle put mais ses chaussures à talons hauts l'empêchaient de courir correctement et lui broyaient littéralement les pieds. Elle entendait cependant les gardes du corps du Ministre qui s'étaient lancés à leur poursuite après leur temps de stupéfaction et elle sentit les battements de son coeur s'accélérer douloureusement.

-Plus vite, Rose ! pressa Max en tirant sur son bras avec énergie.

-Je peux pas ! protesta-t-elle d'une voix plaintive, j'aimerais bien vous y voir avec des- Aaaaaarrggghhh !

Elle venait de trébucher sur elle ne savait quel obstacle invisible et s'était écrasée contre Max qui était juste devant elle. Il la retint de justesse et jeta un regard paniqué par dessus son épaule à la recherche de leurs poursuivants. Rose avait entendu sa cheville émettre un craquement inquiétant.

-Ma cheville… se lamenta-t-elle piteusement. Quelle gourde, à cause d'elle ils allaient probablement mourir et elle n'aurait jamais le temps de…

Max n'eut pas l'air de réfléchir une seconde.

-Accrochez-vous, prévint-il avant de la soulever comme une mariée d'un mouvement souple. Il se remit à courir comme si elle ne pesait pas plus lourd qu'une plume. Rose resta bouche bée pendant un instant, puis elle dut se cramponner au cou de Max. Elle était complètement grisée par le fait qu'il se comporte comme un véritable super-héros, presque au point d'en oublier la course poursuite qui se déroulait au même moment. Elle ne pouvait même pas en profiter.

Ils arrivèrent à un croisement de plusieurs couloirs et Max ralentit un peu l'allure.

-Vous avez une idée d'où on est ? haleta-t-il, à bout de souffle.

Avant que Rose ne puisse répondre qu'elle n'en savait rien, Max se tourna sur sa gauche et ils virent avec horreur une horde de malfrats leur faire face avec des sourires cruels.

-Vous êtes cuits, annonça l'un d'eux au premier rang, que Rose reconnut comme celui auquel Max avait donné un coup de coude. Max et elle échangèrent tous les deux un regard désespéré et Rose resserra son étreinte autour de son cou.

A cet instant, une voix familière et débordante d'autorité retentit derrière eux :

-Police ! Plus un geste !

Les rictus de leurs poursuivants disparurent instantanément. Ils se retournèrent, et Max et Rose purent apercevoir toute une escouade de policiers, leurs pistolets braqués sur la bande de malfaiteurs, et au milieu…

-Commissaire ! s'exclamèrent-ils à l'unisson.

La Commissaire Gréco se tenait face à eux, un bras toujours en écharpe mais un sourire triomphal étalé sur son visage.

-Ça alors, mais qu'est-ce qu'on a là ? Mon couple d'empotés préféré ! jubila-t-elle.

Max et Rose l'observèrent avec un air abasourdi, les yeux écarquillés comme des soucoupes, alors qu'elle s'avançait vers eux.

-Personne ne bouge, exigea-t-elle en s'adressant aux malfaiteurs, puis elle ordonna aux policiers : embarquez moi tout ça, et que ça saute. Sauf les deux clampins au milieu.

Les deux clampins en question se dévisagèrent l'un l'autre avec un mélange de consternation et d'ahurissement.

Tout à coup, derrière eux, retentit le bruit de plusieurs personnes qui courraient sur la moquette. Le Ministre et ses deux bras droits, ainsi que l'investisseur Américain en costume blanc venaient de faire irruption dans le couloir, clairement en fuite. Ils avaient à leur suite une autre partie de l'escouade de police qui se posta à l'autre bout du couloir, leur bloquant le passage.

-Tiens, tiens, tiens, M. le Ministre Darnon, lança la Commissaire. Elle se tourna vers un des policiers à sa droite. Donnez-moi ça, ordonna-t-elle en saisissant son pistolet d'une main. Elle se retourna vers le Ministre et braqua son pistolet sur lui. Rose admira son sens de la mise en scène. Il était vrai que la Commissaire avait toujours eu un penchant pour les arrestations théâtrales. Elle poursuivit : vous êtes en état d'arrestation pour trafic de photos volées et trafic de stupéfiants. Vous aussi M. Lighthouse, adressa-t-elle à l'intention de l'Américain. Râteau, menottez-moi ça.

