Cette histoire est la quatrième séquelle de ma fic à chapitres Sonna Kotoba de Kokoro Tozashite et des OS Kiss and Fly, Frozen Solution et Beauty and the Bear qu'il est préférable de lire si vous souhaitez comprendre le pourquoi des actions de Duo et Heero dans cet OS.
Pour ceux qui souhaitent tout de même lire sans connaître les fictions de base, voici un court résumé qui vous permettra de savoir où en sont les personnages : Quatre mois ont passé depuis la fin de la guerre. Les réparations des Gundams sont en phase de se terminer. Libérés de cet impératif, Duo invite Heero à passer le voir sur L2.
Cette histoire est la suite directe de Beauty and the Bear.
Who I am
Duo était revenu depuis quatre jours sur L2 quand Heero reprit contact de façon inattendue.
Quand est-ce que tu revois Sally Po ?
Le 9.
Pourquoi, tu veux passer quand elle sera là ?
Si la date te convient pas, je peux lui demander de changer.
Non.
Je viendrai quelques jours, une fois qu'elle sera passée.
Ah ah. Le faux espoir qu'il avait eu.
Dis-moi quand, je prendrai pas de vol ces jours-là.
À vrai dire, Duo n'avait pas de vols de prévus pour le moment. Howard ne lui avait proposé que des missions de recyclage à bord de Mobiles Suits utilitaires, ces derniers temps. Et Duo consacrait le reste de son temps à travailler à la décharge pour se refaire un pécule, ces deux derniers mois où il avait plus voyagé qu'autre chose ayant grillé ses quelques économies. Dans l'absolu, Duo préférait piloter, mais faire tout ça ne lui déplaisait pas non plus.
Lorsqu'il était passé la veille, après ses deux jours de repos, Howard avait voulu le voir. C'était attendu. L'homme voudrait forcément savoir comment s'était déroulée la mission et si les réparations étaient en bonne voie. Duo n'était pas exactement proche de l'ingénieur, qu'il n'avait rencontré que lors du lancement de l'Opération Météore, mais il avait toujours eu un bon contact avec lui. Et il lui en devait une belle, pour la fin de la guerre.
Duo n'était pas rentré dans les détails avec Heero, et ces informations-là n'étaient pas parues avec l'armistice, mais lui, Trowa et Quatre s'étaient fait coincer au sortir de la guerre, du fait qu'ils soient mineurs. On ne retiendrait pas de charges contre eux, mais on ne les relâchait pas totalement non plus dans la nature.
Il y avait le suivi médical et psychologique avec Sally, mais il avait aussi fallu que chacun ait un tuteur majeur se portant garant. Cela avait été simple, pour Quatre, qui avait de nombreux membres de sa famille encore en vie. Trowa n'avait pas non plus cherché longtemps, Catherine, la jeune femme du cirque dans lequel il avait longtemps été en couverture et tout à fait au fait des activités de l'ex-03, ayant donné son accord dès qu'elle avait été contactée. Se porter volontaire lui garantissait que Trowa réintégrerait le cirque, ce que ce dernier désirait également.
Pour Duo, par contre, il n'y avait eu personne d'évident.
Et puis, franchement, quel taré il fallait être pour se porter garant d'un pilote de Gundam ?
Howard avait été sur place. Il avait vu que c'était difficile, il considérait déjà Duo comme un Sweeper à part entière, alors il s'était porté volontaire. C'était un des meilleurs choix qui aurait pu être fait. Un des seuls que Duo pouvait accepter.
Dans les faits, Howard n'avait pas eu plus envie d'être responsable d'un pupille que Duo de rendre des comptes à quelqu'un. Alors ils avaient passé le mois de janvier en démarches administratives, que Duo obtienne son identité officielle, sa date de naissance officielle, et, une fois les seize ans actés, ils avaient lancé une procédure de demande d'émancipation – que Duo récupère sa liberté.
Ces procédures s'étaient largement simplifiées avec le temps. De fait, depuis vingt ans, le service militaire pouvait débuter dès onze ou douze ans, et un nombre non négligeable de jeunes de quinze ou seize ans commençaient à véritablement intégrer les Specials, l'ancêtre de OZ, comme sous-officiers sur le terrain. Il aurait été ridicule qu'ils conservent un statut de mineur quand ils pouvaient être amenés à donner des ordres à des soldats bien plus âgés.
L'école militaire était devenue synonyme d'émancipation.
Être terroriste, par contre…
Enfin, la bonne nouvelle c'était qu'Heero allait venir quelques jours. Duo était enthousiasmé par l'idée. Surtout que si le brun ne passerait pas dans l'immédiat, il avait pris contact rapidement – sans doute pour organiser son emploi du temps.
Duo se demandait régulièrement ce que l'ex-01 pouvait trafiquer. Il y avait les Gundams – évidemment – mais il avait eu la preuve il y a peu qu'Heero continuait sa veille, concernant ce qu'il se passait dans la Sphère Terrestre, comme son passage express pour tester la sécurité de Relena Darlian le montrait.
Et puis, la dernière fois qu'ils s'étaient vus, Heero passait objectivement trop de temps sur son ordinateur pour qu'il ne s'agisse que de Gundams.
Heero fixait l'écran, songeur. Son regard se releva au-dessus de l'ordinateur jusqu'à se poser sur le mur blanc devant lui. La page d'inscription au "test d'évaluation scolaire" lui faisait face, immaculée, si l'on omettait la coche validant le choix de la session – celle de fin mai.
Il avait fait son choix : il allait s'inscrire. Cependant, il prenait conscience du fait qu'il lui fallait une identité à renseigner. ...une identité qui ne serait pas Heero Yuy.
Autant Heero avait eu de nombreux alias – pas plus d'un établissement scolaire avec la même identité tout du long de son entraînement – autant il avait la majeure partie du temps utilisé son nom de code pour s'inscrire pendant la guerre. Il avait piqué le nom de 02 pour s'inscrire dans les Colonies, là où il était par contre absolument impensable de s'appeler Heero Yuy. Mais sur Terre, il avait gardé le nom tel quel. Par simplicité, mais aussi et surtout par provocation. Peu de gens s'étaient étonné de cette homonymie. Alors, guerre derrière eux ou non, il aurait pu en théorie s'inscrire sous son nom de code.
S'il avait visé une filière différente, du moins. Heero Yuy faisait autant partie de l'Histoire moderne que le Maréchal Noventa ou Marticus Rex, appelé par la suite Roi Peacecraft – accessoirement, le père biologique de Relena.
