Les événements repris dans cette fic se déroulent entre la fin de Civil War et la scène post générique du même film. Je considère qu'un certain laps de temps s'est écoulé entre les deux.


So long

Partie 1

Steve Rogers regardait pensivement le paysage sauvage qui s'étendait sous ses yeux, contrastant étrangement avec la débauche technologique du bâtiment dans lequel il se trouvait. Un coin de ses lèvres se souleva en repensant pour une énième fois qu'amener Tony Stark ici saurait certainement mettre son égo à rude épreuve. Un jour probablement… cela finirait par arriver… mais pas encore.

Derrière lui, des mouvements attirèrent son attention.

« Nous en avons terminé pour aujourd'hui. »

Il sourit brièvement à la jeune femme qui venait de parler. Voilà une seconde manière de mettre un tacle à l'égo de ce vieux macho de Tony : une femme plus jeune et vraisemblablement plus douée que lui.

« Merci à nouveau Shuri. »

Elle lui adressa son grand sourire franc et juvénile.

« Ce n'est que la centième fois que vous me remerciez, Captain, je vais finir par vous trouver ingrat ! »

La boutade réussit à arracher un léger rire à Rogers et puis son regard se posa ensuite sur l'homme qui venait d'échanger un regard complice avec la jeune scientifique

« Tout va bien ? »

James Barnes hocha la tête sans un mot, tout en enfilant son tee-shirt.

Steve laissa, pour la énième fois, son regard courir sur la manche vide qui pendait du côté gauche. La disparition du bras artificiel avait finalement été un motif de soulagement pour Bucky, quand bien même il avait fallu toute la science wakandaise pour stabiliser le moignon qui en résultait. Steve, en revanche, avait du mal à s'habituer à cette nouvelle silhouette.

Les deux hommes laissèrent la jeune femme à son travail et quittèrent le laboratoire pour rejoindre la résidence qui leur avait été attribuée, au sein d'un complexe réservé à la famille régnante du Wakanda. Ils avaient appris qu'ils n'étaient pas les premiers étrangers à être admis dans le secret de ce pays T'Challa leur avait néanmoins recommandé de se faire les plus discrets possibles, compte tenu des relations tendues entre le Wakanda et les autorités internationales, et bien entendu, des évènements de Berlin. Les appartements mis à leur disposition dans la vaste résidence étaient assez confortables pour qu'ils n'aient pas besoin de se rendre en ville et les terrains environnants étaient bien assez vaste pour qu'ils ne se sentent pas enfermés.

Comme chaque soir, Bucky sortit du frigo deux bières qu'il décapsula, tandis que Steve s'installait dans le canapé. Les deux hommes trinquèrent et commencèrent à siroter. Le silence s'installait, alors qu'à l'extérieur le soleil embrasait le ciel du soir, projetant des ombres mordorées à travers la baie vitrée de la vaste pièce. Steve cessa de boire, faisant rouler la bouteille entre ses mains quelques instant, avant de lâcher d'un ton faussement détendu.

« Toujours décidé ?

Au regard que lui lança son ami, il comprit que son ton avait été plus inquiet qu'il ne l'aurait souhaité. Bucky hocha la tête.

« Je ne changerai pas d'avis. »

Steve acquiesça à son tour, sans oser lui rendre son regard. C'était difficile de lui faire face dans ces moments-là.

Le soldat de l'hiver eut un sourire attendrit. D'eux deux, c'était encore et toujours Steve le plus obstiné, et il ne lâchait pas lorsqu'il savait sa cause bonne. Il se rapprocha pour être assis à côté de lui sur le canapé, prêt à faire entendre raison à cette tête de mule.

Steve et James en avaient longuement discuté et, au grand dam du super soldat, ce dernier était décidé à ne pas revenir à la vie régulière avant que les mécanismes de son conditionnement ne soient identifiés et détruits. L'avancement technologique du Wakanda qu'ils avaient découvert à l'occasion de leur fuite de Sibérie lui permettait d'espérer que cela était possible et que cela ne prendrait pas des dizaines d'années. Simplement, ça pouvait prendre quand même quelque temps. Et pendant cette durée, il refusait de représenter un danger pour qui que ce soit. Et il refusait que Steve soit dédié exclusivement à sa surveillance. L'idée avait émergé assez naturellement, et Shuri avait confirmé que leurs techniques de stase étaient absolument sans danger pour Bucky. Par ailleurs, se confronter à l'énigme de son « déconditionnement » avait semblé l'enchanter positivement. T'Challa avait approuvé le projet, respectant la prudence du soldat.

Une seule personne cachait mal sa réticence à un tel projet, ou plutôt, ne la cachait pas du tout.

« Je suis trop dangereux ainsi, Stevie, lui répéta Bucky, une fois de plus (il avait cessé de les compter).

- Je peux te maîtriser et, sans ta prothèse, d'autres guerriers augmentés, comme Iron Man ou T'Challa, le pourraient.

Bucky secoua la tête.

- Ça n'aurait aucun sens. D'une part, je pourrais être manipulé, comme je l'ai été par Zemo, pour m'en prendre à des civils. Les dégâts, avant que je puisse être arrêté, seraient irréversibles. D'autre part, ce serait gâcher les capacités d'action des autres que de devoir être constamment sur le qui-vive à cause de moi. »

Steve acquiesça. Il le savait. Il le savait tellement que ces arguments revenaient à chaque fois. Et qu'il n'avait jamais rien trouvé à y redire.

Mais la solution adoptée lui arrachait les tripes.

Bucky le voyait et s'en désolait. Quelque part, l'opposition de Steve à son projet lui faisait du bien, parce qu'il savait que ce refus n'était motivé que par l'affection qu'il lui portait, alors que la logique aurait dû le lui faire approuver. Peut importe les raisons que le super soldat essayait de se trouver, la seule vraie était qu'il voulait garder un Bucky conscient et vivant à ses côtés.

Et puis parfois, cela lui pesait, comme s'il se sentait à son tour coupable d'abandonner son ami, alors que ce dernier avait tellement fait pour le retrouver et le ramener à sa vraie personnalité. Mais Steve avait d'autres amis, sur lesquels il pouvait compter, qui avaient comblé sa solitude depuis sa résurrection.

« Et puis, les Avengers vont avoir besoin de toi.

Steve haussa les épaules, et finit par regarder Bucky en face.

- J'ai détruit les Avengers, je te rappelle.

- Je ne pense pas non. Tony Stark est parfaitement capable de réunir une équipe autour de lui. Et de tels pouvoirs attirent la concurrence. Il y aura d'autres attaques, d'autres adversaires qui viendront challenger la puissance des Avengers, ou de n'importe quel groupe. Il y aura toujours des Hydra, des Zola… et il faudra toujours une puissance concertée pour y faire face.

Steve passa les bras autour du dossier du canapé, prêt à débattre.

- D'accord, quel est le rapport ? Au contraire, tu serais un atout dans une telle équipe.

