-Jude?
Ce dernier se tendit. Lorsque son père l'appelait par son prénom, c'étaient rarement de bonnes nouvelles. Lorsqu'il avait l'air tendu, encore moins. Lorsque sa voix variait ainsi, de façon presque imperceptible mais bien présente, c'était pire.
Une conversation difficile.
Ils en avaient eu une lorsqu'il avait passé un accord avec lui, pour faire venir Célia. Il en avait eue une autre quand il avait été officiellement désigné héritier de la famille Sharp, et une autre encore sur l'attitude à avoir lorsqu'on appartenait à une famille prestigieuse. En tant qu'orphelin qui n'avait eu que très peu affaire à l'autorité, il avait eu du mal à saisir pourquoi ses libertés devaient être autant restreintes, pourquoi son futur avait soudainement un tel poids.
Il se tourna vers l'homme qui le dévisageait avec une pointe d'incertitude, invisible pour le commun du peuple. Il était content d'avoir ces lunettes, il était presque à égalité avec l'impassibilité de son vis-à-vis en cachant ses yeux.
-Qu'y a-t-il, père? Dit-il calmement.
-Asseyons-nous, je te prie.
Cela n'annonçait rien de bon, frémit-il intérieurement. Il veilla cependant à ce que sur son visage, rien de son inquiétude ne paraisse et il s'installa sur le canapé avec son père. Que pouvait-il se passer? Etait-ce à propos de...
-Rassure-toi, cela n'a rien à voir avec Ray Dark.
Il haussa un sourcil surpris à l'annonce de son père qui eut un sourire.
-Tu as toujours la même expression lorsque tu penses à lui.
Autant pour son impassibilité, dans ce cas. Il avait encore beaucoup de progrès à faire s'il devait un jour régner sur l'empire Sharp.
-Que se passe-t-il, dans ce cas?
Son père inspira profondément, puis relâcha son souffle avant de choisir soigneusement ses mots:
-J'imagine que tu te souviens bien de notre dernier accord, concernant ta soeur?
Il acquiesça.
-Ce n'était pas nécessaire au final, mais merci néanmoins.
-J'avais déjà commencé la démarche avant ta victoire, annonça-t-il. J'étais sûr que tu gagnerais, et je voulais que tout soit prêt pour que le jour même où tu reçoives le trophée, ta soeur puisse vivre avec nous.
La gorge de Jude se serra. C'était une magnifique vision, devant ses yeux. Un rappel doux-amer. Amer, parce que son échec contre l'équipe des Zeus leur avait coûté beaucoup, à lui et à la Royal Académie. Beaucoup de joueurs étaient encore à l'hôpital, et mettraient du temps avant de s'en remettre. Doux, parce qu'il avait finalement reconnecté avec sa soeur, et qu'il s'était rendu compte qu'elle allait bien, qu'elle était heureuse là où il était.
Il avait été un idiot absolu, en prenant des décisions sans lui demander comment elle pouvait se sentir. D'autant plus qu'il ne l'avait pas contactée du tout pendant tout cette période, pour ce qui n'était qu'un ramassis de mauvaises raisons.
La seule qu'il reconnaisse, maintenant, c'était que son orgueil l'avait emporté, et l'avait mené à beaucoup de choses dont il ne se serait jamais cru capable en étant à l'orphelinat. Des choses dont il n'était pas fier, dont sa soeur n'était pas fière, et il avait fait tout ça en pensant que c'était pour elle... Alors que tout du long, ça n'avait été que pour lui, pour son ego, et pour satisfaire ce besoin de reconnaissance aigu envers Ray Dark.
Il commençait à ouvrir les yeux à présent, et c'était douloureux.
-Je sais que ce n'est pas facile, ce que tu traverses en ce moment.
La voix de son père le sortit brutalement de ses pensées, et une douce chaleur l'envahit lorsqu'il se rendit compte que l'homme en face de lui manifestait une inquiétude face à son bien-être.
Après une hésitation, Thomas Sharp déposa une main sur le genou de son fils adoptif et le serra gentiment, avant de la retirer et de prétendre qu'il ne s'était rien passé d'extraordinaire. Que c'était tout à fait normal. La surprise écrite sur le visage de son fils- à peine masquée, malgré ses efforts- le blessait quelque peu, mais il avait compris qu'il n'avait pas fait assez attention à lui. Il avait beau être un jeune homme indépendant, il était encore à l'âge où l'on avait besoin de soutien -même s'il ne se l'avouait pas, les yeux qu'il posait sur Ray Dark lui disaient tout ce qu'il voulait savoir. Il l'avait poussé dans les bras de cet homme, pensant que le jeune homme y trouverait un bon modèle pour le football. Cependant un creux d'angoisse se formait doucement dans son estomac alors qu'il réalisait qu'il avait peut-être fait un mauvais choix en s'éloignant ainsi de son fils.
Il avait cherché comment se rattraper. Il s'était promis d'être plus présent, même s'il savait à quel point ce serait compliqué avec son horaire bien rempli. Il trouverait le temps, pour son fils.
Cependant, il était conscient de sa solitude actuelle, seul dans une maison trop grande pour eux deux-plus les quelques domestiques, évidemment-, loin de sa soeur et seule famille encore vivante, dont les seuls amis étaient désormais à l'hôpital. Lui, un adulte de plus de quarante ans, ne pouvait pas combler ce besoin.
Cette constatation, plus les démarches de famille d'accueil déjà entamées, lui avaient donné une idée. Qu'il espérait plus que tout ne pas être mauvaise.
-Il serait dommage que toute la paperasse que j'ai accomplie soit abandonnée alors que tant d'enfants ont encore besoin d'aide, partout au Japon.
Il observa son fils changer de couleur avec angoisse.
-Tu veux dire que...
-J'envisage d'accueillir un autre enfant. Cependant, je voulais t'en parler d'abord. Il ne te prendra pas ta place d'héritier Sharp, je peux te l'assurer. Mais la maison est trop grande, je pensais que...
Il avait perdu toute éloquence, empilant les phrases les unes à la suite des autres pour tenter de se justifier, priant pour que Jude comprenne, et qu'au moins à défaut de l'accepter ne le prenne pas mal.
-Ce ne serait pas un enfant trop jeune non plus, pour que vous puissiez vous entendre un minimum. Si tu juges que tu ne veux personne d'autre que Célia, je comprends. J'annulerai immédiatement toutes les démarches administratives, et tu n'en entendras plus jamais parler.
Le silence qui s'ensuivit le convainquit que définitivement, il s'était trompé. Il se passa presque fébrilement la main dans ses cheveux, le geste pourtant habituel comme gauche en cet instant.
-Je m'excuse, c'était maladroit. J'ai juste pensé que... La maison est trop vide, sans...
Mary Sharp. Sa mère adoptive. Une femme exceptionnelle, partie trop vite, emportée par la maladie. Ils avaient mis du temps, avant de faire leur deuil, mais l'absence, au contraire des personnes, restait indéfiniment. Dans le silence de la maison, il lui arrivait parfois encore de tendre l'oreille pour espérer capter de la musique, un fredonnement, des bruits de pas ou encore des éclats de rire.
