Ma journée à mort

Je m'appelle Annemarie Taisne et je pense que ma vie ne vous intéresse pas. Ma mort non plus d'ailleurs. Et ma vie après ma mort encore moins. Oui, vous avez bien lu. Je suis une einherjar et je vous souhaite que vous ne le soyez pas. Un conseil pour éviter ça : ne mourrez pas épée en main. Je vois à vos mines ébahies que vous ne comprenez rien à ce que je vous raconte. C'est bon, ne soyez pas vexés, je vous explique.

Je suis ce que vous, mortels, promis j'explique, appelez communément un demi-dieu, ou plutôt une demi-déesse, si j'ai bien suivi les derniers chamboulements de l'égalité des sexes. Oui, comme Hercule. En moins connue. Et en moins romaine. Si Hercule est le fils de Jupiter et d'une mortelle, moi, je suis la fille d'Idunn et de Gaspard Taisne. Comment ça vous ne connaissez pas ma mère ?! Honte sur vous ! Bon, d'accord. La mythologie nordique n'est pas tout à fait très connue en France et aux Etats-Unis. Idunn est la déesse nordique de la jeunesse et du printemps et la gardienne des pommes merveilleuses, garantes de l'éternelle jeunesse des dieux.

Oui, c'est la classe. Mais les pouvoirs sont injustement répartis, je vous assure. A côté des enfants de Tyr qui sont courageux ou du fils de Freyr du dix-neuvième étage – promis, j'explique – qui peut soigner les gens par la pensée, je suis un peu démunie. Mon pouvoir c'est de ressembler à une gamine de douze ans alors que j'en ai plus que deux cents cinquante. D'accord, en réalité je suis morte à dix-neuf ans, mais avouez que c'est quand même assez nul.

Ah, pourquoi je vis après la mort, vous me demandez. Non, mais vous exagérez là. Quand je suis morte lors de la Révolution française en 1790, je vous épargnerais les détails, vous comprenez que je n'aime pas trop en parler, une valkyrie m'a emmenée au Valhalla. Depuis j'y vit. Ça fait deux cents quarante-sept ans. Pas de pitié maintenant, gardez la pour après, lorsque vous connaitrez mon quotidien.

Le Valhalla est un hôtel dirigé par un viking, Helgi. C'est là que tous les einherji – c'est le pluriel de einherjar – attendent le Ragnarök, la bataille finale où l'on mourra tous pendant que les neuf mondes brûlent. En attendant on s'entraîne. Point positif : on ne peut pas mourir dans l'enceinte du Valhalla. Point négatif : on ne peut pas mourir dans l'enceinte du Valhalla. Quoi vous trouvez ça bizarre ?! Je vais vous montrer une journée tout à fait normale et on verra si vous ne comprenez toujours pas !

Ma journée commence très souvent par un réveil à mort. Qu'est-ce qu'un réveil à mort ? Simplement lorsqu'on se réveille et qu'il s'agit d'éviter le coup de hache de ton meilleur ami. Eric habite la chambre voisine à la mienne et il s'est fait pour devoir de me réveiller chaque matin.
– Imbécile, je grogne en lui tapant mon coussin sur la tête. Je t'ai déjà dit de ne plus essayer de me tuer avant huit heures.
Eric se frotte la tête – j'ai bien fait de remplir mon coussin de clous – et me tend sa montre. Huit heures deux. J'hausse les épaules avant de me diriger vers mon armoire et de sortir une tunique et un pantalon. Ça ne sert à rien de se laver avant le soir. J'ai lu le programme de la journée.

– Allez, s'impatiente Eric. Tu sais ce qu'il y a pour le petit déjeuner ?
– Pancakes à mort, je grimace.
En tant qu'einherji nous vivons tout à fait normalement – ou presque – sauf que toute activité est prétexte pour un combat à mort. Le petit déjeuner également. Hier on avait des œufs brouillés à mort, et ce n'était pas les œufs qui étaient morts, enfin aussi, mais j'ai été décapitée par Erik du cent vingtième.