- Pas tant que tu seras obligé de jouer la nounou, obligé de guetter la moindre de mes défaillances.

Steve baissa les yeux. Il détestait ce moment où Bucky en arrivait très logiquement à sa décision et où lui-même ne trouvait pas d'autres arguments pour le contrer que « je ne veux pas ».

- Cela fait déjà un moment que nous sommes ici. Et si cette période est la meilleure chose que j'ai vécu depuis longtemps, ça ne pourra pas durer indéfiniment. Je ne peux pas te monopoliser ad vitam.

Steve eut un haussement d'épaule.

- Tu ne me monopolises pas…

- Bien sûr que si. James esquissa son sourire malicieux. Et ça ne me déplaît pas pour être franc, mais tu as d'autres tâches, d'autres obligations.

- Justement.

- Mmh ?

- Je ne suis pas là par obligation… »

A nouveau les couleurs changèrent, le soleil disparaissant derrière les collines à l'horizon. L'obscurité ternit l'atmosphère et masqua l'expression sur le visage des deux hommes.

Steve n'eut pas besoin de terminer sa phrase. Ils le savaient parfaitement. La réapparition de Bucky Barnes avait représenté un tournant dans la nouvelle existence de Steve Rogers. Pour la première fois il avait quelqu'un qui le connaissait vraiment, quelqu'un avec qui il pouvait réellement partager le mystère insondable d'être hors de son temps. Le fait que la résurgence de Bucky coïncide avec le décès de Peggy n'avait qu'accentué ce sentiment.

Depuis leur arrivée au Wakanda, ils avaient créé une bulle confortable, constituée de complicité et de souvenirs, comme un morceau de Brooklyn des années 30. Et Steve ne se sentait pas prêt à y renoncer aussi rapidement. Mais c'était égoïste et Captain America s'interdisait de faire des choix par pur égoïsme.

Ce soir-là, comme chaque soir depuis leur arrivée, était consacré à la reconstruction de la culture cinématographique de Bucky. Cela donnait à Steve l'occasion de frimer un peu, pour une fois que quelqu'un était moins à jour que lui en la matière. Ils finirent donc avachis dans le canapé, devant la télé, un plateau repas sur les genoux et quelques bières supplémentaires sur la table basse.

« Le traumatisme du choc pétrolier est à peine visible dans l'inspiration de ce film. » Ironisa Bucky en avalant un morceau de steack.

Steve hocha la tête, comme si c'était une évidence. La relation entre la pénurie de carburant du second Mad Max et la proximité du second choc pétrolier ne lui était jamais venu à l'esprit. Il passa en revue les dates qu'il avait vaguement survolé des mois auparavant. 1973, 1979… ça devait coller avec les dates des film.

Il tourna la tête, vit que Bucky le fixait avec un sourire goguenard.

« Quoi ?

- Tu n'y avais jamais pensé c'est ça ? »

Steve envoya paître son ami d'un geste de la main. Et en même temps, il lui rendit son sourire. Encore une autre raison pour ne pas le voir retourner en congélation. Les sourires de Bucky. Francs, narquois, moqueurs et parfois étrangement tendres. Il ne les avait retrouvé que depuis quelques jours, pouvait-il se résoudre à les perdre à nouveau ? Personne d'autre ne lui souriait comme ça.

Au film succéda un autre, et puis Steve sentit ses yeux se fermer. Il lutta quelques longues minutes, et lorsqu'il se résolu à aller se coucher, il laissa Bucky devant la télé. Ses nuits étaient compliquées, le sommeil fuyant, le repos peuplé de cauchemars hélas bien réels. Aussi Barnes ne dormait que très peu. Comme à chaque fois, Steve se sentit mal à l'aise à l'idée de laisser son ami se débattre avec sa nuit, seul. Comme à chaque fois, Bucky lui fit signe de ne pas se préoccuper trop de lui.

OoOoOoOo

Le lendemain était une journée sans passage au laboratoire pour Bucky, qui, à défaut de pouvoir faire une vraie nuit de sommeil réparateur, appréciait de pouvoir simplement se reposer seul dans sa chambre. Le manque de sommeil ne se faisait pas autant sentir qu'il aurait dû, et il y voyait là un effet combiné du sérum et de sa longue période de congélation. À défaut de dormir, il s'étendait sur son lit, voir sur le sol parfois, les yeux perdus dans le vague, cherchant un point unique sur lequel se concentrer, afin de chasser toute autre pensée parasite. Les pensées en question tournant systématiquement sur les sévices infligés par Hydra et ses propres exactions, il lui fallait des efforts démesurés pour y échapper.

Rapidement il avait constaté que cette méthode lui permettait de faire remonter des souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Beaucoup de choses restaient floues, bien sûr, mais au moins, il en retrouvait des bribes ça et là, en se concentrant sur un éléments de son passé. Une rue, un objet de l'appartement de ses parents, un visage… Parfois il finissait même par fermer les yeux, sans craindre les cauchemars délirants qui hantaient ses nuits. Très souvent, c'était parce qu'il se souvenait de Steve. Le gamin rachitique, l'hiver où il avait failli y rester à cause de la pneumonie, le thé que sa mère leur préparait, son visage tuméfié après avoir tenu tête à une petite bande de brute… il avait beaucoup de souvenirs de Steve.

Ce jour-là, il avait réussi à cerner une scène qui manquait encore de clarté. Une escapade sur les docks, ils étaient sensés être ailleurs mais il n'arrivait à pas savoir où…. Ils faisaient peut-être l'école buissonnière, qui sait ? Il se savait assis sur une bitte d'amarrage, Steve penché sur la balustrade le long du quai. L'autre garçon regardait au loin, l'air envieux, rêveur… James n'arrivait à pas se souvenir ce qu'ils regardaient dans la baie, mais ça avait été important pour eux. Ou plutôt pour Steve, lui n'était là que pour le suivre. Il tenta un instant de se souvenir de ce qu'il y avait dans la baie. Un vaisseau? Mais rien à faire. Il ne voyait que Steve, perdu dans sa chemise trop grande et trop usée, dont le regard bleu pétillait, fixé sur la baie. Il en arrivait très souvent à ce point, quand les scènes de son passé lui échappaient, il savait que le souvenir de Steve serait intact. C'était quelque chose qui l'avait inquiété d'abord, par peur de ne jamais se souvenir réellement du reste. Et puis il avait compris, lentement, il s'était souvenu et il s'était rassuré. Les souvenirs reviendraient, les plus futiles seraient juste plus longs à venir.

OoOoOoOo

Steve avait résisté à l'envie d'aller tirer son ami de sa solitude et s'était résolu à sortir courir. Si la vie au Wakanda était reposante par bien des aspects, leur isolement forcé était source d'ennui. D'autant plus pour Steve quand Bucky se murait dans sa chambre. Dans ces moment-là, il sortait courir. Il avait parcouru les plaines alentours sur un rayon de près de 70 kilomètres, à mesure que les jours passaient. Et il ne s'en était pas encore lassé tant les paysages parcourus étaient époustouflants et changeants. Sa principale frustration était de ne pas pouvoir découvrir d'autres parties du pays qui l'accueillait.