Elle lui manquait tellement... Et il n'osait imaginer la douleur de son père, qui avait passé vingt ans de sa vie à ses côtés. Bien sûr qu'il se sentait seul, mais il ne s'était jamais remarié, n'avait jamais tenté de fréquenter une autre femme. La douleur était trop présente, sans compter que...
Il fixa le canapé en cuir beige, martyrisant un rebord de couture avec ses doigts nerveux.
Comment pouvait-il espérer remplacer Mary? Personne ne pouvait l'égaler. Dans sa douceur, sa fermeté lorsqu'il s'agissait de sujets importants comme la santé ou le bonheur de sa famille, ce qu'elle jugeait juste... C'était elle qui lui avait fait sentir que sa maison était ici désormais. C'était ce sentiment qu'il avait eu envie de partager avec Célia.
-Je comprends, murmura-t-il.
Son père redressa vivement la tête-il s'était à peine rendu compte que sa posture s'était affaissée- et il pouvait voir, exceptionnellement aussi clairement que si c'était écrit, l'espoir sur son visage.
-Tu peux... continuer les démarches, finit-il par lâcher du bout des lèvres.
Son vis-à-vis se tut, sonda son fils qui eut l'impression qu'il lisait en lui malgré ses lunettes. C'était probablement ce qu'il faisait, d'ailleurs.
-En es-tu sûr? Je ne veux en aucun cas te forcer avec quelque chose qui te met mal à l'aise, ou dans une position délicate vis-à-vis de ta soeur.
Il fit une pause, réfléchissant, avant d'annoncer:
-Penses-y. Ce n'est qu'une possibilité, rien de plus. Sans pression aucune, parles-en à tes amis si tu le désires, à ta soeur également. Tu me donneras ta réponse lorsque tu seras prêt, d'accord?
Il repoussa une envie de pleurer, indigne de Jude Sharp, héritier et stratège de la plus grande équipe adolescente du Japon.
Cela tenait à coeur à son père, il le voyait, il le sentait. Et pourtant ce dernier était prêt à tout envoyer valser pour son bien-être. Pour son avis, à lui, qui avait perdu tout semblant de contrôle sur sa vie. Il avait tout perdu, son match, son équipe, son mentor... Il s'était montré pitoyable, et pourtant on se souciait encore de lui, quand son opinion ne devrait plus signifier grand chose face à toutes ces erreurs.
Il suivit machinalement le mouvement lorsque son père se mit debout, et quitta la pièce pour se retrouver dehors comme dans un brouillard. Il marcha longtemps, sans savoir où il allait, ce qu'il cherchait, ses pensées fusant dans tous les sens.
En temps normal, il aurait utilisé un ballon, mais il ne s'en sentait même pas digne, en cet instant. La marche était donc sa seule option, et il redressa la tête lorsque ses pieds s'arrêtèrent, comme contre sa volonté. Il n'était donc même plus capable de commander à ses pieds, qu'est-ce que cela faisait de lui? Un imbécile et un manchot?
Ces réflexions stoppèrent net lorsqu'il réalisa où il s'était posté, et un rictus étira ses lèvres. Bien sûr qu'il arriverait ici, alors que tout le menait à sa soeur.
Même alors qu'il ne pouvait pas lui parler, ou plutôt lorsqu'il s'était mis en tête cette idée ridicule, il venait tout de même souvent par ici. Pour se sentir proche d'elle, pour espérer apercevoir de temps en temps cette tête aux cheveux bleus constamment rebelles à peine maintenus par ses lunettes roses.
Malgré toutes ses séances d'observations, il avait manqué l'essentiel: elle n'avait pas besoin de lui. Sa famille la traitait bien. Sa mère, une journaliste, avait du caractère et avait probablement contribué au côté tête de mule de sa soeur. Son père, fleuriste, était un homme doux et agréable souvent là pour contrebalancer les débats qui faisaient rage entre les deux passionnées de l'actualité.
Ils vivaient certes plus sobrement qu'eux dans leur grande maison qui s'apparentait davantage à un manoir, mais ils étaient aussi très certainement plus heureux. Il ne put s'empêcher de ressentir une pointe d'envie à la simplicité et la joie qui régnait dans la maisonnée.
Il s'adossa machinalement derrière son pilier préféré, et tenta d'apercevoir Célia s'enthousiasmer à propos d'il ne savait quel sujet, mais ses gesticulations étaient claires assez. La regarder lui apportait toujours un sens d'apaisement. Quoiqu'il arrive, il avait toujours une soeur, et son bonheur lui était plus précieux que tout le reste. Qu'importe son désarroi, ses troubles, ses blessures, tant qu'elle allait bien, il était rassuré.
Il ferma les yeux et tenta de trier un peu le brouhaha fracassant dans sa tête.
Il ne servait à rien de penser à ses erreurs et faiblesses. Il devait en tirer des leçons, et ne plus jamais recommencer. Se lamenter sur son sort n'amènerait pas grand chose.
-Grand frère? Qu'est-ce que tu fabriques, sors de là! Tu n'as plus besoin de nous espionner.
Il fronça les sourcils. Il ne s'attendait pas à se faire découvrir, heureusement ce n'était que Célia. Les autres membres de Raimon n'auraient pas été si tendres à son égard, et ils auraient eu bien raison.
-Ils sont trop éblouissants. Je ne peux pas les regarder en face, j'aurais trop honte.
Un silence apparut, où il sentait que Célia cherchait vainement quelque chose à dire, et où lui tentait de formuler ces idées qui se bousculaient dans sa tête.
-Est-ce qu'on peut aller ailleurs? Finit-il par demander.
-Bien sûr.
Elle avait accepté immédiatement, malgré sa surprise et tout ce qu'il avait déjà fait. Elle ne devrait pas lui faire autant confiance. Il ne méritait pas une soeur aussi gentille, soupira-t-il intérieurement.
Ils s'installèrent près du terrain de la rivière, en hauteur. Le soleil couchant parait la scène d'une chaleureuse lueur orangée, et cela l'apaisait plus qu'il ne voulait bien l'accepter. Une boule de feu au bord de l'eau semblait un peu trop romantique et cliché pour être appréciable, mais peut-être était-ce la compagnie qui l'adoucissait. Célia avait toujours eu ce pouvoir.
-Mon père... se lança-t-il maladroitement avant de s'arrêter.
Sa soeur avait relevé la tête, surprise. Elle n'avait pensé qu'au match contre Zeus, mais peut-être qu'autre chose occupait encore ses pensées. Est-ce que son père avait mal réagi à cette défaite? Si c'était le cas, il allait voir, foi de Célia! Personne n'avait le droit de blesser son grand frère.
-Tu te souviens de... ce que j'avais voulu faire?
-Tu veux dire, me faire venir chez les Sharp?
Elle était définitivement confuse. La discussion ne prenait décidément pas la tournure attendue, et elle ne savait plus sur quel pied danser.
-Oui, celle-là, confirma son frère. Mon père avait déjà commencé les démarches pour être une famille d'accueil officielle, et...
Il déglutit.
