2020 a été compliquée, je n'invente rien. Au milieu de cette année tordue, incertaine, douloureuse, j'ai découvert une série qui m'a sans doute un peu trop touchée. Trop parce que si je l'avais visionnée en temps normal, je ne suis pas certaine qu'elle m'aurait tant émue. Mais c'est un fait : Boxer et Zoé m'ont touchée, heurtée de plein fouet, et j'ai très rapidement ressenti le besoin d'écrire les retrouvailles de ces personnages, d'autant que je savais qu'aucune suite ne serait donnée à la série.
J'espère que vous ne serez pas déçus de ne pas lire quelque chose qui concerne Harry et Draco, et si vous n'avez pas vu White Lines, je ne peux que vous inviter à lire cette histoire seule, en imaginant juste la chose suivante : après des années passées à s'oublier dans la recherche de son frère disparu, une jeune femme fini par découvrir la vérité, au contact d'un homme qui la sort d'un mariage construit sur des sables mouvants. Si elle veut se construire, enfin délivrée d'un frère qui tenait plus de la légende que du héros qu'elle imaginait, il lui faut traverser l'Europe et faire face à l'homme qui l'effraie autant qu'il la fascine... Et l'excite.
Bonne lecture !
C'est un village perché en haut d'une colline douce bordée d'oliviers, de fleuves asséchés pendant l'été et champs grillés par le soleil. Ici et là, on aperçoit quelques fermes dépourvues de champs, ces demeures secondaires peu chères dans lesquelles les familles qui peuvent se le permettre viennent se ressourcer, durant le weekend, ils s'abritent du soleil écrasant, oublient la semaine. La poussière, la chaleur et les piscines dans lesquelles le reflet du soleil est aveuglants sont les meilleurs alliés de nombreuses familles.
La voiture de location cahote sur les routes irrégulières depuis près d'une demi-heure. Ici, le GPS est au mieux peu précis, au pire inutile. Bien souvent, c'est le pire qui remporte la partie. Il faut connaître chaque chemin, les avoir pratiqués depuis l'enfance ou de nombreuses années pour parvenir à se retrouver au milieu de cette immensité sans fin.
Le paysage ne manque pas de charme, dans un genre désertique, chaotique, presque. Il y'a moins de 3000 kilomètres entre Manchester et cette province peu connue du cœur de l'Espagne, mais la jeune femme a le sentiment d'être sur un continent différent, dans un autre monde. Dehors, tout est silencieux, d'un calme plat.
Zoé remonte les lunettes de soleil sur son nez. Le 4x4 blanc qu'elle a loué à la sortie de l'aéroport n'est plus blanc que dans ses souvenirs et sur les papiers d'immatriculation du véhicule, mais son côté tout terrain absorbe en partie les chocs du trajet. Elle débouchonne la bouteille d'eau déjà chaude qui repose sur le siège passager, et avale plusieurs gorgées. Sa gorge est brûlante, sèche, alors que sur son front et son décolleté, la transpiration coule à flot, lui semble-t-il. Elle qui pensait avoir eu chaud, à Ibiza, découvre une chaleur tout à fait différente. Sèche, brûlante, balayée par le vent qui ne représente aucun soulagement quand il soulève ses cheveux par les fenêtres ouvertes.
Elle est arrivée en avion à Séville la veille au soir. Après une nuit de sommeil qui n'a pas été réparatrice, elle a pris la route au petit matin, consciente que la fraîcheur toute relative ne l'accompagnerait pas jusqu'à la fin de son trajet. Un pneu crevé lui a fait perdre presque deux heures, une pause déjeuner dans un petit restaurant climatisé deux heures de plus, et les routes en mauvais état, impropres à une vitesse trop élevée, ont aussi contribué à ralentir son chemin.
Parfois, son cœur loupe un battement. Elle ne réalise pas qu'elle est là, de nouveau en Espagne, dans un véhicule qui n'est pas le sien, dans un lieu qu'elle ne connait pas, pour une issue des plus incertaines. Mais ses doigts se resserrent sur le volant, qu'elle ne lâche que pour boire un peu, repousser ses cheveux que la chaleur a collé sur sa nuque, ou pour remonter ses lunettes de soleil sur son nez. Sur son téléphone, posé à l'ombre sur le tableau de bord, une adresse, approximative, a été saisie. Elle n'a pas beaucoup d'informations, mais elle a mis plusieurs semaines à les réunir, alors il faudra s'en contenter, sans certitude qu'elles mènent à l'objet de sa convoitise.
Les mots de son ex-mari, la veille, lui reviennent en mémoire, plein d'un fiel qui continue à la blesser encore. Elle ferme les yeux un instant, resserre ses doigts sur le volant, et marmonne un « merde » qui ne va pas beaucoup plus loin que ses lèvres.
Maladroitement, elle tente de mettre la radio, mais le son est d'une qualité atroce, sans parler de l'espagnol qu'elle comprend un peu mieux sans pour autant être à l'aise pour l'écouter parler par des natifs, alors elle finit par éteindre la radio. Autour d'elle, il n'y a plus la moindre ferme. Les deux villages les plus proches sont loin, maintenant, et les prochains sont à au moins une heure de route. Quelques arbres étonnamment verts, qu'elle ne reconnait pas, attirent son regard, et derrière la ligne d'horizon, elle aperçoit enfin le toit marron d'une maison couverte par une chaux d'un blanc éclatant.
Un sourire illumine son visage. C'est sans doute la bonne maison, celle qu'elle recherche, même le GPS semble le confirmer. Malgré son impression de proximité avec la maison, il lui faut de longues minutes pour s'en approcher. Aucun portail ne bloque sa progression. La façade est assez banale, sans grand intérêt, bien que récemment rénovée, de toute évidence. Zoé ralentit elle ne s'est même pas aperçu qu'elle avait accéléré en voyant la maison apparaître au loin. Son cœur ne fait pas que louper un battement, maintenant. Il caracole, semble prêt à sortir de sa cage thoracique.
Elle se gare devant le bâtiment, à côté d'une autre voiture qu'elle connait bien. Elle a récupéré sa portière avant, arrachée quelques mois plus tôt. Sa peinture blanche n'est guère plus blanche que dans l'appellation, mais cela émeut étrangement la jeune femme que de la voir là, garée, bien réelle. Les images la frappent de plein fouet, des souvenirs qui ont guidé ces dernières semaines, qui lui ont donné la force de se lancer dans une nouvelle quête, avec cette fois l'espoir d'en ressortir heureuse. Au moins un peu moins malheureuse qu'avant.
Zoé coupe le contact. Elle passe une main dans ses cheveux, qu'elle repousse en arrière. Elle a oublié de prendre un élastique avant de partir, et s'est maudite pendant deux bonnes heures avant de se résigner. Un coup d'œil dans le rétroviseur confirme ce qu'elle sait déjà : elle a maigri, ces six derniers mois. Ses joues, plus creusées qu'elles ne l'ont été depuis bien longtemps, la trahissent immédiatement, mais son regard est vif, décidé. Zoé n'a plus rien de la jeune femme pleine de doute, angoissée et prisonnière de ses démons.
Elle est forte comme jamais, assez pour traverser l'Europe à la recherche de l'homme qui a cru en elle.
Deux jours plus tôt.
Zoé pousse un cri de douleur et porte son doigt à sa bouche l'eau du robinet est beaucoup trop chaude, elle tourne le robinet, verse du liquide vaisselle sur son éponge et frotte l'assiette sale. Faire la vaisselle la détend, lui permet, pendant un instant, de ne plus penser à rien. Depuis dix jours, l'ensemble de ses pensées vers un seul homme, c'est pratiquement son seul sujet de conversation. Cela la suit la nuit, le jour, la réveille dans son sommeil, habite ses rêves, et même lorsqu'elle échange avec Kika par téléphone, le sujet finit presque irrémédiablement par revenir sur le tapis.
Au début, c'était surtout son amie qui abordait le sujet, essayait de comprendre, lui parlait de son père qui se languit de son chef de la sécurité, de son frère qui en a recruté un autre que la jeune femme trouve mauvais et désagréable. Beaucoup moins charismatique, aussi, ne manquait-elle pas d'ajouter avec un rire qui a fini par détendre Zoé. De toutes ces rencontres qu'elle a faites, et qui ont changé sa vie, Kika est la seule en qui elle ait confiance, et avec qui elle ait gardé contact surtout.
Le retour de Zoé en Angleterre a été un déchirement, mais un déchirement indispensable. Il lui fallait régler son divorce, inévitable, se faire à l'idée de perdre la garde de sa fille, aussi. Echec annoncé. Cela reste un sujet qu'elle tente de garder de côté, qu'elle évite. Ce n'est pas sa décision la plus courageuse, mais les quelques signatures qu'elle a du consentir ont été les plus difficiles de sa vie. Il lui a ensuite fallu quitter l'appartement conjugal, faire ses cartons, et partir définitivement. Etrangement, quitter son mari s'est apparenté à un soulagement. Il lui a seulement fallu boire une bouteille de champagne, seule dans l'ancien appartement de son père, pour le réaliser. Cela n'a pas rendu la suite plus facile pour elle, car cela ajoutait le deuil de son ancienne vie à la longue liste des problèmes à régler.
Alors elle s'est appuyée sur la seule personne dont le soutien lui est resté important, en qui elle a encore confiance. Kika l'a écoutée, rassurée, comprise, quand elle était encore à Ibiza, puis après son départ. David a bien essayé de l'appeler, une ou deux fois, depuis son départ, mais les discussions se sont limitées à quelques échanges basiques. Zoé n'est pas prête, tout simplement, à faire confiance aux anciens amis de son frère. Pas après les révélations de Anna, en qui elle pensait avoir trouvé une alliée fiable.
Personne à Manchester n'était à même de comprendre ce qu'elle a vécu. Ses amies, les couples qu'elle fréquentait avec le père de Jen, ses collègues, tous ces gens lui ont tout à coup semblé être des étrangers avec qui elle n'avait plus rien en commun. Elle a essayé, pourtant, accepté des repas, des cafés, des balades, mais en est ressortie à chaque fois avec la sensation de ne plus tout à fait appartenir au même monde.
La jeune femme coupe le robinet d'eau, égoutte l'éponge et la repose. Elle s'essuie les mains, juste au moment où la sonnette retentit dans l'appartement. Elle fronce les sourcils. Elle n'attend aucune visite.
Derrière la porte, son ex-mari a le même regard hostile qu'il a eu pendant ces derniers mois. Zoé ne reconnait plus en lui l'homme bienveillant et soutenant qu'elle pensait connaître. Le mépris semble être la seule émotion dont il se montre capable, ces derniers temps.
Zoé s'efface pour le laisser entrer. Elle n'a pas encore le réflexe de lui dire non, de lui refuser le passage, alors que sa seule présence ici la révulse. Il entre sans un mot, un sac à la main, et s'arrête net en voyant le sac de voyage sur la table, les vêtements qu'elle a réunis mais pas encore mis dedans, sa trousse de toilette, le chargeur de son ordinateur. Il se tourne vers elle.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Rien qui te concerne, répond-elle, mal à l'aise.
— Ca me concerne, Jenny doit passer le weekend prochain ici.
— On va annuler, je suis désolée.
— Tu ne peux pas me dire qu'on va annuler, que tu es désolée, alors que je découvre que tu t'absentes par hasard.
— J'aurais pu te le dire par téléphone ce soir ou demain si tu ne t'étais pas pointé sans prévenir à une heure totalement indue ! s'exclame-t-elle.
— Bien sûr, tout à coup ça devient ma faute. Tu n'as vraiment honte de rien, Zoé.
Elle secoue la tête, abasourdie. C'est tout l'effet qu'il lui fait, ces derniers temps. Elle ne le supporte plus. Sa condescendance, son mépris, cette manie insupportable qu'il a de penser qu'elle est incapable de se débrouiller sans lui. Cela a peut-être été le cas, pendant longtemps, mais c'est une certitude qu'il a consciencieusement nourrie, alimentée, et qu'il ne s'est jamais gêné de lui rappeler. En cela aussi, Kika l'a aidée, Ibiza l'a sauvée. Aurait-elle pu réaliser cela si elle était gentiment rentrée à Manchester comme l'attendait sa famille ? Certainement pas.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Il restait des affaires à toi, je tenais à te les rapporter.
— Merci. Tu peux poser le sac là, dit-elle en désignant le sol aux pieds de cet homme qu'elle ne reconnait plus.
— Tu pourrais au moins me dire où tu vas.
— Je ne te dois rien, enfin. Tu as voulu divorcer, tu as perdu le droit de me demander des explications.
— Jenny…
— N'utilise pas notre fille comme une excuse. Si elle veut savoir, elle me posera la question, et je lui répondrai. Si ce n'est pas le cas, et je pense sincèrement que cette dernière option se vérifiera, alors tant pis.
Il la regarde de haut en bas. Ses joues creuses, son corps élancé par la course à pieds, dans laquelle elle s'est donnée à corps perdu depuis son retour d'Ibiza, ses longues jambes mises en valeur par un jean clair et moulant, ses pieds nus sur le parquet froid. Elle reconnait son regard, qui se remplit d'un désir qui l'écœure, et de quelque chose d'autre qu'elle ne parvient pas à identifier.
— Tu vas le retrouver… dit-il lentement.
Zoé déglutit douloureusement, sans répondre. Cela suffit à confirmer la théorie du père de sa fille.
— J'en reviens pas. J'en reviens pas que tu coures après ce type. Honnêtement, Zoé, qu'est-ce que tu trouves à cette brute ?
— Ne t'en mêles pas. Ne te mêles plus ni de ça, ni de ma vie, ni de rien qui me concerne, jamais.
— On a une fille, Zoé. Et crois-moi, si tu persistes avec ce type, je me débrouillerai pour que tu ne vois plus jamais Jenny. Tu m'as compris ?
— Tu dérailles totalement. Il n'a rien fait qui justifie que tu réagisses comme ça.
— À part me voler ma femme ?
— Mais il n'a rien volé. C'est moi qui ait eu envie de lui, c'est moi qui ait cédé à ses avances, c'est moi qui y suis retournée, et qui ait continué à le voir, plusieurs fois. Et mon seul regret le concernant, c'est de l'avoir laissé partir sans le retenir, de ne pas lui avoir fait confiance alors qu'il le méritait bien plus que toi.
— Comment tu oses dire ça ? C'est un vulgaire videur…
— Et alors ? C'est le seul qui ait cru en moi, qui ne m'a jamais prise pour une imbécile trop fragile pour prendre des décisions. C'est le seul qui n'a jamais utilisé mes… Problèmes contre moi. Est-ce que tu peux en dire autant ?
— Je rêve ! Je suis celui qui était là quand tu étais au fond du trou.
— Lui aussi a été là. Tu n'as aucune idée de ce que j'ai vécu pendant cette période à Ibiza, de ce à quoi j'ai du faire face. Tu n'as aucune idée de…
— Je m'en moque. Tu as foutu notre famille en l'air. Est-ce que tu as la moindre idée de ce que ressent Jenny ?
— Comme si ça t'intéressait. Tu ne vois que l'opportunité de me blesser, de te venger parce que pendant un instant, j'ai réalisé que tu n'étais pas le seul homme sur terre capable de me voir.
— Je suis en colère, Zoé, parce que tu m'as pris pour un imbécile, que tu t'es laissée sauter par le premier type venu, et que tu n'as rien fait pour rattraper les choses.
— Rattraper quoi ? Notre mariage ? Il n'y avait rien à rattraper, de quoi parles-tu ? Tu n'espérais quand même pas que j'allais supplier ton pardon ?
Il reste silencieux.
— Incroyable… soupire-t-elle en passant une main dans ses cheveux. Tu es incroyable. Je ne t'aime plus. Il n'y a rien à rattraper. Je suis désolée de t'avoir blessé, sincèrement, je le suis. Je n'aurais jamais imaginé que ces semaines passées à Ibiza changeraient à ce point nos vies, mais je n'ai aucun regret. C'est ce dont j'avais besoin.
