Le liquide bleu fluorescent vacillant de ma bouteille de spotchka luit dans la pénombre. C'est un bleu vibrant, un bleu de méduse. On ne pourrait pas croire sur le moment que cette boisson est faite de Krill brassé. En tout cas si je ne savais pas que la boisson était faite de crevettes bleus je ne l'aurais pas deviné.
Ça ressemble à un mélange de lait et d'eau qu'on aurait teinté, et si je ne savais pas ce que c'était j'aurais peut-être misé sur un jus coloré pour enfant. Cette spotchka n'est pas mauvaise, elle provient apparemment d'une planète infime du nom de Sorgan dont je me rappelle à peine la présence dans cette galaxie. Mais je ne me suis pas posée plus de questions sur sa provenance ou sur ses fabricants.
Ce qui m'intéresse dans cette bouteille c'est son contenu et ses effets, c'est-à-dire : me faire un minimum décuver.
J'ai passé ma soirée à descendre des bouteilles de Raava, je ne me souviens même plus de là où je les ais. En tout cas c'est efficace.
C'est étrange, l'alcool, ça vous engourdit, vous chatouille, et ça vous transforme en enfant. Quelques gorgées et vous êtes aussi joyeux qu'un novice ayant réussi son premier examen vol. Quelques autres et vous devenez aussi sentimentale et déprimée qu'une lune ou qu'un rétrograde. Et en continuant, vous pouvez même devenir dangereux, capricieux et colérique.
Me concernant, je me situe en plein milieu du premier et deuxième stade, celui que j'appelle l'état "pensif". C'est dans ces moments là que votre esprit se met à ressortir des sujets à vous perdre vous-même. Je vais jusqu'à me demander ce que j'ai mangé ce matin au petit-déjeuner puis à penser à combien de temps il me faudrait pour lancer moi-même une ferme de Krill et brasser mon propre Spotchka.
Puisque j'y pense, je me reprends une gorgée du breuvage, reposant la bouteille sur le sol. Je pose ma tête contre le mur frais, les jambes tendues et légèrement écartées sur le sol. Je dois ressembler à un pauvre pantin, une marionnette avachie sans les liens qui la maintiennent.
Et c'est ainsi que je me sens, comme une marionnette manipulée par quelque chose de plus grand. Ce sentiment parcourt mon esprit depuis aujourd'hui, depuis quelques heures en vérité. La révélation m'a pris juste avant que je ne commence mes enchaînement de bouteilles noires de Raava.
Je me sens utilisé comme un vulgaire pion sur l'échiquier machiavélique de Snoke. J'ai de la chance… Je ricane seule comme une idiote dans le silence de ses appartements. J'ai la « chance » d'avoir une sensibilité à la Force, privilège qui m'a été miraculeusement donné par la nature pour lequel je devrais être reconnaissante.
Pff, qu'ils la reprennent cette maudite Force, j'en veux pas, j'en ai jamais vraiment voulu en vérité. Elle m'a apporté en majorité que des ennuis jusqu'ici. Il y a de cela huit mois, ce « bienfaiteur » de Snoke m'a récupéré comme apprenti.
Ce qui l'a apparemment tourné vers moi est mon attirance pour le côté obscur. Je ne l'ai jamais réellement apprécié, mais l'opportunité était en or, comment ne pas sauter sur l'occasion ? Être logé, blanchi, nourri, pour la modique somme d'exister. Je ne pouvais trouver meilleure affaire.
Bien sûr il ne me suffit pas de respirer l'air des couloirs du vaisseau principal du Premier Ordre, non. Ces derniers mois de ma vie n'ont consisté qu'en des choses qui ne changent jamais, seul leur ordre variait : s'entraîner, se battre, tuer nos « ennemis ». Les trois points ne sont pas bien différents, la violence exécutée est presque la même.
Il paraît que c'est cette attirance pour le côté obscur de la Force qui justifie qu'il m'a pris comme seconde apprentie, ça m'étonnerait qu'il m'ait pris pour mon apparence physique et mes "charmes subtiles". Pourtant les précédents mois avaient commencé à reconstruire mon corps et ses aptitudes, me faisant passer de chétive et mal nourrit à athlétique et en santé correcte.
Pourquoi comme seconde apprentie ? Eh bien parce qu'il y a l'autre imbécile qui était déjà là avant. Le grand ténébreux faisant vibrer tout le vaisseau et qui détruit des panneaux de contrôle sous des accès de colère.