-Il envisage de faire venir quelqu'un d'autre... A ta place, acheva-t-il avec une pointe d'amertume.
Il garda la tête baissée une poignée de secondes avant de céder et de regarder la jeune fille qui semblait perplexe.
-Est-ce que ce n'est pas une bonne chose?
En voyant les sourcils haussés de son frère, elle s'empêcha de rajouter précipitamment, rougissante:
-Enfin, je veux dire, c'est une bonne action tu ne trouves pas? Sans ça, nous ne serions pas là où nous en sommes aujourd'hui. Tu pourrais accueillir des personnes étrangères chez toi quelques temps, le temps qu'elles trouvent leur voie, et puis s'en aller en grandissant. C'est de l'accueil, pas une adoption complète, et je suis sûre que ton père ne pensait pas à me remplacer, et que tu ne penses pas à me remplacer, si c'est bien ça qui t'inquiète.
Il ouvrit la bouche, la referma.
-J'ai tout de même l'impression que...
Il ne savait pas comment exprimer tout ça, remarqua Célia presque attendrie. Décidément, il avait du mal avec ses émotions, mais elle était tellement contente qu'il lui parle enfin. Qu'il commence à reconstruire ce lien si distandu entre eux.
-Je ne suis pas vexée, Jude, assura-t-elle. En fait, je suis contente. Si ça se trouve, c'est une fille qui saura prendre soin de ton père et toi, qui ajoutera une touche féminine à la maison et de l'animation.
-Je préférerais ne pas y penser, lâcha-t-il.
Le processus de choisir un enfant le rendait légèrement nauséeux. Ils n'avaient déjà pas eu une vie facile, et les voilà présentés comme un étalage de boucherie, pour que tous les parents bien pensants puissent les juger.
Ils avaient été adoptés relativement vite en étant jeunes, mais il savait que les adolescents avaient plus de mal à trouver une famille d'accueil. Il devait être difficile d'être jugé par des inconnus, de voir sa vie disséquée pour savoir s'ils conviendraient à leur mode de vie. Tout comme on cherche un nouveau canapé, regardant la couleur, l'aspect extérieur, sans songer à tout ce qui se trouvait à l'intérieur.
Bien sûr, la majorité des parents étaient des couples n'arrivant pas à enfanter qui cherchaient réellement une personne envers qui déverser leur affection, mais il y avait aussi des familles qui ne le faisaient que pour l'argent.
Ce monde était froid et cruel pour ces jeunes-là, prisonniers d'un mode de vie et d'un système qui ne leur offrait que peu d'alternatives. Ils avaient été si chanceux... Il frissonna.
-Tu es sûre que cela ne t'affecte pas, Célia?
-Qu'est-ce que toi tu en penses? Si cela t'affecte toi, tu peux aussi dire à ton père que tu n'es pas prêt à laisser un inconnu rentrer dans vos vies. Je suis sûre qu'il acceptera ta décision.
-C'est bien ça le problème, soupira-t-il. Il va tout accepter, mais... Je pense qu'il en a vraiment envie. Ce n'est pas comme s'il donnait simplement de l'argent à une organisation caritative, au contraire il s'implique personnellement à rendre la vie d'un inconnu meilleur. Il ne le fait pas juste pour ça, bien sûr que non, il trouve... Que la maison est trop vide, soupira-t-il.
-Et tu as peur qu'il ne te trouve pas assez? Devina la journaliste en herbe.
Il tressaillit.
-Non, pas du tout! Protesta-t-il trop vigoureusement. Je suis son héritier, je...
Il n'était pas souvent chez lui, avec le football. Et quand il était chez lui , il restait dans sa chambre pour travailler, ou pour regarder et analyser d'anciens matchs. Il n'était pas extrêmement bruyant, mais il se devait d'être calme et maîtrisé en toutes circonstances; il était un Sharp, après tout.
-Ce n'est pas moi qui contribue à rendre la maison vivante, avoua-t-il finalement.
-Oh, Jude, soupira sa soeur. Je suis certaine qu'il ne t'en aime pas moins, qu'il ne cherche pas à trouver dans une autre personne ce que tu penses qu'il te manque. Ce n'est certainement pas son intention, il veut juste... T'offrir une possibilité, c'est tout. Tu sais que beaucoup d'enfants jeunes demandent à avoir un petit frère ou une petite soeur? Ici, tu es plus grand, et ce n'est plus aussi simple, mais...
Il hocha la tête. Il comprenait ce qu'elle voulait dire. Peut-être que rencontrer d'autres personnes, en dehors de leurs occasionnelles soirées mondaines, pouvait les ouvrir un peu. Si, en même temps, ils pouvaient aider lesdites personnes, ce n'était pas plus mal non plus.
Mais il y avait tellement d'inconnues dans cette équation... Que se passerait-il s'ils ne s'entendaient pas bien? S'ils n'arrivaient pas à communiquer, parce qu'un adolescent orphelin devait être en colère contre le monde entier?
Un silence s'étira entre eux, étonnamment plus aussi inconfortable. Célia s'était assise dans l'herbe, et lissait machinalement les plis de sa jupe en observant les alentours. Lui était resté debout, élégant malgré le fait qu'il soit perdu dans ses pensées, tentant de peser le pour et le contre. Il fut brutalement sorti de ses rêveries par un nom honni.
-J'ai appris ce qu'il s'est passé, pour ton match contre le collège de Zeus... C'est vraiment dommage que cela se finisse comme ça.
La colère bouillonna à nouveau en lui, comme une blessure lancinante qui s'ouvrait brusquement.
-C'est plus que dommage, c'est une catastrophe, c'est un vrai désastre!
Il n'avait pu s'empêcher de cracher venimeusement, et sa soeur sursauta, surprise par la violence de sa voix.
-J'ai regardé tous mes coéquipiers s'effondrer, les uns après les autres, articula-t-il. C'est l'expérience la plus terrible que j'ai jamais eue. Je suis... Totalement...
Il cherchait un mot qui exprimait comment il se sentait, tout en cachant à Célia à quel point il broyait du noir. Il fut brusquement coupé par un sifflement, et son corps réagit automatiquement, se plaçant entre la source du bruit et sa soeur, renvoyant le ballon qui avait filé vers eux à une vitesse inouïe.
-Qui est capable de viser juste sur un tir aussi puissant? Gronda-t-il, à mi chemin entre la colère et l'admiration.
La balle qu'il avait repoussée lui en donna la réponse, après avoir rebondi sur le mur du pont.
Axel Blaze.
-Pourquoi tu as fait ça, Axel, arrête! S'écria Célia en se précipitant entre lui et nous as suivi depuis le terrain? Mon grand frère n'était pas venu pour nous espionner, je t'en donne ma parole!
-Ton grand frère, hein, marmonna ce dernier, repoussant immédiatement une image de Julia dans son lit d'hôpital.
-Axel, arrête s'il te plaît!
-Suis-moi!
Il était clair qu'il ne s'adressait pas à la jeune fille, aussi ce fut le stratège qui répondit:
-J'arrive.
