Hum.

Je reviens l'espace d'un coup de vent avec une idée qui me trottait dans la tête depuis longtemps. Comme d'habitude, ce texte n'en a évidemment fait qu'à sa tête, mais j'espère qu'il vous plaira quand même !


Il y a une chose que Brook n'a jamais pu avouer à l'équipage de manière générale et à Luffy en particulier. Il est capable de voir les âmes des défunts. La principale raison de son silence est qu'avant de rencontrer les fantômes de ses amis, il se croyait simplement fou à lier. Après tout, quand Luffy lui propose – pardon, impose – de quitter Thriller Bark et de continuer l'aventure avec lui, ça fait cinquante longues années qu'il erre dans le Triangle de Florian en compagnie de la présence fantomatique de ses anciens compagnons. Et Luffy a beau avoir un sacré grain, il ne se sent pas spécialement prêt à assumer sa propre folie devant lui.

Ce n'est que quand il rencontre Zoro devant la tombe des pirates du Rumbar deux jours plus tard qu'il comprend qu'il est soit plus atteint qu'il ne le pensait de prime abord et que ses tendances hallucinatoires se mêlent de schizophrénie, soit qu'il est en effet capable de percevoir, converser et interagir avec les personnes défuntes. Le regard surpris que lui lance Kuina, perchée sur l'épaule de Zoro sans que ce dernier n'en ait conscience le fait étrangement plus tendre vers la seconde hypothèse.

Quand le sabreur se relève en adressant un léger signe de tête à Brook avant de repartir en direction du Sunny, la petite fille semble hésiter un instant avant de finalement se décider à laisser son ami d'enfance et glisse le long de son dos jusqu'au sol. Elle s'approche timidement du squelette qui fait de son mieux pour continuer à jouer du violon d'un air impassible, pas encore tout à fait certain de comment appréhender sa potentielle nouvelle condition. S'il est fou, il ne tient pas à ce que Zoro l'entende se parler à lui-même, et s'il ne l'est pas, il ne tient en aucun cas à lui annoncer qu'une gamine le suit comme son ombre.

Finalement, Kuina lui offre un sourire amusé et pointe les fantômes des pirates du Rumbar, adossés contre leur tombe devant Brook.

« Alors comme ça, murmure-t-elle en le sondant de la tête au pied, tu peux nous voir ? »

Brook hoche lentement la tête et pendant un instant, il se demande qui de lui ou de Kuina semble le plus heureux. Cette dernière finit par s'assoir à côté de lui et joint les mains en une prière silencieuse pour le sabre que Zoro a planté face à la tombe. Doucement, Brook fait de nouveau crisser son archet sur les cordes de son violon et un sourire étire le visage de la petite fille alors qu'elle se met à bouger légèrement la tête, en rythme avec la musique. Et même s'il n'en a plus, le squelette sent parfaitement son cœur se serrer en se demandant comment une enfant si jeune a pu trouver la mort et pourquoi elle est aussi attachée à Zoro.

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Si la brève apparition de Kuina – il a suffi d'un moment d'inattention de sa part pour que le fantôme disparaisse – rassure passablement Brook sur sa santé mentale, quitter ses anciens compagnons n'en devient que plus dur, maintenant qu'il sait qu'ils ne sont pas pure imagination de son esprit. En un sens, il a un peu l'impression de les perdre une seconde fois. Et même si sa première journée à bord du Sunny est si riche en émotion qu'il évite d'y penser avec brio, les fantômes reviennent dès qu'il s'isole sur le pont du navire.

Ils n'ont pas l'air de lui en vouloir, ceci dit. Ils ont simplement l'air heureux pour lui. Alors, Brook pose la tasse de thé fumante que Sanji lui a préparée dans la cuisine et laisse sa tête cogner doucement contre le mât derrière lui. Le soleil qui l'enveloppe comme un cocon protecteur l'engourdit peu à peu. Un soupir de soulagement lui échappe. Le silence, loin d'être oppressant comme à Thriller Bark, l'apaise et lui permet de trier les sons diffus qui lui parviennent.