Sans compter les autres problèmes qu'il s'attirerait en gardant un nom connu. Il serait aussitôt repéré par les Preventers, et c'était clairement quelque chose qu'il ne souhaitait pas.
Ici, c'est un nom qu'il garderait – un nom qu'il verrait régulièrement. Autant bien le choisir.
Ça n'avait pas changé. Il lui était toujours aussi désagréable d'emprunter des navettes civiles.
Heero dut se rappeler plusieurs fois, du trajet jusqu'au port spatial jusqu'à la fin de son vol, pourquoi, au juste, il avait eu l'idée de retourner dans les Colonies.
Certes, cela répondait à son objectif de rester en mouvement. Mais il s'agissait d'un vol long, sur lequel il n'avait aucun contrôle, et partagé avec des inconnus – ce qui, couplé au bruit des moteurs rappelant les trajets effectués pendant la guerre, anéantissait toute perspective de sommeil – sans compter les contrôles de sécurité à l'embarquement, à la fois pénibles et source d'incertitude, la probabilité d'être reconnu par un ancien soldat d'OZ ou de l'Alliance n'étant pas nulle. Heero n'avait pas oublié que OZ avait mis la main sur ses informations biométriques. Alors personne n'était censé connaître son visage dans le domaine public, mais quand même. Et en même temps, ces mêmes contrôles lui paraissaient terriblement insuffisants. Rien que parce qu'on le laissait passer sans rien lui dire.
Et il devrait remettre ça d'ici moins d'une semaine.
Au moins il n'était pas à cours d'occupation, effectuant des révisions – ou parfois essayant de combler des lacunes – pour les différentes matières de l'examen auquel il s'était inscrit.
Il avait constaté, avec contrariété, que la plupart des cursus d'Histoire accordaient une importance non négligeable aux résultats de littérature, comme si les deux domaines avaient un rapport étroit. Il n'y en avait pourtant aucun, à ses yeux, et Heero n'avait aucune idée de comment rattraper toute une scolarité dans cette matière – sachant en plus qu'il n'avait absolument aucune appétence pour ce qui relevait de la fiction.
La preuve en était qu'il ne cherchait pas spécialement de solution au problème, préférant se mettre à jour en biologie – domaine qui bénéficiait au moins d'applications pratiques indéniables – ainsi qu'en Histoire, dans les périodes lointaines dont il connaissait bien moins les détails que pour la période moderne. Il s'agissait après tout de sa priorité.
La littérature… L'examen aurait pris la forme d'un QCM avec une seule réponse possible, il se serait volontiers contenté de cocher une seule colonne, dans l'espoir d'obtenir un quart des points sans effort et n'excluait d'ailleurs toujours pas cette approche.
Dans le dernier message qu'il lui avait envoyé, Duo lui avait indiqué qu'il travaillerait au port spatial le jour de son arrivée, et lui avait proposé un endroit où se rejoindre sur place plutôt que de lui donner son adresse. Ça n'avait pas interpellé Heero. Il apprendrait bien la localisation en s'y rendant.
Cela aurait pu avoir un côté déstabilisant de devoir se rendre dans une partie du port spatial qui n'était pas destinée à accueillir du public. Toutefois, Heero s'était infiltré le mois précédent dans un endroit similaire, sur une autre Colonie, se faisant passer pour un agent du service. Sur L2, les bâtiments constituant le port étaient disposés exactement de la même façon. Il était en quelque sorte en terrain connu.
Heero arriva avant Duo au point de rendez-vous, une subdivision adjacente à la principale salle d'attente du hall des départs. Il jeta un regard scrutateur aux alentours, et s'adossa contre le mur, son champ de vision largement dégagé.
Il n'eut pas longtemps à attendre avant de voir Duo apparaître à l'angle de la section réservée.
« Ah ! Salut, t'es déjà là. Ta navette était en avance ? » Lui demanda-t-il, tout sourire.
« À l'heure. » Répondit Heero, se décollant du mur et se mettant en marche, son sac à l'épaule.
Duo hocha la tête et lui passa le bras en travers des épaules le temps de quelques secondes quand Heero passa à sa portée. Heero accueillit volontiers le poids devenu familier depuis un mois, et en profita pour dévisager Duo. L'ex-02 était habillé de la façon dont Heero était habitué, la sacoche qu'il portait en bandoulière lui indiquant qu'il s'était sans doute changé après avoir travaillé.
« Ça te va, si on rentre à pied ? Ça fait une trotte, mais le tram va être bondé avec les autres passagers de ta navette. Ça fait trop de monde. J'aime pas ça, en milieu fermé. » Reprit Duo en dégageant son bras.
Heero acquiesça aussitôt, n'étant lui-même pas un fervent utilisateur des transports en commun aux heures de pointe.
Il ne leur fallut pas longtemps pour sortir du bâtiment. L'air autour du port spatial était saturé par une odeur de poussière et de carburant pour navette. La température extérieure était plutôt chaude pour un mois de mai, avec pourtant un effet d'air conditionné qu'on ne trouvait pas sur Terre, où l'Homme n'avait aucun contrôle sur le climat.
Dès qu'ils eurent mis de la distance avec la foule environnante, Heero reprit :
« Ton amie sait que je viens ? »
« Bien sûr qu'elle sait ! Elle sera sans doute là, quand on arrivera. Elle bosse le matin cette semaine. »
Quand même, il avait sincèrement pensé que Duo mettrait Hilde devant le fait accompli ? Non, sans doute pas. Peut-être qu'il vérifiait simplement qu'il était le bienvenu.
La marche jusqu'au quartier excentré où habitait Duo leur prit une bonne demi-heure. C'était l'occasion pour Heero d'observer les lieux. On aurait pu croire que rien ne ressemblait plus à une Colonie spatiale qu'une autre Colonie spatiale. Après tout, elles avaient toutes étaient créées selon le même modèle technique basé sur les tores de Stanford, puis optimisé décennie après décennie. Pourtant, chaque lieu avait son identité, et ce n'était pas juste lié aux habitants, l'architecture, notamment, dépendait en partie de la culture des peuples qui avaient financé leur construction.
Heero était déjà venu sur L2, mais ses souvenirs dataient de l'époque où il était avec Odin, et ils n'avaient alors été que de passage entre deux contrats.
Il écoutait d'une oreille les indications que lui donnait Duo sur la topographie, partageant quelques anecdotes concernant les lieux. Il avait a priori été en planque sur cette colonie spécifique de longues semaines pendant la guerre.