Eric et moi, nous habitons le deux cent quarantième étage. Et nous détestons la musique de l'ascenseur. Parfois nous utilisons les escaliers mais jamais lorsque nous voulons atteindre la salle à manger. L'escalier est piégé, même si on évite les marches qui se volatilisent et le jet d'huile brûlante au niveau du cent troisième étage, il reste les haches boumerang au quatre-vingt-unième, le tobogans entre le soixante-huitième et le cinquante-deuxième, le saut périlleux à partir du quarante-neuvième, les lancers de couteaux du dix-neuvième et les pièges à ours du septième, on mourra d'une nouvelle manière avant d'arriver. Il faut dire que nous avons installé un système de pendaison à notre étage…

Au petit déjeuner, je ne suis pas morte de justesse mais en revanche, j'ai tué Leyla du quarante-quatrième pendant qu'elle se moquait de mon visage de poupée. D'accord, j'en ai un. Ça vous dérange peut-être ? Petite précision avant que vous me répondiez, j'ai une épée et une assiette pleine de pancakes en main. Vous préférez mourir de quelle façon ? Bref, je suis contente.

Après le petit déjeuner, Eric et moi sommes allés à l'atelier peinture à mort. Oui, vous avez compris le truc, je suis morte avant d'avoir fini mon œuvre. Peut-être parce que j'ai dessiné un troll en prétendant que c'était Ralf, un fils de Tyr du quatre cent vingtième. C'était beau. Je veux dire, je n'étais jamais morte d'un simple coup de palette de peinture. Il faut innover parfois. Et puis ma peinture était très réussie.

Je retrouve donc Eric au déjeuner – steak-frites à mort – et l'y laisse. Il est trop large pour éviter les couteaux de viande. Pendant qu'il se remet de sa mort – un einherjar en a normalement pour deux heures de sieste avant de se réveiller en pleine forme – je me dirige vers le gymnase pour une partie de ballon prisonnier à mort. Non, vous ne voulez pas connaître la couleur du terrain à la fin. C'est la même qu'au début cela dit. Rouge sombre, parfait pour cacher les traces de sang. Malheureusement le terrain glisse beaucoup à partir du milieu de partie. Je suppose que vous ne voulez pas non plus savoir que nous y jouons avec des bombes, n'est-ce pas ? Je suis assez forte à ce jeu car petite et agile.

Je me réveille pour le goûter. J'ai été touchée en avant-dernière par une balle qui a surgi dans mon dos. Je suis sûre que Eric, celui du vingt-cinquième, a triché pour gagner. Je teste si on a enfin une connexion internet à haut débit. Négatif. Je vais encore me plaindre chez Helgi. Non, mais vous vous rendez compte de cette impudence ?! Nous sommes le dernier étage à ne pas en avoir ! Je ne peux pas jouer à Europa Universalis 4 en multijoueur pendant que soit Eric regarde un épisode sur Netflix soit Audrey des vidéos de beauté sur Youtube soit Aymeric joue à Kingdoms. Audrey et Aymeric sont en couple, c'est pour ça qu'Eric et moi ne les fréquentons pas plus que ça.

Je descends donc – qu'est-ce que je déteste la musique de l'ascenseur – pour me plaindre chez Helgi. Evidemment il ne m'écoute pas, il est en train de donner des ordres à Hunding. Hunding, c'est son serviteur suite à une querelle familiale datant d'avant Jésus. Au moins. Helgi faut se l'imaginer comme un viking en costume vert à rayures. Il est convaincu être un maganer de génie, d'où le costume, mais en réalité il reste un viking en costume vert. Et il se fiche de mon problème de connexion comme de la première pluie.

Je retrouve alors Eric pour le dîner – grillades à mort – où je manque d'être transpercée par une brochette – une mort pas agréable du tout que j'ai expérimentée le mois dernier. Ensuite nous allons dans le cinéma privé de l'hôtel. Après un combat à mort au sujet du film, nous regardons [i]Percy Jackson Le voleur de foudre[/i] dans un calme approximatif. Avant de nous entretuer pour avoir du popcorn. C'est là que je meurs pour la troisième fois de la journée en sachant que je me réveillerai dans mon lit le lendemain matin pour une nouvelle journée à mort.

Si cette journée vous a plu et que vous avez envie de la vivre au quotidien pour les prochains cinq cent ans – on ne sait pas quand est le Ragnarök – n'hésitez pas à mourir en héros et à devenir einherji. Sinon – et c'est le cas si vous êtes sains d'esprit – ne touchez plus aux épées, comme ça pas de risque de finir comme nous.

Avec toute ma haine, Annemarie.