Résumé : Wei Wuxian voyage seul jusqu'à Lanling, pour la célébration du premier mois de son neveu. Sans Wen Ning.
Lan Wangji apprend à vivre avec les conséquences.
Note de l'auteur :
Cette histoire est complète ! J'ai encore quelques petites corrections à faire, je posterai les chapitres au fur et à mesure.
Le titre de cette histoire et des différents chapitres sont tirés de la chanson Not de Big Thief.
Chapitre 1 : Le lit dans la terre
Quand Lan Wangji n'était encore qu'un enfant, il a perdu sa mère. Et avec sa mort, il a perdu son rire, vif et joyeux, ses étreintes tendres qui le prenaient par surprise. Il a perdu le confort de sa petite maison si chaleureuse, où le rire et les câlins étaient permis. Les pièces remplies de couleurs vives, de fleurs, le seul endroit sur cette montagne où les choses avaient le droit d'être un peu désordonnées. Mais quand elle est partie, la porte se referma à jamais.
Et cela avait été difficile, de perdre cela.
Lan Wangji avait vu cette douleur familière imprégner les traits de Wei Wuxian, à la passe de Qiongqi. Même la pluie, cette pluie torrentielle qui tombait sans discontinuer, n'avait pas suffi à dissimuler le cœur brisé de Wei Wuxian. Il savait, savait bien mieux que Lan Wangji, ce que c'était de n'avoir véritablement aucun chez-soi - d'abord enfant, abandonné dans les rues, puis quand le Port aux Lotus avait brûlé. Et à la passe de Qiongqi, Wei Wuxian a dû choisir, entre son chez-lui en pleine reconstruction et son propre sens de la justice. Il avait choisi la justice, s'était détourné du Port aux Lotus, de sa famille, de Lan Wangji. Avait préféré le réconfort glacial de ses principes, mais Lan Wangji avait bien vu à quel point cela avait blessé Wei Wuxian de le faire.
Les mois avaient passé, et selon les rumeurs, Wei Wuxian et les Wen sont en train de construire un village en plein milieu des Tertres Funéraires de Yiling, un nouveau chez-eux peut-être. Mais quand Lan Wangji trouve finalement le courage de venir lui rendre visite, cela n'a rien d'un lieu chaleureux, d'une maison. De l'énergie malfaisante, remplie de rancune, grouille sans cesse, même dans les endroits dégagés par Wei Wuxian pour y établir le village. Et au-dessus des Tertres Funéraires, le ciel est de plomb, les alentours anormalement silencieux, les oiseaux et petits animaux évitant la zone comme la peste. Wei Wuxian fait preuve d'enthousiasme, comme toujours, mais les villageois que Lan Wangji croise sont émaciés, affamés. Seul l'enfant, Wen Yuan, ne semble pas saisir la gravité de la situation, et son ignorance de n'avoir rien connu de mieux suscite une tristesse à part entière. Laisser Wei Wuxian ici, Wen Yuan dans ses bras, serre le cœur de Lan Wangji, qui a l'impression de les abandonner tous les deux.
Aussi quand l'opportunité se présente, Lan Wangji la saisit, suggère d'inviter Wei Wuxian à la célébration de la naissance de son neveu. Quand Jiang Wanyin, Jin Zixuan, et de manière inexplicable, Jin Guangshan n'émettent aucune objection, il a l'impression que la porte s'ouvre enfin. Et que si Wei Wuxian en franchit le seuil, peut-être que finalement, il pourra rentrer à la maison, au Port aux Lotus.
C'est son souhait. La part noble de Lan Wangji veut juste cela, que Wei Wuxian soit heureux, chez lui, même si sa maison est bien loin de là où se trouve Lan Wangji. La part plus égoïste de Lan Wangji tressaille d'excitation à l'idée de revoir Wei Wuxian, même pour seulement quelques jours. A l'idée de revoir Wei Wuxian, non pas assombri par l'obscurité semi-permanente des Tertres Funéraires, mais à la lumière du soleil. Le sourire radieux de Wei Wuxian est fait pour être illuminé par le soleil.
Bien évidemment, Lan Wangji sait que Jin Guangshan et les autres se méfient de Wei Wuxian, doutent de lui. Comment Lan Wangji aurait pu ne pas le remarquer ? Quand Jin Guangshan se met à évoquer le sujet du Sceau du Tigre, menace de le prendre, Lan Wangji s'inquiète. Ils paraissent si certains que Wei Wuxian va céder si facilement, va simplement leur abandonner l'unique objet qui les protège, lui et les Wen.
Lan Wangji sait bien que ce ne sera pas le cas, mais Wei Wuxian est plus que capable de se défendre tout seul. Son esprit est bien plus vif que presque quiconque, son pouvoir, bien qu'à double tranchant, sans égal. Et puis, à la Tour des Carpes Dorées, Wei Wuxian sera entouré par sa famille. Par Jiang Wanyin, un chef de secte et Jiang Yanli, qui fait partie, après tout, du clan Jin désormais. Lan Wangji a été témoin de sa dévotion envers son frère, prête à le défendre envers et contre tout. Sûrement, en tant que Maîtresse Jin, elle n'aura pas de difficultés à protéger Wei Wuxian ?
Et Lan Wangji sera là également. Aux côtés de son frère, lui aussi chef de secte. Ensemble, ils pourront peut-être bâtir un chemin pour permettre à Wei Wuxian de rentrer chez lui, de le libérer de son exil au milieu des montagnes de cadavres.
Aussi Lan Wangji les persuade. Envoie l'invitation. Attend. Il se permet d'imaginer le sourire qui prendra place sur le visage de Wei Wuxian, quand il comprendra qu'il lui sera finalement permis de voir son neveu, de revoir sa sœur. Lan Wangji se permet d'espérer.
Dans les jours qui suivent l'envoi de l'invitation par Lan Wangji, une rumeur s'élève, évoque une confrontation dans un marché de Yiling à propos de Wen Qionglin, ou le Général Fantôme, comme certains ont commencé à l'appeler. Lan Wangji peut comprendre pourquoi les civils, et même la plupart des cultivateurs, craignent Wen Qionglin. Ce que Wei Wuxian a fait pour lui, lui a fait, est sans précédent, personne n'avait jamais réussi à le faire jusqu'à présent. Mais aucune des rumeurs ne mentionne de blessés dans le conflit, aussi Lan Wangji tente de ne pas s'inquiéter.
Le jour où Wei Wuxian est censé arriver, les heures s'étirent, s'étirent. Une bouffée d'émotions instables manque de briser le calme soigneusement maintenu de Lan Wangji. Il tente de méditer, mais abandonne rapidement l'idée. Il préfère à la place se promener calmement dans les endroits les plus agréables de la Tour des Carpes Dorées. Lanling s'étend devant lui, offrant une beauté différente que celle du Repaire des Nuages, façonnée par le travail méticuleux de mains humaines plutôt que par la grandeur naturelle de la nature et des montagnes.
Les différences ne s'arrêtent pas là. La Tour des Carpes Dorées est noire de monde, des personnes venues de tout horizon. Rien à voir avec les habitudes ancrées dans la tradition des habitants du Repaire des Nuages, qui se déplacent toujours dans le calme, leurs mouvements prévisibles. Lan Wangji ne connaît pas les coutumes de cet endroit, n'arrive pas vraiment à déterminer si la foule qui se presse de toutes parts est normale ou si c'est l'événement qui crée toute cette agitation. Même la famille du clan Jin semble impliquée dans ce chaos. Lan Wangji voit d'abord Jin Zixun pénétrer dans la ville, puis Jin Zixuan se précipitant derrière lui.
Que sont-il en train de faire ? Lan Wangji n'arrive pas à saisir et une pointe de malaise s'insinue dans sa poitrine. Il décide d'écourter sa promenade, se dirige vers le hall principal pour questionner Jin Guangyao à ce sujet, mais Jin Guangyao, alors même qu'il semble toujours savoir ce qu'il se passe dans les moindres détails, n'a pas de réponse à lui offrir.
Lan Wangji songe à partir de nouveau, effectuer une autre promenade peut-être ou bien tenter de méditer une fois de plus. Il n'est pas à sa place ici, avec la famille proche de l'enfant. Jiang Wanyin parle doucement à Jiang Yanli qui tient Jin Ling dans ses bras - le bébé dort paisiblement. Jin Guangyao fait techniquement partie de la famille, lui aussi. Et puis, il est passé maître dans l'art de sembler toujours pouvoir s'adapter à n'importe quelle situation. Lan Wangji est tout son contraire. Il n'est jamais vraiment à sa place, à part au Repaire des Nuages. Il devrait partir. Attendre ailleurs que Wei Wuxian arrive.
Lan Wangji est en train de songer à comment s'excuser poliment, partir discrètement, tenter de trouver un silence adéquat dans la conversation pour annoncer son départ, quand soudain un serviteur fait irruption dans la pièce, faisant taire la conversation rien que par sa présence. Pendant un bref instant, Lan Wangji ressent une pointe d'amusement devant sa propre incapacité à intervenir comparé à l'aisance du serviteur. Puis, il remarque à quel point l'homme s'incline profondément, trop profondément pour n'être que de la simple politesse, manifestement effrayé que les nouvelles qu'il apporte ne soient pas bien accueillies. Un pincement d'inquiétude serre le cœur de Lan Wangji. Il porte toute son attention à l'homme. Et entend clairement quand le serviteur annonce que le Patriarche Yiling a été tué par le Jeune Maître Jin.