Heero s'imagina quelques instants inverser leurs rôles, lui-même présentant un endroit à Duo. Il avait énormément bougé, alors il ne trouvait pas d'équivalence. Quoique, Heero connaissait bien quelques endroits en Europe, mais l'idée de présenter à Duo la ville de New Port City, ancienne capitale de Sanc, ou pire, l'académie de Relena, était vraiment une idée trop bizarre.
Enfin, ils tournèrent à l'angle d'une rue, et Duo lui désigna la troisième maison comme étant la sienne. Comme partout depuis plusieurs minutes, il y avait des petits terrains attenants à chaque maison. Quelque part, c'était un luxe de voir un tel quartier sans aucune maison mitoyenne. Toutefois, au lieu de gazon, on ne trouvait que de la terre battue, et le plus souvent des débris métalliques étaient empilés contre les murets, là où l'on se serait attendu à trouver des arbres et des plantes grimpantes. L'absence de végétation donnait un air faussement industriel. C'était trop propre pour parler de décharge à ciel ouvert, mais l'impression peu naturelle était là.
Vivre dans ce genre de conditions serait sans doute oppressant pour des terriens habitués à une nature luxueuse, même au cœur des zones urbaines.
« Tiens, fais comme chez toi. Là, tu as le salon, salle de bain au fond du couloir, en face tu as la chambre de Hilde, et moi je dors au-dessus, dans les combles. » Lui indiqua Duo après avoir ouvert la porte de son logement.
Heero haussa légèrement les sourcils tout en posant son sac au sol. L'habitation ne semblait pas abriter d'étage aménagé, vu de l'extérieur – la faute à une absence de fenêtre.
« Hilde ! On est rentré. »
« Dans la cuisine ! » Répondit une voix féminine.
Duo se dirigea naturellement vers la pièce. Jetant un œil dans son dos, il vit qu'Heero le suivait sans hâte excessive.
Une fois qu'ils furent dans le champ de vision de Hilde, il reprit :
« Heero, Hilde ; Hilde, Heero. » Présenta-t-il sans fioriture. « Hilde, j'ai le temps d'aller me doucher ? »
« Oui, vas-y. » Répondit-elle avant de saluer Heero d'un sourire.
Duo fit demi-tour, donnant une légère bourrade derrière l'épaule d'Heero quand il le croisa, comme pour l'encourager à interagir.
On ne pouvait pas dire que le natté lui avait rendu la vie facile en l'abandonnant aussi vite.
Hilde secoua la tête, le sourire qui étirait ses lèvres lui donnant l'air de trouver le comportement de Duo attachant.
« Hilde Schbeiker. J'ai récupéré les plans du Libra, avant la dernière bataille… Je pilotais un Leo. » Indiqua-t-elle en reportant son attention sur leur invité.
Heero savait déjà cela, mais il se garda de le lui dire.
« Wing Zero. » Répondit-il en guise de présentations.
Le deuxième fuyard, identifia immédiatement la brune.
« Ça, pour une surprise. »
Ne sachant comment interpréter la remarque, Heero détourna le sujet :
« Duo ne fréquente pas les autres pilotes ? »
« Oh, si ! C'est juste que tu es le premier qui vient à la maison. D'habitude, c'est toujours lui qui se déplace. Du coup, c'est un peu la première fois qu'il me présente vraiment à un de ses amis. J'ai croisé quelques fois Quatre Winner à l'infirmerie sur MO-II, mais c'est pas pareil. Ça me fait plaisir. Tu es le pilote que connaissait Relena Peacecraft ? »
« Je suppose. »
Hilde arborant un air mi-surpris, mi-amusé, il reprit :
« Elle connaît aussi Quatre. »
Elle hocha la tête, souriante, avant de reprendre d'un ton plus sérieux.
« Duo m'a dit qu'il t'avait parlé de moi, concernant la police préventive. Merci. Pour ce que tu lui as dit, à mon sujet. Il est tout le temps surprotecteur avec moi… »
« Il est comme ça avec tout le monde. »
« Toi, au moins, il t'écoute ! »
Première nouvelle.
Heero ne cilla pas, mais considéra la phrase quelques secondes. Cela pouvait sembler anodin, mais peut-être qu'il bénéficiait effectivement d'une sorte de privilège. Après, en admettant que ce soit vrai, cela pouvait être lié à sa façon de s'exprimer parfois brutale, son statut d'ancien pilote de Gundam, ou à n'importe quoi d'autre.
Cela remettait au centre de la conversation le projet d'intégrer les Preventers de la jeune femme. Elle semblait parler facilement – un peu comme Duo – alors il en profita pour s'enquérir des modalités de recrutement, et de ce qu'elle savait du tri effectué, des sélections et de la formation prévue.
Duo les rejoignit alors qu'elle était en train de terminer son explication. Heero ne se retourna pas, mais sentit le regard dans son dos.
« Tu es intéressé pour t'engager ? » Conclut-elle.
« Pas vraiment. » Éluda-t-il.
"Pas du tout" aurait été une réponse plus appropriée.
En tout cas, les éléments qu'elle lui avait rapportés concordaient avec l'impression que ses recherches lui avait laissée : les Preventers ne seraient pas véritablement efficaces avant la fin de l'été. Cela bornait la période où le champ serait encore vraiment libre pour des groupuscules indépendantistes ou d'anciens soldats qui voudraient exprimer leur rejet de cette paix chèrement acquise pour passer à l'action.
Une fois le gros de la troupe recrutée, ce serait sans doute bien plus dur. Le gouvernement de la Sphère Terrestre ne serait pas à l'abri pour autant, mais il faudrait à l'évidence bien plus de moyens pour faire pression. Au moins les moyens qu'ils avaient eus, eux, avec les Gundams. Les moyens de la Fondation Barton.
« Tiens, Duo, tu veux mettre la table. » L'interpella-t-elle en le voyant.
« Oui. »
Duo se dirigea vers l'étagère où était rangée la vaisselle, son regard toujours fixé sur Heero.
« Tu manges ? »
« Bien sûr qu'il mange. Duo, enfin. »
Duo jeta un regard ennuyé à la brune, une moue boudeuse étirant brièvement ses lèvres, avant que ses yeux ne viennent à nouveau se planter dans ceux d'Heero, lui adressant un coup de menton pour l'inciter à répondre.
« Tu peux me mettre une assiette. » Répondit Heero d'un ton neutre.