— Comment peux-tu dire ça ? Tout allait bien, ici. Nous avons acheté une maison, nous…
— Je sais, mais ça ne suffit pas. Je ne suis pas heureuse avec toi. Tu me rassures, tu m'entoures, tu préviens la moindre émotion, mais la vérité c'est que tu me fais vivre dans un univers totalement aseptisé. Papa était comme ça, aussi, et regarde le bien que ça m'a fait. Je refuse d'être cette personne à nouveau. Je refuse de retourner à cette vie. Ce n'est pas moi. Ce n'est plus moi.
— Tu finiras par le regretter, Zoé. Tu t'apercevras bientôt que ce type ne vaut rien, qu'il n'est jamais plus qu'une… brute, vulgaire et sans intérêt, avec qui tu vas tourner en rond en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Et puis ce n'est pas un nom, ça, Boxer !
— Sors, s'il te plait. Va-t'en. Juste… Va. Je ne veux plus te voir.
Il hoche la tête, déglutit, visiblement douloureusement, puis recule jusqu'à la porte, et après un dernier regard sur Zoé, il fait demi-tour et disparait.
Zoé reste immobile un long moment, avant de refermer la porte derrière lui. Elle ne claque pas, mais dans l'esprit de la jeune femme, c'est tout comme. Elle ne pleure pas, mais les larmes coulent le long de ses joues. C'est un moment douloureux, qui lui rappelle tout ce à quoi elle a tourné le dos. Zoé essaie de se convaincre, elle avance, chaque jour, et se découvre la force de ne pas s'arrêter pour regarder en arrière, mais ça n'en est pas moins difficile.
Sa vie d'avant était confortable, rassurant, comme un édredon chaud dans lequel on s'enroule pendant les longues soirées d'hiver. Mais Zoé a repoussé la couette, elle a gouté aux odeurs rances des danseurs de boîte de nuit, à l'appartement au-dessus de la boîte de nuit, aux lumières de celles-ci qui, en silence, ont rythmé leurs nuits. Elle a goûté à l'adrénaline, à la conduite trop rapide, aux battements désordonnés du cœur face à la justice, à la peur, celle qu'on a quand c'est la vie qui est en danger, pour de vrai, indépendamment de toute forme d'anxiété généralisée comme elle a pu connaître, et même si son cœur a fait son choix bien avant sa tête, ça n'en est pas moins effrayant.
C'est comme sauter du haut d'une falaise dans l'eau la plus pure, la plus claire, la plus bleue et chaude que peut offrir la méditerranée : on sait que l'atterrissage sera un bonheur, mais la chute elle-même tord les intestins, retourne le ventre, enfonce l'estomac jusqu'à la gorge. Elle a toujours peur, mais sa détermination est plus forte que le reste.
Elle jette un coup d'œil sur son ses affaires, préparées pendant la journée, et la colère qui l'étreignait quelques instants plus tôt s'évanouit peu à peu. Elle sourit, et murmure « j'arrive, Boxer ».
De retour en Espagne.
Sous ses chaussures, les gravillons crissent. C'est un bruit doux à ses oreilles, qui prend fin lorsque Zoé pose le pied sur le pas de la porte, en carrelage ocre. La jeune femme déglutit, nerveuse mais pressée de voir l'homme qu'elle est venue retrouver face à elle. Elle frappe à la porte, d'abord avec hésitation, puis avec plus de conviction. Le silence qui suit semble interminable, assourdissant. Seul son cœur perturbe le calme ambiant, jusqu'à ce qu'une voix étouffée par le battant de bois ne crie « Entrez ». Il n'y a pas de doute : c'est bien sa voix. Elle pousse la porte, qui grince légèrement, et entre dans la maison. La fraîcheur des lieux est étonnante mais c'est une vraie libération. Elle ferme les yeux un instant, grave cet instant dans sa mémoire, puis referme la porte derrière elle.
D'abord, l'intérieur lui paraît sombre. Les persiennes ont été baissées, plongeant la pièce dans une semi-pénombre à laquelle ses yeux mettent un petit peu de temps à s'accoutumer. Zoé distingue un canapé, dans un coin, face à une télé qui a vécu sa jeunesse au moins une décennie plus tôt, et de l'autre côté de la pièce, une table de salle à manger qui a probablement l'âge de la maison. Tout ici semble ancien, mais très bien entretenu. Il flotte une odeur de cire d'abeille, mais aussi de citronnelle, et celle, plus humaine, plus animale, qu'elle a parfois portée sur elle, il y'a de cela ce qui lui semble être une éternité.
Elle s'avance dans ce qui semble être la cuisine, une pièce plus lumineuse, qui donne sur une terrasse qui n'est qu'à moitié ombragée. La partie ensoleillée de la terrasse comporte une petite piscine dont l'eau réfléchit le soleil et est aveuglante, même à cette distance. Quelques petits détails dans cette maison lui rappellent l'appartement de Boxer, à Ibiza, juste au-dessus de la boite de nuit. L'odeur, bien sûr, mais aussi un tee-shirt, abandonné sur le dossier d'une chaise, une tasse de café qui n'a pas été terminée, une marque d'huile d'olive.
Pourtant, elle ne parvient pas à sourire. Elle est trop nerveuse. Et s'il la rejetait ? Et s'il la renvoyait dans ses pénates ? Elle se reprend. Elle n'a pas fait toute cette route pour se décourager. Avant, elle aurait fait demi-tour, probablement. Elle aurait simplement ravalé sa fierté, ses rêves, ses espoirs, et aurait piétiné tout espoir. Plus maintenant. Pas alors qu'elle a parcouru tant de kilomètres ne serait-ce que pour voir son visage.
Alors elle se laisse guider par le bruit qu'elle entend sans être capable de déterminer de quoi il s'agit, à l'extérieur. Elle pousse la porte du patio, qui n'était pas fermée, et s'avance dans la chaleur étouffante. Le lieu est plus grand qu'elle ne l'avait imaginé, aménagé avec goût. On est loin de l'opulence de l'ancien logement du videur. Plus loin, derrière un demi-mur sur lequel reposent des plantes dont les branches s'écroulent sous le poids des fleurs, la piscine. C'est plus un couloir de nage qu'une piscine familiale, mais Zoé donnerait tout pour pouvoir s'immerger dans cette eau forcément bien plus fraîche que la température extérieure.
Enfin, elle l'aperçoit, dans ce qui était un angle mort de la cuisine. Il porte un jean un peu déchiré, usé, sur lequel il a déjà dû s'essuyer les mains une ou deux fois. Penché, il est concentré sur ce qui semble être le moteur du système de filtration de la piscine. Ses cheveux ont poussé, juste un petit peu, et de là où elle se trouve, elle devine sa barbe. Son dos est protégé par un t-shirt gris, couleur bien plus claire que tout ce qu'elle a pu le voir porter jusqu'à présent. Aucun collier, aucune bague, aucun bracelet. Juste ces deux vêtements, ses tatouages et sa chevelure de nuit.
La jeune femme reste immobile ainsi un court instant, avant qu'il ne se redresse, s'essuie les mains sur un torchon qui a connu des jours meilleurs, et se tourne vers elle.
— Je ne t'attendais pas à… dit-il avant de s'interrompre soudainement.
Dans son regard, il n'y a rien que la plus pure des surprises.
— Miss Harpoon, dit-il simplement.
Soudain, Zoé regrette. De ne pas avoir mis une plus jolie tenue, de ne pas être mieux coiffée, de ne pas avoir préparé un discours intelligent et percutant, de ne pas savoir exactement ce qu'elle vient chercher. Lui, évidemment, mais quoi d'autre ? Une nuit ? Des explications ? Une seconde chance ? Un shoot de confiance en elle. Elle n'en a pas la moindre idée, et sent ses joues rougir. Il fait trop chaud pour que cela se voit, de toute façon.
— Je ne m'attendais pas à te voir ici, poursuit Boxer en s'approchant d'elle.
— J'ai essayé de te prévenir, mais tu as changé de numéro.
— Si tu as pu me retrouver, tu aurais pu avoir mon numéro, remarque-t-il avec ce timbre moqueur qui lui donne le sentiment d'être au bon endroit, avec la bonne personne.
— Je ne sais pas si j'aurais eu le courage de venir, reconnait Zoé.
Elle a le sentiment d'être une petite fille prise en faute, et cela l'agace. Elle serre les poings. Boxer a ce don de parvenir à exacerber ses émotions. Les bonnes, les mauvaises, celles qui sont inavouables et celles qu'elle ne soupçonne pas. Il l'en libère. Zoé ferme les yeux un court instant. Derrière ses paupières, elle voit des lueurs blanches, et ses tempes lui font un mail de chien. La chaleur lui devient difficile à supporter, réalise-t-elle quand une main se pose sous son coude, avec douceur. Boxer la pousse doucement vers la maison.
— Viens, il fait chaud ici, et je pense qu'il t'a fallu du temps pour me trouver.
Elle hoche la tête, et se laisse guider à l'intérieur. La fraîcheur de la maison s'abat sur elle avec force, et ne fait que renforcer le mal de tête qui lui bat les tempes. Boxer l'aide à s'installer sur une chaise, et dépose, devine-t-elle malgré ses paupières fermées derrière ses mains qu'elle a ramenées sur son visage, un verre d'eau sur la table. Deux mains se posent sur ses cuisses, l'amenant à ouvrir les yeux et à retirer les mains de son visage.
Face à elle, Boxer s'est accroupi, et l'observe de ses grands yeux noirs. Son visage n'a pas changé. Peut-être a-t-il un peu maigri, lui aussi, prit un peu le soleil, mais c'est toujours le même homme, le même regard pénétrant. Le tatouage, en forme de croix, situé sur sa gorge, semble plus foncé que dans son souvenir.
— Bonjour, Zoé, dit-il doucement.
— Bonjour Boxer, répond-elle.
Il prend le verre d'eau, et le lui tend. Elle avale docilement plusieurs gorgées, avant de le reposer sur la table.
— Tu me prends un petit peu au dépourvu, dit-il.
Il n'y a aucun reproche dans sa voix, juste un constat. Elle hoche la tête, et soudain, elle réalise l'égoïsme de son épopée. Elle est partie sans dire à personne — ou presque, Kika étant l'unique exception, et peut-être Oriol et leur père s'ils y réfléchissent — sans vérifier que Boxer était en mesure de l'accueillir. Sans s'assurer qu'il en avait envie. Elle s'est imposée, alors qu'elle ne sait rien de ce qu'il a fait ces derniers mois. Il est parti, n'a jamais donné de nouvelles, à part à Kika et son père, cela aurait du suffire à lui faire comprendre qu'il ne voulait pas de ses nouvelles. Elle a honte, elle voudrait repartir, monter dans l'avion et retrouver son appartement à Manchester… sauf que c'est un mensonge. Elle voudrait continuer à l'observer comme cela pendant encore des heures.
— Mais je pense qu'il faut que tu te reposes. C'est un taxi qui t'a déposée ?
— Non. J'ai loué une voiture.
— Donne-moi les clés, je vais chercher tes affaires.
Elle sort les clés de son sac, et les lui tend. Elle l'entend sortir, puis le claquement des portières de la voiture, une première fois, puis une seconde, et enfin ses pas à l'intérieur, sur la tommette fraîche, la porte qu'il referme, ses sacs qu'il pose dans le salon. Puis il revient dans la cuisine, et s'appuie contre le chambranle de la porte. Il y'a un léger sourire sur son visage, à peine perceptible, comme s'il le retenait, et un petit fond de mélancolie, aussi, une forme de tristesse qui voile ses yeux sombres.
— Tu devrais peut-être faire une sieste, non ?
— Tu vas partir pendant que je dors ? demande-t-elle, et elle déteste le ton enfantin de sa voix, la supplication cachée derrière cette question naïve.
— Non, Zoé, c'est chez moi, je ne vais pas partir. Viens, je vais te montrer la chambre.
— Le canapé suffira…
— J'ai du travail à faire dans le salon, et je vais prendre une douche. Tu ne t'endormiras pas si tu restes dans le salon.
Elle a envie de rétorquer que ça n'est pas grave, qu'elle s'en moque, qu'elle veut l'observer. Mais il a raison : elle est épuisée, et la chaleur n'aide pas. Alors elle hoche la tête, et se relève. Il s'efface pour la laisser passer, et ses doigts se posent à peine sur son épaule, pourtant ce contact la perturbe. Sa chambre est une grande pièce peinte entièrement en blanc. Les draps aussi sont blancs, de même que le bois du lit, dont la peinture commence à s'écailler. Le lit n'a pas été fait, mais Zoé s'en moque.
Boxer n'est qu'à quelques centimètres derrière elle. Ils restent ainsi, tous les deux, en silence, à observer cette chambre, puis Boxer reprend la parole.
— Je vais aller chercher tes sacs, tu veux peut-être te changer.
— Ne t'en fais pas. Ce n'est pas nécessaire, dit-elle en se tournant vers lui.
Elle avait oublié comme il était grand, et imposant. Imposant, surtout, large, rassurant. C'est exactement son sentiment : elle est rassurée, rassérénée, depuis qu'elle l'a vu. Il se penche, et dépose un baiser contre son front. Cela dure quelques instants, des secondes trop courtes au goût de Zoé, puis il fait demi-tour sans un mot et referme la porte derrière lui, mais pas complètement.
Seule dans la chambre, elle observe le moindre détail, avec un peu d'hésitation malgré tout. Ce n'est pas chez elle. C'est le nouveau nid d'un homme qui a fait le choix de partir, de disparaître en ne laissant que peu de traces derrière lui. Elle retire son tee-shirt, son short, ses chaussures, et se glisse lentement sous les draps de Boxer. Son odeur est partout, elle prend la jeune femme à la gorge, mais c'est l'émotion qui lui semble étouffante. Elle déglutit, ferme les yeux, compte jusqu'à trois, lentement, puis réouvre les yeux, légèrement plus calme. Elle s'allonge entre les oreillers, en serre un dans ses bras, se noie dans cette odeur familière qu'elle a eu peur de ne plus jamais sentir, et s'endort. Elle n'avait pas réalisé combien elle était épuisée.
Elle se réveille paisiblement, loin des sursauts qui ont interrompu son sommeil ces derniers mois. Il faut un instant à son esprit embrumé par le sommeil pour réaliser où elle se trouve. Par la fenêtre, elle distingue encore un peu de la lumière du jour, qui disparait peu à peu à l'horizon. À cette saison, en Espagne, le soleil se couche si tard que la nuit semble trop courte pour cette anglaise. Zoé remet son short, son haut, et sort de la chambre pieds nus. Il lui faut un petit instant pour se repérer dans cette maison qu'elle ne connait pas, mais une fois encore, c'est le bruit qui la guide.
Dans son salon, Boxer est occupé à lire. La musique, de la techno comparable à celle que diffusait la boîte de nuit à Ibiza, détonne avec ses lunettes et sa concentration. Il n'a pas mis le son très fort, si bien que depuis la chambre, la jeune femme ne risquait pas d'être réveillée. Il lui faut un peu de temps pour remarquer sa présence. Il lève les yeux vers elle, et retire ses lunettes.
— Tu as bien dormi ?
— Oui, je ne me pensais pas si fatiguée…
— C'est la chaleur.
— Je n'imaginais pas qu'elle puisse être si différente de ce que j'ai connu à Ibiza.
— Ibiza est un autre monde, répond-il simplement en lui faisant signe de venir s'assoir.
Zoé s'assied à l'autre bout du canapé, hésitante. Chaque nerf de son corps la pousse à venir au plus près de lui, à l'embrasser, à laisser leurs corps faire ce qu'ils savent faire de mieux. Elle brûle de le retrouver, mais plus encore, elle veut l'écouter parler. Le calme de sa voix lui a manqué, et même sa colère lui a manqué. Elle est déstabilisée par ses réactions depuis son arrivée cela ressemble au calme avant la tempête.