Lan Wangji l'entend. Il l'entend. Il l'entend et c'est comme une malédiction qui lui tombe dessus tel un couperet, qui paralyse son corps tout entier aussi sûrement qu'un talisman élaboré par un cultivateur de haut rang.
D'une manière ou d'une autre, Jiang Wanyin est toujours capable de bouger, de parler. Il n'est pas figé, lui, ordonne à l'homme de répéter son message par deux fois. La colère et la peur rendent sa voix sèche, dure. Et en dépit des bégaiements apeurés de l'homme, le message reste le même, à chaque fois, lacère Lan Wangji plus profondément à chaque répétition. Au bout de la troisième fois, sans davantage d'explications à offrir, le serviteur se prosterne complètement, son front pressé contre le sol.
Il aurait dû annoncer son message dans cette position dès le départ. Maintenant, c'est trop tard, son visage, sa voix, tous deux sont gravés dans l'esprit de Lan Wangji au fer rouge, pour toujours. L'homme ne mérite pas la haine que Lan Wangji lui porte. Lan Wangji ne veut jamais le revoir. Ne veut plus jamais entendre sa voix. Il est soulagé quand Jin Guangyao renvoie le serviteur, même si au fond de lui, Lan Wangji voit bien comment l'homme tremble alors qu'il se relève. La part raisonnable de son esprit sait pertinemment combien la situation est injuste pour un simple serviteur.
La part emplie de compassion de Lan Wangji, celle douée de réflexion, elles, sont profondément enfouies sous un engourdissement abyssal, une insensibilité quasi absolue. Comme si toutes ses émotions étaient trop intenses pour qu'il puisse les ressentir, pareille à une fracture - au début, il n'y a rien, seul l'horrible craquement de l'os qui se brise et ensuite...
Lan Wangji n'arrive pas à penser à ensuite. Son corps tout entier lui semble étranger, comme s'il ne lui appartenait pas, et c'est une bonne chose. Il ne veut pas penser à son cœur qui bat alors que celui de Wei Wuxian s'est arrêté.
Toujours sous le choc, Lan Wangji observe sans les voir la famille de Wei Wuxian, les personnes qui ont le droit de pleurer sa mort. Ils ne sont pas aussi lents à réagir que Lan Wangji, ne sont pas comme lui bien trop peureux pour affronter la réalité. Jiang Wanyin et Jiang Yanli se serrent l'un contre l'autre pour y faire face. Leurs corps se recroquevillent autour de Jin Ling, le garçon à qui Wei Wuxian a donné son nom mais qu'il ne verra jamais. Ils forment tous les trois une famille unie dans leur douleur, les derniers membres de la famille Jiang. Jiang Yanli est en train de pleurer, des sanglots longs, inconsolables, les larmes dégoulinant le long de ses joues. Larmes qui tombent goutte à goutte sur Jin Ling, qui se réveille, et agité, commence à pleurer lui aussi, presque comme s'il comprenait ce qu'il se passait.
Jiang Wanyin ne pleure pas, mais sa mâchoire est serrée, tendue, comme si quelqu'un l'avait frappé et qu'il tentait de ne pas montrer à quel point il était blessé. Il ne ressemble pas au chef de secte à la main de fer qu'il est devenu au fil de ces dernières années. A la place se tient ce garçon caché derrière le soldat qui a combattu aux côtés de Lan Wangji durant la Campagne de la Chute du Soleil. Tous deux unis à l'époque par leur peur pour Wei Wuxian, leur refus de croire que Wei Wuxian ait vraiment disparu, pour toujours. Ils avaient eu raison alors, et Lan Wangji souhaite que ce vœu se révèle également vrai aujourd'hui.
Pour une fois, Jin Guangyao ne paraît pas à sa place, sa compassion affectée, ses tentatives de réconforter Jiang Yanli n'ayant pas de prise sur le lien familial resserré et étroit de la fratrie Jiang, comme les gouttes de pluie qui glissent le long d'un parapluie.
Lan Wangji ne peut plus supporter plus longtemps la vue de la tristesse profonde de la famille de Wei Wuxian face à la perte d'un être cher. Il baisse la tête, fixe le sol, tente de ne pas laisser l'engourdissement qui le paralyse s'estomper. Même si une douleur, si gigantesque qu'elle semble au-delà de toute compréhension, trop immense pour en saisir pleinement les contours - une souffrance creuse, à la mâchoire béante - commence à s'immiscer dans sa poitrine, ramper à l'intérieur. Elle veut remplir sa bouche, le faire crier, le suffoquer, provoquer du fond de sa gorge des sanglots irrépressibles, mais de quel droit Lan Wangji pourrait exprimer sa peine ? Wei Wuxian a toujours été clair depuis des années, la première fois juste après avoir survécu comme par miracle au clan Wen, puis encore et encore, à chaque fois qu'il a refusé les propositions répétées de Lan Wangji de venir chercher refuge au Repaire des Nuages. Wei Wuxian refuse d'être proche de lui, aussi sûrement Lan Wangji n'a pas le droit de porter le deuil de sa mort, à tout le moins, pas le chagrin à cœur ouvert, public, vulnérable, que seule sa famille a le droit d'exprimer. Mais Wei Wuxian est certainement trop gentil pour refuser à Lan Wangji de porter son deuil en privé ?
Il s'est sûrement passé du temps, temps que Lan Wangji passe à tenter avec difficulté de ravaler sa souffrance, de la rendre silencieuse, cachée, appropriée. Peut-être de longues minutes, peut-être seulement quelques secondes, mais soudain le frère de Lan Wangji est là, pose sa main sur son visage. Quand Lan Wangji se force à relever la tête, Madame Jin est là également, prenant gentiment Jin Ling des bras de sa mère. Madame Jin sort de la pièce avec Jin Ling, faisant de son mieux pour apaiser ses pleurs. Lan Wangji est soudain irrationnellement jaloux de la façon qu'a le bébé de se calmer presque immédiatement. Si facilement. Il lui suffit juste de quelques mots tendres, des bras chauds et réconfortants de sa grand-mère, et aussitôt rien de mal ne peut arriver.
La main de Lan Xichen sur son visage est chaude elle aussi, mais peut-être est-ce seulement parce que Lan Wangji est glacé. Il a toujours été froid, bien sûr. Il sait bien ce que les gens disent de lui - qu'il est l'incarnation même de la glace, que son cœur est aussi gelé que son visage glacial est impassible. Cela avait toujours été faux, jusqu'alors, mais peut-être que là, maintenant, Lan Wangji peut se raccrocher à cet engourdissement éphémère, à la glace et au gel, peut-être peut-il faire geler son cœur, glacer la douleur à l'état brut qui tente de l'envahir, inexorablement.
Son frère pose sa main sur son épaule, secoue légèrement Lan Wangji. D'une manière inélégante, un peu brutale, qui ne lui ressemble pas du tout, lui d'ordinaire si calme et gentil, aimable et doux. Lan Wangji se force à focaliser son attention sur Lan Xichen. Est soudainement confus. Pour quelle raison son frère est-il à genoux ? Les vêtements qu'il porte, qui le désignent comme chef de secte, si lourds, ornementés - ces habits que son frère déteste secrètement, mais se doit de porter en de telles occasions, traînent par terre. Et Lan Wangji n'en saisit pas la raison, jusqu'à ce que son frère le secoue encore une fois et que Lan Wangji réalise alors que lui aussi est à genoux.
Non. Lan Wangji n'est pas à proprement parler à genoux, d'une manière digne et élégante. Il est tombé, s'est effondré sur le sol, sur ses genoux et les paumes de ses mains, ses paumes pressées contre le sol en marbre du hall des Jin. Sans même s'en rendre compte, il a agrippé la pierre si fort que deux de ses doigts saignent. Des traînées écarlates souillent la blancheur immaculée du marbre. Lui qui voulait faire son deuil en toute intimité. Mais Lan Wangji se trahit toujours d'une manière ou d'une autre depuis sa rencontre avec Wei Wuxian, depuis que Wei Wuxian lui a souri. Une fois de plus, quelle importance ? Plus aucune. Plus maintenant.
Son frère l'attrape par les épaules, tente gentiment de l'inciter à se redresser sur ses genoux. "Wangji," dit-il.
Lan Wangji se laisse faire. S'il ne le fait pas de lui-même, s'il reste juste comme cela, assis sur ses talons, immobile, alors peut-être que l'engourdissement reviendra, l'enveloppera une nouvelle fois, paralysera la douleur qu'il ressent dans sa poitrine, qui l'étrangle.