Il était particulièrement content de son parcours ce matin-là, car il était tombé par hasard sur une rivière qui creusait dans ses méandres des alcôves paradisiaques. Il avait passé son visage dans l'eau glacée qui devait venir des montagnes et repris sa route, en se promettant de ne pas oublier le chemin.

Il résista à l'impulsion d'aller vérifier que Bucky avait quitté sa chambre et regagna la sienne pour se doucher et se changer. Lorsque ce fut fait, il parcourut du regard la pièce, ses yeux tombèrent sur son carnet à dessin. Il l'emporta. Il avait eu le temps de se perfectionner en dessin naturaliste, vu l'environnement dans lequel ils étaient confinés. Cela dit, il avait retrouvé un autre modèle de choix.

Il trouva Bucky devant l'écran de télévision, à regarder un énième documentaire. Il s'installa sans un mot à la table à quelques mètres de là et commença à esquisser.

Bucky passait beaucoup de temps à rattraper les 70 années manquées autrement qu'en regardant des films à succès. Parfois, en parcourant des articles en ligne, il fronçait les sourcils et, dans ce moments, Steve savait qu'il trouvait dans un évènement clé de l'Histoire, les traces mortifères d'Hydra. Et parfois sa propre œuvre. Dans ces instants, Steve détournait le regard pour ne pas voir le voile douloureux passer dans celui de son ami. À d'autres moments, il savourait à distance l'étonnement ou l'incrédulité sur son visage. Il se revoyait, quelques années auparavant, découvrant ce que le monde était devenu, et comment il l'était devenu. Et il tentait de coucher sur le papier ces expressions fugaces.

Là c'était un Bucky plutôt sombre qui écoutait le commentateur. Steve traça les sourcils froncés, les mâchoires serrées. Une expression un peu trop récurrente sur le visage du soldat de l'hiver.

Et puis brusquement, celui-ci se tourna vers lui et l'expression changea. Un sourire franc et un regard chaleureux. Et cette expression-là, Steve était capable de la dessiner de mémoire, parce qu'il avait toujours eu droit à ce sourire franc et ce regard chaleureux. Même avant, quand ils étaient gosses dans la fange du Brooklyn miteux des années 30, même dans le feu des combats en Europe, ça avait toujours été l'expression du Bucky de ses souvenirs.

Il retourna à l'écran de télévision. Et Steve suivit l'image quelques secondes pour comprendre de quoi il s'agissait. Il soupira. Guerre de Corée. Et l'air sombre de son ami fit sens. Il dessina quelques traits, accentuant les ombres. De là où il était, il ne pouvait pas voir le regard de Bucky, mais il ne connaissait que trop bien l'obscurité qui le hantait dans ces moments-là. Il rehaussa machinalement la ligne d'une pommette. Bon sang, il connaissait par cœur ces pommettes. Il acheva le croquis rapidement et reporta son attention sur le modèle.

Le commentaire évoquait une explosion de violence sur une ligne de front alors que des pourparlers avaient lieu sous la houlette des Nations Unies. Bucky avait la tête entre ses mains, Steve serra les poings. C'était probablement suffisant pour la journée.

Il se leva, se dirigea vers le canapé, attrapa la télécommande posée à côté de Bucky qui le regardait faire sans réagir, et puis il éteignit la télévision.

« Ça suffit pour aujourd'hui non ?

Bucky soupira.

- Je vais bien Steve.

- Bien sûr.

- J'y étais tu sais… »

Le super soldat dévisagea son ami, à nouveau déchiré. Il aurait voulu dire que ça ne comptait pas pour lui, que tout ce Buckay avait pu faire quand il était sous l'emprise d'Hydra n'avait aucune importance. Et en même temps, ce passé devait être porté, assumé, reconnu, sinon il y avait en face de lui un homme à qui on avait juste volé 70 ans de son existence.

« Je regarderai la suite cet après-midi. »

Steve hocha la tête, bien décidé à leur trouver une occupation plus saine d'ici là.

Comme retourner courir dehors. C'est sain, courir, c'est plein de bon air frais et il était à peu près sûr que le soldat de l'hiver n'avait jamais sévi au Wakanda, donc pas de souvenirs glauques qui reviennent à la surface.

Steve laissa la télécommande retomber sur le coussin du canapé et alla ouvrir le frigo.

« Je fais des sandwich ?

Bucky acquiesça et se leva à son tour pour sortir des assiettes d'un placard.

- C'est encore un peu flou, mais les noms de lieux m'évoquent des choses. Incheon, Hungnam… je sais que j'y étais, je ne suis pas encore sûr de l'impact de ce que j'y ai fait.

Steve tartinait machinalement deux tranches de pain de mie, comme s'il n'avait pas entendu.

- Ça te dérange que je parle de ça ?

Il y avait quelque chose d'inquisiteur dans son ton, qui força Steve à relever la tête pour le regarder en face. Ce dernier secoua la tête.

- Ça me dérange que tu en parles comme si c'était des actes… délibérés, ce n'est pas…

- Délibérés ou forcés, je l'ai fait quand même, l'interrompit Bucky, tout en lui tendant un tube de mayonnaise.

- Je préfère que tu te souviennes de ce que tu as fait de bien.

Le regard que lui lança Bucky le prit au dépourvu, traversé par une lueur étrange. Mais cela ne dura qu'un instant.

- Les bons souvenirs reviennent aussi.

Bucky sortit des bières du frigo, en observant à la dérobée Steve qui coupait le jambon en carrés réguliers.

- Je me suis rappelé d'un truc ce matin.

- Ah.

- C'est un peu flou, dis-moi si tu t'en souviens. On devait sécher l'école, parce que… je ne sais pas, ça m'est revenu comme d'un plaisir coupable.

- Ah oui, pour voir le cuirassé.

Bucky eut une exclamation.

- C'était donc ça que tu regardais dans la baie !

Steve posa l'assiette devant son ami et attrapa la bière que celui-ci lui tendait.

- Un cuirassé de classe Wyoming venait pour réparations aux chantiers maritimes. On ne pouvait pas louper un tel spectacle. Je crois qu'il est resté sept mois en cale sèche avant de repartir pour l'Atlantique. Je m'en souviens bien…

- C'était le cuirassé que tu regardais dans la baie.

- Que nous regardions ! Tu étais aussi excité que moi !

Bucky lui lança un regard indéchiffrable.

- Ouais, murmura-t-il.

- Et oui, on séchait l'école pour ça. Tu t'es fait salement engueulé par ton père. Et moi, ma mère n'a jamais eu l'air plus déçue.

Bucky hocha la tête.

- Je me souviens de l'engueulade. Mais ça valait le coup.

- Ça valait le coup. Mais j'aurais préféré me faire engueuler que de devoir affronter ce regard de ma mère. »

Bucky sourit en coin et entama son sandwich. Après la première bouchée, il le reposa et se tassa dans sa chaise.