— Tu as faim ?
Elle secoue la tête.
— Non, merci.
Il ne dit rien, continue à la regarder. Son bras se tend pour déposer le livre sur la table basse, puis il s'accoude au dossier du canapé, et continue à l'observer.
— Je suis désolée, dit-elle.
— Pour quoi ?
— J'aurais dû te prévenir.
Il hausse les épaules.
— Et si je t'avais dit de ne pas venir, qu'aurais-tu fait ?
— Tu m'aurais dit ça ?
— Je n'en sais rien, avoue-t-il. Je ne m'attendais pas à ce que tu débarques, un jour, ici.
— Je ne m'attendais pas à rencontrer quelqu'un comme toi, non plus.
Cette fois, il sourit.
— Un vulgaire videur, tu veux dire ?
— C'est vrai que tu es vulgaire parfois… sourit Zoé.
Boxer secoue la tête, visiblement amusé. Ils sont mal à l'aise, l'un et l'autre, et Zoé n'a aucune idée de l'état d'esprit de cet homme qu'elle est venue retrouver. À quoi s'attendait-elle, en débarquant à l'improviste ? Une nuit de sexe torride ?
— J'avais peur de ne jamais te retrouver, avoue-t-elle. Ou que tu me claques la porte au nez. Ou que tu me mettes dehors après avoir dit toutes les horreurs que tu as le droit de penser de moi.
— Des horreurs ?
— Je n'ai pas été… Tendre, avec toi.
— Ni moi avec toi.
— Tu m'as soutenue.
— Je n'ai jamais été… Non, c'est faux. J'ai été en colère après toi. Blessé. Tu m'as foncé dessus avec une voiture, Zoé. Tu m'as attaché, arrosé avec un jet haute pression pour me faire avouer quelque chose que…
— Boxer…
— J'aurais pu tuer ton frère, tu sais ? Tu le sais, bien sûr. J'ai déjà fait pire, tu le sais aussi. Mais je pensais que tu me faisais confiance. Je pensais que ma parole avait du sens.
Zoé inspire profondément. Ses mains tremblent un peu, alors que ces moments tragiques, dont elle a honte comme d'aucun autre, lui reviennent en mémoire. Elle se souvient de la colère, de la furie qui s'est emparée d'elle après le procès, après les mots de Boxer qui remettait en cause sa santé mentale.
— Quand tu m'as renversé en voiture, poursuit Boxer, je laissais un messageà Andreu pour lui dire que je ne voulais plus travailler pour lui. Que ça n'était plus ma vie.
— Je suis tellement désolée…
— Je ne suis pas sûr que tu sois désolée. Pas entièrement. Et uniquement parce que tu as eu tort.
— J'ai compris, ensuite.
— Tu as pu savoir qui est responsable de la mort de ton frère ?
Zoé hoche la tête, incapable de dire un mot de plus. Evoquer Anna, la déception qu'elle a ressenti lorsqu'elle a compris qu'elle était coupable, la honte, la culpabilité en se remémorant ce qu'elle a fait subir à Boxer… Cela reste douloureux, éreintant pour elle. Elle en a longuement parlé avec Kika, bien sûr, mais le sujet reste sensible avec elle : son amie ne lui a jamais caché sa déception quant au comportement qu'elle a eu avec Boxer le jour où elle l'a attaché pour l'interroger.
Elle déglutit, et retient ses larmes tant bien que mal. Une main, large et chaude, se pose sur son genou. Elle lève les yeux. Boxer s'est rapproché d'elle, les sourcils froncés.
— Tu n'es pas obligée de me dire, murmure-t-il.
— C'était Anna, parvient-elle a articuler.
Boxer ne pose pas de question supplémentaire. Il n'y a rien à dire de plus, pas pour le moment, de toute façon. Plus que des mots, il fait le choix des gestes. Il s'approche encore un peu de Zoé, passe un bras derrière son dos, pas suffisamment pour qu'ils soient vraiment proches, mais ce geste ressemble à une invitation à laquelle Zoé répond favorablement. Elle pose son front contre l'épaule de l'homme pour qui elle vient de traverser l'Europe, et se laisse aller à cette étreinte qu'il ressert autour d'elle. Ses larmes coulent sans même qu'elle ne s'en aperçoive. Seuls les sanglots lui permettent de réaliser dans quel état elle se trouve. Il la berce longuement contre lui, ses lèvres contre ses cheveux. Parfois, il embrasse le sommet de son crâne, mais reste silencieux, à l'exception de quelques « ça va aller », qu'il chuchote si bas que Zoé n'est pas certaine de vraiment les entendre.
Elle pleure la mort de son frère, ce jeune homme qu'elle a idéalisé pendant toutes ces années, avant de comprendre, au moment où elle obtenait enfin la vérité sur son décès, qu'il n'avait rien du jeune homme un peu provocateur mais au grand cœur qu'elle avait gardé en mémoire. C'était aussi un homme peu équilibré, accro aux sensations fortes, qui ne tenait pas suffisamment à la vie pour faire attention à lui-même, qui ne tenait pas suffisamment à ses amis pour prendre des décisions qui leur conviennent. Il était égocentrique, un génie sans aucun doute, mais surtout un mégalomane qui n'appréciait rien plus que d'être au cœur de l'attention, qui n'hésitait pas à manipuler et à utiliser y compris les personnes dont il était proche.
C'est un double deuil que vit Zoé. Il n'est plus le corps momifié que l'on a retrouvé par hasard à Almeria, il est le jeune homme qui a brûlé une fortune pour laquelle lui-même et ses amis se sont saignés, un empire naissant qu'il a vendu à leur ennemi absolu d'alors, l'insupportable Oriol. Il est le jeune homme qu'on a tenté de noyer au lieu de le sauver alors qu'il était drogué jusqu'aux cheveux, sur qui on a roulé, dans qui on a enfoncé un tournevis pour s'assurer qu'il soit bel et bien mort. Il est celui que deux de ses amis les plus proches ont tué, l'une tout à fait volontairement, l'autre en la laissant faire au nom d'un amour adolescent qui avait tout de l'obsession.
Victime et tortionnaire, Axel était tout cela, y compris pour Zoé, que sa disparition a plongé dans une dépression marquée par une envie si forte de mourir qu'elle l'a poussée dans les bras d'un homme qui avait tout pour la rassurer car il n'y avait aucune chance qu'il ne disparaisse. Mike est beaucoup trop sage et conventionnel pour cela, beaucoup trop à l'aise dans ses habitudes, dans les apparences, dans son besoin de se sentir utile, de sentir qu'il était pendant toutes ces années le roc qui faisait tenir son épouse. Il prenait grand soin de rappeler au monde combien il était important pour elle, combien il avait été d'une aide précieuse, parce que c'était ce qu'il était : le poteau auquel elle était amarrée.
À l'inverse, Boxer a été le vent dans ses voiles.
Il resserre légèrement son étreinte autour de Zoé, et dépose de nouveau ses lèvres contre ses cheveux. Son corps semble brûlant contre le sien, mais il est surtout rassurant, et il redonne à Zoé un peu de force, un peu de courage. Elle s'est trouvé des réserves de ces deux denrées rares qu'elle ne soupçonnait pas, mais puiser dans celles que Boxer veut bien lui donner ne se refuse pas.
— Je suis désolé, dit-il. Je n'en avais sincèrement aucune idée…
— J'imagine bien que tu me l'aurais dit, si ça avait été le cas…
— Je te l'aurais dit, oui, mais pas parce que tu m'as interrogé. Je te l'aurais dit bien avant ça.
Zoé s'écarte de Boxer. Elle frotte ses joues du dos de la main, retirant les larmes qui dont elles sont couvertes.
— Je n'ai pas les mots pour te dire à quel point je suis désolée. Tu as été la personne la plus soutenante, et…
— Et tu avais raison de te méfier. J'étais le chef de la sécurité des Calafat, j'aurais trouvé étrange cette situation, moi aussi.
— Ca n'excuse pas tout cela… Quand je pense que Anna m'a vue, qu'elle était là, et qu'elle n'a rien dit.
— Elle a tué ton frère, et vu de quoi tu étais capable. On peut lui reprocher beaucoup de choses, mais pas d'être bête.
Zoé hoche la tête. Il a raison.
— Je suis désolée, Boxer. Je n'aurais pas dû venir ici sans te prévenir.
— Tu es là, maintenant, et je suis quelqu'un de poli, je ne vais pas te mettre dehors, dit-il simplement.
La jeune femme accuse le coup. Ce n'est pas exactement le genre de réponse qu'elle attendait.
— Je dois mixer ce soir, dans une boîte de nuit près d'ici. Tu peux rester ici, ou tu peux m'accompagner, c'est comme tu veux.
— Tu mixes ? s'étonne la jeune femme.
Il hausse les épaules.
— J'ai plus d'une corde à mon arc, Miss Harpoon, réplique-t-il avec malice. Alors, est-ce que tu viens ?
— Oui, oui, bien sûr ! Est-ce que j'ai le temps de prendre une douche ?
— On part dans une heure, ça te va ?
— C'est parfait.
Boxer se lève, et fait signe à Zoé de le suivre. Là encore, la salle de bain est différente du lieu dans lequel il vivait précédemment, mais Zoé doit se faire une raison : elle n'a connu qu'une facette de cet homme, et elle est en train d'en découvrir une nouvelle. Est-elle déçue ? S'attendait-elle à ce qu'il vive de nouveau à l'intérieur même d'une boîte de nuit ? Il ne s'est pas totalement éloigné de ce monde, en tout cas, mais malgré ces changements, malgré les nuances entre l'ancien et le nouveau Boxer, Zoé est soulagée de reconnaître les intonations de sa voix, ses sourires, son regard qui pétille, la provocation aussi dont il est capable de faire preuve, son humour mordant. La gentillesse qu'il lui manifeste aussi, sa patience. Il la laisse dans la salle de bain, avec une serviette propre qu'il sort spécialement pour elle.
Les yeux fermés alors que l'eau coule sur son visage et ses cheveux, Zoé a l'impression d'être revenue dans le passé. Pourtant, le présent l'enthousiasme aussi : elle est exactement où elle souhaitait être. Il s'agit d'en profiter, le futur est une question qu'elle décide de ne pas se poser tout de suite. Elle se lave avec son savon et son shampoing, et tant pis pour ces odeurs qui n'ont rien à voir avec celles, plus sucrées, auxquelles elle est habituée.
Sitôt sortie de la salle de bain, le corps et les cheveux enroulés dans les serviettes, elle revient dans le salon.
— La salle de bain est prête pour toi.
Boxer lève les yeux vers elle, interrompu dans la préparation de son sac. Sur la table, son ordinateur portable et son casque attendent d'être rangés.
— Merci, je vais y aller, alors. Tu peux te servir à boire si tu veux boire quelque chose avant de partir, et il y'a quelques petites choses dans le frigo, si tu vas faim, dit-il simplement.
Le regard qu'il pose sur elle ne lui échappe pas.
— Ca ira… Je vais m'habiller.
Elle retourne dans la chambre, le cœur battant. Elle a la gorge asséchée par le désir brutal qui s'est emparée d'elle quand elle est arrivée dans cette pièce, nue sous sa serviette, et plus encore quand Boxer a posé son regard sur elle. Zoé secoue la tête, essaie de calmer les battements désordonnés de son cœur, les frissons qui dressent les cheveux sur sa nuque.
Elle sèche son corps, et enfile des sous-vêtements noirs, simples mais confortables. Elle retire la serviette de ses cheveux, et les frotte doucement, avant de commencer à les démêler face au grand miroir de plain-pied qui repose dans un coin de la pièce.
Les coups frappés contre la porte la font sursauter.
— Je peux entrer ? demande la voix de Boxer derrière la porte.
— Oui, oui, bien sûr, dit-elle sans réfléchir.
Il pousse la porte, et entre.
— Je suis désolé, j'ai oublié de prendre des vêtements, dit-il en souriant.
Elle hausse les épaules, et reprend le démêlage de ses cheveux. Il ne porte rien, sinon un caleçon. Zoé le voit se mouvoir dans le reflet du miroir. Plusieurs fois, leur regard se croise, et plutôt que la gêne qui s'empare dans un premier temps de la jeune femme, ce sont des sourires complices qu'ils s'adressent à chaque fois. La situation n'est pas tout à fait inédite. Ils connaissent le corps l'un de l'autre, intimement. Zoé rougit, et baisse les yeux, tandis que du coin de l'œil, elle voit Boxer sortir s'habiller, tout en noir : un jean noir, une chemise noir, un gilet satiné noir, et ses sempiternels bijoux. De son côté, ses cheveux démêlés, elle enfile une robe mi-longue jaune et des sandales, puis elle se tourne vers Boxer, qui termine tout juste de s'habiller.
— Tu es prête ? dit-il simplement.
— Oui.
— Si tu n'as ni faim, ni soif, on peut y aller, alors.
— Je te suis.
Sur la route, de retour dans cette voiture, Zoé se sent étonnement heureuse. Ses cheveux sèchent au vent, et Boxer, caché derrière ses lunettes de soleil, est concentré sur la route. Plusieurs fois, il jette un coup d'œil sur la jeune femme, sans rien dire. Elle n'a aucune idée de ce qui l'attend, de ce qu'elle va vivre ce soir, mais elle est excitée par la perspective de danser, de boire un peu, de s'oublier, puis de rentrer, tard dans la nuit ou tôt le matin, avec Boxer.
La route de campagne est longue, sinueuse. Il empreinte des raccourcis, des chemins que la jeune femme ne se souvient pas d'avoir elle-même pris, puis atterrit à des endroits dont elle se souvient très bien. La nuit qui tombe change aussi un peu la donne. Pour la première fois, il y'a de l'air frais, ce qui n'empêche pas les cheveux tout juste secs de la jeune femme de coller sur sa nuque. La sensation de l'asphalte lisse et régulier est même étrange quand la voiture roule enfin sur des routes dignes de ce nom. Boxer s'arrête à un feu rouge, et se tourne une nouvelle fois vers Zoé. Cette fois, elle lui sourit, et cela suffit. Il n'y a pas besoin de parler.
La boîte de nuit est anonyme, insoupçonnable pour ceux qui ne savent pas qu'elle se situe là ou qui ne la recherchent pas. Il y'a déjà quelques clients à l'extérieur, verre de bière dans une main et cigarette dans l'autre, qui discutent avec enthousiasme : ils sont venus pour faire la fête, passer une bonne soirée. Au bout de la rue, la ville s'arrête soudain et laisse la place à une étendue aride, presque désertique, mais la vie s'invite quoi qu'il en coûte. Les sonorités de la langue ibérique ont manqué à la jeune femme. Boxer se gare entre deux voitures, et coupe le contact, puis il sort de la voiture et, avant que Zoé n'ait eu le temps de réagir, il ouvre sa portière avec un sourire.
— Miss Harpoon, dit-il simplement.
Elle sort de la voiture, et le suit jusqu'au bâtiment. Le videur les salue, et laisse passer Zoé sans question quand Boxer lui fait signe qu'elle est avec lui. L'intérieur de la boîte de nuit n'a rien d'original, ni d'extraordinaire, comparativement à ce que Zoé a vu à Ibiza. Comme s'il avait deviné sa pensé, Boxer se tourne vers elle.
— Ca n'a rien à voir avec les fêtes d'Ibiza, mais tu vas voir, c'est très sympa quand même. Le patron de cet endroit avait une boîte de nuit à Ibiza, il a quitté l'île quand ses enfants sont nés, explique-t-il à voix haute, couvrant à peine le bruit de la musique. Ca ne l'empêche pas d'avoir un certain sens de la fête ajoute-t-il en s'avançant vers la foule.