Son frère s'est interposé entre Lan Wangji et le flot de serviteurs qui se déverse dans la pièce, entre Lan Wangji et les Jin et les Jiang. Il a toujours les mains posées sur ses épaules. Peut-être ce geste se veut être un geste de réconfort, mais Lan Wangji ne peut s'empêcher de remarquer que leur position permet aux longues manches de son frère de dissimuler Lan Wangji. Dissimuler sa peine, sa souffrance, sa tristesse. Par gentillesse et délicatesse, sans nul doute, mais aussi par inquiétude de ce que cela signifierait pour la réputation et la dignité de leur clan. Pour préserver l'honneur de Lan Wangji.
"Regarde-moi, Wangji," dit son frère.
Et Lan Wangji s'exécute, lui obéit instinctivement. Il le regrette immédiatement. Pas l'acte en lui-même, mais la vitesse, l'aisance avec laquelle il a fait ce qu'on lui avait dit de faire. N'était-ce pas la cause de tout ceci ? Lan Wangji avait obéi aux règles, a toujours obéi aux règles. Il aurait voulu que Wei Wuxian fasse de même. Lan Wangji avait été si certain que si Wei Wuxian se conformait aux règles, alors il serait en sécurité, alors il pourrait retourner chez lui, auprès de sa famille et ainsi Lan Wangji pourrait de nouveau le revoir. Ils auraient vécu paisiblement, sains et saufs, à l'intérieur du petit monde circonscrit par les règles qui les protégeraient. Au lieu de cela, Wei Wuxian n'était plus.
Wei Wuxian n'est plus et Lan Wangji ne reverra jamais son sourire si lumineux. Wei Wuxian est parti, ne reviendra pas, et Lan Wangji n'entendra plus jamais sa voix le taquiner. Wei Wuxian a disparu et Lan Wangji ne ressentira plus jamais la caresse furtive de ses cheveux décoiffés, la chaleur qui irradiait de son corps quand Wei Wuxian se rapprochait de lui, juste un peu trop près. Il ne l'entendra plus réfléchir à haute voix, son esprit si brillant envisageant toujours les choses de manière innovante, s'attaquant aux problèmes d'une manière que personne encore n'avait songée à considérer. Wei Wuxian n'est plus là.
Les inquiétudes de Lan Wangji, ses peurs les plus secrètes, les plus terrifiantes, se sont réalisées et Lan Wangji aurait pu l'en empêcher. Et le sang qui imprègne ses doigts semble approprié soudain - le sang qu'il a sur les mains se matérialisant physiquement sur sa peau, pour que tout le monde soit témoin de sa culpabilité. Lan Wangji a écrit cette lettre, a insisté pour que Wei Wuxian soit invité, se jette dans la gueule du loup, alors que Lan Wangji aurait dû laisser Wei Wuxian tranquille, aurait dû le laisser rester dans son petit village, là où il était encore en sécurité. Si Lan Wangji avait tant besoin que cela de voir Wei Wuxian - Non. Pas un besoin. Pas même cela. Un désir. Si le désir de Lan Wangji de voir Wei Wuxian était si grand, alors il aurait dû, lui, aller le rejoindre. C'est lui qui aurait dû partir. Lan Wangji aurait dû descendre de ses nuages, escalader les murs qui les séparaient et marcher sur ce ponton étroit avec Wei Wuxian, à ses côtés. Ils auraient dû arpenter ensemble ce chemin sinueux et obscur, en proie à tous les vents. Pourquoi ne l'avait-il pas fait ?
Pourquoi ?
Wei Ying, oh Wei Ying...
Lan Wangji sursaute quand son frère touche son visage. Il réalise avec un temps de retard que Lan Xichen est en train de lui parler, d'une voix basse et intense. Lan Wangji ne sait pas ce que son frère vient de lui dire, n'arrive pas à se sentir suffisamment concerné pour tenter de déchiffrer ses paroles. Lan Xichen retire sa main du visage de Lan Wangji et ses doigts sont mouillés. Lan Wangji ne sait même pas depuis quand il pleure, peut-être est-il en train de pleurer depuis le début, pendant tout ce temps. Ce n'est pas sa place, mais Wei Wuxian n'en voudra pas à Lan Wangji pour cela, n'est-ce pas ? Plus maintenant.
Le frère de Lan Wangji lui serre l'épaule, tente de conserver son attention. Et Lan Wangji essaie. Il voit bien que Lan Xichen a peur pour lui, mal pour lui et Lan Wangji ne veut pas être la cause des souffrances de son frère.
Et pourtant...
Lan Wangji et son frère ont toujours été proches, depuis leur tendre enfance, s'appuyant l'un sur l'autre, eux seuls face au monde. Les gens pensent que les gentils sourires de Lan Xichen veulent dire qu'il est facile à lire, niais, transparent, mais c'est faux. Le frère de Lan Wangji a été élevé afin de devenir le chef d'une secte. Son éducation a été aussi sévère et stricte que celle de Lan Wangji, si ce n'est plus. Et même si les Lan aiment à penser qu'ils sont à l'écart du monde, leur oncle est bien trop pragmatique pour ne pas enseigner à Lan Xichen l'art de la diplomatie, la politique, la stratégie, sachant à quel point il sera jeune quand il devra assumer la charge de chef de secte qui lui incombe. Le frère de Lan Wangji est bon, aime être ouvert aux autres, mais il a aussi appris à cacher ses sentiments quand il le faut. Il peut dissimuler ses émotions sans que personne n'en sache jamais rien. Personne sauf Lan Wangji.
Et ce dernier voit bien que l'inquiétude sincère de Lan Xichen, sa propre peine à l'idée de la mort de Wei Wuxian, est mêlée de pragmatisme, de la nécessité de préserver la réputation de Lan Wangji. Il protège Lan Wangji parce que c'est ce dont Lan Wangji a besoin, parce que Lan Xichen voit à quel point Lan Wangji est dévasté, à quel point tout ceci menace de le briser en mille morceaux. Mais son frère le dissimule à la vue des autres parce qu'il souhaite également que Lan Wangji soit capable de se relever par lui-même, de sécher ses larmes, de redevenir le Second Maître de la secte Lan. Un des Deux Jades, joyau du clan. Hanguang-Jun.
Lan Wangji ne veut rien de tout cela. Là, tout de suite, Lan Wangji s'en moque si ces personnalités, ces autres parties de lui-même, sont mortes, tombées en poussière, mortes comme l'est Wei Wuxian. Être un Second Maître de la secte, un des Deux Jades, joyau du clan Lan, Hanguang-Jun, ne lui a jamais apporté autant de bonheur que ne serait-ce que le plus éphémère des sourires de Wei Wuxian.
Peut-être que le temps poursuit sa course, encore et encore, tandis que Lan Wangji tente de ne pas se laisser complètement submerger par sa souffrance amère, salée comme l'eau de l'océan. Il n'a pas dû se passer tant de temps que cela, car Lan Wangji est toujours agenouillé sur le sol, toujours caché dans les bras protecteurs de son frère, quand Jin Zixuan fait irruption dans la pièce.
Lan Wangji n'a prêté attention à rien, à part son frère, a à peine suivi quelque chose si ce n'est le tumulte de ses pensées, concentré uniquement sur la vague, le raz-de-marée de douleur qui menace de le noyer, mais la course de Jin Zixuan vers son épouse attire son regard presque malgré lui. Les vêtements coûteux, de couleur crème, que porte Jin Zixuan sont tachés de sang de l'épaule à l'ourlet, un sang pour la grande majorité rouge vif, encore frais.
Ce rouge, cette horrible preuve de ce qui s'est passé, suffit à sortir Lan Wangji de sa torpeur, à le forcer à reprendre pied avec le monde. Fracasse la glace brûlante de sa peine, les couleurs et le bruit l'assaillant de nouveau comme si Lan Wangji avait refait surface suite à la vague glacée qui l'avait submergé. Ses yeux et ses oreilles voient et entendent de nouveau.
Wei Ying...
Lan Wangji peine à se remettre debout, ses jambes engourdies. Il laisse la colère limpide remplir son corps, son esprit, remplacer l'immense souffrance qui y avait élu domicile. Il ne sait pas ce qu'il compte faire, mais cet homme lui a pris Wei Wuxian. L'a enlevé à ce monde.
Quand Lan Wangji est parti pour la première fois à la guerre, il avait pris soin de suivre attentivement le nombre de vies prises par son épée. Jusqu'à sa première bataille d'envergure. Après cela, cela avait été un mélange flou de sang, d'épuisement. A se concentrer uniquement sur ses pieds dans la boue, s'assurer que son épée frappe uniquement leurs ennemis, refuser de s'appesantir sur ce que sa lame avait fait subir à ceux avec qui il avait croisé le fer. Aussi, Lan Wangji ne sait pas exactement combien de personnes il a tuées à ce jour, mais là, tout de suite, il est prêt à ajouter une personne de plus à la liste.
Jin Zixuan n'a d'yeux que pour son épouse. Il ne remarque pas les tentatives de Lan Wangji pour se lever, ne remarque pas Lan Xichen arrêter son frère en le prenant par les épaules, empêchant son geste. Sa force ramène Lan Wangji à terre d'une manière qui manque singulièrement de dignité.