Râteau s'exécuta, de même que les autres policiers qui s'occupaient des sbires du Ministre. La Commissaire s'approcha de Max et Rose, toujours plantés comme des tournesols au milieu de cette scène surréaliste.

-Trafic de stupéfiants ?! répéta Rose, depuis quand ? On avait pas parlé de ça pendant notre débrief chez les hippies !

-Ma petite Bellecour, répondit la Commissaire, il y a plein de choses dont on a pas parlé pendant que vous jouiez les jolis coeurs avec Mister Grincheux ici présent.

-Attendez, attendez, intervint le susnommé, incrédule. Moi non plus vous m'avez rien dit pour le trafic de stupéfiants.

Il portait toujours Rose et elle était aux premières loges pour voir ses pommettes prendre une délicieuse teinte rosée suite à l'insinuation précédente.

-Je vous expliquerai tout ça plus tard, c'est une enquête que j'ai menée avec Bob, précisa la Commissaire. Disons simplement que les ventes de drogue se faisaient accompagnées de charmantes photographies… C'était leur marque de fabrique, si vous voulez. Une marque de luxe.

-C'est dégeulasse, cracha Max, dégoûté, et Rose sentit son coeur faire un bond dans sa poitrine. Max sembla soudain réaliser quelque chose et il ajouta avec indignation : attendez, Bob ?! Bob le hippie ? Vous menez des enquêtes avec lui maintenant ? Et on est quoi nous, du pipi de chat ?

Rose éclata d'un rire de soulagement un peu hystérique. La Commissaire leur jeta un regard perplexe.

-Et vous m'expliquez pourquoi vous jouez les nouveaux mariés ? demanda-t-elle en ignorant la question de Max.

-Je me suis tordu la cheville, expliqua lamentablement Rose.

La Commissaire leva silencieusement un sourcil emprunt de jugement. Elle avait l'air de dire : « Vous êtes vraiment des incapables. » Il fallait avouer qu'ils n'avaient pas l'air fins dans cette posture. Finalement, elle eut l'air d'avoir un peu pitié d'eux et désigna la cheville de Rose qui avait pris une couleur violacée peu ragoûtante.

-Beretta, occupez-vous de ça en attendant l'ambulance, moi je m'occupe d'embarquer tout le monde.

Elle tourna les talons et se mit à diriger les opérations pour procéder à l'arrestation de tous les criminels. Rose sentit une vague de soulagement l'envahir en réalisant qu'elle et Max étaient sains et saufs, excepté quelques égratignures et autres chevilles enflées. Toujours en la portant, Max suivit le mouvement des autres policiers et ils finirent par déboucher dans le hall d'entrée de l'hôtel. Rose devait admettre qu'elle n'aurait jamais pu s'y retrouver toute seule, encore moins avec une meute de malfaiteurs à ses trousses.

Pendant que la Commissaire tyrannisait Râteau et Cassard pour qu'ils s'occupent des arrestations, « et plus vite que ça », Max déposa Rose sur un des fauteuils du hall et observa sa cheville en fronçant les sourcils.

-Euh, votre pied… commença-t-il d'un ton hésitant.

-Ce n'est rien, éluda Rose en ignorant la douleur qui lui traversait la jambe. Max lui lança un regard sceptique.

-Je crois pas, non. Je vais vous chercher de la glace, ne bougez pas.

Rose l'observa s'éloigner au pas de course et elle se sentit fondre sur place. Elle songea à la façon dont il n'avait pas hésité une seule seconde à donner un coup de coude au garde du corps pour leur permettre de s'échapper, à lui attraper la main pour l'entrainer avec lui dans sa course, à la prendre dans ses bras lorsqu'elle ne pouvait plus courir. Elle songea à leur baiser, quelques instants plus tôt…

Elle était dans de beaux draps. Enfin… si seulement.

Max réapparut avec un tissu humide qui devait être une serviette remplie de glaçons.

-C'est tout ce que j'ai trouvé, expliqua-t-il avec un sourire désolé, il faudra bien que ça fasse l'affaire le temps que l'ambulance arrive. Tenez-vous tranquille.

Il s'agenouilla face à elle pour lui saisir la cheville avec toute la délicatesse dont il était capable. Rose crut défaillir lorsqu'il ouvrit délicatement la boucle de sa sandale à talon argentée et fit glisser sa chaussure dans sa main. Ses doigts étaient froids à cause de la glace et le contact était bienvenu sur sa peau inflammée, mais il y avait autre chose. La sensation de ses mains lorsqu'il fit tourner son pied avec douceur pour examiner les dégâts lui parut comme une chose qu'elle n'avait jamais ressentie jusqu'alors, et elle eut l'impression que son corps fut parcouru d'une décharge électrique, depuis la plante du pied jusqu'au cerveau.