« Tu vois. » Souligna à nouveau Hilde à qui la conversation semblait ahurissante.
La voyant se retourner vers l'intérieur de la cuisine pour égoutter le riz qu'elle avait mis à cuire, il profita du bruit de l'eau s'écoulant pour reprendre la parole.
« On t'a rien servi dans la navette. »
« Hn. »
Duo n'avait pas insisté, et ils s'étaient tous trois installés pour manger. Le repas avait été agréable, Hilde et Duo meublant sans peine le silence et incluant régulièrement Heero dans la conversation sans qu'il ne se sente sur-sollicité pour autant.
Une fois le repas terminé, la table débarrassée et la vaisselle faite, Duo se tourna vers Heero, désireux de passer du temps seul avec lui.
« On monte ? Tu prends tes affaires ? »
C'est vrai qu'ils n'avaient pas parlé de modalités pour dormir.
Heero n'était pas fondamentalement surpris de la proposition. Duo la lui avait faite trop de fois pour qu'il se fasse encore surprendre. Et il s'était projeté dans cette solution, doutant qu'il y ait une chambre pour lui. C'était soit ça, soit le canapé, et avec une ancienne soldate de OZ dans la place, même s'il s'agissait a priori d'une personne de confiance sur laquelle il pouvait avoir le dessus facilement en force brute, il aimait autant bénéficier de la chambre de Duo.
« J'irai dormir après toi. »
« Tu vas pas remettre ça ? » Désapprouva Duo, totalement dépité à l'entente de la réponse.
Hilde fronça les sourcils, également interpellée par la répartie et observant l'échange qui se poursuivait, puis elle réalisa :
« C'est vrai qu'il y a le décalage horaire. Duo, on peut dormir ensemble. Ce serait plus simple, sinon ? »
Évidemment, une telle proposition, avec leur passif, ne pouvait que crisper Duo.
La dernière fois qu'il avait été proche d'elle comme ça, ç'avait été en février. Et elle l'avait embrassé. Duo ne l'avait pas vraiment repoussée sur le coup. À cause de la surprise, d'abord, puis il avait été tenté de laisser voir. Ça n'avait pas été dingue. Pas foncièrement désagréable, mais ce n'était pas "juste", pas ce qu'il attendait.
Ça avait été un tournant dans sa relation avec Hilde. À la fois la confirmation qu'elle allait mieux, et celle qu'il ferait mieux de prendre le large. Et pour le prendre, il l'avait pris, se jetant à corps perdu dans la recherche d'une solution pour le Deathscythe. La sécurité ne l'avait jamais satisfait, mais c'était soudain devenu urgent, prioritaire.
S'il ne l'avait pas repoussée trop fermement par les mots, sa fuite suivie de plusieurs jours avait fait passer le message. Peut-être pas assez clairement, toutefois. Il avait envoyé de mauvais signaux, continuait à le faire, de temps en temps, comme avec la question d'intégrer les Preventers. Hilde disait qu'elle était passée à autre chose, mais est-ce que c'était vrai ? Peut-être que, consciemment ou inconsciemment, elle espérait quand même. C'était compliqué, et il n'avait pas envie d'y réfléchir.
L'attitude de Duo criait "je n'ai pas envie d'avoir une relation amoureuse avec toi". Il lui avait dit exactement ça, suite au baiser. Mais Hilde semblait entendre un "pour l'instant" qui n'existait pas dans sa phrase. Duo savait qu'il avait peut-être laissé un doute, et pourtant, il ne se voyait pas clarifier ça d'un "jamais".
Peut-être que si elle insistait assez longtemps, il finirait par se laisser convaincre d'essayer. Parce qu'elle était jolie. Qu'il l'aimait bien. Qu'ils savaient cohabiter. Que ça pourrait être logique et confortable. Parce qu'elle, elle l'aimait. Et ça, n'était-ce pas ce qu'un garçon de son âge devrait souhaiter ?
« On partagera le lit. »
Il cilla en entendant l'intervention d'Heero. Il avait dû être plongé dans ses pensées plus longtemps qu'il ne l'avait cru de prime abord.
Son regard croisa celui perçant d'Heero. Duo haussa les épaules, ne sachant pas comment interpréter ce qu'il voyait. L'intonation avait été neutre, mais Heero pouvait bien avoir perçu une partie des non-dits.
Bah, pas grave.
C'était Heero.
Il n'irait pas lui prendre la tête sur sa relation avec Hilde si lui-même ne lançait pas le sujet.
La chambre, si on pouvait appeler ça comme ça, se trouvait en effet sous les toits – et sans fenêtres. La maison n'avait pas été conçue pour loger plus de deux personnes partageant la chambre du rez-de-chaussée. Au final, il s'agissait plus d'un grenier qu'autre chose, mais c'était propre.
Pour le coup, ils pouvaient remercier leur petite taille qui leur permettait de circuler dans la partie centrale sans être courbés en deux.
Heero releva les yeux en entendant la voix de Duo s'élever, ce dernier s'étant laissé tomber assis sur le lit bas, qu'on aurait pu décrire comme un large futon.
« Au fait, j'ai entendu que tu posais des questions à Hilde, sur les Preventers… Tu veux t'engager ? »
S'il se fiait à son intuition, Duo aurait pensé que non. Mais Heero n'avait pas opposé de fin de non-recevoir quand son amie avait posé la question. Si lui était intéressé… cela lui donnerait à réfléchir. Cela donnerait à réfléchir à l'ensemble des anciens pilotes. Bien qu'Heero ne soit pas à la tête de leur petit groupe, chacun pouvait se laisser influencer par ce que faisaient les autres. Car s'il faisait ce choix, ce serait un choix réfléchi. Et Duo se laisserait peut-être davantage tenter si on lui proposait de travailler avec l'ex-01.
« Absolument pas. » Rétorqua Heero.
Le processus de recrutement était intéressant à connaître, comme bien d'autres informations sur les Preventers. Mais il ne voulait en aucun cas être affilié à une nouvelle organisation.
Duo se mit à pouffer. Au temps pour son projet d'être en binôme Preventer avec Heero. Enfin, cette réponse le soulageait plus qu'autre chose.
Il secoua la tête et changea de sujet :
« Tu m'as dit que Stones avait fini d'assembler… »
« Le Zero. Il faut encore le tester. Le Deathscythe est en cours. »
Duo hocha la tête en signe d'appréciation.
