Euh. Je sais pas trop quoi dire, je l'avoue. Donc... Bonjour ? :) Merci au discord du Forum de m'avoir motivé (et aux sessions qui m'ont empêché de divaguer). Ah, et aussi à Aurore pour m'avoir réconcilié avec Endeavor à force de propagande EnjiHawks. Du coup, j'ai voulu lui laisser une micro chance de se racheter dans cet OS !

Bref, j'espère que cet OS vous plaira (ou non, tous les goûts sont dans la nature !)

Avertissement : l'OS contient des mentions de prostitutions, de violence infantile, de négligence familiale et de violence tout court. J'utilise aussi la théorie selon laquelle Dabi = Touya Todoroki.

Disclaimer : l'univers et les personnages appartiennent à Kohei Horikoshi.

Voili, voilou.


À treize ans.

À treize ans, son fils aîné avait fugué pour la première fois. Après une énième dispute houleuse entre eux.

À quatorze ans, Touya s'était enfermé dans son monde. Il n'adressait plus la parole à qui que ce soit, Natsuo y compris.

À quinze ans, il n'y avait plus aucune étincelle de vie dans le regard de son enfant.

À seize ans, il s'était enfui. Pour toujours.

À dix-sept ans, pas de nouvelles.

À dix-huit ans, lors d'une patrouille – fait surprenant de la part du commissaire – un jeune homme aux cheveux noirs, tout juste sorti de l'adolescence, l'avait bousculé, sans s'excuser. Maigre, filiforme – il n'aurait su décrire le garçon autrement. Aguicheur, sans doute. Ce gamin dégageait une aura étrange, captivante, presque envoutante. Un homme avait saisi son bras, s'était penché pour lui chuchoter quelque chose au creux de l'oreille avant de l'attirer dans une rue reculée. Enji avait continué sa ronde, sans y prêter attention.

À dix-neuf ans, pas de nouvelles.

À vingt ans, il avait recroisé le même garçon, lors d'une descente dans les bas quartiers – un forcené retenait en otage un couple dans leur appartement. Il courrait, un paquet lové dans ses bras. Son corps malingre, recouvert d'ecchymoses et de brûlures, aurait dû l'alerter. Focalisé sur son rôle de commissaire, il ne s'était pas penché plus dessus. La fille du couple, Eri, avait été enlevée ce jour-là. La vérité fut cruelle à bien des égards et l'enquête leur prouva que les monstres se terraient là où on ne les attendait pas.

À vingt-et-un ans, le couple, placé en détention depuis un moment, reçut sa convocation définitive. Poursuivis pour traite et commerce d'êtres humains, maltraitance infantile et bien d'autres choses encore, ils se contentèrent de sourire lors de leur dernier entretien face à Enji, avant le procès. Sourire de toutes leurs dents et lui demander s'il tenait à ses enfants. Intérieurement, il enragea. Cruellement, ils lui lancèrent : non, l'autre, la pute. Le soir même, une fillette de quatre ans, enroulée dans une écharpe usée, fut abandonnée devant les services sociaux. Une passante affirma avoir aperçu un garçon fuir toujours d'après elle, il pleurait.

À vingt-deux ans, ils parvinrent enfin à remonter jusqu'à l'entremetteur, celui qui tirait les fils du réseau de prostitution où le couple participait activement. Dans le charmant manoir du maquereau, Enji ne s'attendait pas à trouver une véritable salle de torture, dans un immense salon – ou une pièce qui aurait pu servir de salle de bal à une autre époque. Encore moins deux âmes vivantes. Son cœur se serra, la nausée le prit. Le jeune homme aurait pu ressembler à un ange. Si ses jambes n'étaient pas lacérées, si son corps n'était pas clairsemé de cicatrices et de brûlures. Lorsque ses yeux capturèrent le symbole marqué au fer rouge dans la chair des deux captifs, au niveau de leur bas ventre découvert, pour la première fois de sa vie, Enji souhaita que la peine de fort fût rétablie.