« Steve.

- Mmh ?

- Shuri m'a envoyé un message ce matin.

Rogers fut aux aguets immédiatement.

- Elle sera prête dès demain pour le…

Le regard blessé de Steve l'interrompit.

- Demain ?

- Je lui ai dit que je serai prêt le jour suivant. Que j'avais besoin d'un peu de temps.

- Après-demain alors ?

- Oui.

Steve ne dit rien et mordit dans son sandwich. Le silence ne fut occupe que par leurs mastications pendant de longues secondes.

- C'est rapide.

- Oui. »

Il n'ajouta pas un mot. Il n'y avait rien à dire de plus. Steve lutta pour ne pas reposer son sandwich et serrer les poings. Il savait que cela devait arriver, mais avoir une échéance, et surtout une échéance si proche, rendait leur séparation réelle. Mais il n'était pas seulement triste, il sentait une colère couver en lui. Pas une saine colère cependant, quelque chose de moins noble, de capricieux. Steve se détesta de ressentir ce genre de choses.

Ils finirent de manger en silence, chacun faisant comme si cette nouvelle relevait de la routine.

Ils achevaient la vaisselle quand Steve se força à desserrer les mâchoires.

« Viens courir avec moi cet après-midi.

- Je finis mon documentaire d'abord.

- Comme tu veux. »

Quand une heure supplémentaire de voix off sur la guerre de Corée eut rassasié Bucky de son besoin de connaissances, ils se mirent en route.

Steve reprit le même chemin que le matin même. Il ne força pas le rythme, profitant plutôt des paysages parcourus. Bucky ajusta sa course sur celle de Steve, et lui jeta un coup d'œil en coin.

Le soleil avait quitté son zénith et projetait leurs courtes ombres sur les herbes rousses. Il n'y avait pas un souffle d'air ce jour-là, et chacune de leur foulée soulevait un petit nuage de poussière. Rapidement, Steve bifurqua du chemin tracé pour s'enfoncer dans la végétation. Il ralentit encore son rythme.

« Tu trouves que c'est trop tôt ?

Ils n'avaient pas échangé un mot depuis leur départ, une trentaine de minutes auparavant, et Steve sursauta presque au son de sa voix.

- Quoi ?

- Après-demain. C'est trop tôt ?

Steve secoua la tête.

- C'est ta décision, Buck'.

- Oui, je veux juste savoir ce que tu en penses.

Steve lui lança un regard douloureux, plus que ce qu'il aurait voulu, mais il était trop occupé à courir pour tenter de faire bonne figure.

- Ça changera quelque chose ?

Bucky secoua la tête.

- Ma décision est prise. Mais je veux savoir ce que tu en penses.

Steve ravala la réponse acide qui faillit franchir ses lèvres mais qui était tout sauf digne de lui.

- C'est trop tôt pour moi. Mais si c'est le bon moment pour toi, qui suis-je pour t'en empêcher ?

De son unique bras, Bucky lui attrapa l'épaule et la malaxa de sa poigne puissante.

- Tu es la seule personne qui me reste, Steve. C'est pour ça que j'ai besoin de savoir ce que tu en penses.

Pendant un instant, ce fut seulement le bruissement de leurs pas dans les hautes herbes.

- Tu es aussi la seule personne que j'aie ici, Bucky. C'est bien pour ça que, peu importe le jour que tu choisis pour repartir, ce sera toujours trop tôt à mon goût. »

Ils replongèrent dans le silence, laissant seulement le bruit de leur course rompre la tranquillité de l'après-midi.

Ils étaient sortis depuis un peu plus d'une heure, ce qui ne constituait pas un effort démesuré eut égard aux capacités des deux hommes, quand Bucky fit mine de s'inquiéter de ne pas reconnaître du tout la route qu'ils avaient emprunté.

« Si tu essayes de me perdre dans la savane, faudra être plus subtile, Steve. »

Ce dernier secoua la tête en soupirant. L'humour de Bucky avait toujours été de qualité discutable, et avoir passé soixante-dix ans lobotomisé par Hydra n'avait pas pu améliorer ce point.

« Je veux retrouver un coin que j'ai vu ce matin. »

Ils parcoururent encore plusieurs centaines de mètres avant que Steve ne trouve ce qu'il cherchait du regard depuis un moment.

« Là ! »

Steve n'eut pas à montrer ce dont il s'agissait. La rivière serpentait dans les hautes herbes, reflétant l'or du soleil, comme un ruban métallique. Sur chaque rive, les ajoncs se balançaient imperceptiblement dans l'air chaud. Et à leur arrivée, un héron prit son envol, effarouché. Leur pas suivaient maintenant les méandres irisés. Steve s'abîmait dans la contemplation du panorama, tandis que Bucky souriait doucement, hermétique à la poésie du lieu, mais enchanté de voir son ami heureux.

Au détour d'un coude de la rivière, il repéra un évasement du cours d'eau, formant un trou d'eau niché dans les hautes herbes, bordés de quelques fins arbustes. Inspiré par la vue, décida qu'il était temps de faire une pause baignade. Il accéléra sa course et dépassa Steve en quelques secondes.

« Tu ne m'auras pas fait faire ce chemin pour rien ! »

Avec une agilité et une rapidité que seul le sérum pouvait donner, Bucky cessa à peine de courir tout en retirant ses chaussures et ses vêtements, et ralentit à peine sa course lorsqu'il atteignit la rive pour se jeter dans la retenue d'eau. Steve, pour sa part, s'immobilisa et regarda Bucky rentrer dans l'eau glaciale du torrent. Celui-ci lui tournant le dos, il ne vit pas la grimace de l'homme pris par surprise par une température un tantinet inférieure à ses standards de confort.

Il avança jusqu'au point le plus profond, le niveau de l'eau lui arrivant à peine aux épaules, et il se retourna pour faire face à Steve avec un regard moqueur.

« Peur d'avoir froid ?

Captain America haussa un sourcil. Peur, moi jamais.

Pendant que son ami se frictionnait activement, Steve se dévêtit à son tour et s'élança dans l'eau et étouffa un grognement. Effectivement elle était froide.

« Elle est gelée !

- Exact ,c'est excellent pour la circulation.

- Je n'ai pas de problème de circulation.

- Dis toi que c'est préventif. »

Pris d'une impulsion subite, Steve éclaboussa Bucky. Pour l'insolence. Ce dernier grogna son désaccord et puis riposta en attrapant Steve par le bras et le faisant basculer entièrement dans l'eau.

S'ensuivit une bataille d'eau digne d'adolescents de 15 ans, ce qui, il faut bien le dire, était l'âge mental approximatif des deux amis quand ils redevenaient, l'espace de quelques minutes, les deux gamins de Brooklyn qu'ils avaient été… près d'un siècle auparavant.