Il ne manquait plus que ça ; voilà qu'elle se découvrait un fétiche des pieds maintenant.

-Ouch, ça a l'air douloureux, grimaça Max. Quelle idée de porter ce genre de chaussures aussi. Il fixa la chaussure qu'il tenait dans la main d'un regard noir qui lui donnait un adorable air renfrogné. Rose réprima un sourire.

-Allez dire ça au patriarcat, répliqua-t-elle sans animosité, Si j'avais débarqué ici en charentaises, vous pensez vraiment qu'on aurait pu passer inaperçus ?

-En charentaises, en combinaison de ski, déguisée en arbre, je crois que dans tous les cas, vous ne passeriez jamais inaperçue, répondit Max d'un air distrait les yeux toujours fixés sur le pied de Rose.

Cette fois-ci, elle ne retint pas le sourire qui s'étala pleinement sur son visage, Max n'eut pas l'air de s'en rendre compte. Il plaça tant bien que mal le tissu imbibé de glace autour de la cheville de Rose.

-De toute façon votre regard de merlan frit nous avait grillés depuis le début, poursuivit-il d'un ton moqueur.

Rose prit un air faussement vexé et lui tira la langue. Elle ne pouvait s'empêcher de sourire, malgré le fait que sa cheville semblait à présent faire la taille d'une boule de pétanque rouge vif. La montée d'adrénaline qu'elle avait eue lors de la course poursuite commençait à redescendre et la douleur devenait de plus en plus intense. Max s'assit sur le fauteuil en face du sien, puis il souleva la cheville entourée de tissu glacé dégoulinant pour la placer sur ses genoux. Le mouvement fut un peu trop rapide.

-Aïe, protesta Rose en lui adressant un regard accusateur.

-Pardon, répondit-il à voix basse en levant vers elle ses yeux bleu électrique, son regard était à la fois si doux et saisissant que Rose sentit sa tête lui tourner. Elle baissa les yeux pour se ressaisir. Quel enfer, Max la torturait sans même s'en rendre compte.

La Commissaire revint vers eux pour faire le point, ce qui lui offrit une distraction bienvenue.

-On pense avoir tout le monde, annonça-t-elle, j'espère que vous avez au moins réussi à enregistrer quelque chose, parce qu'on ne peut pas dire que vous avez été d'une très grande utilité.

-En même temps vous ne nous avez même pas tenus au courant de la moitié de l'enquête, se défendit Max sans se lever de son fauteuil, car il avait toujours le pied de Rose sur les genoux. Il leva néanmoins la tête vers la Commissaire pour lui lancer un regard noir.

-Je n'ai eu les informations pour le trafic de stupéfiants que très récemment, répondit-elle calmement, c'est Bob qui m'a alertée. Je voulais vous prévenir mais vous étiez déjà en route pour le gala… En tout cas, l'ambulance est arrivée.

-Je n'ai pas besoin d'une ambulance, protesta Rose en levant les yeux au ciel mais personne ne fit attention à elle.

-Je savais bien que ce hippie était pas net, maugréa Max.

-Calmez-vous, Beretta, c'est probablement grâce à lui si vous êtes en vie ce soir.

Max poussa un grognement. Une ambulancière fit son apparition à côté de lui et se mit à examiner le pied de Rose. Elle déclara que sa cheville n'était pas cassée, mais qu'elle devait l'emmener à l'hôpital pour faire des radios et pour lui poser une attelle. Elle et Max se placèrent aux côtés de Rose pour l'aider à se lever et à se diriger vers l'ambulance. Rose décida de tenter le tout pour le tout et attrapa la main de Max. Quand il se tourna vers elle l'air interloqué, elle lui lança son meilleur regard de chien battu en écarquillant les yeux le plus possible.

-Vous restez avec moi ? lui demanda-t-elle en forçant juste très légèrement sur le pathétique.

Max jeta un coup d'oeil déconcerté à la Commissaire. Il était encore en service, il avait probablement un rapport à remplir et de la paperasse barbante à régler. Rose tira encore sur sa main. Elle s'était foulé la cheville quand même, nom d'une pipe.