Quand l'adolescente blonde releva deux orbes félines fatiguées vers lui, il voulut avancer, appeler ses collègues. Il se contenta de rester figé.

Quand l'homme se mut jusqu'à lui avec aisance et se laissa tomber à genoux devant ses jambes, quand la gamine baissa la tête, ses yeux brillants de larmes retenues, quand le garçon défit sa ceinture d'un mouvement habile, habitué, quand elle chuchota : Touya, arrête… alors, son cœur se fissura. Un trou béant le remplaça.

À quarante-quatre ans, son monde éclata.

À quarante-quatre ans, après des années à regretter ses actions passées, après plusieurs mois d'efforts acharnés – pour se prouver qu'il pouvait changer, qu'il pouvait devenir une meilleure personne – toutes ses erreurs lui revinrent en pleine figure.

Incapable de reconnaître son aîné toutes ces années – alors même qu'il s'était aventuré plusieurs fois sous ses yeux. Incapable de l'élever, incapable de le protéger. À ce moment, il se souvint, la douleur le consumait. Sans réfléchir, il s'était agenouillé face à son fils. Il avait serré Touya dans ses bras, il s'était excusé des dizaines de fois. Une larme s'était perdue dans la chevelure blanche aux pointes noires fanées. Contre lui, Touya était devenu une statue de sel. Si Enji avait pris conscience de l'absence du garçon, il pouvait remercier les cris de la jeune blonde. Elle s'était jetée sur lui, féroce, lui avait arraché son fils des mains. Elle se battait comme une lionne, avide de le défendre.

La vivacité de la blonde s'opposait à l'apathie de Touya.

Touya ne bougeait plus, respirait à peine.

À vingt-deux ans, Touya n'était plus qu'une coquille vide, usée par les années.

Absent jusqu'au point de ne pas reconnaître son père.

À quarante-quatre ans et demi et pour la première fois de sa vie, Enji Todoroki fut démis d'une enquête. Elle présentait un conflit d'intérêts.

À vingt-trois ans, la voix de Touya restait bloquée au creux de ses cordes vocales et, lorsque ses souvenirs fragmentés remontaient, ils lui provoquaient d'intenses crises de tétanies. Les belles orbes saphirs coulaient sur les gens comme s'ils n'existaient pas. Il subsistait dans une bulle, un cocon. Il ne vivait plus.

Syndrome de stress post-traumatique. Enji haïssait ce terme presque autant qu'il s'abhorrait lui-même.

Peut-être que s'il avait confronté son fils, s'il l'avait écouté, s'il ne l'avait pas laissé peu à peu sombrer, s'il était parvenu à trouver les mots justes pour échanger avec lui – sans cris, sans hurlements, sans animosité - alors, peut-être que Touya aurait offert des nouilles à Shoto comme Natsuo. Peut-être qu'il aurait partagé un repas avec Natsuo, Shoto et Fuyumi. Peut-être qu'il aurait rendu visite à Rei – et son ex-femme aurait été si heureuse, de voir son aîné renouer des liens avec eux.

Mais toutes ces illusions fondaient d'elles-mêmes entre les murs aseptisés de la chambre d'hôpital. Enji pouvait toujours expier ses fautes, ses torts, tout au fond de lui, il ne pouvait ignorer toute la souffrance qui en avait découlé.

Ces vérités implacables le narguaient continuellement. À travers un dossier intercalé entre tant d'autres l'une des affaires les plus médiatiques de toute sa carrière, celle sur son propre enfant. Plusieurs fois, il avait dû remballer des journalistes et leur intérêt malsain. S'il avait échoué une première fois en tant que père, il ne referait jamais les mêmes erreurs. Cette fois-ci, il protégerait ses enfants. Tous, sans distinction. Il se le promit.