Lan Wangji songe à réessayer, met en balance sa haine pure contre la certitude qu'il ne pourra battre Lan Xichen dans l'état où il est, couplée à sa profonde horreur à l'idée de se battre sérieusement contre son frère tout court. Avant qu'il ne puisse décider, il entend le craquement familier de Zidian. Le claquement du fouet lui rappelle encore davantage les horreurs de la guerre, les terribles choses qu'ils ont tous commises alors. Jiang Wanyin est posté à côté de sa sœur, telle une sentinelle. Les mâchoires serrées, le violet de Zidian éclaire d'une lueur menaçante son poing fermé. Personne ne retient Jiang Wanyin. Lan Wangji l'encourage silencieusement.
Mais Jiang Wanyin a une secte à sa charge, une sœur et un neveu à protéger. Et, malgré le caractère explosif pour lequel il est célèbre, Jiang Wanyin a toujours été conscient de son devoir, de ses responsabilités. Alors il se retient d'agir inconsidérément, même s'il est visiblement terriblement tendu, prêt à bondir sur Jin Zixuan qui s'approche de Jiang Yanli.
Jiang Yanli laisse son époux la rejoindre, même si ce dernier est couvert du sang de son frère, même si le visage de la jeune femme est mouillé de larmes, porte déjà les marques du deuil. Lan Wangji ne sait pas ce qu'il ferait à sa place, dans l'hypothèse où Wei Wuxian viendrait le voir couvert des traces du meurtre de Xichen. Lan Wangji ne sait pas s'il pourrait maintenir la calme dignité que Jiang Yanli arbore lorsqu'elle demande à Jin Zixuan ce qu'il s'est passé. Comme s'il pouvait y avoir une explication raisonnable. Comme si une quelconque explication avait encore un sens désormais.
Jin Zixuan paraît choqué qu'on lui offre aussi facilement la possibilité de raconter sa version de l'histoire, choqué qu'ils soient tous prêts à l'écouter. Aujourd'hui était censé être un jour heureux, un jour de fête. La première étape pour que la lumière du soleil éclaire Wei Wuxian, illumine son retour. Au lieu de cela, Wei Wuxian n'est plus et les voilà rassemblés ici à écouter son meurtrier en expliquer la raison.
Ses explications sont confuses, tortueuses. Jin Zixuan semble quasiment aussi incertain de ce qu'il s'est passé que son audience. Il déclare avoir vu son cousin Jin Zixun mener un groupe de cultivateurs dans la direction que prendrait Wei Wuxian pour arriver jusqu'ici. N'ayant pas confiance en son cousin, Jin Zixuan l'avait suivi et avait surpris Jin Zixun en train d'accuser Wei Wuxian de lui avoir lancé la malédiction des cent trous. Le fait que Wei Wuxian réfute n'avait en rien ébranlé Jin Zixun, bien décidé à le tuer, convaincu que la mort de Wei Wuxian serait le moyen de le débarrasser de sa malédiction.
Et à partir de là, les événements étaient peu clairs, encore plus confus. Jin Zixuan s'était interposé, mais aucun des deux ne voulait battre en retraite. Wei Wuxian avait sorti sa flûte, appelé à lui des cadavres féroces, ce qui avait dégoûté les cultivateurs présents. Qu'était-il donc censé faire, songe Lan Wangji. Seul, selon toute vraisemblance sans son épée, entouré de personnes désirant sa mort, qu'était-il censé faire ? Être respectueux, poli et se laisser sagement tuer sans se défendre ?
La voix de Jin Zixuan se met à trembler alors qu'il leur raconte comment il a dégainé son épée, avec la simple intention de les séparer, d'empêcher que quiconque soit blessé, quand soudain Wei Wuxian avait perdu le contrôle de ses cadavres féroces. D'abord censés protéger Wei Wuxian, ils s'étaient mis à attaquer tout le monde sans discrimination, et l'un d'eux avait projeté Wei Wuxian en plein milieu de la trajectoire de l'épée de Jin Zixuan. Cette même épée que tient Jin Zixuan dans sa main, sa poignée d'ordinaire si belle et si gracieusement travaillée, tachée de rouge.
Les mots semblent lui faire défaut à cet instant. Jin Zixuan, le regard dans le vague, presse sa main libre contre sa poitrine, juste au-dessus du cœur. Personne présent ne peut se méprendre sur l'explication silencieuse de son geste.
Le propre cœur de Lan Wangji l'élance douloureusement, son esprit imaginant, désespéré, le visage de Wei Wuxian lorsqu'il avait pris conscience de la souffrance qu'il avait sûrement dû ressentir, lorsqu'il avait compris sa signification. Et sans même le vouloir, Lan Wangji bondit de nouveau sur ses pieds, mais Lan Xichen le retient sans aucun effort, le met de nouveau à terre.
Une pensée soudain le traverse et il se remet sur pied à nouveau, avant même que son frère ait le temps de réagir, réussissant cette fois à se mettre debout avec succès. Lan Wangji se dirige aussitôt à grands pas vers Jin Zixuan. "Où est-il ?"
Jin Zixuan sursaute, paraissant avoir tout juste remarqué la présence de Lan Wangji. Il regarde par-dessus son épaule, voit Lan Xichen qui a suivi son frère, prêt à lui toucher le bras, à intervenir une fois de plus. Lan Wangji s'avance d'un pas, hors d'atteinte. Il refuse d'être confiné plus longtemps par son frère.
"Où est-il ?" répète-t-il.
Jin Zixuan déglutit, jette un autre coup d'œil à Lan Xichen, croise le regard de Jiang Yanli, comme si regarder quelqu'un d'autre l'aiderait à comprendre le sens de la question, à comprendre Lan Wangji. Jin Zixuan répond, hésitant, comme si Lan Wangji était un demeuré, "Wei Wuxian est mort."
Il s'interrompt, croyant peut-être que Lan Wangji est train de devenir fou de douleur, que dans sa souffrance, entendre ces mots va le plonger dans une rage meurtrière. Comme si l'esprit de Lan Wangji était brisé si complètement qu'il fallait le traiter comme une chose fragile, délicatement. Enfin, aussi délicatement que Jin Zixuan en est capable, cet homme si maladroit qu'il a failli ne pas épouser la femme avec qui le mariage lui avait pourtant été arrangé dès la naissance.
Hé bien, peut-être Lan Wangji est-il brisé, mais être traité délicatement est la dernière chose dont il a besoin. Il demande franchement, sa voix rendue cassante par la frustration, "As-tu laissé son cadavre là-bas ?" Lan Wangji n'a pas la patience nécessaire pour toute cette stupidité, surtout pas venant d'un homme planté là aspergé par le sang de l'être qu'il aime le plus au monde.
Le visage de Jin Zixuan montre sa compréhension soudaine et il lance un regard coupable à Jiang Yanli. "Non. Au début, il était... Au début, on croyait que Wen Qing pourrait... Je l'ai emmené aux Tertres Funéraires aussi vite que j'ai pu, mais il n'a pas -" Jin Zixuan prend une inspiration tremblante et répond enfin à la question. "Je l'ai laissé avec les Wen."
Son explication est parcellaire, fracturée, mais l'image dépeinte dans l'esprit de Lan Wangji est limpide, surtout accompagnée des habits ensanglantés de Jin Zixuan. Wei Wuxian et Jin Zixuan ont tenté ensemble de stopper l'hémorragie, Jin Zixuan s'empressant de prendre Wei Wuxian avec lui sur son épée ostentatoire. Jin Zixuan est un cultivateur doué, vole rapidement, plus que capable de transporter une autre personne à une vitesse éclair, mais cela n'a pas été suffisant. Wei Wuxian est mort dans les bras de l'homme qui l'a tué, dans les bras de quelqu'un qu'il haïssait depuis sa tendre enfance. Lan Wangji a toujours cru que sa haine était sans fondements, puérile comme pouvait l'être parfois Wei Wuxian, mais elle lui apparaît aujourd'hui prémonitoire du destin qui allait s'abattre sur lui.
Lan Wangji ne reste pas pour en entendre davantage. Ne reste pas pour demander où était Jin Guangshan dans tout ceci, où a bien pu disparaître Jin Guangyao, ce qui est arrivé à Jin Zixun. Il a besoin de voir ce qu'il reste de Wei Wuxian une dernière fois, de s'assurer que Wei Wuxian reçoive un enterrement digne de lui. Lan Wangji est dehors, sur le balcon, Bichen déjà surélevée, quand Lan Xichen le rattrape, lui attrape la main cette fois. Aujourd'hui est probablement le jour où ils se sont touchés le plus fréquemment en-dehors d'un combat d'entraînement, depuis que leur mère est morte et que son frère a tenté en vain de convaincre Lan Wangji de se relever. D'arrêter de s'agenouiller dans le froid glacial devant la porte de la maison de sa mère. Lan Xichen avait également attrapé la main de Lan Wangji cette fois-là, lui avait demandé de rentrer à la maison, ne sachant pas que la maison de Lan Wangji avait disparu en même temps que leur mère.
Son frère ne lui demande pas où il va. Il n'en a pas besoin. "Quel bien cela fera-t-il, Wangji ?"
"Aucun," répond honnêtement Lan Wangji. "Il n'y a rien que je puisse faire." Le dire à voix haute ne change rien. Cela ne persuade pas Lan Wangji de rester.