Il voulut serrer le bras de la jeune fille pour la rassurer, mais l'image de son père faisant de même sur son genou et du malaise qui l'avait étreint le fit changer sa course d'action. A la place, il donna finalement une brève tape sur l'épaule, qu'il espérait ne pas être trop envahissante ou trop gênante pour sa soeur.
Comment ils en était arrivés ensuite à s'échanger des passes si violentes qu'elles ressemblaient davantage à des tirs? Il n'en avait aucune idée. Tout ce qu'il savait, c'était que cela faisait du bien, de déverser sa colère sur quelque chose, de sentir le poids familier du cuir sur son pied.
Il aurait pu se passer des piques d'Axel, cependant. Il ne faisait que titiller sa colère face à l'injustice de la situation.
Il avait été jeté hors du tournoi sans pouvoir rien faire, tandis que ses coéquipiers avaient été blessés à sa place.
-Alors Jude Sharp, tu es si frustré que ça?
-Qu'est-ce que tu crois! Tout ce que je veux, c'est battre le collège Zeus!
Les tirs étaient de plus en plus colériques et Axel cria:
-Fais le alors!
"Fais-le alors?" Qu'est ce que ça voulait dire? Ne se rendait-il pas compte de l'absurdité de ces mots? Ils avaient perdus, c'était la fin pour eux! Tout était fini.
Il ne se redressa pas après avoir envoyé le dernier ballon, toute énergie s'étant brutalement enfuie de son corps.
-Et comment? La Royal Academy a été éliminée du tournoi...
-Qu'est-ce que ça veut dire? Me dis pas que tu t'avoues déjà vaincu? Réagis!
La tornade de feu avait été soigneusement calculée pour l'éviter de peu, aussi Jude ne bougea pas, laissant la chaleur roussir son oreille avant d'entendre le bruit caractéristique d'un ballon qui explose. Trop de pression. Cela lui était déjà arrivé, mais rarement.
Axel Blaze était vraiment un bon attaquant, et il se redressa, reconnaissant sa valeur, sentant qu'il avait un point à faire.
-Il te reste une dernière solution.
C'était bien ce qu'il lui semblait. Il se tut, écoutant attentivement, pour une fois totalement impassible.
-Jusqu'à présent, tu n'as eu l'occasion de voir Mark Evans que depuis le camp adverse.
Il prit une inspiration et lâcha:
-Qu'est-ce que tu dirais de le laisser garder tes arrières?
Thomas Sharp, pour la première fois, était surpris à un point qu'il n'aurait jamais imaginé.
Le responsable? Son fils.
-Qu'est-ce que tu veux dire, tu veux rentrer à Raimon?
Mais quelle mouche l'avait piquée? Il pensait entendre parler de cette histoire d'accueil, il s'était préparé à répondre à toutes ses questions et lui montrer par papier que personne ne lui volerait sa place au sein des Sharp. Mais ça? C'était totalement absurde, pourquoi... oh.
-Est-ce uniquement pour prendre ta revanche sur le collège Zeus?
Sa voix était devenue froide, dangereusement mesurée. Changer d'école, passer d'un institut hautement privé et haut de gamme comme la Royal Academy à Raimon... Cet établissement était public, et le niveau y était drastiquement plus bas.
Sans compter qu'il ne pouvait supporter l'idée que Jude quitte tous ses amis, son équipe alors même qu'ils étaient au fond d'un lit d'hôpital, pour une question d'honneur bafoué.
-Non, père, répondit le jeune homme d'une voix assurée. C'est pour le football. A la Royal Academy, j'ai joué sous les ordres de Ray Dark. Toutes mes stratégies, mes techniques n'étaient que les siennes. Mon football n'a jamais été que ce qu'il m'en a montré. Avec Raimon, j'ai découvert qu'il y avait tout un autre monde qui se cachait derrière ce jeu bien rangé et prévisible. Quelque chose de nouveau. Quelque chose qui évolue sans cesse.
"Ils sont forts, père, et je veux apprendre ce qui fait leur force. En faire la mienne aussi. Evoluer, agrandir mes horizons, ne pas me limiter à une voie... N'est-ce pas la racine même de ce que tu m'as appris?"
Il en resta interdit. Puis il éclata de rire. Un rire libre et immensément fier qui fit se redresser son fils.
-Très bien, accepta-t-il une fois calmé. Tu as gagné. Je te transfère. Mais je ne veux pas que ce changement d'école aie la moindre interférence sur tes résultats, et tu auras des professeurs privés en supplément pour t'assurer de passer l'examen d'entrée.
-Bien sûr, père. Je vous le promets, je ne vous ferai pas honte.
-J'en suis certain.
Il n'avait donc pas totalement échoué, dans ce cas. Il n'avait certes pas été toujours présent, mais au moins il avait éduqué un jeune homme intelligent, intègre et débrouillard. Il avait su retourner ses mots contre lui, avait soupesé toutes les différentes options. Une fois qu'il s'était fixé un objectif, il ne lésinait pas sur les moyens, quitte à utiliser les clauses écrites en police minuscule en bas d'une page.
Il irait loin.
Que ce soit dans le football, ou en tant qu'héritier de l'entreprise, il réussirait. Il avait tout ce qu'il fallait pour, autant les ambitions que les moyens. Comme tous les jeunes avant lui, il voulait changer le monde, mais avec un intellect comme le sien, il ne doutait pas que c'était possible.
Il ne lui manquait qu'un peu d'expérience, et il lui offrirait plus que volontiers tout son savoir.
-Père?
La timidité soudaine de son fils le ramena à la réalité et il lui adressa un sourire d'encouragement.
-Je suis d'accord pour accueillir quelqu'un d'autre ici. Juste une personne. Enfin, je ne sais pas ce que tu veux, mais...
-Je te le promets. On va déjà voir comment on s'ajuste à l'apparition d'un nouveau membre de la maison.
"Maison", pas "famille". Même son père avait ses réserves, et quelque part cela le rassura. Il resterait prudent, et ne donnerait pas entièrement et trop rapidement son coeur à un adolescent survolté qui risquait de les blesser.
-Tu veux être là pour... Les démarches?
Jude frissonna, une image d'un étalage de boucherie lui percutant l'esprit et il secoua la tête.
-Je ne veux pas choisir qui que ce soit. J'aimerais bien regarder les papiers officiels pour comprendre comment cela fonctionne, légalement, mais pas plus.
Trop de mauvais souvenirs, supposa Thomas. Il ne parlait pas souvent de son temps à l'orphelinat, mais il savait qu'il s'y était battu, surtout pour défendre les plus faibles. Cela avait dû être dur, et pourtant en temps qu'enfant on n'avait pas encore les mêmes idées de la réalité.
-Comme tu le voudras, acquiesça-t-il. Je les ai ici, tu veux...?
-Tu as du temps libre? S'enquit son fils avec surprise.
-Pour toi, bien sûr. J'essaierai d'être plus présent à l'avenir, affirma-t-il sérieusement.
Il fut récompensé par un petit sourire en coin à la Sharp, chaleureux et sincère. Son expression refléta celle du jeune homme qui s'installa à côté de lui pendant qu'il parcourait les papiers.