Celui qui se cache derrière un casque pour ressembler à son grand-père, celui qui se croit le plus puissant, à qui tout lui est dû, et qui pense être dans le vrai peu importe ses actions
Il va probablement me détester quand il verra l'état dans lequel je suis et où je me trouve… Non pas que ça change quoique ce soit sur cette relation. C'est bien simple, dès mon arrivée en tant que deuxième apprentie, notre très cher brun ténébreux n'a cessé de me considérer comme la boue salissant ses bottes de cuires parfaitement cirées par quelconque esclave ou droïde : une saleté collante dont il faut se débarrasser pour que tout revienne à la normale, la saleté qui vous embête, qui est difficile à nettoyer.
Mais quel connard… Cependant, je me sens trahi par ce membre interne, celui qui pompe le sang, celui qui décide de vous garder en vie ou de tout arrêter, et celui qui envers et contre tout vous condamne à apprécier plus que nécessaire d'autres âmes.
Car mon attirance pour lui est maintenant indéniable, c'est une des raisons pour lesquelles je bois ce soir entre autres. Je pense que c'est une réalisation bien trop dure avec le fait que je ne veux plus être l'apprentie de Snoke.
Toutes ces tueries, ce sang imprégné dans mes mains, les tâchant. Pénible de s'en débarrasser sur la peau et les vêtements, mais tatoué d'une encre indélébile dans la mémoire. Si je ferme les yeux je peux encore voir le petit éclat de vie que l'on retrouve dans les yeux disparaître aussi rapidement qu'un flocon fondant sur la chaleur de la langue.
Mes nuits sont hantés par les hurlements, par le son que fait mon sabre laser en transperçant la chair aussi facilement qu'un couteau dans du beurre. Son grésillement bourdonnant, vibrant, fredonnant comme un soupir de compréhension, envahit mes rares instants de paix.
Et cette odeur… cette odeur de chair grillée, de fumée, cette effluve métallique de sang me retourne l'estomac.
Mais je me contiens de déverser mes entrailles, il ne faudrait pas salir les beaux sols propres et polis au polyuréthane marin de monsieur. Car oui, dans mon étourderie et mon ivresse, je me suis retrouvée dans ses appartements au lieu des miens.
— Il va me tuer…
Ma voix est légèrement cassée, j'ai hurlé la veille sur le champ de bataille alors qu'une personne revenait encore et encore à la charge. L'alcool n'arrange évidemment rien avec sa chaleur dans ma gorge, néanmoins il a l'avantage de vous anesthésier les parties douloureuses.
L'alcool vous anesthésie tout. Les pensées, les cauchemars, les sensations. Mais il renforce vos émotions, vous mélancolique, peut-être blagueur qui sait. L'effet varie pour chacun après tout.
Mais c'est pour ça que je m'en remplis ce soir, pour tout oublier, pour tout engourdir. Je ne veux plus de tout ceci, je ne veux plus que ma propre pensée me donne envie de vomir, je ne veux plus que le meurtre soit mon quotidien, je ne veux plus me sentir contrainte de quitter la pièce quand l'autre est dans les parages pour éviter qu'il sonde mon esprit et découvre la vérité cachée de mes sentiments à son égard.
J'ai bon espoir que mes pensées seront assez brouillées pour qu'il ne remarque rien, mais je rêve probablement.
À ce point là, je m'en fous, il pourrait me hurler les pires insultes du monde, je n'y réagirais pas. L'alcool possède aussi cet effet, vous donner du courage, ou souligner votre folie et vos faiblesses.
Je baisse les yeux, observant ma poitrine, face à face avec mon organe creux.
— Qu'est-ce qui t'as pris idiot ? Pourquoi il a fallu que ce soit lui hein ?
Mais quelle idiote je fais, parler à son cœur, et puis quoi encore. Mes yeux retournent au vide. Je ferais peut-être mieux de bouger avant qu'il ne revienne, il est prévu qu'il revienne aujourd'hui des négociations avec… boh quelle importance avec qui, il est censé revenir ce soir.
Ou peut-être sommes nous le matin ? C'est difficile à déterminer quand vous passez une majorité de votre temps dans l'espace, il y fait toujours sombre à l'extérieur des vitres du Premier Ordre.
Et maintenant je ne sais plus quoi faire. Partir ? Je ne sais même pas si j'ai la force de me lever, je suis fatigué et il y a beaucoup trop d'alcool qui circule dans mes veines. L'effort m'assommerait probablement et j'aurais encore plus de problèmes lors de mon réveil.
Rester et affronter mon « coéquipier » ? En restant je risque gros, l'une des dernières vertus parfois désagréables de l'alcool est qu'il vous dénoue la langue. Je risque probablement de dire quelque chose que je regretterais. Je me ferais sortir à coups de bottes, au moins il m'aura aidé à bouger, s'il daigne m'aider.
Et alors que je poursuis ce monologue intérieur, balançant le pour et le contre, j'entends le son distinct d'un pad sur lequel on insère un code de sécurité et l'ouverture d'un sas.
Et merde, il est de retour.