-Allez, insista-t-elle d'un ton plaintif en se collant à lui (cette stratégie avait déjà fait ses preuves pour le déstabiliser), vous n'allez pas me laisser toute seule maintenant !

Max la dévisagea d'un air épouvanté avant de se tourner vers la Commissaire avec un regard impuissant. Cette dernière leva les yeux aux ciel comme pour invoquer la miséricorde divine.

-Allez-y, soupira-t-elle, vous ferez votre paperasse demain.

-Ouiiiii ! fit Rose dans une exclamation de joie un peu trop démonstrative.

-Vous êtes pas censée avoir mal à la cheville, vous ? demanda Max avec un regard à la fois suspicieux et légèrement amusé. Rose lui adressa un sourire rayonnant et il passa un bras autour de sa taille pour la soutenir jusqu'à l'ambulance. Tout se finissait fabuleusement bien.

...

Max se remémorait mentalement les évènements de la soirée en regardant défiler les voitures à travers la vitre du taxi. Tout était plus ou moins flou, à l'exception d'un moment en particulier dont il se souvenait avec beaucoup trop de précision. Il était complètement déboussolé. Il avait beau s'efforcer d'y réfléchir, il n'arrivait pas à remettre ses idées en place, et il se demandait ce que tout ceci pouvait bien signifier. À côté de lui, Rose semblait ne pas avoir conscience de sa confusion intérieure. Elle aussi regardait par la fenêtre du taxi, en affichant un air pensif et paisible. Il lui avait prêté sa veste de costume quand il avait réalisé qu'ils avaient oublié la sienne au vestiaire de l'hôtel en partant pour l'hôpital. Rose avait blagué en s'étonnant qu'il sache se comporter en gentleman « quand il voulait », et, si Max avait ressenti une légère pointe d'agacement, il avait été surpris par l'intensité du sentiment affectueux qui l'avait submergé alors. Sentiment qui n'avait apparemment pas l'air de vouloir disparaître.

Le taxi s'arrêta devant l'immeuble de Rose, et Max sortit en premier pour l'aider à se hisser sur ses béquilles. Apparemment, sa cheville était seulement foulée et elle aurait besoin de quelques semaines de repos, en minimisant les déplacements le plus possible. Alors qu'il ouvrait la portière, Rose tendit les bras dans sa direction en affichant un sourire éclatant et Max s'efforça d'enfouir le sentiment.

-Où sont passées vos béquilles ? Demanda-t-il quand il réalisa qu'il ne les voyait nulle part. Elle ne les avait quand même pas oubliées à l'hôpital ?

-Oups… fit Rose en battant des cils de façon innocente. Elle devait croire que ça lui donnait un air attendrissant. Ça ne marchait pas du tout. Max refusait de tomber dans le panneau.

-Sérieusement, Bellecour… Vous le faites exprès ou quoi ? Soupira-t-il d'un air à la fois agacé et amusé devant cette comédie. Elle était incorrigible.

Il se pencha pour l'aider à se hisser hors de la voiture puis à s'appuyer sur lui pour rejoindre la porte d'entrée. Il avait une vague sensation de déjà vu et tout cela ne lui disait rien qui vaille.

-Je préférais quand vous m'appeliez Rose, lui répondit-elle en levant vers lui ses grands yeux noirs.

-Je n'ai jamais… commença-t-il. Rose lui adressa un regard appuyé et il se ravisa en affichant un petit sourire en signe de défaite. Effectivement, cela lui avait peut-être échappé une fois ou deux, dans le feu de l'action. Ça ne voulait absolument rien dire, ce n'était pas la peine dans faire tout un plat.

Il parcoururent le chemin jusqu'à la porte en quelques enjambées laborieuses, Rose ne faisant visiblement aucun effort pour tenir debout. Max se dit qu'elle devait commencer à sentir l'effet de la petite dose morphine qu'ils lui avaient injectée à l'hôpital pour l'aider à supporter la douleur de sa cheville. Décidément, la situation lui rappelait vraiment beaucoup trop la dernière fois qu'il avait raccompagné Rose chez elle. Le fait d'être si près d'elle pour l'aider à se déplacer faisait qu'une fois de plus, il pouvait sentir son parfum qui lui faisait toujours un peu tourner la tête, mais pas de façon désagréable. Rose était sans conteste très belle, mais elle était aussi extraordinairement agaçante. Pourquoi fallait-il qu'elle sente si bon, par dessus le marché ?