Peut-être qu'ils réussiraient à trouver un équilibre dans cette famille dysfonctionnelle.
Cinq jours plus tard
Jude arpentait nerveusement les couloirs, fixant de temps à autre la porte en face de la sienne.
C'était là que le nouveau venu serait installé, et cette pensée le dérangeait davantage qu'il ne voulait l'admettre. Un inconnu viendrait vivre juste là, à un couloir de sa chambre à lui.
Comment était-il? Comment cela allait-il se passer?
Il secoua la tête. Il ne servait à rien de se perdre en conjonctures. Le nouvel arrivant serait du même âge que lui, c'était tout ce qu'il savait.
Il n'avait rien voulu savoir de plus, laissant -assez lâchement, il devait se l'avouer- son père gérer avec la dure tâche de choisir quelqu'un qui pourrait convenir à leur famille.
Il avait eu le choix, entre rester à la maison et aller à l'orphelinat avec son père, et il avait longuement hésité. Pesé les pours et les contres, qui allaient de trajet gênant en voiture avec un inconnu au malaise qui le saisissait lorsqu'il était près d'un orphelinat. Tout en se disant que ce n'étaient que des excuses, qu'il ne faisait que retarder l'inévitable en restant sagement chez lui, il avait finalement choisi d'accompagner son père.
Et il ne savait pas quoi mettre, comment se comporter, et il avait fini par mettre son masque froid d'héritier Sharp, qui l'avait accompagné dans toutes ces circonstances où il n'était pas dans son élément. Masquer ses émotions par la froideur, c'était ce qu'il avait appris.
Il savait que cette attitude était loin d'être idéale, mais c'était tout ce qu'il avait.
Présentement, il attendait son père qui devait probablement rire de ses manies.
Il fixa son regard sur la porte si étrangère maintenant, tentant de deviner ce qu'il s'y trouvait. Il n'y était pas rentré, il aurait eu l'impression de violer l'intimité de son futur... Quoi, frère? Ami? Ennemi? Que dire, que penser?
Célia l'avait assommé de questions à propos de cet événement, mais il ne savait trop quoi répondre. Elle n'avait pas hésité une seule seconde avec des théories plus farfelues que les autres, qui avaient eu au moins le mérite de le faire sourire, ce qui était probablement son objectif maintenant qu'il y pensait. Il savait qu'il avait été trop tendu ces derniers temps, ses amis à la Royal Academy avaient même commencé à se poser des questions. Il avait heureusement réussi à leur faire croire que tout cette appréhension venait du changement d'école, et de tout ce que ça impliquait.
Kami merci, ils avaient été compréhensifs à ce sujet. Eux aussi désiraient prendre leur revanche plus que tout, mais étant cloués à un lit d'hôpital, ils ne pouvaient se le permettre, aussi avaient-ils passé sans hésitation leur flambeau à Jude.
Il ne savait pas s'il devait être effrayé ou flatté de la confiance qu'ils plaçaient en lui, mais il avait promis de tout donner. Qu'il soit damné s'il ne gagne pas la coupe, pas avec une équipe possédant un esprit aussi combattif que celui de Mark, pas alors qu'il prend un risque énorme en changeant d'équipe.
Il mettait tout en jeu sur ce pari. Il savait très bien que son père n'était pas ravi, qu'il jugeait que Raimon était bien inférieur à la Royal. Il savait très bien que tous ses amis n'approuvaient pas son choix, que beaucoup se sentiraient abandonnés alors qu'ils traversaient une mauvaise passe. Qu'il ne serait pas forcément accueilli chaleureusement chez les bleus et jaunes, ayant un long historique avec eux. Que le public entier, au prochain match, décortiquerait son choix -il n'avait pas la prétention de se croire aussi important, mais que le capitaine d'une grande équipe perdante rejoigne une nouvelle petite équipe était... Perturbant, au moins. Les gens en feraient des gorges chaudes, le jugeraient durement, et chacun de ses gestes serait soigneusement passé à la loupe.
Et au sommet de toute cette pression, sa maison ne serait plus jamais la même à partir d'aujourd'hui.
C'était définitivement beaucoup.
C'était même carrément trop, jugea-t-il, mais il réussirait à faire fonctionner tout ça. Quoiqu'il arrive, à partir de maintenant, il en ressortirait grandi, ne serait-ce que pour être sorti de sa zone de confort. Plus personne ne lui donnait d'ordres, il était responsable de ses choix, de ses actes.
Cette pensée était aussi enivrante que terrifiante, elle lui donnait le vertige.
Il était libre, et il allait utiliser cette nouvelle liberté.
Dans dix minutes, ils allaient partir chercher celui qui cohabiterait avec eux.
Dans soixante minutes, il irait rejoindre les Raimons pour gagner ce premier match avec eux.
Ce qu'il se passerait ensuite? Il n'en avait aucune idée, mais il se sentait prêt.
Cinq minutes plus tard
Il n'était pas prêt du tout. Le son de la voiture qui démarre avait eu un effet incroyable sur ses nerfs, il était tendu comme un piquet. C'était une mauvaise idée. Il avait été terriblement stupide. Sa bravado d'accepter un étranger dans sa vie alors même qu'il changeait d'école et abandonnait ses amis après avoir vu toutes ses certitudes s'effondrer au cours des dernières semaine, était entièrement aberrante. Déraisonnable.
Cette prise de conscience par rapport à cette liberté avait dû être trop enivrante. Il ne pourrait pas gérer ça, il devait faire arrêter la voiture, il...
-Tout se passera bien.
Il sursauta -Kami il était vraiment crispé- en entendant la voix de son père.
-Tout se passera bien, répéta-t-il en sentant l'attention totale de Jude sur lui. On réussira à comprendre comment faire fonctionner tout ça. Tu me fais confiance?
-Bien sûr, réagit-il automatiquement.
-Alors aie confiance dans le fait que je n'ai pas choisi une mauvaise personne. Vous pourriez vraiment bien vous entendre, je pense, fit il en se grattant la barbe. Mais si vraiment, le courant ne passe pas, que vous vous détestez, j'annulerai tout. Plus d'accueil.
Donc c'était leur seule chance, réalisa brusquement Jude. Si ça allait, tant mieux. Si cela n'allait pas, son père envoyait tout valser et retournait dans leur routine confortable sans hésitation, malgré son envie évidente de voir ce projet arriver à bout.
Il était responsable de la réussite de son projet. Il déglutit discrètement, sentant cette pression se rajouter aux autres. Si tout échouait, cela serait de sa faute. Visiblement, son père appréciait le nouvel arrivant, donc tout retomberait sur lui. Il soupira, tentant de soulager un poids sur sa poitrine, mais cela n'aida absolument pas.
Il finit par se redresser, et donna juste ce qu'il espérait être un signe de tête confiant à son père.
Ils arrivèrent en face de l'orphelinat, et bien sûr, l'arrivée d'une voiture-surtout aussi grande et aussi belle- capta immédiatement l'attention de tous les enfants qui pointèrent du doigt sans délicatesse aucune.