Et c'est exactement ce que constate la jeune femme. Les fêtards dansent déjà sans se poser de question, l'alcool coule à flot, et surtout, tout le monde ici semble heureux de pouvoir se retrouver. Zoé essaie tant bien que mal de suivre Boxer, mais les danseurs, dont l'esprit est occupé à faire la fête, ne font pas attention à eux. Boxer lui tend la main, qu'elle saisit sans hésitation. Leurs doigts se lient naturellement, et leurs regards se croisent de nouveau. Ils sourient encore, comme s'ils n'étaient capables que de cela.
Boxer l'entraîne dans une arrière salle où se pressent les employés de la boîte de nuit : danseuses prêtes à enflammer la foule toute la nuit durant, barman se préparant à rejoindre ceux qui sont sur places, ingénieurs du son, et d'autres métiers dont Zoé n'a aucune idée. Tous saluent Boxer, qui leur répond en espagnol, sans lâcher la main de Zoé. Elle voit les regards se poser sur elle, sourit aux gens, et se laisse guider. Ils arrivent finalement dans une petite loge qui sent un peu le renfermé. Dans un coin, un vestiaire en métal propose plusieurs casiers, elle suppose que Boxer doit en avoir un à lui.
Il s'arrête et se tourne vers elle. Il a toujours la main de Zoé dans la sienne, leurs doigts liés, et son regard se pose précisément sur leurs mains. Il sourit.
— Je ne monte pas sur scène avant une petite demi-heure. Tu n'as toujours pas faim ?
— Je crois que si, dit Zoé, qui ne s'aperçoit qu'à ce moment qu'elle a effectivement très faim.
— Attends, je reviens.
Boxer lâche sa main, et ressort de la pièce. Il revient quelques secondes plus tard, avant même que la jeune femme n'ait eu le temps de réagir. Il l'invite à s'asseoir avec lui à la table située dans un coin de la pièce. Rien n'est très luxueux, ici, ni très récent. La table est faite de formica qui a connu des jours meilleurs, de même que les chaises. Celle sur laquelle s'installe Zoé est branlante.
— Comment t'es-tu retrouvé à mixer ici ? demande-t-elle lorsque Boxer prend la chaise près de la sienne.
Il hausse les épaules.
— Des contacts. C'est l'avantage d'avoir travaillé pendant si longtemps pour les Calafat, ils connaissent des gens un peu partout.
— Pourquoi ici, alors ? Loin de tout.
— Pas suffisamment loin pour te décourager, en tout cas.
— C'était ton but ? Que je me décourage ? demande Zoé.
— Non, Miss Harpoon, ce n'était pas mon but, parce que je pensais ne jamais te revoir.
Zoé est sur le point de s'exprimer, mais quelqu'un frappe à la porte, puis l'ouvre. Il s'agit d'une femme d'âge mur, peut-être une cinquantaine d'années, qui porte un plateau chargé de nourriture et de boissons. Elle parle à toute vitesse à Boxer, en espagnol, sans cacher sa curiosité à l'égard de Zoé. Quoi que lui réponde Boxer, elle n'en sourit que plus, et après un dernier regard pour la jeune femme, elle s'éclipse, le plateau posé sur la table.
— C'était Maria, indique Boxer. C'est l'épouse du propriétaire de la boîte de nuit. Chaque nuit, elle prépare des encas pour les membres de l'équipe, et aussi pour les fêtards habitués. Elle fait le meilleur pan con tomate de la terre, explique-t-il en poussant vers Chloé un morceau de pain rougi par la tomate et généreusement nappé d'huile d'olive.
La jeune femme ne se fait pas prier, et immédiatement ce plat typique qu'elle ne connait pas. La saveur fait aussitôt frétiller ses papilles, et elle ne peut retenir un gémissement de contentement.
— C'est délicieux ! s'exclame-t-elle.
Boxer lui tend une bière fraîche, et en ouvre une pour lui.
— Goûte le reste, c'est le paradis sur terre. Tu voulais savoir pourquoi je travaille ici : pour cette nourriture, plaisante-t-il en mordant lui aussi dans un morceau de pain sur lequel il a posé une petite tranche de jambon.
Pendant quelques instants, ils mangent en silence, concentrés sur les merveilles culinaires devant eux. Zoé goûte à tout, aime tout. Ce sont des mets simples, mais savoureux, originaux, inattendus pour son palais d'anglaise. À un moment donné, une miette de pain reste sur la lèvre inférieure de Boxer, même après qu'il ait bu de sa bière. Machinalement, Zoé tend la main et, avec douceur, retire la miette, sous le regard surpris de Boxer, qui reste immobile. Puis, lentement, il enroule ses doigts autour du poignet de la jeune femme, et embrasse la paume de sa main.
— Tu as changé, dit-il sans lâcher sa main.
— Ibiza m'a changée.
— Ce n'est pas seulement ça… J'ai l'impression que tu ne crains plus rien. Y'a-t-il encore des choses qui te font peur ?
Zoé sourit tristement. Bien sûr qu'elle a toujours peur. Elle ne laisse juste plus cette émotion prendre le dessus, qu'elle soit légitime ou pas. La peur n'évite pas le danger, lui a-t-on répété, des années durant, dans sa famille, ses amis, en thérapie. Elle déteste cette expression qui ne signifie rien, qui ne solutionne rien.
— J'avais peur de venir ici.
— Dans la boîte ?
— Non.
— Pourquoi avais-tu peur ?
Elle hausse les épaules, incapable d'avoir cette conversation. Pas maintenant, pas comme cela. Boxer sourit, de ce sourire mélancolique, mystérieux qu'il a parfois, et qui tord le ventre de la jeune femme. Elle voudrait prendre sa main, encore, en sentir la force, ou juste son étreinte autour d'elle. Au lieu de quoi elle pose plus franchement la main sur sa joue. Il appuie sa tête contre la paume de sa main, sans la quitter du regard.
On toque de nouveau à la porte. C'est le signal, comprend Chloé en voyant Boxer se redresser.
— Tu viens ? dit-il simplement.
— Où ?
— Je vais sur scène… Tu as peut-être envie de danser ?
Zoé hoche la tête. Elle aurait préféré que Kika soit ici, mais danser quelques heures, boire quelques verres, l'idée lui plait beaucoup.
— Qu'est-ce qu'on dit à un DJ sur le point de mixer ? Bon courage ? Merde ?
Boxer rit, de ce rire profond, un peu sauvage, qui le fait presque fermer ses yeux.
— On ne dit rien, dit-il. On danse pour lui, c'est sa meilleure récompense.
Zoé sourit à son tour, puis s'éloigne de lui. Elle se sent légère. Elle n'est pas exactement heureuse, mais elle est précisément où elle voulait être, elle a atteint l'objectif qu'elle s'était fixé. Après avoir enchainé train, plusieurs avions, et de longues heures de voiture pour retrouver Boxer, elle se sent prête à conquérir le monde. Danser au milieu d'une foule d'inconnus ? Aucun problème, c'est le défis le plus simple qui s'est présenté à elle ces derniers jours.
Dans la salle principale de la discothèque, l'ambiance est survoltée. Les barmans enchainent la préparation des verres (essentiellement des bières et des gin tonics bien frais), récupèrent les verres vides et encaissent les clients avec une rapidité assez folle. Zoé s'approche, commande tant bien que mal un gin tonic. Il lui faut un peu de temps pour se faire comprendre à cause du bruit, mais le barman, probablement habitué à des clients étrangers, la comprend bien.
Le changement d'ambiance est soudain. La musique s'arrête, et étrangement, les fêtards présents semblent s'en réjouir. Ils se tournent vers la scène, où apparaît Boxer. Il adresse un signe de la main à la foule, mais son attitude reste distante, comme en retrait, comme s'il hésitait. Pourtant, ses gestes sont assurés, et lorsqu'il met son casque, puis lance la musique, il a tout de celui qui fait ce qu'il aime, exactement comme il en a envie. Quelques instants durant, Zoé l'observe, fascinée par la façon dont, petit à petit, il se livre à sa musique. Ses gestes, assez mystérieux et incompréhensibles pour la jeune femme, sont fluides, sensuels, même. Les traits de son visage se détendent il ferme parfois les yeux, et un léger sourire flotte sur ses lèvres, visible malgré sa barbe noire.
Il est incroyable, réalise Zoé.
La foule des danseurs ne cache pas son enthousiasme partout autour de l'anglaise, ils s'agitent, seuls, en couple ou en groupe, sautent par moment, oubliant pour la plupart toute inhibition. L'alcool aidant, Zoé se sent elle aussi portée par la musique, et il ne faut que quelques instants pour qu'elle aussi, son verre à la main, n'oublie toute bienséance. Seul le rythme compte, les battements de son cœur qui recouvrent les basses, ou peut-être l'inverse, elle n'en sait rien. Elle se laisse emmener, s'envoler sur le sol collant de bière et de gin renversés, échange des sourires avec d'autres fêtards qu'elle ne croisera plus jamais, ponctue un morceau d'une gorgée alcoolisée.
La musique la débarrasse de tous les problèmes qu'elle a rencontrés ces derniers mois.
Le divorce avec Mike, le mépris et la déception de Jenny, le deuil de son père, de son frère, la trahison des amis de ce dernier, sa vie confortable à laquelle elle a choisi de renoncer pour retrouver un peu de liberté. Elle est là, la liberté, dans cette discothèque vieillotte mais bondée, entourée de ces danseurs approximatifs en sueur qui ne pensent qu'à donner leur corps au rythme. Il n'y a plus que son corps, les frissons de sa peau, ses cheveux qui caressent son dos et ses épaules, et viennent parfois barrer sa vue, ses lèvres entrouvertes alors qu'elle s'abandonne complètement. Parfois, à travers ses paupières à moitié closes, elle aperçoit Boxer, et une fois ou deux, leurs regards se croisent. Elle croit voir son sourire s'affirmer, sans certitude pourtant.
Est-ce que cela dure une heure ? Deux heures ? Peut-être plus, Zoé perd le compte des morceaux, des verres qu'elle boit, des personnes qui lui marchent sur les pieds, des corps qui dansent contre le sien. La fatigue se fait sentir, mais ce moment est si thérapeutique qu'elle ne remarque même pas lorsque Boxer quitte les platines après un dernier morceau, presqu'aussitôt remplacé par les playlist pré-enregistrées de la boîte de nuit. Zoé est perdue dans ce mélange de rythmes, de paroles superficielles, d'airs efficaces dans lesquels il est facile de se laisser aller.
Elle ne revient à elle que lorsque deux bras enserrent sa taille.
Avant, Zoé aurait sursauté, fuit. Mais là, elle sait. Elle reconnait les mains sur sa taille, l'odeur qui chatouille ses narines, malgré la présence de près de cinq cent personnes autour d'eux. Elle tourne la tête vers l'arrière, légèrement, juste assez pour reconnaître la tenue entière noire de Boxer. Rassurée, elle continue à danser, si ce n'est que maintenant, il y'a son corps contre le sien. Ils se séparent, ne gardant de contact que le bout de leurs doigts, et Zoé rit lorsque Boxer la fait tourner sur elle-même. Parfois, des inconnus se glissent malencontreusement entre eux, mais ils ne s'en retrouvent que mieux, finalement. Leurs contacts sont brefs, mais leurs sourires disent tout le reste.
Ils dansent ensemble longuement, suffisamment longtemps pour être présents lorsque le rythme de la musique ralentit, que la danse rythmée devienne plus lascive, et qu'une fois encore, Boxer prenne place derrière Zoé, ses bras autour de la taille de la jeune femme. Elle appuie sa tête en arrière contre l'épaule de l'homme en noir, et ferme les yeux, se laissant portant par le rythme plus lent des slow de fin de soirée.
Il y'a quelque chose d'adolescent, un retour en arrière régressif que l'anglaise savoure comme un bonbon acidulé. Les lèvres se Boxer se posent en un baiser léger sur son cou, avant qu'il ne murmure à son oreille « tu veux rentrer ? », ce à quoi elle répond pas un hochement de tête. Ils sortent donc, main dans la main de nouveau, direction les loges, où le DJ récupère ses affaires, salue les derniers employés présents.
Dans la voiture, il ne faut pas beaucoup de temps avant que Zoé ne frissonne. L'air de la nuit est très frais, surtout après plusieurs heures dans une boîte de nuit survoltée et chauffée par les centaines d'âmes qui s'y sont agitées des heures durant. Sur le tableau de bord de la voiture, l'heure s'affiche : il est déjà quatre heure du matin. Bientôt, devine la jeune femme, le soleil réchauffera l'horizon.
Boxer démarre en douceur, et ils s'éloignent sur le chemin de gravillons.
— Tu as passé une bonne soirée ? demande-t-il au bout de quelques minutes.
Zoé le regarde, et sourit.
— Oui, je n'avais pas autant dansé depuis…
— Ibiza ?
— Exactement.
Il sourit à son tour, et pose sa main sur la cuisse de la jeune femme. Le geste, familier, a quelque chose aussi de très intime, quelque chose qui lui donne envie de croire qu'à présent, tout ira pour le mieux. Le reste du trajet se fait en silence, et Zoé y trouve une certaine satisfaction. La tête contre l'appuie tête, sa main sur cette de Boxer, elle se contente de regarder le chemin éclairé par les feux de la voiture et le ciel, étonnement noir et couvert d'une nuée d'étoiles qu'il est impossible de voir depuis le ciel pollué de Manchester ou d'Ibiza.
Le trajet semble beaucoup plus rapide, cette fois-ci, peut-être parce que la jeune femme voudrait que ce moment ne s'arrête jamais. La voiture s'immobilise, et la main de Boxer quitte la cuisse de Zoé. Il coupe le contact, et sort de la voiture. Une fois encore, il ouvre la portière de l'anglaise. Elle pose le pied par terre, qui tangue bien plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Boxer la rattrape alors qu'elle est sur le point de perdre l'équilibre, le tout dans un rire qui lui retourne le ventre. Elle lève les yeux vers lui.
— Je crois que j'ai un peu trop bu, dit-elle, un peu penaude.
— Je crois aussi… Décidément, Miss Harpoon, on ne peut pas te laisser seule très longtemps, pas vrai ?
Elle hausse les épaules, et essaie tant bien que mal de reprendre contenance, s'éloignant de Boxer dans une tentative maladroite de prouver sa capacité à marcher seule. Elle atteint la porte d'entrée, et se tourne vers Boxer, dont l'hilarité silencieuse la renfrogne. L'homme ne fait aucun commentaire, et ouvre la porte.
— Après toi.
La fraîcheur de la maison a quelque chose d'agréable, de bienvenu, et Zoé ne rêve que d'une chose : le lit. Elle entre dans la cuisine, et se sert un verre d'eau, tandis que Boxer rentre ses affaires, et ferme la porte à clé. Quand elle se tourne vers le salon, il est appuyé à l'encadrement de la porte de la cuisine, et l'observe avec ce demi-sourire en coin plein de malice.
— Tu étais très belle, ce soir.
Zoé boit une gorgée d'eau, sans rien dire.
— Je t'ai vue, quand tu dansais, seule au milieu de la foule. Tu étais incroyable, dit-il.
Zoé sent ses joues rougir, et baisse les yeux.
— C'était agréable. J'étais vraiment bien…
— Si j'avais pu, j'aurais abandonné mes platines, et je serais venu te retrouver.
— Tu es vraiment doué, répond Zoé. Je…
— Tu n'aurais pas cru ?
— Non. Enfin, je n'en sais rien. Je n'avais jamais imaginé que tu ferais ça, maintenant.
— À quoi pensais-tu ?
— À rien de spécial.
— Je veux dire… Quand tu dansais.
Zoé inspire longuement, prend le temps de réfléchir à la réponse qu'elle va donner à Boxer.
— À… Rien du tout. Ou à tout, je ne sais pas trop. Il s'est passé tellement de choses que parfois, j'ai juste envie d'oublier tout ce qui s'est passé.