-Et voilà, on y est, déclara-t-il maladroitement une fois qu'ils étaient arrivés sur le seuil de la porte.

Rose se tourna vers lui en s'appuyant sur le mur et ils se dévisagèrent silencieusement, Max ne savait pas très bien quoi faire. Il allait tenter de désamorcer la situation en faisant une blague lorsque le visage de Rose s'éclaira.

-Oh, votre veste ! s'exclama Rose en faisant mine de la retirer pour la lui rendre. Max l'en empêcha en lui attrapant les bras et en redressant la veste du mieux qu'il put.

-Non, gardez-la, dit-il, vous me la rendrez une prochaine fois.

-Je ne voudrais pas vous priver de votre seule veste habillée, plaisanta-t-elle avec un sourire pétillant.

Max leva les yeux aux ciel mais il ne put s'empêcher de laisser échapper un rire en secouant la tête.

-Vous et vos vestes habillées, répliqua-t-il, vous feriez mieux de la garder pour toujours si vous aimez tellement ça.

-Oh mais c'est pas sur moi que je les aime.

-Comment ça ? demanda-t-il, perplexe, mais Rose se racla la gorge et changea de sujet sans transition.

-Au fait, bien joué d'avoir utilisé votre coude pour frapper le garde du corps ! S'exclama-t-elle. Vous écoutez ce que je vous dis, finalement.

-Pas finalement… corrigea Max. C'est impossible de ne pas enregistrer au moins une information de ce que vous dites : vous parlez en permanence. Et vous vous répétez en plus de ça.

-Admettez que c'était quand même utile ! Rétorqua-t-elle d'un ton enjoué sans se formaliser de la remarque de Max.

-J'admets… Reconnut-il finalement. Il pouvait au moins lui laisser ça, elle s'était tordu la cheville.

-D'ailleurs, merci de ne pas m'avoir abandonnée… reprit-elle d'un ton un peu plus sérieux. Elle baissa les yeux et Max remarqua vaguement que ses longs cils traçaient des ombres noires sur ses joues avec un contraste saisissant.

-Abandonnée ? répéta-t-il d'un air interrogateur, toujours légèrement hypnotisé. Elle avait vraiment un beau visage.

-Quand je me suis tordu la cheville, expliqua-t-elle en relevant les yeux. Distraitement, elle tournait et retournait le bord de la veste entre ses mains. Max se savait pas quoi faire des siennes.

-Vous rigolez, il se gratta la nuque et laissa échapper un rire face à l'absurdité de la suggestion, j'aurais jamais fait ça ! Et j'aurais fait comment après, sans personne pour m'expliquer que l'auriculaire est la partie la plus pointue du corps ?

Rose éclata de rire. Max n'avait même pas réfléchi lorsqu'elle s'était blessée en pleine course-poursuite. Finalement, il s'était fait à l'idée que Rose et lui formaient une équipe et que s'il arrivait quelque chose à l'un d'eux, l'autre le soutiendrait coûte que coûte. Il se demanda à quel moment ce changement s'était opéré dans son esprit. Il ne s'en était absolument pas rendu compte jusqu'alors, mais il réalisa qu'il lui serait désormais extrêmement bizarre de travailler sans avoir Rose à ses côtés. Il se dit qu'il préférerait cependant passer le reste de sa vie à travailler aux archives plutôt que de l'admettre à voix haute. La Commissaire se moquerait de lui jusqu'à la fin des temps.

-Donc, conclut Rose, vous m'aimez bien, un peu quand même…

Elle affichait un air malicieux mais une touche d'hésitation pointait néanmoins dans son regard. Elle s'approcha pour réajuster le noeud-papillon de Max, malgré le fait qu'il n'en avait pas besoin, puisque Max l'avait défait un peu plus tôt dans la soirée, alors qu'il attendait que les médecins de l'hôpital aient fini d'examiner la cheville de Rose. Cela n'empêcha pas cette dernière de s'avancer en appuyant ses avant-bras sur la poitrine de Max. Il avait l'étrange et plutôt désagréable impression qu'elle avait lu directement dans ses pensées. Il laissa échapper un rire nerveux alors que Rose continuait de braquer sur lui son regard espiègle et magnétique. Finalement, elle n'avait pas tort… et puis, être affecté aux archives était véritablement épouvantable.