Il retint un énième soupir en sortant de la voiture après que le majordome lui ait ouvert. Poser les yeux sur ces enfants aux yeux brillants, aux tshirts troués et sales, lui donnait un drôle de pincement au coeur.
Une fois de plus, il réalisa sa chance d'être dans une famille comme celle des Sharps. Et aujourd'hui, ils étaient là pour offrir cette chance à un des adolescents plus loin.
-Lise! Où es-tu?
Le cri qui émanait de la porte attira leur attention. Une matrone se tenait dans l'embrasure, visiblement exaspérée, agitant un essui avec animation.
-Je ne sais plus quoi faire avec cette enfant! Fit-elle agacée à l'adolescente aux cheveux bleus qui se tenait à côté d'elle.
-Vous savez comment elle est, haussa des épaules cette dernière.
-Mais tout de même... Monsieur Sharp!
Elle prenait une couleur pourpre intéressante quand elle était embarrassée semblait-il, nota Jude. Il la regarda s'empresser de faire la courbette appropriée envers son père, lui adressant ensuite un sourire chaleureux auquel il répondit à peine, crispé. Quand allait-il rencontrer celui avec qui il partagerait sa maison?
-Je suis navrée, je vais devoir vous faire patienter quelques instants. Entrez, je vous prie, nous avons du thé et...
Elle les menait à l'intérieur quand un bruit de verre brisé retentit.
Par ce même réflexe qui faisait de lui un des meilleurs joueurs du Japon, il maîtrisa le ballon qui était arrivé vers lui d'un geste du torse, la laissant ensuite rebondir expertement sur son genou avant de le caler sous son pied.
-Lee! S'exclama la matrone décidément bien débordée.
Elle marmonna quelque chose entre ses dents qui ressemblait à "De tous les jours où il aurait pu le faire...", tordant machinalement l'essui qu'elle avait gardé à la main après avoir essuyé une goutte de thé tombée sur la table.
Ledit Lee rentra dans la pièce, la tête baissée, un air penaud plaqué sur son visage.
-Pardon M'dame Cécile, je le f'rai plus, promit-il en dandinant sur ses pieds.
-C'est déjà ce que tu m'avais dit la dernière fois, gamin! As-tu la moindre idée de ce qui aurait pu se passer si le jeune homme n'avait pas arrêté la balle?
Il fut d'abord gêné de se faire enguirlander devant des inconnus, juste avant qu'il ne réalise qu'un des deux lui était tout de même vachement familier. Surtout avec les lunettes.
Ses yeux s'agrandirent comiquement alors qu'il commençait à sautiller sur place.
-Jude Sharp! Le meilleur joueur de tous les temps! Pas étonnant que t'aies arrêté mon boulet de canon, t'es le plus fort! J'veux devenir comme toi quand je serais grand, tu peux me montrer une supertechnique steuplé steuplé steuplé...
D'abord surpris, puis flatté et gêné en même temps, il coula un regard à son père qui sembla comprendre aussitôt et sourit.
-Ne déçois pas ton fan-club. Je peux gérer seul ici.
Avec un hochement de tête courtois, il sortit, subissant un flot ininterrompu d'informations et de questions du petit Lee -quel âge avait-il, sept ans?- puis de la part des autres enfants qui, une fois la glace brisée -littéralement- n'hésitaient plus à parler.
Il se retrouva sur le terrain, à jouer avec ces gamins, surpris d'en trouver quelques-uns corrects dans le tas. Ils devaient avoir un club, ou quelque chose dans ce goût-là. Si ce n'était qu'un cas isolé, analysa-t-il, ç'aurait été du talent pur; ici, ils étaient trop nombreux à être capables de faire des passes correctes pour que ce ne soit que du hasard.
Toujours est-il qu'il s'amusa plus que ce à quoi il s'attendait avec des gamins. Le sport et le fait d'être sur son terrain aidaient à apaiser la tension qui avait été présente tout du long.
Pris comme il l'était par le jeu, il ne remarqua pas qu'il était observé, et continua son dribble sans remarquer la silhouette qui s'esquivait discrètement.
-Hey Lise, mais t'es là! S'écria Lee. M'dame Cécile te cherchait partout!
Et là, au lieu de faire demi-tour, de saluer le gamin, d'aller voir la matrone, de s'excuser pour le trouble créé ou tout autre action raisonnable et sensée, elle courut.
-Eh mais, elle fuit!
Le gamin n'était pas futé, et avait décidément un don pour crier toutes les phrases qui auraient pu être dites sur un ton normal, grimaça intérieurement Jude. Il se demanda s'il devait s'interposer-la jeune fille courait vraiment rapidement, il était loin- lorsque, visiblement attirée par le raffut, la directrice de l'établissement passa sa tête à travers la vitre désormais cassée.
-Attrapez-la!
Les poumons que cette femme avait étaient impressionnants. Pour se faire entendre au dessus des exclamations des enfants surexcités, elle en avait bien besoin, supposait-il.
Toujours était-il qu'il était le seul en mesure de faire quelque chose par rapport à la présente situation, aussi il calcula soigneusement la trajectoire de la fuyarde, et tira avec le ballon des gamins.
Plutôt que de l'atteindre directement dans le dos-ce qui aurait pu la blesser sérieusement, et il s'était promis de ne plus volontairement blesser qui que ce soit avec le football- la balle siffla dans l'air et traça une courbe juste devant la jeune fille. Elle n'eut d'autre choix que de faire un bond en arrière pour l'éviter. Elle était définitivement agile, constata-t-il avec un sourire, satisfait de ses prédictions.
-Mais ça va pas la tête, ça aurait pu blesser quelqu'un!
Sa colère était parfaitement injustifiée, vu qu'il n'aurait en aucun cas manqué un tir aussi facile, et il fronça les sourcils.
-Faut jamais... oh.
Elle s'était tournée vers lui. Au vu de son regard, elle l'avait reconnu, et ne tenait pas nécessairement à crier sur le stratège de la Royal Academy. Les enfants étaient innocents assez, mais la jeune fille devait savoir qu'il détruisait les joueurs adverses sur le terrain, et que Ray Dark détruisait ensuite ledit terrain. Ainsi que l'école qui allait avec.
Personne n'avait envie de le contrarier, personne.
La jeune fille drastiquement pâle non plus visiblement, et elle tourna les talons de manière décidée, prête à reprendre son envol, avant de buter contre une Cécile furieuse, les poings sur les hanches.
-Lise! Tu te rends compte de ce que tu viens de faire?
-Ce que j'ai visiblement échoué à faire, grommela-t-elle.
Mauvaise réponse, constata Jude avec détachement alors que la colère semblait faire enfler la femme mature. A contrario, la jeune rebelle semblait rétrécir devant l'ire de la directrice.
-Tu as été trop loin, jeune fille, gronda-t-elle. Tu ne t'enfuiras plus, et tu as perdu le droit de dire au revoir à tes camarades!
-Pardon?!
La panique dans ses yeux était très clairement visible alors qu'elle lâchait ce mot sans comprendre. Sans vouloir comprendre.