Lan Xichen le voit clairement. Et pourtant, il insiste. "Reviens à la maison, Wangji. Tu peux prendre du temps pour toi, en t'isolant, personne ne viendra t'embêter, tu seras au calme." Il veut que Lan Wangji prenne la place qui est la sienne en tant que Lan, fasse comme son père, fasse ce que tout bon membre du clan Lan ferait face au deuil. S'enfermer. Ne laisser personne voir ces émotions inconvenantes. Se faner. Se vider de l'intérieur, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une enveloppe décharnée, creuse.
Peut-être que Lan Wangji reviendra ensuite, qu'il suivra les pas honteux de son père, mais à cet instant, Lan Wangji a l'impression que le coup qu'il vient de subir l'a déformé à jamais, qu'il ne rentrera plus jamais dans le moule approprié, décent des Lan. Comme si la maison que Lan Wangji avait au Repaire des Nuages était perdue pour toujours. Une nouvelle fois. Ou peut-être que sa maison avait commencé à disparaître la toute première fois que Wei Wuxian lui avait souri, de ce sourire resplendissant. Et Lan Wangji ne s'en était jamais rendu compte jusqu'à aujourd'hui, n'avait pas compris que sa vraie maison résidait là, cachée dans le coin de ce sourire.
Lan Wangji secoue la tête à l'intention de son frère.
Lan Xichen fronce les sourcils. "Ce n'est pas prudent." Sa voix est grave, sérieuse. Lan Wangji remarque enfin ce que son frère avait vu d'un seul coup d'œil, les conséquences que Lan Wangji n'avaient pas envisagées, trop perturbé par les récents événements. Le fait que, sans le redoutable Patriarche Yiling, les sectes viendront bientôt réclamer le sang des Wen rescapés. Plus encore, songe Lan Wangji, ils accourront pour se disputer le Sceau du Tigre. Si Jin Zixuan ne l'avait pas déjà pris.
Lan Wangji n'a que faire du Sceau du Tigre. Cela n'a aucune importance pour lui. Pas après qu'on lui ait déjà volé ce qui lui importait le plus. Au lieu de cela, les pensées de Lan Wangji se tournent vers Wen Qionglin, les sorts qui le contrôlent qui pourraient très bien céder à présent, vers le petit Wen Yuan et ce qui reste de sa famille. Là-bas sur ces montagnes où l'énergie rancunière a imprégné la terre, avec les barrières qui protègent cet endroit qui ne suffiront pas, pas avec l'avidité de toutes les sectes, grandes comme petites, concentrée sur eux.
Lan Wangji retire enfin sa main de celle son frère. "Tu as raison. Peut-être puis-je faire quelque chose de bien après tout."
"Wangji," l'appelle Lan Xichen. Il a toujours la main tendue, garde sa voix égale, mais le sérieux et la gravité de son ton ne lui ressemblent pas. Dans le passé, ce calme rappel à l'ordre aurait suffi, mais les règles, les traditions qui ont guidé Lan Wangji jusqu'alors, ne signifient plus rien maintenant. Ne veulent plus rien dire face au poids de sa culpabilité, de ses regrets et de sa douleur.
Son frère le lit sur son visage. Il baisse la main. Lan Wangji est sur Bichen, s'en va dans les secondes qui suivent. Lan Xichen ne tente pas de l'arrêter.
Le voyage jusqu'aux Tertres Funéraires se passe par à-coups, certains instants disparaissant entièrement de sa mémoire. Parfois, la tristesse submerge Lan Wangji, de manière si intense, si acérée, que tout le reste n'a plus d'importance, que les minutes ne sont plus que de longues, terribles bouffées d'agonie. Il émerge de ces instants pour être aussitôt assailli par un choc rétrospectif - la réalisation que, alors qu'il était perdu dans sa douleur, aveugle au monde, il aurait très bien pu tomber du ciel. Cette pensée le remplit d'une terreur déplacée, ses instincts qui auraient dû le sauver ne s'enclenchant que trop tard, quand la crise est déjà passée, que la panique n'a plus lieu d'être. Son cœur bat trop vite dans sa poitrine, ses muscles sont tendus sans raison. Lan Wangji ne s'était pas inquiété de tomber de son épée, tout du moins en-dehors d'un champ de bataille, depuis sa tendre enfance, quand il était encore suffisamment petit pour que son oncle le gratifie d'un sourire fier devant sa rapidité à maîtriser cette nouvelle compétence. Lan Wangji refuse de penser à ce que son oncle dirait en le voyant aujourd'hui.
D'autres moments s'écoulent dans cet état d'attention accrue, et les muscles de Lan Wangji le font souffrir alors qu'il se fait violence pour ne pas perdre conscience une nouvelle fois, constamment sur le qui-vive, le sol défilant sous ses pieds de manière régulière. De cette façon, lentement et rapidement à la fois, Lan Wangji s'approche de sa destination, de Wei Wuxian.
Quand Lan Wangji arrive enfin au pied des Tertres Funéraires, le silence règne. Il s'attendait à moitié à ce qu'un clan mineur ou bien Jin Zixuan l'aient devancé, qu'une bataille sanglante fasse déjà rage, mais il n'y a personne, seul le silence surnaturel qui surplombe cette terre.
Alors qu'il avance, suit le chemin par lequel Wei Wuxian l'a guidé il y a de cela des mois maintenant, Lan Wangji ressent les barrières presser contre sa peau. Il ne les reconnaît pour ce qu'elles sont que parce qu'il les a déjà traversées. Wei Wuxian a savamment édifié des barrières faites d'énergie rancunière qui imprègne l'endroit à tous les recoins. Sans savoir à quoi s'attendre, ces barrières semblent n'être que de l'énergie malfaisante parmi tant d'autres empoisonnant cet endroit maudit. Lan Wangji, hésitant, puise dans sa propre énergie spirituelle pour évaluer les alentours. La dernière fois, Wei Wuxian était avec lui, et les sorts avaient été endommagés par la force dégagée par la transformation de Wen Qionglin. Désormais, Lan Wangji peut voir que les sorts ont été créés pour troubler les intrus autant que pour leur bloquer le passage, guidant gentiment les personnes qui se seraient aventurées un peu trop près des barrières à faire demi-tour, sans qu'ils s'en aperçoivent. C'est brillant et efficace, comme tous les travaux de Wei Wuxian quand il s'y met avec application.
Lan Wangji ressent également que les barrières sont en train de s'affaiblir. Sans leur créateur, elles sont en train de se défaire, incapables de s'alimenter toutes seules.
Lan Wangji doit agir prudemment à travers ce qu'il reste des barrières, imprévisibles et dangereuses même diminuées. Il se déplace lentement, dans l'immobilité contre nature des Tertres Funéraires, avec pour seuls bruits, le bruissement quasi inaudible des branches des arbres morts, le froissement de ses vêtements et sa respiration soigneusement contrôlée. Il se tient debout dans les tous derniers vestiges des barrières, a presque atteint l'autre côté, quand il aperçoit Wen Qionglin, aussi immobile et silencieux que tout le monde sur cette terre de mort. Wen Qionglin le regarde, calme, impassible, inflexible. Le dernier rempart du dernier des Wen.
Lan Wangji se fige lui aussi, étudie Wen Qionglin, cherche des signes de perte de contrôle maintenant que Wei Wuxian n'est plus. Contrairement aux barrières en piteux état, Wen Qionglin paraît stable, cette même expression mélancolique sur son visage pâle, que Lan Wangji a déjà vue auparavant. Avant, quand Wei Wuxian avait fait l'impossible et avait ramené Wen Qionglin à la vie.
Lan Wangji ne connaît pas très bien Wen Qionglin. Il n'avait jamais vraiment compris comment Wei Wuxian était devenu si proche de lui, alors qu'ils appartenaient chacun à des clans ennemis pendant presque toute la durée de leur amitié et que la guerre faisait rage. Mais, pourtant, ils étaient devenus assez proches pour que Wei Wuxian rejette sa maison pour aider cet homme et sa famille. Et maintenant, Wen Qionglin, se tient là, devant lui, l'ultime défense de cette famille. Cela semble être un trop lourd fardeau à porter pour quelqu'un qui a toujours paru à Lan Wangji si gentil et timide.
Wen Qionglin examine Lan Wangji avec tout autant de prudence que ce dernier en manifeste à son égard. Il semble au bout du compte prendre une décision et lui demande poliment, "Second Maître Lan, êtes-vous ici pour le Jeune Maître Wei ?"
Lan Wangji ne peut que hocher la tête, la gorge serrée par le souhait éphémère qui s'empare de lui d'être venu pour une visite de courtoisie, que Wei Wuxian est là à l'attendre, son sourire enjoué illuminant même cet endroit rempli de ténèbres. Mais non.
Wen Qionglin fait un pas de côté, laisse Lan Wangji traverser les dernières barrières, l'énergie malfaisante lui donnant la chair de poule, sensation peu agréable mais familière. Cependant, durant ces dernières minutes passées à contourner les sorts, Lan Wangji a remarqué que le pouvoir continuait à se déverser hors des barrières, qui s'affaiblissaient encore plus. Les derniers vestiges de Wei Wuxian sont en train de disparaître. De s'évanouir. La gorge de Lan Wangji n'en est que plus serrée. Il s'étrangle avec les larmes refoulées qu'il ne peut se permettre de verser maintenant.