Après une dizaine de minute à ce train, Bucky s'extirpa du cours d'eau, abandonnant le champ de bataille et laissant Steve grelotter seul dans l'eau glacée. Il essorait ses cheveux au dessus de l'herbe et Steve, sortant de l'eau et pris d'une impulsion subite, l'aurait bien poussé au sol afin de lui faire payer cette bataille d'eau, quand il croisa son regard et cela le stoppa net.

La lueur étrange était passée au fond des yeux bleus. Une expression à la fois familière, ancienne, et inédite. Une lueur qui lui criait quelque chose, qui réclamait aussi, qui voulait intensément. Aussi bref fut cet échange, il figea Steve dans son élan. Il éveilla un sentiment intense en lui, quelque chose d'inexplicablement joyeux et douloureux à la fois. Un besoin impérieux de savoir ce que ce regard signifiait et une crainte superstitieuse de comprendre.

« Buck… »

En une fraction de seconde il fut à côté de son ami, qui lui avait de nouveau tourné le dos pour récupérer se vêtements au sol. Il le prit par l'épaule, pour lui faire face, pour revoir cette lueur et pour comprendre. Pourquoi cela lui était adressé et pourquoi cela l'enchantait et le blessait en même temps.

Ce dernier eut un haussement d'épaule mais quand leur regard se croisèrent, il y lut la même flamme. Bucky soupira en esquissant un sourire malin, comme s'il était fier d'une énième gaminerie.

« Avec le temps, c'est difficile de toujours le cacher, Stevie.

- Quoi ? »

Avec une rapidité déconcertante, Barnes posa ses lèvres sur celles du Captain, et s'en détacha presque au même instant, laissant à peine la sensation du contact.

Quelque chose céda dans la tête de Steve. Des souvenirs remontèrent, des flashs, de ces regards étranges, des mains de Bucky sur son bras, sur ses épaules, de mots qui prenaient du sens. Et l'image brutale de ce même regard, implorant et offrant à la fois, le jour où ils avaient enterrés sa mère. Je suis avec toi, jusqu'au bout. C'était donc ça le sens ? Ce qu'il avait pris pour de la pitié à l'époque, et qui l'avait mis profondément mal à l'aise, c'était en fait ça ?

Quand il reprit à nouveau la maîtrise de ses sens, il se retourna vers Bucky, qui avait terminé de se rhabiller et lui tendait innocemment ses propres vêtements qui traînaient par terre. Il les prit machinalement mais ne fit pas un geste pour les enfiler.

« Tu… ? »

Le regard n'avait pas changé. Et Steve se doutait qu'il ne changerait plus, qu'il ne reprendrait pas son éclat amicalement neutre.

« J'admets que je suis un peu lâche de faire ça maintenant, alors que ma décision est prise. Mais je m'en serais voulu de repartir sans que tu saches cela. »

Le soldat de l'hiver se détourna et fit mine de se mettre en route, mais Steve fut plus rapide et lui saisit le bras, interdisant la fuite. Il le força à le regarder en face. Ce regard toujours. Il aurait aimé comprendre plus facilement, sans avoir à se replonger dedans, il aurait aimé être capable de lire ce regard, et les pensées derrière, mais ce n'est pas donné à tout le monde.

« Pourquoi ? »

Lentement, lui laissant le temps nécessaire pour l'arrêter ou reculer, Bucky recommença. Cette fois-ci, plus franc, plus langoureux aussi. James prit le temps nécessaire pour imprimer le souvenir des lèvres de son ami, pour le garder quelque part en lui, durablement inscrit. Quand il finit par s'éloigner, il vit distinctement Steve presser ses lèvres l'une contre l'autre.

« Il n'y a pas d'explication, pas pour ce genre de choses. »

Et cette fois-ci, il prit résolument le chemin de leur résidence. Il se sentait vide. Il avait cédé à un élan et, s'il voulait être honnête avec lui-même, il était soulagé de l'avoir fait. Enfin. Maintenant, faire face aux réactions de Steve était un peu au-delà de ce qu'il pouvait supporter. Surtout, il lui laissait la liberté de le rejoindre ou de l'éviter.

« Je pense qu'il y a quand même matière à explication. »

Bucky inspira profondément et parvint à jeter un coup d'œil à Steve qui s'était rapidement rhabillé et l'avait rejoint. Il haussa un sourcil. Steve avait rosi ? Pas de l'effort fourni en courant sur 500 mètres, certainement pas.

« Que veux-tu que je te dise, c'était pas assez explicite ? »

Une poigne d'ours s'abattit sur son épaule pour la malaxer. Un geste qu'il connaissait bien. Mais c'était la première fois qu'il réalisait à quel point ce geste les liait l'un à l'autre.
« Je veux comprendre.

- C'est pas facile de comprendre. Moi-même, ça m'a pris du temps à comprendre.

- Il y a 30 kilomètres pour revenir à nos quartiers, même si nous courrons vite, je pense que ça devrait suffire, fit Steve en allongeant sa foulée.

- Tu es le comble de l'irromantisme tu sais ça ?

- Ah parce que tu penses me concurrencer dans ce domaine ?

Bucky ricana.

- Un point pour toi.

- Alors.

- Quoi ?

- Raconte. »

Barnes soupira. En réalité, il trouvait étonnant de ne pas se sentir plus gêné que ça. Il avait embrassé Steve par deux fois. Ce dernier ne lui avait pas manifesté le moindre signe de réprobation ou d'hostilité, juste de l'incompréhension. Et il voulait qu'il lui explique.

Brusquement, il réalisa qu'il était désormais bien au-delà de ça avec Steve. Celui-ci l'avait vu au pire de sa vie, manipulé par Hydra, tueur sanguinaire. Il avait lu son dossier, il savait tous ses crimes. Il avait tout rejeté, les Avengers, son amitié avec Stark, sa probité et sa personne publique pour le défendre, lui, le paria. Il avait dépassé le stade de la gêne quelque soit le sujet avec Steve et il lui en était reconnaissant pour cela.

Il régla sa course sur celle de son ami, tout en lui étant intérieurement reconnaissant de s'être remis à courir sur le même rythme, comme si de rien n'était.

« J'ai commence à te voir différemment… non, j'ai compris que je te voyais autrement que comme un ami lors du décès de ta mère.

Steve s'étrangla.

- Mais ça fait…

- Des années, je sais.

Bucky ne put retenir un rictus.

- Même en années hors congélation, ça fait beaucoup.

- Comment… ?

- Je ne saurais pas te dire ça clairement, c'est une addition de choses. Ton sens moral par exemple… ça m'amusait au début, et puis ça m'a agacé, parce que tu finissais toujours par de faire taper dessus, et puis je t'ai admiré pour ça, et finalement, j'ai trouvé ça attirant.

Il n'avait pas besoin de regarder Steve qui courrait à côté de lui pour deviner sa surprise à ces mots.

- Je croyais que tu trouvais ça stupide.

- Absolument pas. C'est comme pour ta taille… ton physique… plutôt.

- Ah ?

Bucky continua, choisissant d'ignorer la tension contenue dans un seul mot.