Il peut entendre les mouettes voler à travers les gréements et le clapotis des vagues contre la coque du Sunny. Zoro dans la vigie au-dessus de lui, Nami et Robin quelque part dans l'entrepont ou encore Chopper préparer des herbes médicinales. Il sourit en se concentrant un instant sur Sanji qui sifflote joyeusement dans la cuisine malgré le raffut de Franky dans son atelier juste en-dessous de lui. À quelques pas de lui, Luffy et Usopp dorment l'un contre l'autre sur le bastingage.

Doucement, presque timidement, Brook attrape son violon et les notes du Saké de Binks s'élèvent sur le pont. Et s'il y a quelques jours, Brook a joué la même chanson sur une mélodie entraînante pour remercier cet équipage dont il fait à présent parti, l'air qu'il joue à présent est plus mélancolique et, définitivement, pour lui. Pour montrer qu'il existe et que lui aussi est un son sur ce navire.

Face à lui, les pirates du Rumbar lui offrent pour la première fois depuis presque cinquante ans un immense sourire chaleureux.

« Soit heureux » murmure simplement son ancien capitaine avant de s'évaporer lentement dans les airs et de disparaître.

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Les journées passent à bord du Sunny sans qu'aucune ne se ressemble et Brook fait autant la connaissance des vivants que des morts. Il apprend doucement à ne pas sursauter quand ces derniers surgissent des ombres du navire juste sous ses yeux. Oh, bien sûr, ils ne sont pas tous présents la plupart du temps. Mais ils sont bien là et Brook a la gorge sèche quand il prend conscience de leur nombre pour la première fois. Que faut-il avoir vécu pour que des personnes aussi jeunes et joyeuses aient autant de fantômes accrochés à elles ? Les nuits où l'océan leur permet une soirée de répit, où la mer reste calme et plate sans qu'un monstre marin ne les attaque, quand l'équipage a le temps de penser à autre chose qu'à leur survie imminente, le pont est parfois tellement bondé que Brook a du mal à faire la différence entre ses amis et les spectres qui discutent et rient en les surveillant du coin de l'œil, un sourire sur le visage.

Ce n'est que quand l'équipage va se coucher que Brook laisse enfin dériver son regard sur les esprits translucides autour de lui, ancrant ses yeux morts dans les leurs après une journée entière à essayer de faire comme s'ils n'étaient pas là. Ce n'est pas comme si lui-même avait réellement besoin de dormir et il doit dire qu'il apprécie assez la compagnie de ces fantômes au cœur de la nuit pendant les longues heures de silence, mais – et il n'a jamais été aussi sûr de lui, aussi certain de faire le bon choix – leur présence restera son secret.

C'est ainsi qu'il fait la connaissance de Belmer et Olivia, qui couvent leur fille respective d'un regard si profond que Brook en a souvent la chair de poule quand il les surprend adossées à la rambarde du Sunny en pleine journée. Bankina est certainement celle qui revient le plus souvent et Brook ne cessera jamais de se demander comment Usopp peut rire comme il le fait alors que ses pensées matérialisent sans cesse sa mère défunte. Quelques pirates du Rumbar apparaissent de temps en temps et alors, ils s'échinent à se mettre à jouer debout sur la table à manger, invisibles aux yeux de tous sauf des siens juste pour l'embêter. Ils deviennent très amis avec le Dr Hiluluk et Brook ne peut pas dire qu'il soit réellement surpris par la tournure des évènements. Le doc a un grain bien trop important pour que son ancien équipage ne tombe pas sous le charme.

Kuina, à sa grande surprise, est plus rare à apparaître et bien plus imprévisible. Zoro peut avaler un bol de riz et la matérialiser sur son épaule sans même en avoir conscience, et s'entraîner avec le sabre de son amie d'enfance pendant plusieurs heures sans que la petite fille n'apparaisse dans la vigie.