— Tu veux oublier, mais tu es venue me retrouver. Tu m'as cherché.
— Pendant mon divorce, Mike m'a fait passer pour une folle. Il a raconté les pires années de ma vie, le deuil interminable et pathologique, ce sont ses mots, de mon frère, ma quête destructrice pour le retrouver, puis pour retrouver le responsable de sa mort, quand bien même la justice ne pouvait plus rien faire. Toujours ses mots, pas les miens. Il avait peut-être raison… Mais partir d'Ibiza m'a fait réaliser qu'il y'avait quand même des choses positives qui ressortaient de cette période. Beaucoup de choses positives, en fait.
— Quelle ordure, marmonne Boxer en s'approchant de Zoé.
Il ne s'arrête que lorsque quelques centimètres séparent encore leurs corps. Il lève une main, et replace l'une des mèches de cheveux de la jeune femme derrière son oreille.
— Je pense que nous avons encore beaucoup de choses à nous dire. Mais ça va devoir attendre demain, je suis crevé. Prends le lit, le canapé est très bien.
Zoé secoue la tête.
— Non, non, c'est ridicule. Nous avons déjà dormi ensemble, viens avec moi.
Boxer plisse les yeux.
— Tu es sûre de toi ?
— Je serai habillée, cette fois.
Il a un sourire en coin.
— Bien sûr.
L'alcool aidant, tout lui semble facile, évident. De ses gestes rendus lourds par la fête et la fatigue, elle retire ses vêtements, sans remarquer le regard de Boxer qui s'attarde sur son corps. Il ne sourit plus vraiment, tout à coup, pas alors que cette femme dont il a rêvé chaque nuit pendant des semaines après son départ d'Ibiza est en sous-vêtements devant lui. Dans son sac de voyage, Zoé récupère un long t-shirt déformé qu'elle enfile. Ses jambes, longues et galbées, n'en sont pas moins visibles, presque mises en valeur par ce vêtement dénué de forme. Boxer l'observe, alors qu'elle se glisse sous les draps, frappé par l'absurdité de la situation. Elle est sublime, et lui, immobile, incapable de faire le moindre geste, exactement comme, au jour de leur rencontre, quand elle a tiré sur sa jambe avec un harpon, démentant sans même s'en apercevoir des années de conditionnement de femme fragile.
— Boxer ? demande-t-elle, assise sur le lit, l'air interrogatif.
— Oui ?
— Viens… dit-elle en tapotant le lit à côté d'elle.
Il lève les yeux au ciel, un brin amusé par la capacité de Zoé à suggérer des choses sans même s'en rendre compte, et retire à son tour ses vêtements, partagé entre l'envie de se couvrir pour la nuit, comme il le ferait avec une femme avec qui il n'a aucune intimité passée ni intention d'en avoir, et le sentiment d'une farce ridicule que cela serait.
Plutôt que de faire un choix, il quitte la pièce un instant, le temps de se brosser les dents, suffisamment longtemps pour que, à son retour, la jeune femme soit endormie. Couchée en diagonale dans le lit, elle tient dans ses bras l'oreiller sur lequel Boxer dort habituellement. Son visage est parfaitement détendu, presqu'innocent, comme lavé de toutes les épreuves qu'elle a subies au court des derniers mois. Il sait, pour avoir eu quelques nouvelles de la part de Kika, que son retour en Angleterre n'a en aucun cas signifié un retour à une vie normale.
Il hésite entre se coucher à ses côtés ou dans le lit. Avec douceur, il se glisse sous les draps, craignant de réveiller Zoé. Il n'imaginait pas qu'elle s'amuserait tant, ce soir, pas plus qu'il n'avait anticipé l'effet que cela lui ferait que de la voir danser comme si elle était seule au monde. Les yeux fermés, plus rien n'existait autour d'elle, pas même les hommes qui cherchaient son attention, et lui était incapable de détacher son regard de son corps souple, de ses cheveux qui ondoyaient dans la pénombre, du sourire rêveur qu'elle affichait par moment. Il aurait voulu être capable de la renvoyer chez elle, mais comme l'année précédente à Ibiza, il en a été tout bonnement incapable, tout fasciné qu'il est par cette femme.
Elle bouge un peu dans son sommeil, libère l'oreiller qu'elle avait capturé, ce qui laisse à Boxer la possibilité de s'allonger près d'elle. Couché sur le côté, il la regarde longuement dormir, avant que le sommeil l'emporte, au petit matin.
Quand Boxer émerge, le corps encore alourdi par le sommeil, Zoé n'est plus couchée à ses côtés. Il ne le réalise pas immédiatement, mais la chaleur qu'il a sentie contre son corps une partie de la nuit a simplement disparu. Il soupire, et ramène son avant-bras devant ses yeux, tentative inutile de se protéger de la lumière du jour. Malgré les murs épais, la chaux qui les recouvre à l'extérieur, la faïence sur certains murs et les tommettes sur le sol, la fraîcheur a déjà été chassée par le plomb de la moiteur brûlante.
Avec un grognement, Boxer se redresse et sort du lit. Sous ses pieds nus, le sol frais est un soulagement à peine descriptible. Il s'étire, puis sort de la chambre. Le t-shirt dont il est vêtu est presque en trop, alors il le retire, et s'étire de nouveau. Il n'a jamais aussi bien dormi que depuis qu'il vit ici, dans cette petite maison à l'écart du monde, tout en étant suffisamment proche de tout. Envie d'aller dans un autre pays d'Europe, de retourner pour quelques jours à Ibiza ? L'aéroport de Séville est à quelques heures de route. Envie de la mer ? Elle n'est pas très loin non plus.
Dans la maison, toutes les persiennes ont été baissées, ce qui apporte un peu de fraîcheur. Il soupire. Il n'y a pas pensé la veille, au moment de partir mixer, ce qui signifie que c'est probablement Zoé qui s'en est chargé le matin même. Dans la cuisine, il se verse un large verre d'eau, qu'il avale d'un trait, puis un second. Il reste un instant appuyé contre le plan de travail de la cuisine, puis, après un troisième verre d'eau, il démarre la cafetière, attrape son paquet de cigarettes et son briquet, puis sort dans le patio.
C'est seulement là qu'il trouve Zoé, à genoux devant un bac de fleurs abandonné à proximité de la piscine. S'il y'a bien quelque chose dont il ne s'est pas occupé, ce sont les plantes et autres fleurs. Il lui a fallu de longues semaines pour remettre cette maison en état. L'électricité n'était plus aux normes depuis longtemps, les canalisations n'étaient pas reliées au tout à l'égout, la moitié du toit tombait en miettes et les peintures des murs se décollaient dès que l'on passait les mains dessus. Longuement, patiemment, Boxer s'est appliqué à faire de cet endroit un lieu de vie qui soit digne d'un être humain.
Pendant cette période, ses échanges avec son ancien employeur et ami ont été nombreux. Souvent, Andreu a tenté de le convaincre de revenir, de reprendre la tête de la sécurité de sa famille. Avec la prise en main de l'entreprise familiale par Oriol et Kika, les rêves de retraite de Andreu allaient devoir patienter un petit peu, d'autant plus que la réponse de Boxer a toujours été la même, malgré son amitié et son affection pour l'homme qui a été pour lui un mentor toute sa vie durant.
Se consacrer à cette maison, à son extérieur, à la reconstruction de ce bâtiment abandonné des années durant par une famille disparue depuis longtemps de la région, lui a aussi permis de se reconstruire, ou plutôt de se construire une identité, à qui qui pendant toutes ces années, a rarement eu l'occasion d'être plus que l'homme de main, celui qu'on charge de cacher les corps, au propre comme au figuré. Il a aimé cette vie, profondément, passionnément, jusqu'à l'oubli.
Puis il s'est souvenu, peut-être déjà un peu avant l'arrivée de Zoé, peut-être aussi grâce à elle, grâce à la femme courage qu'il l'a vue devenir, comme une fleur dont on retire les quelques pétales fanés pour découvrir la beauté et la fraicheur qu'elle renferme.
Finalement, Zoé est peut-être la dernière partie de son passé de laquelle il ne peut pas tout à fait se détourner. Elle a attaché ses cheveux à la va-vite, tout en haut de son crâne, et porte un short en jean court et un t-shirt un peu trop large pour elle. Ses pieds nus sont pleins de terre, et ses lunette de soleil sont remontées sur son crâne. Boxer peut presque l'imaginer jardiner dans son jardin à Manchester, soigneuse, concentrée et toute dédiée à la survie de ses plantes.
Il s'approche d'elle, silencieux, et passe une main dans l'eau de la piscine, dont la température est parfaite. C'est le bruit de l'eau qui s'écoule le long de ses doigts qui signale sa présence à la jeune femme, qui tourne simplement la tête et lui adresse un sourire.
— Bonjour, la belle au bois dormant, dit-elle avant de se tourner de nouveau vers ses fleurs.
— Je pensais arracher ce parterre de fleurs, répond Boxer en allumant une cigarette.
— C'est dommage, elles peuvent être sauvées.
— Le temps que tu es là, oui, mais après ? Je n'ai pas l'intention de faire du jardinage, Miss Harpoon.
Zoé se lève, tape ses mains pleines de terre l'une contre l'autre pour les en débarrasser, et se tourne vers Boxer en abaissant ses lunettes de soleil sur ses yeux.
— Tu as raison, je suis désolée. Ta maison, tes fleurs, ta décision.
Boxer tire sur sa cigarette, sans lâcher la jeune femme du regard. Il expire lentement la fumée, s'amusant de la contrition de l'anglaise.
— J'ai fait couler du café. Et je meurs de faim. Petit déjeuner ? demande-t-il.
Elle sourit, et hoche la tête.
— Petit déjeuner.
Le petit déjeuner s'éternise jusqu'au beau milieu de l'après-midi. Ils lézardent ensemble, dans le patio, chacun sur une chaise longue, parlent peu mais se regardent beaucoup. Zoé se surprend à aimer le regard de Boxer sur elle, à se repaître de son sourire en coin, de ses éclats de rire soudains quand quelque chose qu'elle dit ou fait l'amuse tout particulièrement. C'est du miel pour son cœur, cette lenteur de la vie qu'elle découvre à ses côtés, cette tranquillité de l'âme qu'elle parvient à s'autoriser pour la première fois en trop longtemps.
La situation n'est pas idéale, loin s'en faut. Il y'a encore de nombreuses choses à se dire, de nombreuses questions auxquelles il leur faut tous deux répondre, mais prétendre que tout va bien est bienvenu malgré tout.
À un moment donné, Zoé s'endort. Il y'a ici quelque chose qui lui permet d'être suffisamment en confiance, suffisamment à l'aise pour s'endormir comme ça, au beau milieu de la journée, sans craindre quoi que ce soit. Ni les remarques, ni le bienséance. La douceur du regard de Boxer quand elle émerge vaut tous les mots.
— Tu mixes ce soir ? demande-t-elle, encore embrumée par le sommeil.
— Je ne t'entends pas pendant deux heures, et tu te réveilles pour me faire subir un interrogatoire ? dit-il en la regardant par-dessus ses lunettes.
Elle met un instant à identifier son regard rieur, à comprendre qu'il se moque d'elle gentiment. Elle hausse les épaules, un peu gênée, regarde ailleurs. La voix de Boxer se fait douce.
— Je ne mixe pas, ce soir, répond-il finalement.
— C'est drôle, je pensais que tu détestais ce genre de musique, dit-elle.
— Je croyais aussi. Puis j'ai réalisé que je la détestais quand elle me suivait jusque dans mes toilettes, explique-t-il avec cette malice qui dessine les rides au coin de ses yeux.
Zoé sourit, un peu aveuglée par le soleil. Elle s'étire, un peu comme un chat.
— La vie à Ibiza ne te manque pas ?
— Ibiza, c'est toute ma vie. Andreu me manque, la boîte de nuit me manque, la mer, aussi, mais regarde où nous sommes… Ici aussi, c'est magnifique.
— Tu as tout quitté…
— Je me suis éloigné.
— Pourquoi es-tu parti ? insiste Zoé.
— Et toi, Zoé, pourquoi es-tu venue ?
— Où ? À Ibiza ?
— Non, ici.
— Ne me pose pas une question par une autre question…
— Tu me dois bien ça, non ?
Zoé regarde ailleurs, un court instant. Elle est toujours cette femme poursuivie par ses peurs, qui peine à faire confiance à son instinct. Qu'elle soit venue d'Angleterre pour retrouver Boxer est un sursaut de courage, nourri par le besoin de retrouver un visage connu, bienveillant et qui, le premier, ne l'a pas jugée quand il a découvert cette femme complexe.
— J'ai été assez atroce avec toi… dit-elle du bout des lèvres.
Il laisse échapper ce rire, vif, spontané et sombre, acide, d'une certaine façon, celui qui confirme les faits, comme un « c'est peu de le dire ! » qu'il ne laisse pas traverser ses lèvres. Pourtant, du coin de l'œil, elle le sent, son regard bienveillant, son encouragement silencieux à poursuivre. Elle gratte un défaut imaginaire sur son genou, replié contre elle dans un geste de protection. Zoé se referme, lentement, comme un coquillage hésitant qui perçoit une forme de danger s'approcher de lui.
— Je t'ai rejeté, repoussé, parce que j'avais peur. Je suis arrivée à Almeria, puis à Ibiza, en pensant trouver la vérité sur mon frère. Et c'est le cas. J'ai découvert un personnage totalement différent de celui que je connaissais, que je ne suis pas sûre d'aimer.
— Tu l'aimais, et il était aussi la personne bien que tu connaissais, Zoé, tempère doucement Boxer.
— C'est vrai. Mais ça a secoué l'image de lui que j'ai construite dans ma mémoire pendant toutes ces années. Je l'ai glorifié. Il était si différent de mon père trop taciturne, trop sévère, trop sérieux. Il avait de l'humour, le sens de la fête, il voulait vivre. Mais à Ibiza, j'ai compris que sa soif de vivre était si forte qu'elle a écrasé ceux qu'il était supposé aimer.
— Il était si jeune…
— Bien sûr… Bref, poursuit la jeune femme. Je pensais trouver mon frère, mais ce que j'ai trouvé est bien plus grand.
Elle lève les yeux vers Boxer. Ses grands yeux marrons sont fixés sur elle, dans l'attente de plus. Il boit ses paroles, semble-t-il, et même s'il y'a toujours cette malice dans son regard, qui la met en confiance, ses traits sont sérieux, concentrés sur les mots qu'elle va prononcer. Parler n'est pas évident pour elle.
— J'ai réalisé à quel point ma vie n'avait pas de sens, Boxer. Je suis arrivée en pensant avoir une vie équilibrée et heureuse. Un mari, une fille, un travail, des amis, un environnement sain. La seule ombre à mon tableau était le silence autour d'Axel. Ne pas savoir ce qui lui était arrivé, ne pas pouvoir en parler avec mon père, être la tarée qui ne se remet pas, aussi longtemps après, de la disparition de son fêtard de frère. Ibiza a mis tout cela à terre, j'ai eu l'impression d'être heurtée par un bus.
— Tu pourrais monter un club avec Andreu… murmure Boxer.
Zoé s'interrompt, incertaine quant à la réaction qu'elle doit avoir. Mais le sourire de Boxer la pousse à se détendre.
— J'ai fait des choses que je n'aurais jamais crues possibles. Je me suis découvert des ressources que j'avais toujours ignorées être en moi, Boxer, et ça a commencé avec toi.
— Ma jambe s'en souvient, grimace-t-il exagérément.
Zoé rougit. Elle se souvient très bien de la scène du harpon, se revoit quitter l'hôpital avec un Boxer boiteux, puis les jours suivants, le conduire partout. Elle a fait une entrée fracassante dans sa vie.
— Je suis tellement désol…
— Arrête d'être désolée, la coupe Boxer. Pour ça, en tout cas.