-Ta famille d'accueil est venue te chercher aujourd'hui, annonça Cécile avec un air malin. Tu t'es ridiculisée devant eux et tu les as insulté avec cette énième tentative de fuite!
Ce fut au tour de Jude de lâcher un "Pardon?!" incontrôlé. Indigne de son niveau.
Derrière lui, son père soupira et annonça:
-Jude, je te présente Lise. Elle viendra vivre avec nous à partir d'aujourd'hui.
Une fille. Il avait choisi une fille. Une rebelle, une fuyarde, qui semblait au bord de la crise de panique à l'idée d'aller chez eux.
-Sauf si tu n'es pas prête, tenta de la rassurer Thomas Sharp avec un sourire. Je peux te donner plus de temps, je ne te force en aucun cas...
-Elle n'a eu que trop de liberté jusqu'à présent, assura Cécile d'une voix ferme. Il ne faut pas la laisser faire, Monsieur Sharp, ou elle vous mènera par le bout du nez.
La jeune fille lui décocha un regard empli de reproche, teinté de... Qu'était ce sentiment? Jude ne parvenait pas à le comprendre.
Peu importait comment elle se sentait. Lui était offensé. Elle savait qu'elle viendrait vivre avec eux, et c'était pour ça qu'elle avait pâli en le voyant. Malgré sa présence, elle avait tout de même tenté de s'enfuir. Parce que venir habiter avec lui semblait visiblement pire qu'ici à l'orphelinat, ou encore mieux, une maison de redressement, comme était en train de l'en menacer la directrice.
-Te rends-tu compte que c'est ta dernière chance, jeune fille? Un seul incident chez les Sharps, et c'en est fini de toi! J'ai tenté tout ce que j'ai pu pour t'éduquer, mais je ne suis parvenue à rien!
Mais à quoi donc pensait son père? Pourquoi elle? Qu'est-ce qu'il avait vu qui avait pu lui faire penser qu'ils pouvaient "bien s'entendre"? Il n'avait rien en commun avec cette hooligan qui fuyait ses problèmes!
Il l'observa, nota les vêtements tout aussi déchirés mais dans un style plus grunge, plus intentionnel qu'accidentel comme les gamins. Ses cheveux étaient parsemés de mèches de couleurs, à un point tel qu'il était difficile d'identifier la couleur d'origine. Ses yeux d'un noir profond lui semblaient presque malsains, tant il ne pouvait séparer l'iris de la pupille. C'étaient des puits sans fond, masquant ses intentions, et bizarrement familiers. Dévisageant ses traits, il balaya cette sensation. Jamais il n'aurait pu l'avoir rencontrée, il s'en souviendrait définitivement. Ses traits étaient banaux, hormis ces yeux sombres et ces cheveux colorés de mauvais goût.
Il la haïssait du plus profond de son âme, instinctivement.
C'était presque répulsif, entre ses pupilles invisibles, son apparence physique, le fait qu'elle soit une fille-personne ne remplacerait Célia, personne!- son attitude insolente face à la directrice, sa fuite devant lui...
Il fut tenté de tout arrêter en cet instant même. Seulement, un coup d'oeil vers son père qui semblait le supplier du regard le persuada immédiatement du contraire. Il lui avait promis d'essayer, après tout.
Essayer lui semblait impossible présentement. Il ne pouvait pas accepter cette jeune fille qui visiblement n'avait pas envie d'être là. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était donner le change. Faire croire à son père qu'il tentait de créer un lien.
Il n'en avait pas l'intention, réellement, mais cela donnerait plus de légitimité lorsqu'il en parlerait à son père. Toute cette histoire d'accueil était définitivement une mauvaise idée.
Il attendrait... Deux semaines? Non, trop court. Un mois. Il allait la supporter, juste pendant le Football Frontier. Il ne serait de toute façon par beaucoup présent, avec tous les entraînements, les matchs... Et son travail pour l'école. Il n'aurait même pas à la voir beaucoup.
Il la tolérerait pendant un mois. Pas un jour de plus.
Il regarda froidement la jeune fille-Lise, donc- s'approcher d'eux, et s'incliner profondément.
-Je suis désolée. Je n'aurais pas dû m'enfuir, mais j'ai... J'ai paniqué, déglutit-elle. C'était très malpoli, et un mauvais départ, je... Je suis Lise Runaway. Enchantée.
Jude retint sur le bout des lèvres une remarque sarcastique comme quoi elle n'avait pas l'air enchantée du tout. Son excuse ne fonctionnait pas, il ne doutait pas une seule seconde qu'elle savait mentir comme personne. Il se présenta, relativement sèchement- son père ne s'attendait de toute façon pas à ce que tout se passe bien avec une première impression aussi désastreuse- pendant que le chef de la famille Sharp discutait à voix basse avec la directrice.
Ils se défièrent du regard un instant, avant de ne plus se regarder du tout.
Le trajet en voiture ne fut qu'un long silence pesant, malgré le fait que Jude sente le regard pressant de son père sur lui. Il ne fallait pas trop lui en demander, pas le premier jour, pas alors qu'il tentait toujours de juguler sa colère. Il peinait à désserrer ses mâchoires, il était hors de question qu'il lui fasse la conversation.
Il fut soulagé lorsqu'il put enfin sortir de la voiture, retenant un grognement en voyant la jeune fille ouvrir d'elle-même la portière sans attendre le majordome. Elle n'avait donc rien observé, rien retenu? Comme était-elle sensée s'adapter au train de vie, à l'élégance des Sharp?
-Jude, si tu pouvais montrer à Lise sa nouvelle chambre?
Oh, il avait vu venir son père. Espérer que l'obliger à parler serait une bonne option pour qu'ils forment un lien, même minime.
Aucune chance.
Il répondit pourtant, d'une voix égale:
-Bien sûr, père.
Il monta les escaliers, s'attendant à ce que la jeune fille s'extasie sur la beauté de la maison. Au lieu de ça, ce fut un lourd silence. Elle regardait partout, se dévissant le cou pour tout apercevoir, mais rien ne semblait trouver grâce à ses yeux, ce qui l'agaça quelque peu.
Elle se permettait de juger, vraiment?
Il l'amena finalement au couloir de leurs chambres et lui désigna sa porte.
-C'est là que tu dormiras. Je suis juste en face, informa-t-il.
Elle semblait hésiter, aussi il siffla, agacé:
-Ouvre, la porte ne va pas te mordre.
Elle lui lança un regard mauvais -plus proche de sa vraie nature, constata-t-il avec statisfaction, il l'avait bel et bien percée à jour- avant d'appuyer sur la poignée de porte.
Elle resta interdite à l'entrée, et Jude tenta de glisser un coup d'oeil à travers les interstices qu'elle laissait. Sa chambre était très semblable à la sienne, de même dimension ou alors à peine plus petite, relativement neutre. Elle pourrait décorer à loisir, même s'il ne le souhaitait pas. Ce ne serait que plus de travail de tout déménager d'ici un mois.
Pourtant, elle ne bougeait pas.
-Si c'est une blague, ce n'est pas drôle, lâcha-t-elle d'une voix étranglée.