Une fois de l'autre côté, Lan Wangji vient se mettre debout à côté de Wen Qionglin. Il érige ensuite les meilleures barrières qu'il puisse créer, protège cet endroit en lieu et place de Wei Wuxian. Se scelle lui-même à l'intérieur.
Lan Wangji n'a jamais réfléchi aux barrières autant que Wei Wuxian. Il n'a jamais eu l'opportunité de protéger quelque chose d'aussi précieux que l'était ce petit village pour Wei Wuxian. Plus encore, Lan Wangji n'a pas son génie créatif ni sa capacité à puiser de l'énergie dans le Sceau du Tigre.
Cependant, Lan Wangji sait comment ériger une barrière. Alors il fait de son mieux. Chaque secte a sa manière de faire, ses propres méthodes. Il utilise la variante du clan Lan. Bientôt, des murs froids et implacables les surplombent, comblent les vides laissés là où les barrières de Wei Wuxian ne sont à présent plus que des ébauches, des suggestions en lambeaux. Ces barrières, bien qu'élégantes comme le veut la tradition ancestrale du clan Lan, paraissent si compactes, brutes et peu subtiles comparé aux inventions complexes et raffinées de Wei Wuxian. Ces murs empêcheront les ennemis d'entrer, mais d'une manière évidente, catégorique. Personne ne se méprendra sur ce qui leur barre l'entrée. L'oncle de Lan Wangji dirait que c'est plus honnête et honorable d'agir de cette façon, mais présentement, Lan Wangji ne peut que déplorer le fait que ce soit bien moins efficace.
Les expressions de Wen Qionglin sont atténuées bien sûr, mais la sincérité transparaît clairement dans sa voix quand il remercie Lan Wangji.
Ce dernier hoche simplement la tête et demande, "Peux-tu m'emmener à lui ?"
Wen Qionglin acquiesce. "Suivez-moi," dit-il. Il arpente le chemin que Lan Wangji a déjà emprunté auparavant, chemin sinueux qui s'enfonce dans la brume lugubre et omniprésente des Tertres Funéraires. La dernière fois, Wei Wuxian le guidait et Lan Wangji avait la présence réconfortante de Wen Yuan dans les bras. En dépit de la panique de l'instant, Lan Wangji aimerait tant revenir à cette époque. Il aurait suivi Wei Wuxian partout, aurait porté Wen Yuan dans ses bras pour l'éternité. Mais aujourd'hui, les bras de Lan Wangji sont vides. Aujourd'hui, la silhouette devant lui n'est pas celle de Wei Wuxian.
Les masures branlantes qui constituent le village des Wen ont grandi en nombre depuis que Lan Wangji leur a rendu visite pour la dernière fois. Cela ressemble moins à un camp de refugiés construit à la hâte désormais, davantage à un vrai village, même si la pauvreté de ses habitants est toujours manifeste. Lan Wangji peut voir des personnes assises en cercle, plus nombreuses que dans son souvenir. Elles semblent épuisées, les traits tirés de peur peut-être ou bien à cause du deuil qui les accable. Ils ne parlent pas. Lan Wangji aperçoit Wen Yuan, le visage enfoui contre l'épaule de sa grand-mère qui s'occupait de lui la dernière fois. Wen Yuan semble endormi, mais la vieille femme hoche la tête dans sa direction, un acquiescement bref, sans espoir.
Wen Qionglin emmène Lan Wangji jusqu'à la grotte où Wei Wuxian dormait, l'endroit où Lan Wangji suppose qu'il repose désormais pour son dernier sommeil. Lan Wangji refuse de vaciller alors qu'il pénètre à l'intérieur, sa démarche égale, le dos droit, même si l'irrévocabilité de ce moment lui donne le vertige, la nausée. Il se demande un instant si ses jambes ne vont pas tout simplement céder sous son poids, s'il ne va pas tomber à genoux sur le sol encore une fois.
Wen Qing est à l'intérieur de la grotte, penchée sur un corps immobile allongé sur la corniche rocheuse que Wei Wuxian utilisait comme lit. Même si Lan Wangji sait pertinemment quelle est l'identité du corps, cela lui prend un moment pour accepter que ce cadavre est celui de Wei Wuxian. Pendant un instant, Lan Wangji ne le reconnaît pas, avec sa peau si pâle. Et puis il fait un pas en avant, s'approche suffisamment près pour voir son visage. En arrière-plan, Lan Wangji entend vaguement Wen Qionglin dire à Wen Qing que Lan Wangji vient d'ériger de nouvelles barrières, Wen Qing le remercier. Puis, Wen Qionglin quitte la grotte et Lan Wangji devrait réagir, mais il ne peut quitter le corps des yeux, ne peut quitter Wei Wuxian des yeux. Il fixe du regard son visage immobile, son torse nu, à moitié couvert par d'épais bandages au niveau du cœur, ses cheveux tout emmêlés.
Lan Wangji savait déjà que Wei Wuxian était mort. Aucune nouvelle information ne pourra être glanée de son cadavre. Lan Wangji savait même déjà où se situait sa blessure mortelle. Et pourtant... Oh mon Dieu, comme cela fait mal. Lan Wangji ne s'était pas rendu compte que quelque part, au fond de lui, il espérait encore, jusqu'à ce que cet espoir soit réduit en poussière, brisé en mille morceaux comme son cœur.
Wen Qing n'insiste pas pour obtenir une réponse de sa part, retourne à sa tâche. Elle a à côté d'elle un bol rempli d'eau et un linge qui a sûrement été propre un jour, mais qui est maintenant rose. Elle est en train de nettoyer le sang qui macule le corps de Wei Wuxian, de le préparer pour l'enterrement. Lan Wangji veut l'écarter, veut s'en occuper lui-même, avoir l'honneur d'accomplir cette dernière tâche, mais ce n'est pas un honneur que Lan Wangji a gagné. Wen Qing a été aux côtés de Wei Wuxian, alors que Lan Wangji a choisi encore et encore les préoccupations d'un monde qui les méprisait tous les deux. C'est son droit, en aucun cas le sien.
Lan Wangji fait un pas en avant. Wen Qing rince le linge, l'essore, avant d'essuyer délicatement le sang séché qui imprègne le visage de Wei Wuxian. Elle rince une nouvelle fois le linge. L'eau se teinte de rouge sombre dans le bol, ce dernier posé à côté de matériel médical divers, de bandages, d'aiguilles et de remèdes en tout genre.
Lan Wangji doit se faire violence pour détourner le regard de ses mains, poser les yeux sur le visage si pâle de Wei Wuxian, son immobilité si perturbante. Wei Wuxian est immobile d'une manière si étrangère à lorsqu'il était encore vivant. Il n'avait jamais été aussi immobile, pas même lorsqu'il avait été terriblement renfermé sur lui-même après sa disparition, pas même en dormant, ni dans la grotte du Xuanwu quand la fièvre avait menacé de l'emporter. Wei Wuxian a encore maigri depuis la dernière visite de Lan Wangji, l'ossature fine de son visage bien trop marquée. Un regret douloureux enfle de nouveau dans la poitrine de Lan Wangji. Un regret qui sera sa croix pour le restant de ses jours sans nul doute. Peu importe la violation des règles de son clan, Lan Wangji aurait dû trouver un moyen de ramener à Wei Wuxian et aux Wen des vivres. De l'argent. Quelque chose. N'importe quoi. Lan Wangji aurait dû accepter le châtiment qui aurait suivi ces infractions, aurait dû l'endurer avec joie. Wei Wuxian était fier de se débrouiller seul, ne voulait pas de son aide, mais Lan Wangji aurait dû insister, aurait dû trouver un moyen.
Il suit du regard les cheveux de Wei Wuxian étalés sur la pierre, emmêlés et plein de nœuds. Wen Qing les a attachés comme elle pouvait pour dégager son visage, le plus gros des nœuds formant un nid près de son oreiller de fortune. Lan Wangji parvient presque à imaginer la manière dont les cheveux de Wei Wuxian se sont emmêlés violemment, fouettés par le vent qui hurlait et hurlait tandis que Jin Zixuan volait toujours plus vite, comment ses cheveux bougeaient et virevoltaient, en mouvement alors que la vie quittait déjà leur propriétaire.
Lan Wangji prend une profonde inspiration, se résout enfin à regarder le torse de Wei Wuxian, qu'il n'avait jamais vu dénudé auparavant, en dépit des nombreuses fois où Wei Wuxian l'avait taquiné en menaçant de se déshabiller devant lui. Regarde la blessure. L'endroit où l'épée de Jin Zixuan a pris Wei Wuxian à Lan Wangji, au monde. Wen Qing a méticuleusement entouré le torse de Wei Wuxian de bandages, un beau geste même si superflu. A y regarder de plus près, on a posé un cataplasme épais sur la blessure. Lan Wangji, interpellé, la fixe du regard, tentant de comprendre à quoi elle pensait, quand soudain la poitrine de Wei Wuxian se soulève très légèrement.
Lan Wangji a le cœur qui bat à tout rompre. Ce devait être son imagination. Forcément. Il doit rêver. Mais non. Il voit...