« C'est bien. Tu vas récupérer du temps libre. » Déclara-t-il. « Tu sais ce que tu vas faire, du coup, quand ce sera fini ? »
Heero s'était auparavant refusé à parler de ses projets à Duo, n'ayant pas pris de décision définitive. Mais, sa décision était prise à présent. Et il se sentait un peu obligé de répondre. Ne sachant pas trop comment exposer la chose, il prit le parti de fouiller dans son sac, situé non loin de là, et de tendre sa convocation aux examens à l'ex-02.
Ce dernier haussa les sourcils en parcourant la fiche, commentant au passage le fait qu'Heero cache bien son jeu. Duo ne s'était pas attendu à ce que le jeune homme fasse ce choix-là, mais à ses yeux, c'était là un choix très encourageant – éloigné du champ de bataille et ouvert vers l'avenir.
« C'est quel niveau ? Il ne faut pas attendre d'avoir dix-huit ans pour ça ? »
« Seize ans suffisent. »
La remarque amusa Heero. Duo ne se posait jamais ce type de question quand il s'agissait du droit de conduire une voiture, une navette spatiale – un Gundam – ou n'importe quel véhicule en général.
Les yeux de Duo remontèrent sur le haut de la feuille, se figeant quand son regard lut le nom indiqué.
« Heero …Lowe ? Tu as changé de nom ? » Dit-il, restant la bouche entrouverte.
À vrai dire, Duo semblait plus interpellé par ce nouveau patronyme que par le reste.
« Tu sais qui est Heero Yuy ? » S'enquit Heero.
« Évidemment. C'était le premier vrai leader de l'ensemble des Colonies. »
« Et ça ne te semblait pas… inusuel, que j'ai ce nom de code ? »
« Je sais pas. Je me suis jamais posé la question. Tu aurais pu être quelqu'un de sa famille, ou décider toi-même de t'appeler comme ça. »
Ce n'était pas Heero qui avait choisi, c'était Dr. J. Mais il était inutile qu'Heero le soulève. Il n'avait pas envie de parler de l'ingénieur, surtout sachant à quoi l'évoquer ferait penser Duo.
« Et du coup, pourquoi… Lowé ? Law ? Love ? »
Heero se détendit un peu à la question.
« Löwe. C'était le nom de mon tuteur avant Dr. J. »
« Que lui est-il arrivé ? »
« Il est mort, pendant un contrat. »
Duo ne semblant pas comprendre, il explicita :
« C'était un tueur à gage. J'étais sa couverture et son apprenti. »
« Ton père ? »
Cette question-là surprit davantage Heero, bien qu'il ne le montrât pas. C'est vrai qu'à la réflexion, la ligne de pensée de Duo était tout à fait logique.
« Je ne sais pas… je ne pense pas. Mais je n'ai pas vraiment de souvenirs d'avant lui. »
Il avait peu de souvenirs de sa prime jeunesse… Un jouet Mobile Suit. Une station orbitale. Une femme brune peu expansive. Un entourage déjà uniquement composé d'adultes.
« Tu étais avec lui, quand c'est arrivé ? »
Pour le coup, cette histoire de tueur à gage expliquait mieux aux yeux de Duo le parcours d'Heero et le fait qu'il ait souhaité aussitôt piloter quand cela lui avait été proposé.
« Il est mort devant moi. »
« Ça a dû te faire un coup, non ? » Demanda Duo, pensant à ses propres expériences et au désespoir qu'il avait ressenti alors.
« Pas vraiment… Pas sur le moment. »
La mort faisait partie des risques du métier. Heero avait été sensibilisé à la possibilité d'une telle éventualité très tôt. Alors, sur le moment, terminer le contrat avait été un réflexe. C'était la chose à faire et la meilleure façon de venger sa mort.
« Après ? »
« Après …oui, par comparaison. »
Duo resta pensif quelques instants.
« Tu n'es vraiment jamais allé à l'école, alors. »
« Non, on bougeait tout le temps. C'est lui qui m'a appris à me servir de la plupart des armes, avant même que je ne devienne 01. Il m'a aussi appris à lire, écrire, un peu de mathématiques et comprendre ce que disaient les médias. Je suppose que ce n'était pas exactement un niveau scolaire attendu, j'ai dû reprendre pas mal de bases au début de mon entraînement. »
Duo jeta un nouveau regard à la feuille, vérifiant la date indiquée, avant de la tendre à Heero.
« Tu penses que tu vas réussir ? Je veux dire, il te reste deux semaines. »
« J'ai repris des examens blancs. Ce devrait aller pour les langues, les questions de maths, physique et Histoire. »
« Et il y a quoi d'autre à part ça ? »
« Obligatoire, littérature et biologie. »
« Tu sais ce que tu feras, après, si ça marche ? Tu pourrais commencer un truc dès l'été ou l'automne suivant, c'est ça ? »
Heero acquiesça, avant de détourner un peu le regard, nerveux.
« Je suivrai sans doute un cursus par correspondance. »
Duo sourit, notant qu'il avait répondu au comment et non au quoi.
« Tu feras bien ce que tu veux, tu sais, c'est pas moi qui te critiquerai. »
« Un de mes professeurs particuliers m'a recontacté. Il voudrait que je continue dans sa discipline. Il voulait même me faire un passe-droit pour que je vienne dans son université. »
« Quand même ! » Siffla Duo, admiratif.
« Je n'irai pas. »
« J'avais compris. Mais par contre, tu vas étudier sa spécialité. Histoire ? »
« Histoire. » Acquiesça Heero en lui adressant un regard curieux. Il avait supposé que Duo pourrait deviner au vu de leurs précédentes discussions sur son apprentissage chez Dr. J, mais cela dénotait tout de même une sacrée attention aux détails.
Duo haussa les sourcils à la confirmation.
« Il sait le rôle que tu as eu pendant la guerre ? »
« Il a supposé correctement. »
« Et il t'a proposé quand même ? »
« Il pense que c'est d'autant plus intéressant. »
Duo resta songeur. Il se souvenait qu'Heero s'était inscrit au nom de 'Duo Maxwell' dans un cursus de ce genre en août 95. Il avait assisté en couverture à quelques amphithéâtres d'Histoire contemporaine, droit constitutionnel et relations internationales quand sa santé lui avait permis de sortir.
C'était sans doute intéressant, il devait le reconnaître, mais ça ne l'avait pas passionné. Duo avait besoin d'être actif. Rester assis à analyser une situation qu'il connaissait déjà et savait mauvaise, c'était inimaginable. Là-bas, il avait surtout été préoccupé par la nécessité d'être discret, d'où sa présence pour donner le change, mais il s'était penché dès qu'il avait pu sur la préparation de l'infiltration de la base lunaire.