- Au début j'ai eu un peu pitié de toi, du fait que tu grandissais pas, que tu étais tout le temps malade… te protéger, être là pour toi, ça a d'abord été un devoir, et puis je ne sais pas comment j'ai trouvé que tu avais un sourire lumineux, des yeux clairs et francs… et ça m'a plu.

Il jeta un coup d'œil de côté. Steve était écarlate.

- Tu veux vraiment que je continue ?

- J'arrive pas à y croire…

Bucky lui lança un regard navré.

- Tu ne t'es jamais posé des questions sur le fait que ta simple vue et le son de ta voix ont pu ébréché un conditionnement de plusieurs décennies ?

Steve secoua la tête.

- On était amis… ça m'a pas étonné…

- Hydra m'a fait faire des choses tellement étrangères à ce que j'étais auparavant. Tu crois vraiment que la force d'une amitié si ancienne aurait suffit ?

Steve secoua la tête, perdu.

- C'est parce que mes sentiments pour toi étaient à la limité de l'obsession que j'ai pu retrouver ma conscience.

Ils gardèrent le silence quelques instants et puis Steve soupira.

- Si j'avais su à l'époque…

Bucky eut un rire proche de l'aboiement.

- Bon sang Steve, tout le monde le savait

Rogers s'étrangla.

- Quoi ?

- Les gars des commandos hurlants, je pense que la moitié d'entre eux avait au moins des soupçons…

- Mais…

- Quand Dum dum refusait de partager notre tente sous prétexte de « respecter notre intimité ».

- C'était une boutade ? Tenta Steve.

Bucky ricana en coin.

- Bien sûr. Même Carter savait.

- Quoi ?

Steve lui jeta un regard un peu plus incrédule si c'était possible.

- Elle avait bien repéré mes petits regards haineux.

- Mais tu as tenté de flirter avec Peggy… je ne…

- Oui, et je m'incrustais le plus possible quand tu allais la voir. Pour ne pas la laisser seule avec toi.

- Pourquoi ?

- Parce que tu lui plaisais et qu'elle te plaisait. Et ça ne me plaisait pas du tout.

- C'est de la mesquinerie.

- Non, c'est de la jalousie et c'est normal. Pour la première fois de ma vie je devais te partager et j'ai compris que je détestais cela.

Steve sentit l'hilarité derrière les mots de son ami.

- D'accord, d'accord, j'étais le seul à être complètement aveugle. Mais pourquoi tu ne m'en as pas parlé avant ?

- Les années 40 ? Cette merveilleuse époque d'ouverture et de tolérance ?

- Je ne parle pas de le crier à la terre entière, juste moi.

- Tu aurais pu me détester pour ça.

- Tu sais très bien que je n'aurais jamais pu te détester.

- Tu aurais pu vouloir prendre tes distances. Je ne t'en aurais pas voulu. Mais j'ai préféré jouer la prudence.

- Quitte à souffrir ?

James haussa les épaules.

- Je m'étais même fait une raison. Qu'un jour tu trouverais une femme, et que vous auriez des mignons gamins. J'aurais été l'oncle Bucky qui enchaîne les copines sans jamais s'installer et qui passerait le week-end pour le barbecue, ou qui irait boire des bières avec toi après le travail.

- Une vie rêvée.

- Hydra et ton sacrifice idiot ont passablement simplifié cette existence.

- Mon sacrifice idiot ?

- Tu aurais pu mener une vie paisible dans notre époque, avec Peggy… au lieu de ça…

Bucky eut un geste éloquent pour désigner leur situation.

- Je suis un délinquant en exil forcé au fin fond d'un pays caché et j'écoute mon meilleur ami centenaire me faire sa déclaration. Oui, je vois où tu veux en venir.

Les deux hommes éclatèrent de rire en même temps. Un rire un peu amer et incertain , mais un rire quand même.

Steve redevint sérieux rapidement.

- Et là, en retournant en congélation, tu t'es fait une raison aussi ?

Bucky mis un coup de coude dans les côtes du capitaine.

- Pourquoi tu crois que je te raconte tout ça maintenant ?

- Alors qu'on te recongèle dans deux jours ?

- Oui.

- Pour partir sans regret.

- Dieu seul sait ce qui arrivera entre mon départ et mon retour. Je ne veux pas laisser de choses inachevées derrière moi.

- Et tu penses que me laisser seul avec cette… information, c'est parfaitement « achevé » ?

Bucky parût moins sûr de lui et soupira.

- Depuis que nous sommes ici, j'ai cherché le bon moment, un jour après l'autre.

- Ça aurait pu tomber encore plus tard donc ?

Sous le sarcasme, Steve laissa percer un peu plus de reproche qu'il ne l'aurait voulu.

- A vrai dire, l'ultime solution pour moi c'était de te balancer ça à la seconde où la stase se refermerait sur moi.

- Je comprend pourquoi tu as parlé de lâcheté au début. »

Barnes se tourna franchement pour constater le niveau de sérieux de son ami. Et ce niveau était « très sérieux ».

Il ralentirent le rythme progressivement et puis marchèrent quelques instant en silence. Les contours du complexe se dessinaient derrière la brume du soir à l'horizon. Il était encore tôt, mais la nuit tombait vite sous ces latitudes.

Steve s'immobilisa alors qu'ils se trouvaient à quelques centaines de mètre du bâtiment. James se retourna pour lui faire face. Rogers se mordait la lèvre, avec la même indécision que son ami lui avait vu à chaque fois qu'il n'avait pas osé parler à une fille. Incroyable ce gars qui va plus facilement provoquer des brutes pour se faire péter la gueule, qu'inviter une fille à danser.

« Buck'… merci de m'avoir… de me l'avoir dit. »

Barnes haussa les épaules.

« C'est le moins que je puisse faire. »

Il n'avait pas besoin de dire la suite. C'est le moins que je puisse faire, puisque je t'abandonne.

Il faisait déjà sombre lorsqu'ils entrèrent dans l'enceinte du complexe.

OoOoOoOo

La nuit était tombée

T'Challa était présent, il lui arrivait très régulièrement de partager un repas avec les deux soldats. Ce soir-là il ne trouva que Steve Rogers. Le roi ne s'en inquiéta pas plus que ça, cela était déjà arrivé. En revanche Steve se sentit mal à l'aise à l'idée que Bucky puisse vouloir l'éviter. Il resta néanmoins, toujours heureux des échanges avec T'Challa. Ce dernier toutefois remarqua que quelque chose n'allait pas.

« Vous êtes troublé, Steve. Quelque chose ne va pas ?

Le Captain secoua la tête.

- Désolé T'Challa, l'absence de Bucky me travaille un peu.

- Oui.

Supposant que l'absence du soldat de l'hiver était lié à sa prochaine re-congélation, le roi reprit.

- Shuri m'a annoncé la nouvelle. C'est donc bien dans deux jours ?

Steve hocha la tête.

- C'est une décision difficile que votre ami a du faire. Difficile mais honorable.