Elle hoche la tête, qu'elle garde baissée un court instant, le temps de calmer son cœur aux battements désorganisés. Il lui faut remettre de l'ordre dans ses pensées, qui sont comme prises dans un courant d'air qui les éloigne d'elle. Elles se mélangent, les cartes de son esprit, entre ce qu'elle veut dire et ce qu'elle ne peut pas dire. Pas tout de suite. Pas comme ça.
— J'ai été injuste avec toi. Avec Kika, tu es le seul à ne m'avoir jamais menti, à ne pas avoir cherché à profiter de moi.
— Mais j'ai dérangé ton ordre établi, dit-il.
— Oui. Tu m'as poussée, provoquée, tu m'as forcée à me remettre en question, à te répondre, à être exigeante avec moi-même, tu m'as mis le nez dans mes propres contradictions, tu ne m'as pas fait de cadeau, et pourtant, tu as été là pour moi, tout le temps. Inconditionnellement. Je pensais savoir ce qu'était le soutien, auparavant, je pensais que Mike en était l'incarnation, mais je me suis trompée. Il ne me contredisait pas, parce que nous ne discutions pas. Il me rappelait juste combien j'étais fragile, me conseillait de prendre un cachet, de faire une sieste et d'enfouir ce qui n'allait pas. Tu as fait tout le contraire.
— C'est pour ça que j'ai fini attaché à être copieusement arrosé au karscher, dit Boxer en roulant des yeux.
Son ton est légèrement cynique, mais son regard est sérieux, de plus en plus à mesure que Zoé s'explique.
— Je m'en veux tellement… Mais je me sentais tellement puissante, parce que j'étais capable de remettre en question tout ce qu'il se passait, de te remettre en question… Je suis tellement heureuse que tu n'aies rien à te reprocher quant à la mort d'Axel, mais je crois que d'une certaine façon, je voulais te repousser.
— Tu as réussi.
Zoé garde le silence, après cette dernière remarque. Elle baisse les yeux, de nouveau, et ses doigts, sur son genou, ont gratté la peau si fort qu'un peu de sang transparaît à la surface. Boxer tend le bras, qu'il pose sur sa main. Le geste est doux, chaleureux, sans être particulièrement intime.
— C'est bien que tu sois venue, dit-il. Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire, mais qu'il va falloir un peu de temps.
Elle lève les yeux, lui sourit. Avec son pouce, elle caresse le côté de la main de Boxer. Sa gorge s'est serrée, et les émotions la submergent. Se découvrir des forces qu'elle n'avait pas soupçonnées ne fait pas moins de Zoé une femme sensible, aux émotions raz-de-marée, envahissantes, parfois explosives, mais toujours vraies, fortes, authentiques. Elle vit chaque instant sans limite, sans réserve, comme si c'était le dernier avant une fin précoce.
— Je vais aller… faire un tour, je crois, dit-elle en se redressant.
Elle s'éloigne de Boxer sans remarquer le regard qu'il pose sur elle, qui la suit jusqu'à ce qu'elle disparaisse à l'intérieur de la maison. Elle se change rapidement, chausse des chaussures plus confortables et adaptées à la marche, une jupe longue, un t-shirt et un chapeau, et s'éclipse par l'avant de la maison. Dehors, loin de l'ombre du patio, la chaleur est plus lourde encore que ce qu'elle pensait. Le paysage, en revanche, est sublime. Aride, dangereux, poussiéreux et inconnu, mais magnifique. A perte de vue, la campagne se déroule sur les collines irrégulières, entoure les villages centenaires. Sous ses pieds, les gravillons crissent. Quelques arbres, des chênes et des oliviers principalement, constituent de rares zones d'ombre. Plus loin, un champ de tournesols offre un spectacle majestueux et plein de vie dans un lieu que la chaleur semble avoir cuit à cœur.
Zoé jette un regard en arrière. La maison de Boxer s'éloigne petit à petit. La voiture, garée devant, réfléchit tant la lumière du soleil que c'en est aveuglant, et il est impossible, d'ici, de deviner le travail réalisé par le DJ à l'intérieur, notamment dans la patio.
Cette discussion, brève, n'en a pas moins été intense.
Naïvement, peut-être, Zoé n'a pas imaginé les discussions qu'il lui faudrait avoir avec Boxer. Elle savait qu'elles arriveraient, inévitablement, mais n'a jamais réfléchi à ce qu'elle lui dirait. C'est leurs corps nus, l'un contre l'autre, les mots de Boxer dans son oreille pendant l'amour, qu'elle a imaginés, ses mains sur son corps, entre ses cuisses, et le réconfort qui la saisissait, chaque fois qu'elle voyait son visage, ses sourires en coin, les regards qu'il lui adressait, plein d'une tendresse jamais reçue auparavant, et d'un désir partagé dont elle n'avait jamais soupçonné ne serait-ce que la possible existence.
Pendant toutes ces semaines, loin de Kika, loin de Boxer, sans le soutien revêche de son père, seule face à la colère de Mike, à l'incompréhension de Jenny, c'est le souvenir des bras de Boxer, de ses doigts contre ses joues, de ses lèvres sur les siennes, sur son cou, et sur tout son corps, qui l'a fait tenir, qui lui a permis d'avancer, de continuer à se lever le matin alors qu'elle était témoin de l'effondrement de sa vie, effondrement qu'elle avait elle-même provoqué. Parfois, elle s'est surprise à penser qu'elle avait elle-même appuyé sur le bouton qui a ensuite causé le bouleversement de son ordre établi.
À quel moment est-ce arrivé ? Lorsqu'elle a choisi de partir seule à Ibiza ? Quand elle a tiré sur Boxer, ou provoqué Andreu lors de l'enterrement de son chien, King ? Peut-être est-ce lorsqu'elle a cherché à convaincre Mike de ne pas venir, ou quand elle s'est laissée aller à partager une nuit, puis une seconde, puis le quotidien avec Boxer ? Elle s'interroge sur le moment où tout a basculé, sans regretter pour autant.
Zoé passe une main sous ses cheveux sa nuque est trempée, la chaleur beaucoup plus vive et écrasante que ce qu'elle avait imaginé. Elle n'a aucune idée du temps qu'elle a passé à marcher, mais quand elle se retourne, la maison n'est plus visible. Autour d'elle, les chemins se ressemblent tous elle est allée tout droit, depuis son départ de la maison, mais elle lui semble beaucoup trop loin maintenant. Alors elle fait demi-tour, et pense à tout ce que ses collègues et amies à Manchester peuvent bien se dire à son sujet. Elle est devenue cette femme qui, sur un coup de tête, plaque enfant et mariage pour un mirage, d'abord du nom d'Axel, ce grand frère miraculeux disparu qui a forgé les malheurs de ses jeunes années, la souffrance de son adolescence et la solitude de sa vie entière, prisonnière de l'impression d'être instable mentalement, puis, beaucoup plus brun, magnétique et attirant, du nom de Boxer. De lui, elle n'a que peu parlé Mike s'est chargé de répandre la rumeur, de la laisser infuser, prendre de l'ampleur et gangréner leur réseau d'amis, des plus proches à ceux qu'ils croisent seulement rarement, lors d'événements particuliers.
La jeune femme marque un arrêt, de plus en plus gênée par la chaleur. Elle se revoit, dans les champs, à Ibiza, trainant ce bateau beaucoup trop lourd pour elle, avant que Boxer ne vienne à son secours. Au loin, la silhouette tout de noir vêtue s'approche d'elle, tremblotante à cause de l'effet d'optique de la chaleur sur le sol, et les chevilles de Zoé semblent sur le point de lâcher. Elle passe une main sur son front, trempé par la sueur, et cligne des paupières, et la silhouette semble accélérer le pas. Zoé ne sait plus ce qui relève du vrai, du faux, du souvenir, du mirage ou de la réalité, jusqu'au moment où les bras forts de Boxer la rattrapent juste au moment où elle est sur le point de s'écrouler.
— Harpoon girl, qu'est-ce que tu pensais faire, exactement ? Te momifier dans la campagne espagnole, comme ton frère ? marmonne l'homme en l'aidant à se relever.
— Je ne pensais pas être partie aussi loin… dit-elle, beaucoup plus faible qu'elle ne l'aurait cru.
— Ca fait deux fois en deux jours que tu te sens mal à cause de la chaleur… Allez, viens, on rentre.
Patiemment, avec douceur et force encouragements, il l'aide à marcher jusqu'à la maison. Il lui explique qu'il aurait dû prendre la voiture, qu'il ne pensait pas qu'elle était si loin, mais que lorsqu'il l'a aperçue, qu'il a vu sa silhouette tanguer, il était déjà trop loin lui-même de sa voiture pour faire demi-tour et revenir la chercher.
— Je n'ai pas envie que tu me sauves constamment, dit-elle difficilement.
— On verra pour ton manifeste d'indépendance plus tard, si tu veux bien, réplique-t-il avec un rire dans la voix. Tu es beaucoup plus lourde que dans mon souvenir.
— Impossible, j'ai perdu du poids.
— Je sais donc quelle est ma mission des prochains jours.
— Tu n'as aucune mission…
— Te faire manger, et reprendre du poids.
— Tu n'as aucune mission, répète Zoé en tapant son avant-bras sans beaucoup de force.
Seul le rire de Boxer lui répond. Ce son grave se répercute dans ses côtes et fait chavirer son esprit déjà troublé par la chaleur. Péniblement, le DJ la guide jusqu'à la maison. Leur pas est lent, mal-assuré, rendu difficile par l'équilibre précaire de Zoé, qui a le sentiment qu'elle pourrait s'écrouler à chaque instant.
— Quelle idée, aussi, de partir comme ça… marmonne-t-il dans sa barbe sans crier gare.
— Ou de venir te retrouver…
L'étreinte de Boxer se resserre autour de la taille de la jeune femme. Il ne dit rien, et ils poursuivent leur chemin en silence. Peu à peu, Zoé prend conscience de la distance parcourue. Combien de temps est-elle partie ? Vingt minutes ? Une demi-heure ? Sans doute un peu plus, mais elle n'est pas partie si loin que cela. Juste assez, toutefois, pour que la chaleur, couplée à la fatigue cumulée ces derniers mois, à l'émotion du voyage, au stress, à l'angoisse, à la joie, aussi, de retrouver Boxer, la heurte de plein fouet.
— Je suis désolée, dit-elle. Je n'aurais jamais dû venir.
— On en parlera quand tu seras en état de réfléchir, réplique Boxer.
Bientôt, ils retrouvent la fraicheur de la maison. Boxer ouvre tant bien que mal la porte d'entrée, et la température intérieure de sa maison soulage immédiatement la jeune femme. Il l'aide à s'allonger de tout son long sur le canapé, et part chercher quelque chose dans la cuisine. Il revient avec une bouteille d'eau, à température ambiante, qui commence par dégouter la jeune femme, mais que finalement elle boit goulument. Lorsqu'elle cherche à se redresser, Boxer fronce les sourcils.
— Couche toi.
— Je vais bien.
— Si tu ne te couches pas, je t'emmène aux urgences. Crois-moi, celles d'ici sont bien moins agréables que celles d'Ibiza.
— Tu y es déjà allé ?
— Être DJ est un choix de carrière dangereux, dit-il en riant.
Zoé est frappée par sa capacité à rire. Il le fait bien plus souvent que lorsqu'ils étaient à Ibiza, et cela lui va bien. Son visage est fait pour cela. Pourtant, la jeune femme persiste dans sa tentative de rester assise. Boxer soupire, tout à coup beaucoup plus sérieux, et vient s'assoir à l'endroit où la tête de Zoé devrait se trouver. Puis, en passant un bras autour des épaules de la jeune femme, il l'attire contre lui, la tête sur ses cuisses. C'est comme si la main qu'il passe dans ses cheveux avait toujours été là : à Ibiza, la première fois qu'il a fait ce geste, alors qu'elle était couchée sur un fauteuil, un verre de whisky et une crise d'angoisse nouée au fond de la gorge lors de leur première nuit ensemble, alors qu'encore essoufflés, ils tentaient de reprendre un rythme cardiaque normal la seconde, la troisième, nuit, et puis, son front contre le sien, quand elle était prête à le torturer pour obtenir de lui une vérité qu'il n'avait pas.
Ses paupières clignent, une fois, deux fois, puis encore un peu, rapidement. Elle refoule des larmes qui n'ont pas le droit d'être là, mais il y'en a quand même une qui perle au coin de son œil, aussitôt récupérée par les doigts de Boxer, doux et léger sur sa joue. Il ne dit pas un mot, mais continue à caresser ses cheveux tandis qu'elle se concentre pour éviter de le regarder, pour éviter de se fondre contre lui. Elle est raide, tendue par toutes les émotions qu'elle cherche tant bien que mal à contrôler. Son odeur, la chaleur de son corps, sa main dans ses cheveux, tout chez Boxer la perturbe, et cela n'a rien de sexuel c'est sa présence, sa douceur qu'elle ne mérite pas, cette façon qu'il a eu de se décaler immédiatement dans sa propre vie pour lui laisser une place.
Comme s'il l'avait attendue. Consciemment ou pas.
À un moment donné, comme une poche des eaux que l'on perce, comme un ballon qui éclate bruyamment ou le tonnerre qui gronde au loin, comme des digues que l'insistance des vagues fini par faire céder, les larmes de Zoé ne peuvent plus être retenues. Elles prennent leur liberté sur ses joues, coulent le long de son cou, jusque dans son dos, son décolleté, le canapé, sauf pour celles que Boxer parvient à effacer du bout des doigts. Il ne dit rien, et c'est la meilleure chose qu'il puisse faire : la laisser pleurer, vider sa valise de toutes les émotions qu'elle a emmagasinées au cours des derniers mois. Le deuil, la déception, la colère, la trahison, le deuil de nouveau, le doute, l'impuissance, l'abandon.
Peut-être est-ce là tout l'intérêt de ce voyage au bout d'elle-même : se libérer, enfin, de tout ce qu'elle n'a pu dire à personne, avec le seul individu sur terre qui ne l'ai jamais jugée, qui ne lui ait jamais reproché de ne pas être la personne attendue, voulue, espérée. Qui l'a acceptée comme elle est, tordue, abîmée, cabossée, incertaine mais forte, presqu'invincible, parce que c'est la plus grosse découverte de Zoé : elle est forte, elle est solide, elle est déterminée.
Elle pleure, elle panique, elle se met en colère, elle déborde parfois, souvent, même. Elle a le caractère d'une mer agitée que rien ne saurait dompter, mais sait aussi être douce, comme un mer d'huile sous un soleil de plomb. Et c'est Boxer qui a été témoin de cette révolution, de cette découverte qui pour elle équivaut à l'invention du cinéma : elle s'est redécouverte, elle a pris son indépendante de toutes ces personnes qui ont eu, un jour, l'ascendant sur sa vie. Son père, son mari. Son frère, même.
C'est douloureux, c'est un deuil à part entière, la personne que l'on pensait être, que l'on enterre au profit d'une nouvelle personne, encore un peu inconnue, pas encore polie par le temps, aguerrie de rien du tout, comme un faon qui ne tiendrait pas encore sur ses pattes. Une renaissance.
Les mains de Boxer continuent à la débarrasser de ses larmes, tandis qu'elles se transforment en sanglots douloureux, bruyants. Elle se tourne en position fœtale, mais dans un mélange de membres hasardeux, elle emmène le bras de Boxer avec elle, et le DJ suit le mouvement, trouve le moyen de la serrer contre lui, toujours en silence, mais son corps contre le sien vaut tous les discours. Aucun mot n'est requis, seule la présence de Boxer est bienvenue.