Ça avait un côté… mignon, qu'Heero ait fait ce choix là aussi pendant la guerre quand il aurait été plus discret dans une filière très générale comme quand ils avaient été sur Terre.
D'ailleurs, il se souvenait que Quatre lui avait raconté les particularités de l'école pacifiste créée par Relena, sur l'art de convaincre par la parole. Ils y étaient restés un bon moment, selon le blond, et Heero avait consacré un temps important à lire, là-bas.
Avec ce qu'il lui avait dit le mois dernier, c'était évident qu'il n'avait pas dû lire des romans mais des ressources autour de la thématique ...alors même qu'il était encore terroriste et s'absentait pour aller sur le champ de bataille, intervenant dans le conflit entre la Romefeller et les partisans de Treize Khushrenada.
Duo se sentait très content de ces réalisations. Il avait la sensation d'avoir compris quelque chose de personnel au sujet de l'ex-premier pilote, et ça lui faisait rudement plaisir, le rendant satisfait de lui-même.
« Tu ne sembles pas surpris. » Indiqua Heero d'un ton neutre.
Il n'avait pas posé de question, mais cela s'en rapprochait.
Duo haussa les épaules.
« Je savais déjà que t'aimais ça. »
Heero ne se souvenait pas l'avoir dit dans ces termes-là, mais il ne pouvait nier l'évidence. C'était bizarre cette sensation de bien le connaître que lui donnait Duo. Il n'avait pourtant pas la sensation d'être transparent, ni d'être expansif, même si, bien sûr, il réalisait que Duo le poussait à parler de lui depuis de nombreux mois.
« Il y a d'autres choses que j'apprécie. »
« Oui, enfin, j'ai jamais entendu parler de cursus d'escrime. » Plaisanta Duo.
Un petit sourire nostalgique apparut sur les lèvres d'Heero. Il aurait aimé continuer, mais ce n'était ni possible, ni souhaitable. Sa façon de combattre trop en dehors des règles du sport autorisé, et surtout le combat à l'épée ou au sabre évoquait immédiatement l'aristocratie qui avait grossi les rangs de la Romefeller et de OZ.
Heero s'était attendu à ce que Duo fasse un lien avec le fait qu'ils assistent à la naissance d'une nouvelle organisation mondiale. Ou bien qu'il pointe le possible côté "thérapeutique" de sa démarche. Mais non. Il lui avait dit que c'était logique parce qu'il "aimait ça".
Et c'était vrai.
C'est juste qu'Heero n'y avait jamais songé en ces termes. Ça faisait longtemps qu'il ne se demandait plus s'il aimait ou non faire les choses. Il faisait ce qu'on lui disait de faire, ce qui devait être fait, ou bien il réagissait en suivant son instinct, ce que lui dictait sa conscience.
Duo choisit ce moment pour reprendre la parole, lui tendant en retour la convocation :
« Enfin, ton nouveau nom, faudra quand même que tu me redises comment le prononcer ! »
« Tu peux dire Law. Personne ne connaît la prononciation allemande. Il me fallait un nom de famille autre que Yuy. C'est ce qui m'a semblé le plus approprié. »
« Ah. Ouais. J'ai toujours tendance à oublier qu'on était censés avoir un "nom de code". C'est bien que tu aies gardé le prénom, ça m'aurait fait bizarre de t'appeler autrement ! »
« Duo Maxwell est ton vrai nom ? » Demanda Heero, sans rebondir sur la dernière remarque.
S'il avait conservé le prénom, c'était aussi pour cette raison. Cela aurait été plus discret de choisir Odin ou n'importe quoi d'autre éloigné de son nom de code. C'est ce qu'il aurait fait, s'il n'avait pas gardé contact avec des connaissances de la guerre. S'il ne voyait pas Duo trop souvent pour qu'il lui soit possible d'oublier qu'il ne se faisait appeler Heero que depuis un an.
« Autant qu'il est possible ! »
L'enthousiasme dans la réponse de Duo avait un côté amusant pour Heero. Lui ne se serait jamais imaginé réagir avec autant d'ardeur à ce type de question.
« Il n'y avait pas de Duo Maxwell dans les bases de données officielles avant janvier, mais je me suis toujours fait appeler comme ça. Enfin, j'ai adopté le prénom quand j'avais sept ans, et le nom huit. Et j'ai fait régulariser pour pouvoir taffer officiellement pour les Sweepers. »
« Adopté ? »
« Ouais, je sais, c'est pas commun de choisir son blase tout seul. »
Le sourire se fana un peu.
« Je me suis fait appeler Duo suite à la mort de Solo, mon chef de bande. J'étais son second. »
« Et Maxwell ? »
« Eh bien, je t'ai déjà raconté que j'avais vécu un temps dans une église, avec des religieux. C'était l'Église Maxwell. À côté d'ici. Tu en as peut-être entendu parler... »
Hochement positif de la tête.
« Répression aveugle de l'Alliance contre un groupe de rebelles dissimulé dans des installations civiles. Le fait qu'il y ait eu un survivant n'est pas connu, par contre. » Récita Heero comme s'il s'agissait d'une leçon apprise. La seconde phrase, par comparaison laissait percevoir le trouble du jeune homme concernant ce qu'avait vécu Duo.
Duo avala sa salive et reporta son regard sur Heero.
« Toi, tu as passé longtemps dans la rue ? »
En novembre dernier, Heero lui avait dit que sans J il serait peut-être encore à la rue aujourd'hui. Ça avait ravivé son côté chef de bande, avait réveillé le côté protecteur qui sommeillait chez Duo, même s'il avait assuré le rôle peu de temps. Arriver dans la rue, tout seul, vers sept ou huit ans, c'était compliqué. Déjà trop grand pour attirer la pitié des autres, et pas assez grand pour se défendre seul efficacement. Duo le savait bien, c'était ce qu'il s'était passé pour lui après l'Église.
Et Heero, lui, y était arrivé inexpérimenté.
Duo n'aurait jamais suivi ainsi un inconnu, il connaissait les risques. Solo avait suffisamment insisté sur les dangers d'une telle chose. Surtout si l'adulte en question offrait quelque chose en échange.
« Pas longtemps. Même pas une semaine. »
Duo pressa les lèvres. C'est un peu ce qu'il avait pensé. La différence de parcours était plutôt flagrante. Il y eut un court silence, qu'Heero décida de rompre.