- Bucky se sent tellement responsable pour ce qui est arrivé lorsqu'il était sous contrôle de Hydra qu'il n'envisage même pas de pouvoir échapper à son conditionnement avec le temps.

- Je comprend son inquiétude. Nos équipes travaillent sur les fonctionnements psychiques qui ont implanté ce conditionnement. Nous finirons par trouver la clé, ce n'est qu'une question de temps.

- Merci encore d'entreprendre… ces recherches.

- Ce n'est pas complètement désintéressé. Nous allons apprendre de l'étude des restes du bras artificiel qui lui a été implanté. Nous allons apprendre du fonctionnement du conditionnement. Ces connaissances seront celles des scientifiques du Wakanda par la suite.

Steve chercha le signe d'un quelconque calcul dans les propos de son hôte, sans rien trouver de satisfaisant.

- Je préfère encore que ces savoirs soient entre vos mains qu'en d'autres, moins sages et moins bien intentionnées.

- Votre confiance nous honore, fit T'Challa avec une esquisse de sourire, tout en se levant de table.

- Vous partez ?

- Capitaine Rogers, si l'absence de votre ami vous inquiète, vous devriez être avec lui. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que vos heures ensembles sont comptées. »

Après avoir raccompagné le roi jusqu'à la plateforme où l'attendait son véhicule, Steve préféra pourtant terminer sa journée par un nouvel entraînement en salle de sport. Il avait matière à se défouler.

OoOoOoO

Vos heures ensemble sont comptées.

Les mots résonnèrent en écho toute la durée de sa séance, lorsqu'il se défoula sur le sac de frappe, nouvelle victime sur une liste déjà longue, lorsqu'il parcourut des kilomètres fictifs sur le rameur et lorsqu'il se doucha ensuite.

Vos heures ensemble...

Les mots tournèrent et retournèrent sous le crâne de Steve alors qu'il griffonnait dans son carnet de dessin, puis lorsqu'il se déshabilla pour se coucher, et enfin lorsqu'il ferma les yeux, cherchant un sommeil qui n'arrivait pas.

Vos heures sont comptées…

Ça avait toujours été le cas. Quand il était gamin, il avait failli mourir de la pneumonie. Il aurait pu tomber à tout instant sur une brute un peu plus brute que les autres qui aurait envoyé sa tête trop violemment contre un mur. Et puis ils auraient pu mourir de la guerre, chacun de leur côté de l'Atlantique. Ironiquement, c'était au cœur des combat qu'il avait eu l'impression pour la première fois que Bucky et lui seraient côte à côté pour toujours. Et pourtant, Dieu sait si Steve n'aimait pas guerre et voulait la voir toucher à sa fin. La chute… la mort de Bucky avait été d'autant plus douloureuse qu'il commençait à croire à l'invincibilité de leur lien. Comment Bucky aurait-il pu mourir s'il était à ses côtés ? Cette pensée, après des années, était d'un orgueil et d'une stupidité sans limite. Mais sur le moment c'était ce qu'il avait ressenti. Et c'était ce qu'il ressentait en cet instant, depuis leur arrivée au Wakanda.

Steve se redressa dans son lit et prit ses genoux entre ses bras. S'il voulait être parfaitement honnête, et Captain America est toujours honnête, il devait bien admettre que c'était pour ça qu'il en voulait à Bucky d'avoir choisi la congélation plutôt que de rester avec lui. Il choisissait de le laisser seul alors qu'il avait la possibilité de ne pas le faire. Et cela lui faisait plus de mal que ce qu'il voulait bien se l'avouer.

Bucky était allongé dans le noir, les yeux grands ouverts, son unique bras replié sous sa tête. Il fixait le plafond alors qu'un film passait sur l'écran face à son lit. Il ne suivait pas le film, il ne cherchait pas le sommeil, il meublait sa nuit, comme toutes ses nuits depuis son retour de l'enfer.

Steve entra en appelant doucement le nom de son ami.

Ce dernier ne broncha pas. Il l'avait entendu arriver depuis un moment. Il avait perçu son pas régulier dans le couloir. Il avait retenu son souffle quand il s'était immobilisé quelques longues secondes devant sa porte.

Steve avança, jeta un coup d'œil intéressé à la télé, et puis se planta devant le lit, contemplant la silhouette sombre et immobile de Bucky.

« Je peux ? »

Celui-ci hocha la tête imperceptiblement.

Steve s'assit sur le rebord du lit, une jambe repliée sur le matelas pour se tourner à demi vers son ami.

Il ne savait pas quoi dire. Rien d'intelligent ne lui traversait l'esprit. Il pouvait plaisanter sur son absence ce soir, il pouvait l'interroger sérieusement sur sa confession de l'après-midi, il pouvait choisir de parler de tout et de rien, de leurs vieux souvenirs. Il y avait beaucoup de possibilités… trop ? Il choisit le silence.

Il regarda un instant l'écran. Le son était coupé. Il ne connaissait pas le film qui passait. Une jeune femme blonde en pyjama mangeait de la glace devant sa télé. Il avait appris que c'était une représentation archétypale de la tristesse chez les personnages féminins dans cinéma américain. Puis il se tourna vers Bucky. Ce dernier le regardait attentivement. Devait-il lui donner une explication pour sa visite tardive ? Fallait-il revenir sur tous les événements qui les avaient amenés à cet instant précis, à cette situation heureuse, parce qu'ils étaient enfin réunis, et douloureuse en même temps, parce que cela ne durerait pas ?

Et puis surtout, il y avait eu la révélation du jour. Comme si Steve n'avait pas déjà des milliers de raisons de ne pas vouloir que Bucky reparte en congélation… Il ne pouvait pas dire que les baisers de Bucky ne l'avaient pas troublés. Il ne s'y était pas attendu et surtout, il n'y avait pas cru tout de suite. Et puis il avait trouvé la sensation agréable, physiquement. Et ce que Bucky lui avait expliqué l'avait touché, plus qu'il n'arrivait à réaliser.

Le regard bleu perçant ne le quittait pas et il se força à esquisser un sourire.

Il s'étendit à côté de Bucky, les bras pliés sous sa nuque. Il attendait une réaction qui ne vint pas, et donc supposa qu'il pouvait se permettre cela.

« Bucky…

- Mmh.

- Je ne suis pas sûr.

- … de ?

- De ce que je dois faire. »

Bucky secoua doucement la tête. Bien sûr que si. Steve Rogers savait toujours ce qu'il avait à faire. Il savait qu'il devait défendre les plus faibles, au risque de se faire défoncer la gueule. Il savait qu'il devait s'engager, au risque certaine de se faire tuer à la guerre. Il savait qu'il devait servir de sujet d'expérience pour un sérum aux effets aléatoires, au risque de ne jamais se relever. Il savait qu'il devait se jeter, tête baissée, dans les bras de l'ennemi, au risque de ne pas revenir. Ce qu'il devait faire était généralement très clair, mais est-ce qu'il voulait le faire, ça c'était une autre histoire.