À vingt-trois ans et demi, après presque un an et demi de mutisme, le premier mot qu'il parvint à prononcer fut Eri. Au même moment, ses crises d'angoisses se multiplièrent de manière exponentielle. Seule Himiko, l'adolescente sortie du même enfer, et un jeune homme aux prunelles incarnates pouvaient l'approcher sans qu'il devînt violent. Lorsque Oboro, un infirmier de l'institut, lui montrât la photo d'Eri, la fille adoptive de ses deux meilleurs amis, Touya s'apaisa. Elle souriait face à l'objectif et ses deux rubis pétillaient même sur le papier glacé. Elle vivait une belle vie, elle allait bien. C'était tout ce qui comptait – ils ne l'avaient pas sauvée pour rien.

Le dix-huit janvier, le jour des vingt-quatre ans de Touya, comme souvent depuis deux ans, Enji se rendit dans l'institut médicalisé où son fils résidait depuis qu'on l'avait tiré hors des griffes de son geôlier.

La boule au ventre, incertain.

Terminée, la figure assurée du commissaire.

À quarante-cinq ans, il s'était rarement senti aussi anxieux.

Malgré ses tentatives infructueuses, malgré ses visites fréquentes, Touya l'avait à peine regardé en deux ans, ne lui avait jamais répondu.

L'espoir, niché au fond de son cœur, subsistait encore pourtant. L'espoir d'entrapercevoir l'enfant énergique qu'il avait été – au moins une fois – il fut un temps. L'espoir de le voir vivre.

À l'accueil, la secrétaire médicale lui sourit. Avec le temps, l'ensemble du personnel de l'établissement connaissait la famille Todoroki. Ces derniers, devenus de plus en plus familiers avec eux, paraissaient leur accorder une entière confiance. Ses enfants rendaient si souvent visite à Touya que sa fille avait fini par prendre un café avec l'une des psychologues de l'institut. Une certaine Mirko. Elles se fréquentaient depuis plus d'un an et prévoyaient d'emménager ensemble.

Enji s'engouffra dans l'ascenseur, préoccupé à l'idée de confronter son fils. Peu lui importait qu'il l'ignorât une énième fois, il se devait d'être présent en ce jour particulier.

Combien d'anniversaires avait-il ratés ? Trop occupé par son travail, par absolument tout – tant que ça ne concernait pas sa famille.

Hors de question d'en manquer un de plus.

Arrivé devant la porte de la chambre, il l'ouvrit sans attendre une quelconque réponse de son fils aîné. Enji n'était pas dupe : il n'en aurait pas.

— Touya.

La scène qui se jouait sous ses yeux lui gonfla le cœur – presque autant qu'elle le compressa. Une étrange harmonie s'échappait de ce groupe rafistolé. Une symbiose qu'Enji envia.

Une adolescente chantait à tue-tête, s'agitant dans la pièce avec un homme plus âgé – pourquoi avait-il un sac en papier sur sa tête ? – heureuse, légère. Avachi sur le lit, un jeune homme au visage abîmé râla, puis leur ordonna de cesser leur boucan. Deux orbes rubis déportèrent leur attention sur lui, alerte. Du bruit émanait de sa console, bien qu'il soit recouvert par les piaillements de la gamine et de son acolyte. À ses côtés, un autre garçon, le dos collé au mur, venait lui aussi d'abandonner son jeu pour le poser sur son pantalon à motif crocodile.

Tous le dévisageaient désormais sans aucune gêne, avec défiance. La seule fille de la pièce se déplaça d'un pas du côté droit, de sorte à lui faire face. Prête à lui sauter à la gorge au moindre faux pas. Ses muscles se détendirent lorsqu'elle remarqua un geste de la main provenant du jeune adulte à la chevelure bleu délavé.

Seul Touya refusait de se tourner vers lui. Assis sur le rebord de la fenêtre, il continuait de pianoter sur son téléphone, indifférent.

Plus il les contemplait, plus Enji avait la ferme impression qu'ils se comportaient comme une meute – féroce, protectrice.

Peut-être qu'au fond, son aîné progressait bien plus qu'il le pensait. Ils se souvenaient encore de toutes ces fois, où il lui avait sifflé qu'il n'avait pas besoin d'amis.