« Tant mieux, murmure Kuina un soir où Brook évoque le sujet. C'est plus rassurant pour moi de savoir qu'il peut brandir mon sabre sans que ses pensées ne dérivent vers ma mort. Au moins, je sais qu'il ne lui fera pas défaut pendant un combat. »

Et c'est exactement pour ce genre de raisons qu'à chaque fois que Brook se demande s'il ne devrait pas avouer à ses nakamas qu'il converse régulièrement avec les fantômes de leur passé, la pensée lui soulève le cœur. Oui, il voit et est capable d'interagir avec les défunts de ses amis. Et après ? Eux en seront toujours incapables et il n'est pas prêt à recevoir le regard horrifié de Robin si elle apprenait que sa mère et Haguar D. Sauro sont tellement familiers des couloirs du Sunny à force de les arpenter qu'ils pourraient y évoluer les yeux fermés. Non, il n'est définitivement pas prêt à leur annoncer une telle nouvelle, à leur imposer cette espèce de boîte de Pandore perverse, cet espoir malsain.

Quand il voit Kuina courir en évitant Luffy pour sauter sur le dos de Tom, quand il voit l'homme-poisson rugir dans une fausse colère avant de la faire tournoyer dans les airs à bout de bras pour la faire rire, il sait que les mondes des vivants et des morts ne sont pas faits pour s'emmêler et que c'est très bien ainsi. Et si lui a un pied de chaque côté et danse continuellement sur la limite, qu'à cela ne tienne. Il peut continuer à attendre les heures sombres de la nuit pour passer d'un côté à un autre si ça peut éviter à ses amis de souffrir.

Toutes ses belles résolutions tombent à l'eau, cependant, quand il fait enfin la connaissance de l'unique fantôme de Sanji. À la différence des autres esprits, Sora Vinsmoke apparaît chaque soir sans exception, quand il n'y a plus personne dans la cuisine à part Sanji, et ne se mêlent pas aux autres fantômes. C'est peut-être pour cette raison d'ailleurs que Brook met du temps à l'approcher, ou peut-être parce qu'elle dégage quelque chose de tellement mélancolique quand elle apparaît devant la proue du navire qu'il n'ose pas la déranger, mais il lui suffit d'un regard pour comprendre que Sanji est son fils.

C'est par hasard – ou pas tellement puisqu'il essaye d'entrer en contact avec Sora depuis plusieurs semaines maintenant – que Brook tombe sur une scène qui lui laisse un arrière-goût amer dans la bouche. À travers la vitre de la porte de la cuisine, il observe Sanji raconter dans un murmure à peine audible sa journée au fantôme de sa mère qui l'observe avec un fin sourire et le squelette sent le cœur qu'il n'a plus depuis longtemps se serrer dans sa poitrine. Sanji garde son regard obstinément tourné vers la vaisselle qu'il nettoie sans se presser et il n'y a aucune chance pour qu'il sache que sa mère est réellement présente dans la cuisine mais Brook a quand même l'impression d'interrompre quelque chose qu'il n'aurait jamais dû voir. Puis, Sora se décale légèrement et du coin de l'œil, Brook aperçoit un unique verre de lait posé sur la table entre Sanji et sa mère.

Et Brook sent sa volonté vaciller.

Quand Sanji entasse la dernière assiette sur le séchoir à côté de l'évier et qu'il redresse la tête, faisant craquer sa nuque dans le même mouvement, la silhouette de Sora Vinsmoke vacille avant de disparaître lentement. Sur la table, Sanji récupère le verre vide en souriant doucement et Brook s'enfuit sans bruit dans les profondeurs du navire avant de faire quelque chose dont il n'est pas certain.

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Brook n'a jamais eu aussi peur de faire une bêtise de toute sa vie, mais en même temps, il n'a jamais été aussi excité à l'idée de révéler une chose aussi énorme, aussi inconcevable à quelqu'un. Et pourtant, quand il comprend que la scène dont il a été témoin n'est pas un hasard mais bien un schéma que Sanji répète chaque soir quand il est certain que plus personne ne l'entend, sa volonté est faite. Malgré toutes ses résolutions, malgré sa promesse de ne jamais, jamais, révéler qu'il est capable d'interagir avec les fantômes de ses amis parce qu'il est persuadé que ce savoir apportera plus de mal que de bien, Sanji vient bousculer toutes ses convictions.