Wei Wuxian prendre une inspiration tremblante. Et puis une autre.
Lan Wangji s'approche aussitôt d'un pas, soudain dans la précipitation, soudain de nouveau dans un monde où le passage du temps a de l'importance. Il parvient par il ne sait quel miracle à garder la voix égale quand il déclare, "Jin Zixuan a dit que Wei Ying n'avait pas survécu au voyage."
Wen Qing aboie quelque chose qui aurait pu ressembler à un rire si elle n'était pas autant sous tension. "Même si je suis certaine qu'il a des compétences dans d'autres domaines, cet homme n'est en rien un médecin." Elle est en train de nettoyer le sang qui macule la nuque de Wei Wuxian à présent, évitant soigneusement les bandages. "Il est vivant. Pour le moment. Je ne peux rien promettre de plus."
L'esprit de Lan Wangji se fige pendant une seconde encore désespérée, remettant en perspective les bandages, les mains délicates de Wen Qing, les instruments médicaux à portée. Wen Qing semble calme, mais maintenant Lan Wangji peut voir à quel point elle travaille dur pour sauver Wei Wuxian, pour préserver l'étincelle de vie qui brûle encore en lui.
Lan Wangji se reprend, un espoir terrible, qui lui coupe le souffle, gonflant dans sa poitrine tandis qu'il fait un pas en avant. Le dernier pas dont il a besoin pour se tenir debout aux côtés de Wei Wuxian, prendre délicatement son poignet et instiller en lui toute l'énergie spirituelle qu'il possède, toute l'énergie spirituelle à sa disposition.
Lan Wangji n'est pas non plus médecin et cela lui prend un long moment, emporté par la bouffée d'espoir qui l'envahit, par la joie de pouvoir enfin faire quelque chose, pour remarquer qu'aucune énergie ne vient à sa rencontre. Qu'aucune énergie ne se présente pour se connecter à la sienne. Il avait déjà ressenti une sensation similaire auparavant, juste après la Campagne de la Chute du Soleil, quand Wei Wuxian avait tout donné pour gagner la guerre. Mais Jin Zixuan n'avait rien mentionné de tel aujourd'hui. Lan Wangji insiste légèrement, explore davantage avec sa propre énergie spirituelle - peut-être est-ce dû à la gravité de la blessure... mais non, il n'y a rien. Aucune trace de l'énergie aussi brillante que le soleil dans le ciel qui habitait chaque recoin de Wei Wuxian autrefois, qui avait fait de lui un cultivateur aussi formidable. Qui coulait dans ses veines même après avoir combattu la Tortue du Carnage, la première fois que Lan Wangji avait vu Wei Wuxian comme cela, si pâle, luttant pour sa vie. Par la suite, Lan Wangji avait pu aider Wei Wuxian, mais désormais, son énergie spirituelle se dissipe dans le néant. C'est comme jeter de l'eau au bord d'une falaise lors d'une tempête, elle ne devient que brouillard et brume, ne sert à rien, ne peut aider Wei Wuxian quand il en a le plus besoin.
Se pourrait-il que... Se pourrait-il que Lan Wangji ait réagi une seconde trop tard ? Pendant que Lan Wangji était paralysé, avait mal compris, s'était attardé, entre cette seconde et la suivante, Wei Wuxian avait-il rendu son dernier soupir ? Mais quand Lan Wangji se fait violence pour regarder, regarder attentivement, il peut voir que Wei Wuxian respire encore malgré le vide qui a remplacé son énergie spirituelle d'autrefois.
Que se passait-il alors ? Se pourrait-il que le corps de Wei Wuxian soit encore en vie, mais que son âme se soit déjà échappée ? Son corps était-il trop blessé pour retenir en lui la part la plus essentielle de son être ?
Lan Wangji lève la tête, et lorsqu'il croise le regard de Wen Qing, il la voit réaliser ce qu'il vient de découvrir.
"Que lui ont-ils fait ?"
Wen Qing ne lui répond pas de tout de suite, se tourne pour rincer de nouveau le linge. Puis elle lève la tête, croise une nouvelle fois le regard de Lan Wangji et déclare avec la franchise qui la caractérise, "Vous voulez dire, ce que moi, je lui ai fait."
Lan Wangji secoue la tête, ne nie pas la sincérité qui transparaît dans sa voix, mais ne comprend pas non plus ce qu'elle signifie.
"Vous rappelez-vous de Wen Zhuliu ? Le Fondeur de Noyau d'or ?"
Lan Wangji acquiesce. Bien sûr qu'il se souvient. Il n'oubliera jamais la vision de Wen Zhuliu en train de mourir dans cette horrible pièce où Lan Wangji avait découvert que Wei Wuxian était encore en vie, pour se demander juste après s'il n'avait pas perdu Wei Wuxian après tout, perdu d'une manière tout aussi fondamentale et brutale que par la mort. Wen Zhuliu n'est plus depuis longtemps, comment pourrait-il impliqué dans tout ceci ?
Wen Qing soutient le regard de Lan Wangji sans ciller. "Pendant l'attaque au Port aux Lotus, Wen Zhuliu a détruit le noyau d'or de Jiang Wanyin. Wei Wuxian m'a demandé d'aider son frère."
Lan Wangji ne comprend toujours pas. Peut-être si aujourd'hui était un autre jour, un jour sans que Wei Wuxian soit couvert de son propre sang, sans que le bruit de Wei Wuxian peinant à respirer n'assaille ses oreilles, alors peut-être Lan Wangji comprendrait ce qu'elle essaye de dire.
Wen Qing déglutit. C'est la première fois qu'elle affiche un semblant d'hésitation depuis qu'elle a commencé son histoire. "Wei Wuxian m'a demandé de l'aider à greffer son noyau d'or dans le corps de Jiang Wanyin."
Le cœur de Lan Wangji bat sourdement, un battement de cœur brutal comme un 'oh' de réalisation qui frappe contre sa cage thoracique.
Il regarde le visage pâle de Wei Wuxian et soudain revoit dans son esprit les événements de ces dernières années, réfléchissant à toute vitesse comme pour pallier ses échecs antérieurs. La manière dont Wei Wuxian s'était encore et encore détourné du chemin d'une cultivation saine et appropriée. Un chemin que Wei Wuxian était désormais dans l'impossibilité d'emprunter. Son soudain attrait pour la cultivation démoniaque. La seule voie, ô combien tortueuse et étroite, qui lui restait. Son rejet maintes fois exprimé de l'aide proposée par Lan Wangji de purifier son énergie spirituelle. Quelle énergie spirituelle ? Sa loyauté envers Wen Qing et son frère. Le médecin qui avait aidé Wei Wuxian à accomplir son sacrifice.
Lan Wangji ne peut même pas imaginer la force dont Wei Wuxian a dû faire preuve pour survivre aux Tertres Funéraires après avoir perdu sa famille, avoir fait don du noyau dur de son être. Et pourtant, il était revenu, revenu uniquement pour se faire mépriser par le monde de la cultivation dans son entièreté, sauf quand ils avaient besoin de sa puissance pour qu'il se salisse les mains à leur place. Wei Wuxian avait dû délaisser l'épée qu'il adorait, être utilisé comme la lame noire du monde de la cultivation. Puis quand ils avaient tenté de faire disparaître leur arme, la ranger dans son fourreau et éloigner d'eux ce pouvoir qu'ils craignaient, ils avaient découvert que Wei Wuxian ne se laissait pas aussi aisément manipuler. Ils avaient eu peur de lui et ils l'avaient forcé à l'exil, et maintenant il gisait là, échardes de métal brisé par leurs soins.
"Jiang Wanyin est-il au courant ?" Lan Wangji pensait Jiang Wanyin honorable, mais d'avoir désavoué son propre frère après un tel sacrifice...
"Non."
Non. C'est à la fois un soulagement et une affliction. Comme cela ressemble à Wei Wuxian de décider seul pour quelqu'un d'autre d'une chose d'une telle importance. Son arrogance née du fait d'être toujours assez doué pour se sortir de n'importe quelle situation problématique. Son esprit de sacrifice qui d'une certaine manière démontre qu'il se voit toujours comme ayant moins de valeur que les personnes qui l'entourent. Lan Wangji pourrait passer sa vie à méditer sur cette contradiction.
Wen Qing est à présent occupée à nettoyer consciencieusement la main de Wei Wuxian, utilisant un coin replié du linge pour essuyer le sang niché entre ses doigts, sous ses ongles, sur la ligne délicate de ses jointures. "S'il avait toujours son noyau d'or, il serait presque certainement capable d'en guérir. Mais dans ces circonstances..."
Lan Wangji a toujours l'autre main de Wei Wuxian dans la sienne, comme pour lui transférer de l'énergie spirituelle, une action vaine, il le sait désormais. Il devrait la lâcher, mais au lieu de cela, Lan Wangji la serre plus étroitement, tente de se reprendre, de savoir ce qu'il doit faire ensuite.