Mais toutes ces personnes semblaient le protéger – comme s'ils anticipaient une quelconque situation à venir qui pourrait blesser Touya.

— Y a quelqu'un pour toi, le zombie.

— Ferme-la, tocard.

Son fils avait-il toujours été aussi virulent ? Non, dans le timbre de sa voix, il percevait un semblant de sympathie. De l'affection, sans doute. La phrase ressemblait plus à un échange banal, presque habituel.

À vingt-quatre ans, Touya s'était reconstruit une famille. Une famille dans laquelle il ne possédait plus sa place. Cette constatation le blessa – elle ne devrait pas. Cette situation, d'une certaine manière, Enji se l'était cherchée, il le reconnaissait. S'il avait pris son rôle de père bien avant, leur relation ne serait pas aussi froide et tendue.

Touya aurait fini son collège, validé son lycée, poursuivi ses études.

Il n'aurait jamais été abusé et torturé. Il n'aurait jamais vécu dans la rue, dû se vendre pour survivre.

Il ne résiderait pas dans un institut médicalisé.

Si seulement… Si seulement il avait su se comporter différemment.

Les remords lui obstruaient la gorge, lui crevaient le cœur.

Il voulait être là pour Touya, maintenant. Pourtant, depuis deux ans, Enji peinait à trouver sa place dans la vie de son fils. Il en venait à s'interroger sur son utilité Touya irait mieux sans lui.

Le commissaire pouvait se jeter dans le feu de l'action pour protéger des innocents, poursuivre un homme armé, repousser les journalistes avec fermeté. Affronter son entêté de fils outrepassait ses limites – le dédain de l'adulte le blessait.

— Touya, je…

— On sort.

Avant qu'il n'ait pu protester, quelqu'un l'entraina hors de la pièce. Lorsque la porte claqua derrière lui, il aperçut tout juste deux rubis perçants l'observer avec insistance. L'ombre qui y flottait laissait peu de place à l'imagination – il tuerait pour défendre les siens. Y compris son fils.

Enji oscillait entre fierté et jalousie – il y avait des personnes qui tenaient à son fils, maintenant. Un peu fracassé, certainement cabossé. Des amis prêts à le soutenir, comme il n'avait su le protéger.

— Qu'est-ce que tu me veux, le vieux ?

Touya voulait paraître assuré, lui laissait croire qu'il ne prenait pas de détour pour lui montrer à quel point Enji lui était inutile, désormais.

Il venait de lui adresser la parole, après deux ans. À pas de fourmi, ils avançaient tous deux. Ils tâtonnaient, ils rétrograderaient un jour ou l'autre, mais Enji désirait y croire. Dans un futur – qu'il fut lointain ou imminent – ils parviendraient à retisser un lien père-fils. Leurs fils disjoints ne pourraient l'être éternellement, ça, Enji en fit la promesse. Néanmoins, Touya refusait toujours de le regarder droit dans les yeux, ou de le regarder tout simplement. À la place, il fixait le mur vert pâle derrière son père. Entre eux, le temps ralentit sa course. Touya continuait de faire comme s'il n'existait pas, comme s'il ne se tenait pas face à lui.

Enji perdait le fil de ses pensées – aucune d'elle ne parvint à franchir la barrière de ses lèvres. Car aucun mot ne saurait exprimer le chaos qui l'agitait lorsqu'il se tenait prêt de son aîné. Aucun mot ne sonnerait juste. Aucun mot n'apaiserait l'enfant, recroquevillé tout au fond de ce corps d'adulte.

Poussé par un instinct paternel longtemps refoulé, il enroula ses bras autour des épaules de son enfant et le serra contre lui. Si Touya le repoussait, il le supporterait. Si Touya lui crachait à la figure, aussi. Son fils avait tous les droits de lui en vouloir. Il désirait seulement lui montrer à quel point il comptait à ses yeux.

Qu'il l'aimait. Comme un père.