« Comment est-il mort ? »
« Solo ? »
Heero se contenta d'acquiescer.
Duo se frotta le coin de l'œil de la main, détournant à nouveau le regard.
« L'épidémie de 87. »
« Tu as survécu. »
Heero ne posait pas de question, mais l'interrogation était là.
Duo haussa les épaules.
« J'étais allé voler des vaccins à l'armée pour lui et les autres gosses de la bande. Mais c'était trop tard pour Solo. Je lui ai même filé la dose prévue pour moi en plus, mais, ça a rien changé. Et je suis pas tombé malade. »
Duo avait fait le maximum. Il se sentait toujours un peu coupable, en plus d'être triste, mais il savait qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait alors. Un vaccin ne pouvait pas soigner, il existait pour prévenir la maladie. Évidemment, il l'ignorait à l'époque. Il n'avait jamais parlé à cœur ouvert de Solo à sœur Helen et au père Maxwell, mais il avait posé des questions, avait vu l'état physique de personnes qui avaient eu le même parcours que Solo. Impossible a posteriori de le dire avec certitude, mais pour être tombé si vite malade, Duo avait l'intuition que Solo avait sans doute été immunodéprimé.
« …Enfin… » Pas qu'il connaisse le mot alors.
« Enfin ? »
« Nan, rien. »
Heero n'insista pas, même s'il sentait qu'il y avait plus.
Duo lui jeta plusieurs regards en coin. Il semblait prendre sur lui.
« Tu sais… il avait plusieurs années de plus que nous, Solo. C'est pour ça que c'était le chef. Il connaissait des tas de trucs. On l'admirait tous. Moi, je l'admirais, en tout cas. Mais… déjà avant l'épidémie, il a jamais été en bonne santé. Je pense que c'est aussi pour ça qu'il… »
Duo n'osait plus regarder Heero dans les yeux, mais il aperçut dans sa vision périphérique qu'il semblait concentré, son attention focalisée sur lui.
« J'ai jamais su les détails. » Dit-il à toute vitesse. « Mais… Il a vécu des trucs comme toi pendant un certain temps. Sans contrepartie. Il a suivi la mauvaise personne. Alors il nous a toujours répété et répété de faire gaffe, de pas prendre de risques. »
Heero garda le silence, la révélation lui faisant intérieurement l'effet d'un seau d'eau glacé sur la tête. C'était l'explication. C'était pour ça que Duo semblait savoir des choses. Pour ça qu'il avait été inconcevable pour Duo de le regarder de haut, de le traiter de lopette ou autre synonyme à cause de ce qui lui était arrivé.
« Tu l'appréciais. »
« Je l'adorais. Tous les gosses l'adoraient. Il nous protégeait. »
« …C'est pour ça que tu avais l'air de savoir des choses à propos de- »
Duo détourna la tête et laissa échapper un profond soupir. Non, ce n'était pas la raison exacte. Et la raison exacte, il n'avait pas eu l'intention d'en parler. Il n'avait pas prévu de parler de détails concernant Solo à quiconque. Encore moins de cette partie-là. Quitte à le dire à quelqu'un… Heero était peut-être le meilleur choix. Il ravala la boule qu'il avait dans la gorge. Il n'avait pas envie de se souvenir.
« Solo était pas en état de décamper suffisamment vite pour faire du vol à l'étalage. Et à plus de douze ans, il risquait plus que nous s'il se faisait choper. Du coup… il faisait des passes… quand c'était vraiment trop la dèche. ...ou quand on avait besoin de médocs qu'on ne pouvait pas voler. Je servais de guetteur. Il avait confiance en moi. Alors, ouais, j'ai vu des trucs... Et je sais que ça intéresse des types. »
Heero resta songeur à ces derniers aveux. Il ne jugeait ni Solo, ni Duo. Il était mal placé pour le faire, et ne l'aurait pas fait de toute façon. Il ne pouvait pas vraiment laisser mourir la conversation, vu le point qu'ils avaient atteint. Et en même temps, il ne souhaitait pas rapporter les choses à sa personne. Ni continuer sur le même registre.
Il aurait pu demander ce qu'il était advenu du corps, mais la crémation était l'unique méthode utilisée dans les Colonies. Le fait que le garçon soit mort de maladie, dans le cadre d'une épidémie meurtrière, ne donnait aucune raison de traiter la dépouille autrement.
« L'épidémie, qu'est-ce que vous avez fait après ? »
La question sortit Duo de ses pensées, surpris qu'Heero reprenne la parole. Il s'en sentit reconnaissant. C'était lui qui meublait, qui faisait les transitions, la plupart du temps. C'était un petit soulagement de n'avoir pas à le faire cette fois.
« On squattait une vieille baraque. »
Il ramena sa tresse sur son épaule, ses doigts venant jouer avec l'extrémité de sa chevelure.
« On a perdu la maison hyper vite une fois qu'il n'a plus été là. Les adultes se sont mis à réagir, à vouloir trouver une solution. Personne avait jamais levé le petit doigt, avant. »
Ce qui signifiait… que ça devait bien profiter à quelqu'un, ces passes. Ou peut-être que cette volonté d'adopter des orphelins laissés à la rue venait de l'épidémie, des gens ayant perdu leurs propres enfants. Faire un bon geste. Cette deuxième solution avait toujours été celle avancée par le père Maxwell, mais Duo ne pouvait s'empêcher d'avoir ses doutes. Si c'était vraiment ça, on n'aurait pas laissé des bandes de gosses à la rue pendant des années.
« On nous a confiés à l'Église Maxwell pour qu'ils nous trouvent des familles. Moi, j'ai préféré rester avec les religieux. »
Duo avait fait en sorte que le courant ne passe pas avec les gens autres que ceux de l'Église. Hors de question d'avoir quelqu'un se croyant le droit de lui donner des ordres juste parce qu'il était plus âgé ou plus fort que lui. Il avait commencé à prendre des habitudes de décisionnaire, et beaucoup de choses pouvaient virer au rapport de force.
Malgré leurs différends, l'incompréhension de la religion qui était la sienne, le père Maxwell et dans une certaine mesure Sœur Helen avaient tous les deux pris la peine de s'adapter à lui, d'essayer de comprendre, d'apporter de la souplesse. Comme avec ses cheveux. Avec la tresse.