Elle pleure longuement, et pendant tout ce temps, Boxer ne faillit jamais. Il la serre contre lui, caresse son dos, embrasse le haut de son crâne, lui chuchote que tout va bien se passer. La formule est bateau, ordinaire, entendue mille fois dans d'autres bouches, mais cette fois, Zoé y croit. Parce que Boxer, malgré sa propension à la violence — elle n'oublie pas qu'il a déjà tué pour la protéger — malgré sa vie mouvementée, son passé cabossé, ses secrets, ses doutes, sa vie d'homme adulte qui n'a jamais vraiment aimé, ne lui a jamais menti, n'a jamais fait semblant.
C'est bien le seul.
Petit à petit, pourtant, ses larmes se tarissent, remplacées par une rage qui la prend au cœur.
Rage de quoi ? De vivre ? D'être heureuse ? De prendre le pas sur la vie et, enfin, d'être libre d'elle-même ? Il lui reste à répondre à ces questions, mais pour l'heure, Zoé voudrait que Boxer ne la lâche jamais, ce qu'il ne semble pas prêt à faire.
Sa respiration reprend un rythme normal, son souffle, court et irrégulier, s'apaise lentement, mais l'étreinte de Boxer est toujours aussi forte, aussi chaude, aussi rassurante.
— Est-ce que ça va aller ? demande Boxer à voix basse.
Zoé hoche la tête, mais ressert ses bras autour de Boxer. Il semble comprendre le message, et embrasse de nouveau le haut de son crâne. Ce n'est que plus tard, quand leurs membres commencent à se faire douloureux, qu'ils s'écartent l'un de l'autre. Les regrets teintent leurs gestes. Personne ne l'a jamais serrée dans ses bras de cette façon, avant Boxer, personne n'a jamais attendu en silence qu'elle ait fini de pleurer, personne n'a jamais fait abstraction de son corps douloureux pour son simple réconfort.
Le regard que pose Boxer sur elle est tendre, un peu inquiet, aussi. Il repousse une mèche de cheveux derrière son oreille, puis caresse sa joue.
— Je suis désolée, dit Zoé.
— Désolée de quoi ?
— De… Venir ici, sans te prévenir, sans savoir si tu avais envie de me voir… De m'imposer. D'avoir rendu ta vie difficile. De t'avoir… Torturé. De t'avoir repoussé.
Boxer poursuit ses caresses sur le visage de Zoé avec la même douceur, avec sérieux. Il n'arbore pas son habituel sourire en coin amusé, celui qu'il réserve aux gens qu'il apprécie, ou juste Zoé, d'ailleurs. Parfois, elle l'a vu très sérieux, aussi, et son expression à cet instant est exactement cela : très sérieuse.
— Zoé, Zoé, Zoé… Dit-il de sa voix au timbre unique.
Elle lève les yeux vers lui alors qu'il efface du bout des doigts une larme imaginaire, comme si celles versées par Zoé avaient laissé une trace que lui seul peut voir.
— Penses-tu que Kika t'aurait aidée à me retrouver si je ne l'avais pas voulu ?
Pendant un instant, ses mots ne font pas sens pour la jeune femme. Puis… La lumière se fait.
— Tu savais que je prenais de tes nouvelles ? Et que je te cherchais ?
Le DJ retrace la forme de la mâchoire de la jeune femme du bout de l'index.
— Je savais que tu posais des questions. Kika me connait depuis très, très longtemps. Elle t'aime, et votre amitié compte pour elle, mais…
— Elle ne m'aurait jamais donné ce genre d'informations sans te demander ton accord.
Boxer réalise cette mimique entre un sourire, un haussement d'épaule et un hochement de tête, comme s'il ne savait pas exactement pour lequel de ces trois gestes opter.
— Ne lui en veux pas… dit-il avec douceur. La loyauté peut être difficile parfois…
— Tu savais que j'allais venir ?
— Non, je n'en savais rien. Même Kika n'en était pas sûre… À moins qu'elle ait préféré garder le secret à ce propos.
— Alors tu savais que je posais des questions à ton sujet, mais pas que j'allais venir ? Tu ne t'en es même pas douté un petit peu ? insiste Zoé.
— Zoé, quand je suis parti, je voulais tout fuir. Ma vie, mon travail, l'illégalité, tout. Je ne suis pas très doué pour faire des choses légales, ou gagner ma vie honnêtement, pour être tout à fait franc avec toi, mais je fuyais. Toi aussi, je te fuyais, parce que tu as mis un beau bordel dans ma vie, et dans celle de mes proches en règle générale. Mais je suis resté en contact avec Kika, notamment, parce que… Nous avons grandi ensemble, elle est ce que j'ai de plus proche d'une sœur. Ou d'une très bonne amie.
Zoé l'écoute parler, sans un mot. Elle boit ses mots, retient presque son souffle, comme si bouger risquait d'empêcher Boxer d'aller au bout de sa vérité.
— Elle a mis du temps à oser parler de toi. Elle n'a pas dit grand-chose, sinon que tu avais demandé de mes nouvelles, si elle savait où j'étais. Elle voulait savoir si elle pouvait dire ce qu'elle savait. Pour ce que j'en savais, ça aurait pu être une simple curiosité de ta part. Je t'avoue que je n'aurais pas pensé que tu ferais le déplacement. Te voir ici… C'est seulement la deuxième fois que je suis aussi surpris dans ma vie.
— Quelle était la première ?
— Le harpon, Zoé, le harpon.
Zoé ne peut retenir le rire que cette réponse déclenche en elle. Evidemment. Le harpon.
— Je m'en veux encore, avoue-t-elle.
— Qui peut se vanter d'une première rencontre aussi douloureuse ? s'en amuse le DJ.
Elle détourne le regard, mal à l'aise. Dès les premiers instants, tout a été différent avec Boxer.
— Je ne pensais pas que tu viendrais, reprend Boxer, mais je suis heureux que tu l'aies fait.
Les joues de Zoé se réchauffent, tandis qu'elle lève les yeux vers lui. C'est un ballet de regards, d'œillades, d'évitements, de regards en coin, d'yeux levés au ciel, d'espoir qui pétille dans les prunelles. Tout se passe dans ces échanges de silencieux plus que dans les mots qu'ils prononcent, et ce que disent les yeux de Boxer enlève un énorme poids des épaules de la jeune femme.
Pour la première fois depuis qu'elle est arrivée ici, la veille, elle se sent soulagée, comme libérée d'une montagne de questions, de doutes, de peurs sur lesquelles elle est incapable de mettre des mots. Elle préfère se concentrer sur Boxer, sur leurs corps collés l'un à l'autre, sur les mots qu'il vient de prononcer et sur ses doigts contre sa joue, son cou, sa clavicule, son épaule, puis le long de son bras. Le geste est à peine perceptible, mais il réveille des frissons sur la peau de l'anglaise, qu'elle ne peut retenir. Dans son esprit, les questions se bousculent : l'embrassera-t-il ? Est-ce trop tôt pour espérer cela ? Se fait-elle des idées, en imaginant qu'il lui a avoué, à mi-mots, qu'elle aussi lui a manqué ? Que lui aussi respire mieux quand elle n'est pas trop loin ?
Peu importe, en vérité, il y'a des questions qui ne méritent pas de réponse immédiate. C'est l'apprentissage de la patience, de la juste maturation des choses, des sentiments, de l'acceptation des émotions. Il y'a ce que l'on ressent, et ce que l'on est capable de dire, de prononcer, ce à quoi on donne vie ou ce qui ne reste qu'une idée.
Les lèvres de Zoé contre celles de Boxer ne sont pas une idée. Plus maintenant.
A-t-elle initié le baiser ? En est-il responsable ? Elle n'en sait rien, mais elle est électrisée par la façon qu'il a de la rapprocher de lui, avec douceur mais fermeté. Il ne laisse aucune ambiguïté à leur baiser, aucun doute possible : il est exactement là où il veut être. Ils s'embrassent longuement, se redécouvrent, se souviennent et inventent quelque chose de nouveau, quelque chose qu'ils maîtrisent à peu près tous les deux. Zoé n'est plus l'oisillon tombé du nid, furieux, perdu, en mal de réponses. Elle est la femme qui a traversé la France et l'Espagne pour venir retrouver l'homme qui a réussi, en quelques semaines à peine, à tout remettre en question.
Le malaise, la chaleur extérieur, la douleur de son cœur meurtri sont presqu'oubliés quand Boxer l'embrasse, puis qu'il s'éloigne un petit peu, le temps de l'observer comme s'il la regardait comme la première fois… Ou la dernière, impossible de savoir. Il sourit, c'est à peine perceptible mais cela atteint la jeune femme en plein cœur. C'est douloureux. Pendant des semaines, le manque n'a été qu'une petite voix qui, quand elle était entourée de silence, lui murmurait le nom de Boxer, lui rappelait son odeur, le son de sa voix, la chaleur de son corps, la douceur de sa peau et des tatouages qui la recouvrent par endroit.
Il l'embrasse de nouveau, et Zoé n'a plus le temps ni l'envie de polémiquer avec elle-même, plus de place pour un conciliabule elle n'a envie que de cela, de la sensation que cela lui procure, du picotement de sa barbe contre ses joues, de ses mains qui enveloppent sa tête, ses joues, des doigts qui caressent son cou, et de sa sensation de glisser, lentement mais avec bonheur. Elle se fond contre lui, se détend complètement à son contact. Dire que ce n'est pas un baiser sensuel serait un mensonge, mais ce n'est pas la fonction première de ce moment, ni l'émotion qui se dégage en premier.
C'est le soulagement.
La sensation, pour la première fois en trop longtemps, d'être au bon endroit, avec la bonne personne, d'être précisément là où elle doit être. Ses poumons semblent avoir retrouvé la notice de leur bon fonctionnement car elle les sent se déployer contre ses côtes, comme s'ils avaient été en suspend tout ce temps, et son cœur, même s'il bat la chamade, n'est plus aussi douloureux, plus aussi lourd, pas comme s'il était fait de plomb. Le corps de Boxer contre le sien l'électrise et tout en même temps la comble d'une joie qui lui donne envie de rire. C'est d'ailleurs ce qu'elle fait lorsqu'il la soulève dans ses bras et que, sans cesser de l'embrasser, il la porte jusqu'à la chambre. C'est un peu vieux jeu que de se sentir obligé de rentrer dans la maison pour ce qu'ils s'apprêtent à faire, mais Zoé est venue jusqu'ici pour le retrouver, pour vivre encore la folie des nuits qu'ils ont déjà partagées. Il la dévore, déjà, il butine son cou, caresse son dos et plutôt que de la poser sur le lit, il la plaque contre le mur, dans le couloir, avant même d'être arrivé à destination.
La comparaison avec les nuits passées ensemble l'été précédent s'arrête là. De toute façon, Zoé n'est pas intellectuellement disponible. Tout en elle est concentré sur Boxer, sur son odeur, sur la sensation de sa peau contre la sienne, sur la force qui émane de son corps qu'il plaque contre le sien, sur son sourire contre sa peau, sur ses lèvres contre les siennes et sa langue qui lui promet les pires et les plus beaux des tourments. Les heures qui suivent lui font perdre la tête, mais cette fois, aucune elle ne s'inquiète plus pour son avenir. Elle ne s'inquiète plus de rien du tout, pas lorsqu'il la couve du regard, ni lorsqu'il la serre si fort contre lui qu'elle sait que son corps en portera les marques le lendemain.
Elle revit.
C'est aussi simple que cela. Comme si son corps et son âme avaient été mis sur pause en l'absence de cet homme sombre qui pourtant semble avoir le pouvoir de faire se lever le soleil sur son cœur. Elle s'accroche à lui, se nourrit de son souffle contre sa peau, de son rire, de son regard qu'il plante dans le sien alors que ses hanches tapent contre les siennes, de ses lèvres sur ses seins, et qui descendent, toujours plus bas, jusqu'à ce qu'elle n'ait d'autre choix que de le supplier.
Ils s'endorment dans les bras l'un de l'autre, se réveillent, se retrouvent puis dorment de nouveau, et ainsi de suite jusqu'à ce que le soleil soit déjà haut dans le ciel et que Zoé ait perdu la notion du temps. C'est à la fois un jet lag et une gueule de bois, mais elle n'a pas mal à la tête, ni au ventre. Elle est juste anesthésiée par le bonheur, par les endorphines qui courent dans ses veines, par l'odeur de Boxer dans ses narines, par la sensation de sa peau contre la sienne, et par ses murmures inavouables tout au long de la nuit. Ses mots crus lui ont manqué, tout lui a manqué à sa vie, à son corps, à son cœur.
« Tu as faim ? » demande-t-il alors qu'ils se sèchent, côte à côte dans la salle de bain, après une douche qui n'a pas eu pour rôle premier de les laver.
Elle sourit, de ces sourires nonchalants que l'on ne fait que lorsqu'on a le cœur plein d'amour et d'insouciance. Elle pense « j'ai faim de toi » mais répond simplement « oui », et il l'embrasse comme s'il avait lu dans ses pensées plutôt qu'écouté sa voix.
La journée passe dans cette langueur légère et collante à la fois. Ils rient parfois d'un regard qu'ils échangent, et Boxer fait ce truc adorable en secouant la tête, incapable de retenir son sourire parce qu'elle a dit ou fait quelque chose qui l'amuse. Ils ne parlent pas vraiment, ils mangent, boivent, s'embrassent, se caressent et se prélassent, visitent la maison et leurs corps, nagent un peu, sèchent au bord de la piscine, nagent encore et ouvrent trop de bières qui leur tournent la tête et les font rire encore un peu. Puis ils dorment, le cœur apaisé par les dernières vingt-quatre heures, leurs corps imbriqués l'un contre l'autre, leurs souffles synchronisés, leurs mains mêlées et le sourire aux lèvres. Ils dorment profondément, bien plus qu'ils ne l'ont fait depuis plusieurs mois.
Zoé se réveille le lendemain, un peu désorientée. Il lui faut du temps pour comprendre pour quelle raison elle se sent si heureuse, si apaisée, mais lorsque son regard se pose sur le dos de Boxer, sur la chute de ses reins que les draps ne couvrent pas, sur ses pieds qui dépassent du lit, sur ses cheveux noirs, elle se souvient et sourit.
Elle repousse les draps et quitte la chambre sur la pointe des pieds. Dans la cuisine et sur le patio, les restes de bières et de nourriture traînent encore la veille, le rangement n'était pas leur priorité. Ca ne l'est toujours pas, mais ranger permet à la jeune femme de se libérer l'esprit, de réfléchir tranquillement. Les mains occupées, son esprit vogue librement, plus facilement. Elle pense à la vie qui l'attend à Londres, au sourire de Boxer, au froid anglais et à la chaleur ibérique, au sentiment incompréhensible qu'elle a d'être chez elle. Ce n'est pas le lieu, elle ne connait pas cette région, ni les gens, elle comprend à peine la langue. C'est l'homme, qui dort encore, mais qui, pendant des heures, a mis tout son cœur à accorder son corps au sien, à comprendre ses réactions, à leur trouver un langage commun compris d'eux seuls.
Elle jette les bouteilles de bière, débarrasse les restes de nourriture, fait la vaisselle, ramasse les vêtements sales abandonnés ici et là, passe un coup de balais, et découvre les habitudes de Boxer, son agenda oublié dans un coin sur lequel il a griffonné les dates de ses futures performances, son courrier qu'il n'a pas encore ouvert. Aucune trace d'une arme à feu, comme elle s'y serait attendu, comme s'il avait abandonné son ancienne vie. Il y'a peu de chances que cela soit vraiment le cas, mais elle apprécie l'idée qu'il se soit trouvé lui-même en tournant le dos à certains de ses vieux travers.