Et Touya…

Touya s'accrocha à sa veste ; il enfouit son visage dans le creux de son cou. Enji jura qu'il sentit une larme s'écraser sur sa nuque. Il raffermit sa poigne autour du corps frêle ; Touya tremblait telle une feuille. Son bébé si fragile… Son premier enfant, celui qu'il s'était juré d'élever au mieux, coûte que coûte, lorsqu'il l'avait tenu contre lui, pour la toute première fois, à la maternité. Trop obsédé par sa réussite professionnelle, il avait délaissé tous ses enfants, ignoré la détresse de Touya, maltraité Shoto, laissé sa femme porter seule le poids de leur famille des années durant. Il avait échoué — en tant que père, en tant que mari, en tant qu'homme.

Il échouerait encore, se tromperait des dizaines de fois. Il apprendrait toujours, il irait de l'avant. Enji délaisserait le monde entier, cette fois-ci, pour prendre soin de sa famille. Il ne referait plus jamais les mêmes erreurs.

— Je suis fier de toi, mon fils.

Tendrement, ses doigts caressèrent la chevelure claire et duveteuse. Avec le temps, sa couleur naturelle s'était encore éclaircie. Elle se rapprochait un peu plus de la neige à chaque instant. Malgré ses saphirs enivrants, il ressemblait tant à sa mère. La finesse de ses traits, sa fragilité, tout lui rappelait Rei. Quand Fuyumi et Natsuo possédaient quelques rares mèches écarlates éparses, la coiffe de Touya était immaculée.

Il aurait aimé qu'il en aille de même pour le jeune homme, il aurait tout donné pour que sa vie n'ait pas été aussi cruelle jusqu'à présent.

Il serra un peu plus fort le garçon. Par crainte qu'il s'envolât, une nouvelle fois. Il ne le lâchera plus. Jamais.

— Fier de tes progrès, de ce que tu deviens.

Pendant un moment, il se tut. Il espérait que son étreinte permettrait à Touya de prendre conscience de tout ce qu'il ressentait, pour lui. Ses regrets, sa fierté, son soulagement, son affection. Il l'avait cru perdu à jamais. On lui avait affirmé qu'il était certainement mort, qu'il devait cesser de le chercher, qu'après plus de cinq ans sans nouvelles, il se faisait plus de mal qu'autre chose. Mais son fils se trouvait là. Dans ses bras.

Et il pensait ne jamais avoir été aussi heureux qu'en ce jour. Pour la première fois, Touya acceptait de faire un pas vers lui. Pour la première fois, Touya lui laissait entendre qu'il tenait tout de même à lui. Malgré leur relation chaotique jusqu'à maintenant, malgré leur caractère similaire — têtu, borné.

— De tout ce que tu as accompli pour cette petite.

Les mains du garçon se crispèrent si fort à la mention de la petite fille qu'il sentit presque les ongles s'enfoncer dans sa peau, en dépit de l'épaisseur de ses vêtements. Après ses violentes crises, Touya avait avoué à Oboro être à l'origine de l'enlèvement d'Eri. L'infirmier en avait averti sa hiérarchie le soir même. L'aveu avait permis la progression de l'enquête autour du Todoroki disparu et celle de la petite Eri. En échange de services en nature, le couple avait gracieusement offert le gîte au jeune homme pendant près de deux ans. Ils travaillaient en étroite collaboration avec le mac et Touya avait été une source de revenu non négligeable — une sorte de chambre, plus proche d'un donjon SM, avait été conçue pour ses passes. Le fait même d'y songer lui donna un haut-le-cœur. Si ces connards ne croupissaient pas déjà derrière les barreaux, il se serait fait un plaisir de les y mettre lui-même.

En réalité, Touya n'était resté que pour la gamine — sans elle, il se serait échappé bien avant de son énième enfer. Seule la perspective de la laisser entre les mains de ses bourreaux, de la laisser vivre sévices sur sévices dans cette maison de l'horreur l'avait poussé à rester le plus longtemps possible. Jusqu'à ce qu'il parvînt à fomenter un plan pour la délivrer.