Il sera le seul, décide Brook. Le seul à savoir, parce que le seul qui pourra vivre avec cette information. Le seul qui vit déjà avec.

Le lendemain, il entre sans bruit dans la cuisine au moment où Sora repose le verre vide sur la table dans le dos d'un Sanji qui n'a pas la moindre idée de ce qu'il se trame derrière lui. Ou peut-être que si ? Brook n'est plus trop sûr de rien. Sora lui adresse un regard surpris et peut-être un peu craintif en le voyant interrompre leur rituel quotidien et Brook s'empresse de s'incliner vers elle, en un salut silencieux. Quand le cuisinier se redresse, Sora ne disparaît pas, son regard volant de son fils au squelette, les sourcils froncés.

Sanji sursaute en découvrant Brook dans la cuisine et ce dernier se racle doucement la gorge, son cœur stressé cognant bruyamment dans sa poitrine.

« Elle te souhaite le bonjour, murmure le squelette d'une voix rauque et les sourcils de Sanji s'envolent littéralement en l'entendant. Elle est là chaque soir. Absolument chaque soir. »

Le sourire de Sanji est rayonnant, son soulagement évident. Brook n'a pas besoin de mots pour comprendre que même s'il s'en doutait – le verre vide étant une preuve irréfutable – le cuisinier est heureux d'entendre quelqu'un lui confirmer la présence de sa mère.

« Merci » répond-il simplement et Brook lui presse doucement l'épaule en le voyant se mettre à trembler légèrement.

Ce sont les mêmes mots que Sora répète avant de disparaître lentement au milieu de la cuisine.

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À bord du Thousand Sunny, chacun possède son propre passé, ses propres peurs, ses propres rêves. Chacun possède son propre lot de fantômes que Brook finit par connaître autant que ses nakamas. Tous, sauf Luffy. L'élastique reste un mystère aux yeux du squelette qui n'ose cependant pas poser plus de questions que ça. Il apprend de Zoro et Sanji que Luffy a grandi seul avec son grand frère dans un repaire de brigands. Nami lui parle d'Ace avec des étoiles dans les yeux et Chopper de Garp et Dragon avec l'air de celui qui sait qu'il devrait être effrayé mais qui ne parvient pas réellement à comprendre pourquoi.

Et même si Brook ne comprend toujours rien au comportement de Luffy, il a pour lui une profonde affection et un respect sans bornes et, en toute honnêteté, il est peut-être aussi un peu soulagé qu'au moins un d'entre eux puisse vivre sa vie sans regarder en arrière.

Et puis, Marine Ford arrive. Brook apprend la mort de Portgas D. Ace dans les journaux et il sent un poids s'enfoncer tout au fond de son estomac. Dans la cage qui ne va certainement pas le garder prisonnier encore longtemps, il retient sans succès des larmes de rage en songeant que le petit capitaine au sourire immense a maintenant son propre fantôme, comme eux tous.

Deux ans plus tard, Brook crie sur la scène de Sabaody que Luffy est vivant dans une joie sauvage. Quand il retrouve l'équipage quelques instants plus tard, il retrouve immédiatement les fantômes de ses amis. Il les salue discrètement quand il est certain que personne ne le regarde. Sanji lui adresse un clin d'œil amusé, compréhensif. Il lui faut attendre le soir, quand tout le monde est à moitié ivre mort, avachis dans les hamacs pour découvrir la nouvelle silhouette translucide.

Sa respiration se bloque dans sa poitrine quand Portgas D. Ace se tourne vers lui avec un sourire moqueur.

« Alors comme ça, murmure le pirate en le jaugeant de la tête au pied, tu peux nous voir. »


J'aime beaucoup l'idée que chacun puisse, à sa manière, continuer de faire vivre le souvenir des personnes qu'il a connu. Si vous avez vu le dessin animé Coco, je me suis complètement inspirée de l'idée que les fantômes et les vivants puissent cohabiter au même endroit sans toutefois être capable d'interagir les uns avec les autres. Seul Brook possède un pied de chaque côté de la frontière entre les deux mondes et ma foi, il a trouvé son équilibre :)

Des bisous !

Aech.