Wen Qing lui tend le linge, fraîchement essoré, et désigne d'un signe de tête la main que Lan Wangji tient dans la sienne. Lan Wangji remarque avec un temps de retard qu'elle est tout aussi ensanglantée que l'autre. Et l'histoire qu'elle raconte, l'idée de Wei Wuxian tentant désespérément de stopper l'hémorragie, de vivre alors même que le monde entier semble le vouloir mort, cela manque de ruiner le soigneux contrôle que Lan Wangji essaie de garder sur ses émotions. A la place, il prend le linge. Lentement, méthodiquement, il nettoie la main de Wei Wuxian, plongé dans une sorte de contemplation méditative.
Ce ne sont pas ses mains la première chose que Lan Wangji a admirée chez Wei Wuxian. Bien entendu, cela avait été son sourire éblouissant, la manière dont il illuminait son visage magnifique. Mais à cette époque, quand Lan Wangji remarquait tout chez Wei Wuxian, si conscient de sa présence qu'il paraissait être partout, tout le temps, cela ne lui avait pas pris longtemps pour remarquer ses mains. A quel point elles étaient adroites. Comment elles maniaient l'épée et le pinceau avec autant d'habileté. Lan Wangji avait noté les figures élégantes que formaient les doigts de Wei Wuxian tandis qu'il combattait avec ses talismans et, plus tard, lorsqu'il jouait de la flûte, transformant en art le fait de contrôler des cadavres.
Lan Wangji avait touché ces mains autrefois, avait été touché par elles en retour. Des contacts brefs, furtifs. Dans des situations de vie ou de mort. Lors de conflits. Mais parfois, Lan Wangji rêvait de touchers plus doux, de caresser chaque doigt et, honteusement, de toutes les choses intimes que ces mains auraient pu lui faire. A présent, Lan Wangji tient la main de Wei Wuxian dans la sienne, et il échangerait tous ses rêves, sans regrets, pour que Wei Wuxian se réveille en échange, même si cela veut dire que ces mains le repousseraient.
Bien entendu, les dieux ne concluent pas d'accords, aussi Lan Wangji se concentre sur sa tâche. Retire toute trace de sang de chaque doigt, puis s'occupe des lignes de sa paume jusqu'à son poignet délicat. Après avoir nettoyé la main de Wei Wuxian du mieux qu'il le pouvait, Lan Wangji se sent plus calme. Il rend le linge à Wen Qing, déclare, "Je vais jouer une mélodie de guérison. Après la Campagne de la Chute du Soleil, j'ai fait de même pour lui."
Bien sûr à l'époque, Lan Wangji avait également joué des chansons pour favoriser la purification de sa cultivation. Avait pensé que Wei Wuxian s'était simplement drainé de son énergie en usant trop excessivement du Sceau du Tigre. Wei Wuxian n'avait pas été gravement blessé alors. Mais c'est tout que Lan Wangji peut faire, aussi il le fera.
Wen Qing semble songeuse. "Je pense que cela pourrait l'aider malgré tout. De telles méthodes sont reconnues pour aider même les non-cultivateurs, bien qu'elles ne sont en général pas aussi efficaces que sur des cultivateurs." Elle laisse tomber le linge ensanglanté dans le bol, son esprit déjà ailleurs. "Vous devriez essayer dès à présent. Je vais le surveiller, afin de voir si cela fait effet."
Lan Wangji hoche la tête, jette un regard aux alentours, aperçoit une roche plate dans la grotte où il pourra poser son guqin. A quelques pas du lit, mais suffisamment proche pour ne pas affecter le pouvoir de la mélodie. Lan Wangji pose le guqin sur la pierre, s'assoit en tailleur. Il prend un moment pour se rappeler le répertoire des chansons qu'il connaît. Dernièrement, il s'est concentré sur des mélodies qui favorisaient la clarté d'esprits troublés, des chansons créées pour apaiser les méthodes de cultivation démoniaque. Des chansons qui, manifestement, n'ont rien à offrir à Wei Wuxian. Lan Wangji choisit finalement une ancienne mélodie, connue des seuls membres du clan Lan. Une chanson avec un grand pouvoir de guérison, mais qui nécessite en contrepartie une large quantité d'énergie spirituelle.
Lan Wangji s'abandonne à la musique, y insuffle toute son énergie, profite de la chance qui lui est offerte de pouvoir faire quelque chose pour Wei Wuxian. C'est épuisant, mais l'effort en lui-même l'apaise. L'énergie que cela lui demande, la concentration requise pour que chaque note résonne avec justesse, cela permet à Lan Wangji de ne pas penser à la quantité de sang que Wei Wuxian a perdue, à la pâleur de sa peau, à la fêlure dans la voix de Wen Qing quand elle a évoqué l'absence de noyau d'or dans le corps de Wei Wuxian.
Wen Qing interrompt Lan Wangji avant qu'il ne se perde véritablement dans la musique, mais cela ne fait rien, car elle dit qu'elle pense que cela est en train de marcher, du moins un peu. Une lueur de détermination nouvelle brille dans son regard et Lan Wangji se permet de la refléter dans son ferme hochement de tête avant de s'abandonner à la musique en redoublant d'efforts.
Lan Wangji joue, met autant de lui-même qu'il lui en est possible dans sa musique. Il accueille à bras ouverts la fatigue, la distraction. Et puis, Lan Wangji ne mérite-t-il pas de souffrir au moins ne serait-ce qu'une fraction de ce que Wei Wuxian a souffert ? En punition, pour ne pas avoir remarqué pendant toutes ces années ce que Wei Wuxian a sacrifié ? Pour avoir écrit cette lettre qui avait conduit Wei Wuxian à se faire transpercer par l'épée de Jin Zixuan ? D'avoir été trop lâche et de ne pas avoir offert l'aide dont Wei Wuxian aurait eu besoin ?
Lan Wangji joue un répertoire entier de mélodies du clan Lan destinées à guérir, et puis il recommence. Cela épuise quasiment toutes ses réserves d'énergie, jusqu'à ce qu'il soit à moitié tenté de reprendre en lui le pouvoir qu'il a instillé dans les barrières. Lan Wangji peut encore la ressentir de là où il est, cette légère connexion avec les barrières qu'il a préservée au cas où il y aurait une attaque. Il pourrait rediriger cette énergie, l'utiliser pour la guérison de Wei Wuxian à la place. D'un point de vue stratégique, ce serait bien entendu une terrible idée. Mais Lan Wangji pourrait laisser le monde entier brûler et sombrer dans le chaos, lui y compris, si cela pouvait sauver Wei Wuxian. Lan Wangji ne le fait pas. Wei Wuxian ne le pardonnerait jamais et il aurait raison. Ces personnes méritent sa protection. Lan Wangji se refuse à trahir la promesse que Wei Wuxian et lui ont jurée il y a de cela toutes ces années, pas même pour cela.
Lan Wangji joue et joue et il se vide, se draine, s'épuise mais cela lui permet de se concentrer, l'apaise. Cela lui permet de réfléchir plus posément. De rassembler ses pensées éparpillées en fragments depuis que le serviteur du clan Jin a annoncé en bégayant la mort de Wei Wuxian.
Lan Wangji joue et enfin il sait ce qu'il doit faire.
Lan Wangji s'est échappé de l'étroit carcan du clan Lan, si rigoureux et droit, où il a passé sa vie. Avec une seule annonce révélée erronée, une fois de plus on avait fermé une porte comme la porte de la maison de sa mère qui avait été depuis lors fermée pour toujours, scellant à jamais sa lumière chaleureuse, devenue inaccessible. Mais désormais, sachant que c'était une erreur, qu'un rai de lumière existe encore, Lan Wangji ne peut tout simplement pas reprendre la place qui était autrefois la sienne dans le calme paisible du Repaire des Nuages.
Lan Wangji va rester ici. Aussi longtemps que Wei Wuxian sera en vie, il restera. Si Wei Wuxian vient à mourir, alors Lan Wangji restera quand même. Il va continuer le travail que Wei Wuxian a commencé. Il va protéger ces réfugiés, qui ne sont pas plus coupables que n'importe qui et bien moins coupables que beaucoup ayant participé à cette guerre. Et si Wei Wuxian guérit complètement... Si Wei Wuxian guérit, alors Lan Wangji restera aussi longtemps que Wei Wuxian voudra de lui. Peu importe si ce temps se révèle long ou court, Lan Wangji fera tout pour rester dans le halo de la lumière de Wei Wuxian.
Note de la traductrice : La fanfiction originale s'appelle The Fire Lapping Up the Creek écrite par la très talentueuse notevenyou, que vous pourrez retrouver sur AO3 ^^
Ça a été un véritable coup de cœur pour moi, j'ai rarement ressenti d'émotions en lisant une histoire, elle m'a fait pleurer et sourire, il fallait absolument que je la traduise ! Je suis donc fière de vous présenter le premier chapitre en espérant qu'il vous a plu (l'histoire compte six chapitres en tout), surtout, surtout laissez-moi un commentaire si vous avez aimé, ça me ferait très plaisir ^^
Les chapitres étant relativement longs, je risque de mettre un peu de temps avant de poster le prochain, mais ne vous en faites pas, je terminerai cette traduction comme toutes les autres !
J'attends avec impatience vos réactions par rapport à cette nouvelle traduction et vous dis à bientôt *cœur* !