-Ça se pourrait… admit-il en se raclant la gorge.

Rose était beaucoup trop près de lui et il ne savait pas où regarder. Il sentait son coeur tambouriner contre sa cage thoracique. Il faisait un tel vacarme qu'il était sûr que Rose l'entendait aussi. Max se sentait sur une pente glissante, pourquoi lui faisait-elle à ce point perdre tous ses moyens ?!

-Alors, reprit-elle calmement, le baiser, tout à l'heure, ça vous a plu ?

Ah oui. Bien sûr que ça allait revenir sur le tapis, Max aurait du se douter qu'il n'en réchapperait pas si facilement. Et bien sûr que ça lui avait plu. Il n'était pas fou, n'importe qui rêverait d'embrasser une fille comme Rose, non ? Le problème, c'était qu'il ne fallait surtout pas qu'elle le sache. Elle allait prendre la grosse tête… Max n'arrivait pas à aligner deux pensées cohérentes ; il avait l'impression que son cerveau avait arrêté de fonctionner, à tel point qu'il en vint à douter s'il avait même un jour possédé un cerveau. Il essaya d'activer le mode pilote-automatique, sans grand succès.

-Max ? appela Rose, comme il ne répondait pas. Elle l'observait attentivement. Vite, il fallait répondre quelque chose.

-C'était un peu rapide pour juger, souffla-t-il dans une tentative d'esquive. Sa voix était à peine audible dans la nuit qui les entourait, mais ils étaient si proches l'un de l'autre qu'il savait très bien qu'elle l'entendrait. Rose affecta un air songeur. Elle avait l'air de parfaitement savoir où allait mener cette conversation.

-Oui, je suis d'accord… répondit-elle tranquillement. Donc, vous voulez réessayer ?

Ses yeux perçants lui lancèrent un regard significatif auquel il ne pouvait échapper. Max crut un instant qu'il avait mal entendu, puis il se dit que le shot de morphine que Rose avait reçu à l'hôpital avait du lui monter au cerveau. Vraiment, elle voulait réessayer ? Elle voulait l'embrasser, lui ?

-Euh, vous êtes sûre ? hésita-t-il.

Cette nouvelle information était étrange. Il mentirait s'il disait que lui n'y avait pas déjà songé. Plusieurs fois. À des moments plus ou moins appropriés. Il s'était simplement efforcé de ranger ces pensées dans un coin de sa tête et de ne surtout pas réfléchir à leur éventuelle signification. Le baiser qu'ils avaient échangé plus tôt dans la soirée avait chamboulé toute sa petite organisation mentale, et Rose n'arrangeait pas la situation lorsqu'elle le regardait à présent avec impatience.

-Moi oui. Et vous ? Le consentement c'est important.

Oh et puis merde.

-D'accord, murmura-t-il.

Cette fois-ci, ils se rapprochèrent beaucoup plus lentement. Avec précaution, Max orienta son visage vers la droite. Leurs lèvres se rencontrèrent délicieusement tandis que Rose faisait passer ses mains derrière sa nuque.

Max rouvrit les yeux seulement lorsqu'ils se séparèrent. D'aussi près, malgré l'obscurité environnante, il pouvait voir les grains de beauté qui ornaient le visage de Rose à des endroits plus ou moins conventionnels. Légèrement essoufflée, elle murmura :

-Alors, qu'est-ce que vous en pensez ?

-Rien à voir avec le premier, répondit-il dans un souffle, encore légèrement étourdi.

-Ça c'est sûr, acquiesça Rose.

Ils se dévisagèrent pendant un instant avec perplexité, puis Rose esquissa un sourire et ils se mirent à rire bêtement comme des collégiens.

-Peut-être qu'il faudrait encore tester, pour être sûrs… suggéra Max, même si quelque chose lui disait qu'il connaissait déjà la réponse.

-Jamais deux sans trois, approuva Rose et son sourire s'élargit d'un air malicieux qui fit une fois de plus chavirer le coeur de Max.

Pour la troisième fois de la soirée, ils se penchèrent l'un vers l'autre, et Max songea vaguement au fait qu'il avait eu bien raison de reporter sa paperasse au lendemain. Puis il ne pensa plus à rien, son esprit étant occupé ailleurs, bien loin de la paperasse, des criminels, et même des hippies.

Fin !

Si quelqu'un est arrivé jusque là : merci d'avoir lu !