Peu de choses ici lui sont familières. Dans un vide poche, elle voit les bijoux qu'il portait constamment à Ibiza, et repère dans la salle de bain son gilet noir. Ce sont bien peu de choses, mais elle se souvient à quel point elle ne sait que peu de choses à son sujet. C'est, à bien des niveaux, un total inconnu pour elle, mais un inconnu qui a compris mieux que personne qui elle était, profondément, intimement. Au-delà de ses goûts, de ses attentes, de sa vie trop bien rangée, de ses révoltes superficielles et de la quête désespérée de vérité, à un niveau moléculaire qui balaie tout le reste. Il l'a comprise comme une langue ancienne que l'on déchiffrerait enfin et de laquelle on tirerait des secrets qui ne peuvent se dire que dans un souffle.
Zoé consulte son téléphone il n'y a pratiquement rien de nouveau. Sa fille ne lui a pas écrit, David non plus. Cela lui serre le cœur, par habitude plus que parce qu'elle en souffre vraiment. Elle se sent une mère atroce, mais elle veut pouvoir un jour être la mère qui s'est retrouvée et qui saura donner à sa fille la liberté dont elle a besoin. Elle veut être tout ce que son père n'a pas été, cet homme rongé par des regrets qu'il n'a jamais su s'avouer, qu'il a toujours refusé de reconnaître. Axel a été à la fois sa plus grande aventure, sa plus grande douleur et sa plus belle révélation.
La jeune femme s'assied sur le canapé, son téléphone entre les mains. Aurait-elle continué à aimer Axel, de cette façon aussi absolue et totale, si elle avait su qui il était vraiment, ce jeune homme avide de reconnaissance, de toute l'admiration qu'il n'a jamais reçue d'un père avec lequel l'écart générationnel n'était jamais qu'un prétexte pour expliquer une incompréhension profonde ? Pendant un temps, une part d'elle, horrifiée, a détesté ce jeune homme dans lequel, finalement, elle se reconnait aujourd'hui. Il a fallu du temps, il a fallu comprendre ce qu'il lui était arrivé, pour réussir à se laisser aller, elle aussi, à déployer les ailes de la femme avide d'aventures et de sensations qu'elle est vraiment.
Ce n'est que lorsque le canapé s'affaisse à ses côtés et que l'odeur de Boxer remplit ses narines qu'elle réalise sa présence. Il sourit doucement, de façon à peine perceptible, et glisse une mèche de ses cheveux derrière son oreille avec une douceur qui lui fait monter les larmes aux yeux.
— Tu n'étais plus dans le lit, j'ai cru que tu avais disparu, dit-il simplement.
— Je ne suis pas sûre de trouver le courage de partir, maintenant.
— Qui a dit que tu devais partir ? demande Boxer, un sourcil haussé.
La gorge de la jeune femme s'assèche soudainement. Son cœur loupé un battement, cette espèce de looping douloureux qui lui fait l'effet d'un coup de poing juste sous les côtes, qui cueille ses organes et les réorganise à l'aveuglette. Elle fronce les sourcils, mais les commissures de ses lèvres dessinent déjà un sourire, comme si les paroles de Boxer répondaient à un désir secret, donnaient naissance à un espoir qu'elle ne s'est jamais autorisée à avoir. Elle est venue ici pour quoi, de toute façon ? Aller au bout des choses, se dire « j'ai fait tout ce que je pouvais », ne pas regretter. Et repartir, tourner le dos à cet homme qui la hante, qu'elle voit, qu'elle sent, qu'elle entend même quand elle ne dort pas, dont elle rêve chaque instant, qui tapisse son esprit avec la même conviction que celle qu'il emploie chaque fois qu'il s'adresse à elle ?
— Je n'ai pas ma place ici, dit-elle.
— Je crois que tu n'as plus ta place nulle part, Zoé. Si c'était le cas, tu ne serais pas venue. Tu as le luxe de pouvoir choisir. Tu pourrais retourner à Ibiza, tu pourrais rester à Manchester, mais tu as choisi de me chercher, et plutôt que de me passer un coup de fil, tu as traversé l'Europe, seule, pour te présenter chez moi comme si c'était la chose évidente à faire. Tu as déjà fait ton choix.
Elle ne dit rien. Sa voix la trahirait, alors elle laisse ses lèvres parler contre celles de l'homme dangereux à ses côtés. Il n'est que douceur avec elle, mais elle sait de quoi il est capable. Elle l'a compris, elle l'a vu, et il le lui a dit lui-même. C'est un homme capable de tuer par loyauté, capable de tenir des secrets épouvantables par amitié… Mais le plus dangereux chez lui réside dans la sensation qu'il lui donne d'être vivante comme jamais elle ne l'a été auparavant. Ca n'est pas seulement lié à son rôle dans la découverte relative à Axel, cela va bien plus loin que cela. Il avait déjà commencé à avoir cet effet sur elle avant qu'elle ne comprenne qui était vraiment son frère.
— Tu peux rester ici, si tu veux. Un mois, deux mois, six mois, un an… Tu es ici chez toi, dit-il en la serrant contre lui.
— Et toi ? demande Zoé d'une petite voix qu'elle déteste d'être aussi fragile.
— Quoi, moi ?
— Qu'est-ce que tu veux, toi ?
Il plonge le visage contre son cou, embrasse la base de sa clavicule, la naissance de son épaule, fait abstraction de sa peau moite, de son corps qui mériterait une bonne douche.
— Moi, je veux que tu nous laisses une chance.
— Qu'est-ce que je vais faire, ici ? demande-t-elle.
Il rit contre sa peau.
— Il y'a des kilomètres carrés de nature à explorer, des villages magnifiques partout autour. Je peux te les faire visiter. Tu goûteras tous les jambons, tous les chorizos, les lomos, les olives et les chips artisanales, tu visiteras les villages, les églises, les châteaux, les fermes et les boutiques, les galeries d'art, tout ce que tu voudras.
Zoé sourit. Ce n'est un projet qu'à court terme, mais cette idée lui convient bien. Personne ne l'attend de l'autre côté de la Manche, personne ne se soucie vraiment d'elle, de ce qu'elle deviendra.
— Est-ce que tu viendras visiter avec moi ? demande-t-elle.
— Quand le travail me le permettra, oui, bien sûr.
Il se penche et murmure à son oreille.
— Je te ferai l'amour dans les lieux les plus insolites et nous rattraperons ces mois passés loin l'un de l'autre.
Zoé se serre d'autant plus contre lui et ferme les yeux. Elle s'imagine bien vivre là, et bientôt, l'imaginaire devient réalité. Les jours s'écoulent, dans une langueur confortable, chaude et moite, qui n'est due que pour moitié au climat brûlant de cette région d'Espagne. Les jours ne se ressemblent pas, malgré leur simplicité. Elle commence par rendre la voiture de location, et emprunte celle de Boxer. Quand il travaille dans la maison ou prépare des sets, elle part visiter les villages alentour. Un chapeau sur la tête, un appareil photo à la main et ses yeux bleus cachés derrière des lunettes, elle découvre les églises de campagne, blanchies à la chaux, les places des férias, les bars ombragés dans lesquels les vieux enchainent les fantas citron et les bières légères en mangeant des pipas et des grains de maïs grillés et salés. Plusieurs fois, elle rentre avec des coups de soleil, et profite allégrement des massages de Boxer qui l'oint de crème calmante, puis recommence le lendemain.
Parfois, elle ramène de ses balades des plats locaux que Boxer connait déjà mais qu'il déguste toujours avec elle avec plaisir, puis elle dépose une jarre en terre ouvragée sur la table de la cuisine, un bouquet de fleurs dans le salon, et son chapeau de paille qu'elle laisse traîner un peu partout, si bien que très vite, ce n'est plus juste la décoration de Boxer, c'est la leur. Il déplace des choses, lui demande de trouver certains articles dont il a besoin, un pot de peinture, une taloche pour égaliser un mur qu'il faut refaire, du désherbant naturel ou une huile d'olive particulièrement raffinée. Ils prennent leurs habitudes, se brossent les dents côte à côte et se détendent dans la piscine, s'embrassent dans la cuisine en préparant des repas hauts en couleurs qui donnent à Zoé l'impression qu'elle s'est fourvoyée sur le sens de la vie pendant toutes ces années. Ils boivent beaucoup de vin, jusqu'à tard le soir, ou de la bière lorsqu'elle l'accompagne dans la discothèque où il joue.
Elle danse, il la devine dans la foule, l'observe, la couve du regard et la rejoint dès la fin de son set. Ils rentrent ensuite dans la fraîcheur de la nuit, observent un peu les étoiles dans leur bout du monde où la pollution lumineuse est un vague concept et finissent enchevêtrés sur le canapé ou dans le lit qui devient leur. Ils rient, du matin au soir, des maladresses de Zoé et des traits d'esprit de Boxer, de l'eau qu'elle éclabousse sur lui dans la piscine ou de la glissade de laquelle il se rattrape de justesse sur les dalles du patio. Ils rient à en avoir mal au cœur, mais c'est la plus jolie et la plus douce des peines.
Puis Zoé rentre de courses, et malgré le sourire qu'elle lui envoie, Boxer ne le lui rend pas. Il est sérieux comme un homme à qui on vient d'arracher l'espoir d'un monde meilleur, comme un soldat qu'on rappelle au combat alors qu'il pensait y avoir échappé mais qui s'acquittera quand même de son devoir. La jeune femme s'approche de lui, son sac posé n'importe comment dans l'entrée, les sourcils froncés et le cœur battant dans l'attente d'une nouvelle qu'elle imagine très bien.
— Je dois retourner à Ibiza, lui dit Boxer d'une voix blanche.
— Je viens avec toi, dit-elle.
Et comme ça, ils s'envolent.
Ibiza est exactement comme elle l'a laissée, sauf qu'il y'a beaucoup moins de monde. La différence est surtout visible sur les plages, et le soir aussi, lui explique Boxer. De la préparation de leurs sacs – le sien est tout petit, juste l'essentiel – à la descente de l'avion, il n'a pas lâché sa main, ou presque. Il ne l'a pas embrassée non plus, tendu comme la corde d'un arc, inquiet. Il marche, dans la rue, Zoé à ses côtés, et la jeune femme doit allonger le pas pour réussir à le suivre. Même s'il porte un jean brut et un t —shirt blanc, c'est exactement le Boxer qu'elle a vu la toute première fois, dangereux, menaçant. Il ne porte aucune arme, il n'en a pas besoin. Les passants qui le reconnaissent sont plutôt agréables, mais guère rassurés. Tout le monde comprend que le retour de Boxer n'est pas une bonne nouvelle, aussi agréable qu'il puisse être.
Mais encore une fois, Zoé est surprise de ses propres sensations. Elle a aimé l'Espagne, mais cet endroit lui donne l'impression de revivre, d'être revenue à la maison. Elle entend les bruits des vagues quand ils passent sur le port pour manger un morceau avant de rejoindre leur destination, les bateaux qui reviennent de la pêche, les pêcheurs qui s'apostrophent, et elle comprend même quelques mots.
Face à face à une table bancale, ils mangent des calamars à la romaine, généreusement nappés de citron frais, avec une bière si froide qu'elle donne à Zoé l'impression de rendre son sang effervescent. On leur a aussi servi des poivrons rouges grillés, dont la peau se décolle toute seule. Ces saveurs sont si familières que Zoé se demande comment elle a pu manger autre chose ces derniers mois. Boxer a l'air de se détendre, un tout petit peu seulement, au moment où il prend de nouveau sa main par-dessus la table et où il en caresse la paume de son pouce.
— Tu peux encore faire demi-tour, si tu veux. Je t'assure que je ne t'en voudrai pas.
— Pourquoi est-ce que je partirais ?
Il hausse les épaules. Son regard est doux, tendre, et lorsqu'il parle, sa voix ressemble à un velours sur sa peau. Zoé sent sa gorge se serrer elle n'a aucune envie d'avoir cette conversation, pas alors qu'elle vient de le suivre jusqu'à l'île qui a détruit sa vie. Deux fois.
— Je veux juste que tu saches que c'est possible. Et c'est OK si tu le fais.
— Je ne vais pas le faire. Je t'ai dit que je venais avec toi. De quoi as-tu peur ?
— Tu vas être confrontée à des choses que tu aurais voulu oublier, je suppose. A des gens qui n'ont pas su…
— Boxer. Ca m'est égal. Je suis avec toi.
— Moi non plus je n'ai pas su te protéger quand tu es venue ici pour la première fois.
— Mais être protégée n'était pas ce que je recherchais. Au contraire. Tu m'as crue, tu m'as soutenue. Je n'avais besoin que de cela.
Zoé fronce les sourcils.
— Qu'est-ce que tu ne me dis pas, Boxer ?
— Rien. Andreu a besoin de moi, il dit que c'est urgent.
— Je serai à tes côtés.
— Tu sais que ça signifie que tu risques d'être entraînée dans un danger auquel tu n'as pas besoin de faire face ?
— Qu'est-ce que tu voudrais ? Que je t'attende sagement dans un hôtel ? Ou peut-être aurais-tu voulu que je reste chez toi, à attendre sagement que tu reviennes ?
Boxer lui sourit. Ses lunettes de soleil cachent ses yeux, mais Zoé peut sentir son regard la caresser malgré les verres presque opaques.
— J'aime l'image de toi m'attendant nue sur le lit après une dure journée.
— Ca reste possible, tu sais.
Il éclate de rire. C'est probablement le son que Zoé préfère au monde, réalise-t-elle. Comment peut-on à ce point aimer une voix, un rire, des intonations ? Chaque fois qu'il ouvre la bouche, c'est comme s'il demandait à l'air de caresser sa peau. Le simple son de sa voix la perturbe si profondément qu'elle pourrait l'entendre parler des heures, et la seule idée d'être à l'origine de son rire lui réchauffe le cœur si intensément que c'en est à peine supportable.
— Est-ce que tu te souviens de cette course poursuite avec la police que nous avons faite à travers la pinède ? demande-t-il tout à coup.
Elle penche la tête, un sourcil haussé, et se retient de rire.
— Bien sûr que je me souviens.
— Je crois que c'est à ce moment précis que j'ai compris que tu pourrais faire ce que tu veux de moi. Un instant plus tôt, tu étais cette jeune femme sage, qui ne déborde jamais, qui n'avait probablement jamais désobéi à une règle, et tout à coup, tu conduisais ma voiture à travers les collines comme si tu avais fait ça toute ta vie.
— J'ai grandi à Manchester, lui rappelle-t-elle.
— Je n'ai aucune idée de ce que ça signifie.
— Et quelques heures avant, je t'avais tiré dans la jambe.
— Ca, je m'en souviens très bien, grimace-t-il.
C'est au tour de Zoé d'éclater de rire. Elle n'aurait jamais osé, avant. Avant lui, avant Ibiza, avant de comprendre la vérité à propos d'Axel, avant de croiser Boxer et d'être engloutie par un raz de marées de révolutions dans sa vie.
— Ce que je veux dire, dit Boxer, c'est que j'ai envie que tu fasses totalement partie de ma vie, poursuit-il en se penchant par-dessus la table, sans doute pour parler à voix plus basse, comme s'il lui répétait un secret destiné à elle seule. Celle que j'ai construit en Extremadure, où je ne suis personne, et celle, ici, où je suis craint par ceux qui ne me connaissent que pour mon lien avec Andreu. J'ai envie de vivre ces deux vies avec toi, celle où il n'y a rien de plus palpitant qu'une piscine à nettoyer et des nuits dans la sueur des discothèques, et celle où je dois me déplacer avec une arme à feu d'un côté et des armes blanches de l'autre, tu comprends ?
Zoé hoche la tête, et détourne le regard. Elle n'est pas prête pour ces grandes déclarations, elles lui font peur autant qu'elles la soulagent. Boxer tient sa main, la caresse de ses doigts chauds. Elle ne trouve la force de parler que parce qu'elle observe le pneu crevé d'une voiture garée un peu plus loin.
— Je suis exactement où je veux être. Avec toi. Je me moque du danger, des magouilles de Andreu ou de sa famille, je veux seulement être avec toi.
Alors peu importe la suite, pense Zoé. Elle est exactement où elle veut être.