Il avait tout risqué pour cette môme. Comme un vrai héros.

— Eri ?

Enji sourit. Le timbre semblait inquiet. La fausse assurance d'antan fondait, laissait place à son réel intérêt, sa tendresse pour cette enfant.

— Elle va bien. Elle vit dans une famille aimante, grâce à toi.

Elle va bien.

Il se répétait cette phrase comme un mantra.

Il voulait la voir.

Une nouvelle larme roula sur les joues pâles. Cette fois-ci, Enji l'essuya du revers de la main.

Il se souvenait que son fils pleurait souvent étant enfant. Mais l'adulte qu'il fréquentait depuis deux ans se refermait sur lui-même telle une huitre, ne laissait personne être le témoin de ses douleurs. Outre ses phases de crises qu'il ne contrôlait pas, il restait froid, sarcastique par moment. Virulent, haineux.

Doucement, mais sûrement, sa coquille se brisait.

— Je veux la voir, chuchota-t-il.

Impossible. Aucun adulte censé n'emmènerait sa fille rendre visite à un cinglé dans un hôpital psychiatrique. Impossible.

Il ne la reverrait jamais.

Sa cage thoracique l'oppressait. Ses doigts tressautaient. Sa respiration échappait à son contrôle.

La panique l'envahissait.

Quelqu'un saisit son menton avec fermeté. Il refoula l'envie virulente de cramer le bâtiment — il aurait tout donné pour avoir la faculté de brûler ce qu'il ne pouvait supporter. S'il avait pu carboniser ses tyrans, alors Eri serait saine et sauve, mais surtout, il aurait pu rester auprès d'elle.

Son regard se brouilla. Son esprit aussi.

Il peinait à se concentrer. Il se sentait habité par une colère immense qu'il ne parvenait pas à maîtriser. Haine, dégoût, douleur — il ignorait quel sentiment supplantait l'autre.

— Touya.

Intransigeant. Soucieux ?

Quelqu'un l'appelait. Par son prénom.

Ce n'était pas eux. Il n'y avait qu'Himiko qui ait connaissance de son vrai prénom. Les autres ne connaissaient que Yo — son nom de pute.

— Touya. Concentre-toi sur ma voix, d'accord ? Seulement sur ça.

Brûler. Il voulait…

— Respire. Inspire, expire. Fais comme moi.

L'autre attrapa sa main, avec une douceur qui le surprit, et la posa sur son torse. Il se forçait à exagérer chaque inspiration et expiration. Ses doigts suivaient le mouvement du diaphragme de l'autre. Peu à peu, il calqua sa respiration sur celle de l'inconnu.

Blanc. Sa tête baignait dans un océan de coton. Il se sentait atrophié.

— Tout va bien, d'accord ? Je te le promets.

La fatigue l'assomma. Son crâne se nicha contre la source de chaleur — un autre humain. Un homme. Il le connaissait ? Non ?

Ses tempes le lançaient. Bordel de merde. Il était pitoyable.

L'autre connard de Shigaraki allait se foutre de sa gueule à tous les coups s'il revenait avec une tête de déterré.

— Papa ?

Enji se figea. Quatre lettres, deux syllabes, un seul mot. Jamais une désignation aussi infime ne l'avait percuté avec tant de violence. En lui, il sentit une félicité intense ; la crainte qu'elle s'essoufflât aussi vite qu'elle était apparue le traversa. Ce moment de détresse passé, son fils le percevrait-il de la même manière ?

— Oui. Je suis là, maintenant.

Touya laissa choir son front contre le torse de son père. Volontairement.

Quel que soit son âge, Touya lui apparaîtrait toujours comme le plus vulnérable de ses enfants. Il aurait dû le chérir bien avant.