« Quand tu m'as embrassé… »

Les mots suspendus, hésitants, le souffle aussi, retenu dans une seconde.

« … j'ai… pas détesté ça. »

Il sentit le matelas se creuser brusquement. Bucky s'était redressé, en appui sur son unique bras, et le fixait.

Steve résista à l'envie de sourire. Ah ça joue les guerriers sombres et imperturbables mais quand même…

Il évita soigneusement le regard noir qui s'était abattu sur lui.

Il ignora autant que possible le murmure à peine prononcé. « Qu'est-ce que tu… »

Il demeura immobile, impassible, alors que la question muette emplissait la pièce.

Et puis il devina le mouvement de Bucky plus qu'il ne le sentit.

C'est long, c'est lent, il sait bien que Bucky ne prend son temps que pour lui donner l'occasion de refuser, mais cela ne sert qu'à accélérer les battements de son cœur.

Et enfin, le contact.

L'attente et l'incertitude, et cette sensation qui lui tord l'estomac surtout, inquiétude et excitation mêlée.

Bucky presse ses lèvre sur celles de Steve. Langoureusement cette fois-ci. Il dévore du regard le visage rouge du super soldat, ses yeux qui se sont fermés à mesure qu'il approchait. Il devine son souffle court, les battements de son cœur qui envahissent le silence de la pièce.

Il savoure la texture sèche des lèvres, l'odeur chaude de sa peau, parfum d'après-rasage et quelque chose de plus profond, son odeur.

Il caresse ses lèvres d'un mouvement de langue mutin. Cherchant la faille. Trouvant la faille. Steve écarte un peu ses lèvres, le laisse entrer, l'accepte.

Cela dure, une éternité… deux éternités… et il perd le compte.

Quand Bucky relève la tête, Steve a les yeux ouverts et il est perdu.

D'un mouvement, Bucky se met à genoux, il se redresse, libérant son unique bras.

« Encore ? »

Steve hoche la tête, incapable d'articuler un mot.

Cette fois-ci, il l'embrasse aussi quand Bucky lui prend le visage dans sa main. Sur un bras l'équilibre est précaire, et il lutte pour ne pas tanguer. Jusqu'au moment où Steve lui passe ses bras autour du cou, perdant ses mains dans les longues mèches brunes. Et Bucky sent son cœur sortir de sa poitrine lorsque Steve participe.

Cela dure. Encore et encore. Aucun des deux n'ose les séparer. Le temps suspendu les garde dans le silence de la nuit. Jusqu'à ce que le baiser cesse, presque d'une volonté qui les dépasse. Ils se décollent l'un de l'autre, les regards se fondent l'un dans l'autre.

Bucky pose sa main sur la joue de Steve, guettant le moindre signe de rejet dans ses yeux. Il caresse doucement, d'abord le long de la ligne de sa mâchoire, son menton, son cou, il frôle la jugulaire et perçoit le sang qui pulse. Toujours sans quitter se yeux, cherchant quelque chose dans le regard perdu. Il prie comme il n'a jamais prié pour ne pas voir l'hésitation ou le rejet, ou pire la résignation dans ce regard. Mais rien à part l'attente et l'envie.

Il continue, dans le creux de son épaule, sur son torse, ses doigts s'animent, et puis sur sa taille, il pose la main, malaxant l'endroit où ressort l'os du bassin.

Et puis il cesse. Steve est écarlate, mais surtout il a baissé les yeux, il ne le regarde plus. Bucky suit son regard, et se mord la lèvre, réprimant un sourire de triomphe, quand il se pose sur la bosse qui déforme le pantalon de jogging.

Sa main s'arrête à la lisière du pantalon en question et attend. Il attend. Que quelque chose vienne confirmer que Steve veut et qu'il ne cède pas. L'instant s'étire, seule la lumière de l'écran qui est resté allumé témoigne que le temps s'écoule toujours. Eux sont figés dans le présent.

Et puis imperceptiblement, d'un léger mouvement, Steve soulève ses hanches. Comme pour encourager les gestes de son ami.

Ça fera bien l'affaire.

Bucky continue sa progression. Il pose sa main sur l'érection, arrachant un grognement de satisfaction à Steve. Il le caresse, quelques longues minutes, savourant l'effet que cela produit sur son ami. Et puis il cesse brutalement.

Un regard inquiet, incertain, le cueille au passage. Steve a les lèvres entrouvertes, comme s'il voulait protester. Et puis le souffle lui revient lorsqu'il voit Bucky se soulever pour s'asseoir à califourchon sur ses cuisses. Un hoquet de surprise lorsqu'il sent l'érection de celui-ci contre la sienne.

Et puis une main vient prendre la sienne.

« Fais le avec moi. »

Cela semble une éternité, mais finalement, les deux mains se rejoignent, soulèvent fébrilement les vêtements, et s'activent ensemble. Bucky savoure parce qu'il en a déjà tellement rêvé. Steve se laisse emporter dans ces sensations inédites parce qu'il n'aurait jamais imaginé vivre un tel moment. La nuit résonne maintenant de leurs halètements pressés. Ils se masturbent mutuellement, maladroitement, dans une espèce d'urgence, de précipitation qui n'a aucune raison. Les mains, les sexes se frôlent, le contact les électrise à chaque fois, chacun concentré sur le maelström de sensations qui les emporte. Il n'y a plus de silence et de calme dans la nuit wakandaise, il n'y a plus que leurs gémissements sourds, leurs halètements, le bruissement des draps et les plaintes du lit sous leur corps. Il y a les mots, à peine audibles, qui s'échappent des dents serrées de Steve. Sa main libre s'est agrippée à la cuisse de Bucky, serrant comme pour ne pas perdre pied.

Il se crispe au moment de jouir, la tête rejetée en arrière, inconscient du regard bleu qui le dévore des yeux. Une poignée de seconde plus tard, Bucky le rejoint, sans l'avoir quitté du regard.

Steve rouvre enfin les yeux, voit, assis sur ses hanches, un homme qui a été son ami. Et maintenant ? Il ne sait pas. C'est le même homme, les mêmes yeux bleu de glace, réchauffés par le même sourire chaleureux. Alors il se dit que c'est peut-être lui a changé, pas Bucky. Et comme celui ci frotte machinalement ses mains souillées sur les draps blancs, incertain de ce qu'il doit faire, c'est Steve qui décide. D'un quasi réflexe, il tend ses bras, l'entoure, l'attire à lui, contre lui. Bucky soupire de soulagement, et niche son visage dans le creux de l'épaule qui l'accueille.

Il sent les battements de son cœur, trop rapides, et ceux de Steve, presque à l'unisson.

Il sent la chaleur du corps serré contre le sien.

Il sent une main se poser sur sa tête, tourner son visage pour qu'il soient face à face.

Et des lèvres sur les siennes, un visage contre le sien, avide de contact.

Bucky ferme les yeux et, pour la première fois depuis une éternité, s'abandonne à un sommeil serein.


A suivre...