A/N : Texte écrit pour les Nuits du Fof, pour le mot « Rejet ».

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Rejet

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Plus tard, quand la douleur ne sera plus aussi forte, quand A-Yuan sera réveillé de sa fièvre sans aucun souvenir de son passé – plus tard, quand il aura accepté que Wei Ying est mort malgré ses efforts et quand le souvenir de leur fuite dans la grotte sera etouffé par les jours passés… Plus tard, quand Lan Zhan sortira du jingshi en sachant que le monde a continué de tourné sans se fracturer pour les autres, il respirera l'odeur minérale des sources de Gusu et pensera à son père.


Penser à son père au-delà des termes et des gestes traditionnels de piété filiales n'est pas chose nouvelle. Il a besoin de méditer après de tels moments pour écarter les émotions qui s'en détachent et menacent de l'éloigner de la sérénité.

Sa mère a laissé une trace dans sa mémoire de parfum de fleur, de rire et d'affection, a créé une fiction pour protéger les enfants qu'ils étaient. Son père, lui, n'a pas eu la même capacité à la joie ou à la dissimulation, et par conséquent la trace de son père a toujours été presque étrangère, étrange et mêlée de honte qui contrastait violemment avec le respect qu'on devait à ses parents. Son oncle lui a donné des mots et des formules pour guider ce qu'il vivait, des formules dont il a compris adulte qu'elles avaient d'abord existé pour son oncle et qu'elles continuaient d'exister pour que ses enfants n'empruntent pas le chemin qu'il avait tracé en abandonnant tout respect pour sa secte et ses ancêtres et tout sens commun.

Enfant, malgré le flou incompréhensible de ce qu'il s'était passé entre ses parents, une telle situation lui avait semblé impossible. Et même lorsque leur passé s'était précisé peu à peu, par petites touches dans les silences de son oncle, dans les quelques indices de son frère, dans les rares lamentation des autres anciens du clan, il n'avait jamais imaginé qu'il était capable d'avoir des émotions aussi puissante pour perdre tout sens commun. Lorsqu'il s'imaginait s'éloigner un peu des précepte des Lan, c'était pour ressembler un peu plus à sa mère et lui emprunter sa capacité à la joie.

Wei Ying prouve que ces certitudes n'étaient que vanité. Il le voit, et soudain, le chemin emprunté par son père est une réalité tangible. Il refuse de s'engager sur ce chemin, fait de son mieux pour contrôler ses actions. Soudain, il se souvient de l'enfant qu'il a été, qui refusait d'entendre que sa mère était morte. Soudain, ce caprice d'enfant qu'il pensait avoir dépassé semble révéler sa nature et les risques dont il doit absolument se préserver.

Mais Wei Ying est Wei Ying, et se préserver n'a aucun sens. Il pense à son père, pense à ses fautes, pense à ce qu'il espérait réussir. Il croit qu'il ne refera pas les mêmes erreurs, mais au final, quand il contemple la somme de ses actions, son absence de remord malgré le visage inquiet de son frère, le visage orageux de son oncle et les murmures de sa secte, il voit son ombre et son héritage. Il a cru – il a échoué là où son père avait réussi. Wei Ying est mort et ne répond pas lorsqu'il l'appelle.

Alors, que lui reste-t-il, maintenant qu'il peut se lever, qu'il doit envisager la longue suite de jours qui l'attend et marque son futur ? Que lui reste-t-il à part la même réclusion que son père ?


Il y a une clarté qui vient avec la douleur, découvre-t-il, malgré la migraine cotonneuse causée par l'alcool et le visage catastrophé de son frère. Il se demande confusément s'ils rejouent une autre scène de la génération précédente, si son oncle a fait les mêmes gestes en direction de leur père.

Mais il y a une clarté qui vient de sa douleur et de la marque sur son torse et il écarte cette question comme une sentimentalité excessive. Il y a d'autres éléments, plus importants. Il est marqué, comme Wei Ying l'a été – marqué dans sa chair par autre chose que la discipline de sa secte.

« La cicatrice ne disparaîtra pas, dit son frère. »

Ses yeux disent autre chose – une autre cicatrice alors que celles de son dos ont à peine eu le temps de cicatriser correctement, que les médecins de la sectes se gardent encore d'assurer que Lan Zhan pourra retrouver son agilité. Mais son frère trouve la tranquillité en prenant soin des autres, et il se penche sur la blessure au lieu de formuler ses inquiétudes.

Lan Zhan pensait – il ne sait plus ce qu'il pensait, mais il peut reconstituer le chemin de ses pensées. L'absence, trop forte, le besoin de se rapprocher d'une manière ou d'une autre de Wei Ying qui ne veut pas lui répondre. Il peut reconstituer le chemin de ses pensées et ce qu'il est obligé de constater, avec la douleur qui irradie son torse, c'est qu'il s'est réveillé en vie.

Quand son frère finit de nouer son bandage, ils se regardent enfin. Lan Zhan n'a pas les mots pour expliquer ce qui existe dans son esprit, mais son frère le connaît. Peu à peu, les épaules de son frère se détendent, mais ses yeux restent inquiets. Ce n'est pas inattendu – dans l'espoir de sauver Wei Ying, il a dissimulé ses pensées à son frère la confiance qu'il réclame mettra du temps à revenir. Pour le moment, il ne peut que promettre :

« Plus jamais. »

Verbaliser cela semble apaiser quelque chose d'autre. Son frère lui sourit et Lan Zhan décide de presser son avantage.

« L'enfant. »

Cette fois, son frère n'hésite pas :

« Il peut venir t'assister pendant que tu guéris, approuve-t-il. »

Il y a une légèreté nouvelle dans ses gestes pendant qu'il rassemble ses affaires et quitte le jingshi. Lan Zhan laisse le silence l'envelopper. Il y a une clarté nouvelle qui pulse avec la douleur de sa cicatrice.

Il ne sera pas son père.