Deux bras puissants se refermèrent autour de ses frêles épaules. L'odeur qu'il inspira ne l'apaisait pas entièrement. Ses doutes, ses craintes, sa colère, toutes ses émotions l'étouffaient encore. Touya détestait qu'elles soient toujours aussi fortes. Avec… avec, les autres ? Ses amis ? Il ignorait toujours comment les appeler. Jin disait qu'ils étaient une famille. Une famille de bras cassés, mais une famille quand même. Tomura n'en pensait rien — mais les pensionnaires de l'hôpital le craignaient. Pourtant, avec eux, il devenait à la fois capricieux, mauvais perdant et fragile. Shuichi prenait soin d'eux, les rassurait, les écoutait, se laissait entraîner dans tous les plans foireux d'Himiko et Jin. Il veillait sur eux. Et Himiko… Himiko était comme une lionne, avide de défendre les siens. Elle le soutenait depuis l'abandon d'Eri. Elle avait toujours de mauvaises idées, mais, sans elle, leur groupe ne serait peut-être pas aussi soudé. Elle revenait toujours à la charge, elle n'abandonnait pas. Elle avait forcé Touya à rester avec eux, même s'il parlait peu.

Jusqu'à ce qu'ils devinssent une ligue soudée.

Avec eux, il pouvait faillir. Tant qu'ils restaient auprès de lui, il se sentait en sécurité. Bizarrement.

Il espérait qu'Eri pût ressentir un tel apaisement.

Il aspirait à son bonheur ; il aimerait tant le contempler de ses propres yeux.

— Est-ce qu'on me laissera la voir ?

— Je pense que les Yamada n'y verront pas d'inconvénients. Hizashi et Shota Yamada ont adopté Eri il y a trois ans. Ils enseignent au lycée de Shoto. Ce sont de bonnes personnes.

Enji ne s'expliquait pas toutes ces digressions. Mais elles semblèrent calmer son aîné et le soulager, puisque ses épaules se décrispèrent.

— Merci, souffla-t-il.

Enji aurait aimé lui confier qu'il tenait à lui, qu'il l'aimait — plus que tout au monde. Comme il aimait tous ses enfants. Comme il ne leur avait jamais prouvé auparavant. Mais il prendrait son temps, il refusait de brusquer Touya. Pas quand son fils s'ouvrait peu à peu à lui.

Bourgeon délicat, il fleurissait un peu plus à chaque instant. Enji souhaitait assister à sa floraison, son épanouissement. Il le supporterait, quoi qu'il en coûte. Il lui laisserait tout le temps qu'il faudra pour éclore.

Les gonds de la porte grincèrent, Touya s'extirpa de ses bras.

Les verrous de toutes les cages qui l'avaient obligé jusqu'à présent se brisèrent, les uns après les autres.

Une ombre de sourire, hésitante, laissait transparaître les émotions de Touya. Elle lui apparaissait telle une flammèche précaire ; un incendie à naître.

Enji croisa deux rubis incandescents, inquisiteurs. Ils ne lui prêtèrent pas plus d'attention, se déportèrent sur son aîné.

— Dis à Toga de se calmer avant que je ne trouve un moyen de la désintégrer.

— Démerde-toi tout seul. C'est pas mon problème, boss.

Si Enji n'avait pas entraperçu les doigts des deux hommes se frôler, il n'aurait pas noté la pointe d'affection dans le timbre de son fils, ni dans celui de son ami.

À treize ans, Touya avait rejeté le monde entier.

À vingt-quatre ans, tout un univers gravitait désormais autour de lui. Prêt à le défendre corps et âme.

Un poids délesta son cœur. Enji s'accorda un sourire soulagé lorsqu'il revint à l'accueil.

L'adulte partit, Touya vola un baiser chaste à Tomura. Bien qu'il râlât pour la forme, ce simple contact tranquillisa son amant, qui resserra sa poigne autour du bassin de son petit-ami, possessif.

À vingt-quatre, le jeune adulte renaissait de ses cendres, tel un phœnix.

À quarante-cinq ans, Enji quittait son cocon, la chrysalide devenait papillon. Le commissaire se transformait en père.

À treize ans, Touya en rêvait.

FIN.