Comme par magie, le niveau d'agacement du stratège remonta pile au niveau de la fuite sous son nez à l'orphelinat.
-De quoi tu parles?
Il savait très bien qu'il était sec, trop sec. Peu importe, elle ne tiendrait de toute façon pas bien longtemps.
-C'est trop grand.
-Et tu as un problème avec les grands espaces?
Le sarcasme dégoulinait de sa voix, et elle sembla s'en agacer aussi.
-Non, c'est ta suite, pas la mienne. Montre-moi ma vraie chambre, qu'on en finisse avec ces gamineries.
-Je ne suis pas un gamin! Rétorqua-t-il avec toute la mauvaise foi dont il était capable. C'est ta vraie chambre. Tu préférerais dormir à la cave?
-La cave sera toujours plus chaleureuse que toi, empereur des manchots.
Il serra les dents. Elle avait un don réel pour lui taper sur les nerfs. Son sourcil haussé, son regard de défi, sa posture insolente...
Il devait désamorcer ça, et tout de suite. Ils ne pouvaient pas se disputer, pas le premier jour. Son père ne lui pardonnerait pas.
-Je dors en face, rappela-t-il en ouvrant la porte, dévoilant la pièce avec des posters de football aux murs.
Il la vit observer avec un intérêt qu'il jugea déplacé, à la limite voyeur -c'était son intimité qu'elle essayait d'apercevoir, alors qu'il ne l'avait pas laissée entrer! Il ignora le fait qu'il venait de faire la même chose avec sa chambre, ce n'était absolument pas pareil- et ferma brusquement la porte, la faisant sursauter.
-Convaincue?
Elle hocha sèchement la tête.
-Désolée.
Elle ne semblait pas désolée du tout. En fait, elle semblait ressentir la même chose que lui, à peu de choses près. Tant mieux, cela ne ferait que rendre les choses plus claires et plus faciles pour elle lorsqu'elle devrait partir.
Clairement, elle n'avait pas volé la maison de redressement.
Vu son attitude, il ne serait pas si surprenant d'apprendre qu'elle avait déjà volé ou d'autres délits de ce genre. Il devrait vérifier son dossier, maintenant qu'il savait qui elle était. S'ils faisaient entrer une voleuse dans leur maison, ils devraient le savoir.
Il se secoua intérieurement. Il allait trop loin, ce n'était pas juste de sa part d'assumer tout cela. Ce n'était pas parce qu'il ne l'aimait pas ou que son apparence laissait à désirer qu'elle était une criminelle.
Pendant un instant, il faillit s'excuser pour son attitude. Cette envie ne dura qu'une fraction de seconde, parce qu'à peine ses yeux dans les siens, il fut parcourut d'un frisson devant le froid glacial qui les remplissait.
Elle n'était pas normale.
-C'est tout, je peux rentrer dans ma chambre?
-Sauf si tu as des questions, répondit-il agacé.
-Où sont les cuisines? Où mange-t-on? Mangez-vous ensemble?
-Les cuisines sont au sous-sol, la troisième porte à gauche puis la première à droite. On est passés devant la salle à manger tout à l'heure. On mange ensemble vers sept heures.
Ses réponses étaient sèches, mais efficaces. Elle hocha la tête.
-Merci.
Comment faisait-elle pour que ses politesses aient l'air plus insultantes qu'autre chose? Sa voix était tout aussi froide, sa posture insolente cachait mal sa méfiance, et il s'en vexa. Il n'allait pas l'agresser; il n'était pas comme ça.
"Tu étais comme ça" murmura une voix narquoise dans sa tête.
Il se guinda à cette pensée, et se détourna brusquement sans la moindre politesse, s'enfermant dans sa chambre, tentant de retrouver son calme. De quel droit... Quelle arrogance!
Il fulminait. Il fit les cent pas au milieu de la pièce, tentant vainement de se calmer, se rappelant sans cesse qu'elle partirait dans un mois. Il n'avait à la supporter que durant quatre semaines. Qu'étaient quatre maigres petites semaines par rapport à la paix que semblerait son existence lorsqu'elle serait partie? Sans compter que rien ne l'obligeait à faire le moindre effort. Il jouerait un rôle devant son père, pour lui faire plaisir, mais il n'avait pas à la fréquenter. Il ne serait de toute façon pas beaucoup là à cause...
Le tournoi! Il était en retard, où était son uniforme? Il s'habilla en un temps record, râlant plus que jamais. Cette fille lui faisait définitivement perdre la tête. Elle avait osé s'enfuir. Les insulter. Etre froide et insolente.
Il se regarda dans le miroir et grogna. Tout à ses réflexions, il avait enfilé le mauvais uniforme. Idiot. L'uniforme vert et la cape rouge ne fonctionnaient plus.
Où était son nouveau maillot?
Où diable avait-il mis son nouvel équipement?
Kami cela ne lui ressemblait pas. Il perdait définitivement ses nerfs, et il grogna. Il finit par trouver, au bout de cinq minutes supplémentaires, les tissus rebelles qui avaient refusé de se montrer.
Il s'habilla plus fébrilement que jamais, et dut s'y prendre à plusieurs fois pour lacer correctement ses chaussures. Le stress montait.
Et s'ils ne l'acceptaient pas? Si lui ne savait pas s'adapter à une équipe aussi libre que Raimon? Et si tournait au désastre?
S'ils se faisaient écraser et ridiculiser, il...
Il se pinça. Il nierait avoir fait ça pour le restant de ses jours, mais la douleur le réveilla un peu, et une fois son sac prêt, il fonça dans la voiture pour ordonner au majordome de rouler plus vite qu'il ne l'avait jamais fait.
Il était définitivement en retard. N'y avait-il pas une règle pour ça? Si tous les joueurs n'étaient pas présents, l'équipe ne pouvait pas monter sur le terrain? S'ils ne montaient pas sur le terrain au bout du temps imparti, ne risquaient-ils pas d'être disqualifiés?
Sa gorge se serra.
Il n'était même pas encore officiellement chez Raimon qu'il leur causait déjà des problèmes.
Il courut dans les couloirs-ça aussi, il le nierait fermement- à la seconde où le majordome le laissa passer. Il s'arrêta juste devant les marches, reprenant son souffle, regardant la lumière du terrain, presque aveuglante dans les souterrains du complexe.
Il était temps de rentrer en scène.
Un pied après l'autre, il grimpa les marches qui le séparaient de ce qui constituerait son futur, et un sourire confiant se dessina sur ses lèvres. A l'approche du jeu, ses doutes se dissipaient comme par magie.
Il n'avait besoin que d'une dizaine de minute pour régler leur problème de coordination. Il était auparavant le capitaine de la meilleure équipe du pays, et même si cela changeait aujourd'hui, il était toujours un stratège hors pair, doublé d'un excellent joueur avec un contrôle presque parfait du ballon.
Il s'en sortirait.
Mieux que ça, il allait leur faire gagner ce match.
La lumière lui fit cligner des yeux sous ses lunettes alors que le bruit du stade remplissait ses oreilles, les exclamations de surprise ne le déphasaient plus du tout.
Il était sur son terrain.