C'était bizarre comme à l'époque, en plus de bien les aimer longs, Duo se servait de ses cheveux pour cerner les gens. Voir qui l'ennuierait en disant qu'il fallait les couper, qui était dans le rapport de force. Qui voulait le contrôler. C'était un curseur de tolérance. Ça permettait aussi de voir qui s'arrêtait aux apparences. Qui pensait savoir mieux que lui ce qui était bon pour les enfants, pour les garçons, pour les autres en général.
Heero ne lui avait jamais fait une seule remarque sur ses cheveux.
Ils avaient fini par éteindre, un peu plus tard que l'heure à laquelle Duo se couchait quand il était seul.
Il se passa peut-être deux heures avant qu'Heero ne se réveille en sursaut, les muscles raides et de la sueur perlant, une de ses jambes partie en avant dans un geste réflexe. Le coup de pied n'avait pas frappé Duo, mais les mouvements avaient dû être suffisants pour le tirer du sommeil.
« Cauchemar ? » Souffla ce dernier à mi-voix, tournant la tête en direction d'Heero et s'étirant légèrement.
« Non. »
Le ton était drôlement définitif et maussade. Pas vraiment celui d'un mensonge. Et pourtant...
« Ça y ressemblait. Le prends pas mal. »
Il y eut un silence d'une vingtaine de secondes avant qu'Heero ne reprenne la parole, sa voix avait retrouvé une intonation plus coutumière – peut-être la preuve que parler l'éloignait un peu de l'expérience désagréable qu'il venait de vivre ? Si bavarder dans le noir pouvait avoir un effet positif, Duo ne s'en priverait pas.
« Je ne fais pas de cauchemars. » Reprit Heero. « Ce sont… des impressions physiques. Ou des morceaux de souvenirs qui reviennent. »
« Parce que tu dors avec quelqu'un ? »
« C'est pareil seul. »
« Et… pendant la guerre, ça ne te le faisait pas ? »
En tout cas, Duo n'avait pas souvenir d'une occurrence les fois où il avait partagé une chambre avec Heero. C'est vrai, ça n'avait pas été si souvent que ça au final. Et il n'avait pas fait attention à ce genre de choses à ce moment-là. Mais à la réflexion, Heero lui avait toujours semblé levé tôt et couché tard pendant la guerre. Ça devait avoir joué. Et c'était une époque où ils avaient surtout pris le pli de dormir dès qu'ils le pouvaient.
« Si. »
Juste… ça n'avait pas été le même genre de souvenirs. Ç'avait toujours été la petite fille et son chien, des flashs de cette mission, du champ de ruines suite à l'explosion, parfois ce qui avait suivi. Ça continuait à lui revenir – éveillé ou endormi – mais beaucoup moins depuis qu'il en avait parlé avec Duo, en mars dernier.
Après le tir sur l'avion qui avait accueilli à son bord le maréchal Noventa et le reste des représentants de l'Alliance, ça avait été beaucoup ça, les mois qui avaient suivi. Il faut dire qu'il n'avait pensé qu'à ça, qu'aux conséquences. C'était aussi pour cette raison qu'il était allé les rencontrer.
Le temps qu'il avait passé au cirque avec Trowa, il avait été réveillé deux fois en sursaut, son cerveau lui ayant fait revivre son autodestruction, l'associant à des souvenirs de la destruction de l'avion. Comme si à l'image de son esprit, son corps avait lié les deux évènements. Ses mouvements vifs causés par l'afflux de douleur fantôme avaient réveillé Trowa qui dormait dans la même pièce au passage. L'ex-03 n'avait toujours dormi que d'une oreille et avait assisté à un certain nombre de réveils silencieux – sans en faire la remarque.
« Tu veux raconter ? »
« Raconter quoi ? »
Il n'allait pas formuler oralement que son corps lui envoyait des signaux d'alerte, lui donnant l'impression d'être renvoyé à un moment où il se faisait frapper – ou pire. Lui donnant l'impression d'être sur un champ de bataille, assistant aux conséquences funestes de son incompétence, revivant l'une ou l'autre scène. Son inconscient faisant parfois un lien entre les deux. Lui donnant la sensation que tout ce qui lui était arrivé avait été plus que mérité et qu'il serait mieux mort à l'heure qu'il est.
Que sa survie était un hasard déplorable.
Quand il en arrivait là, il mobilisait ce qu'il avait d'énergie pour prendre sur lui, faisait tout ce qu'il pouvait pour arrêter de penser. Puis, il tâchait de focaliser son attention sur n'importe quoi de suffisamment immersif. De la comptabilité ou du droit lié aux locaux que lui avait laissé Dr. J, les premiers temps ; des révisions d'Histoire, plus récemment.
Ici, il ne pouvait pas vraiment se relever pour s'occuper à ça, mais on ne pouvait pas dire qu'il se sentait en état de faire quoi que ce soit, et surtout pas d'essayer de se rendormir.
Il n'était même pas certain qu'il tiendrait suffisamment sur ses jambes pour descendre l'escalier raide – presque une échelle – là, tout de suite.
Duo lui avait dit d'arrêter de prendre sur lui, en mars dernier. Il lui avait dit de parler.
Ça n'avait pas beaucoup de sens.
Qui avait envie de dire à qui que ce soit qu'il se trouvait minable ?
Heero n'avait pas besoin qu'on lui confirme que c'était le cas.
Parce que c'était supposer que l'entourage pense différemment de soi. Si lui-même avait une opinion de lui-même épouvantable, il ne voyait pas, au nom de quoi, d'autres personnes auraient une meilleure opinion. Et si, par miracle ou pur hasard, ces personnes existaient, il ne voyait pas l'intérêt de les éclairer sur la façon dont il se sentait. Formuler une telle chose ne pourrait que démunir et décevoir la personne en face.
Un mal de tête commençait à lui vriller l'avant du crâne, lui rappelant pourquoi il avait pris le pli d'éviter de dormir trop tôt dans la nuit. Il remonta son bras, venant se frôler le front du dos de la main.
C'est en entendant un bruit de draps et en sentant une autre main venir caresser sa tempe, puis ses cheveux, qu'il reprit conscience de la présence de Duo.
Il lui aurait bien répété de ne pas le traiter comme un gamin, mais en l'occurrence le geste lui apportait un peu de réconfort, alors il aimait autant ne rien dire. Plus tard, il pourrait toujours faire comme si ça n'avait pas eu lieu.
…n'empêche, il avait eu l'impression que Duo avait réagi vite à son réveil brutal. Bien plus vite qu'en mars dernier, la dernière fois que c'était arrivé.
« Tu ne dormais pas. » Déclara-t-il d'un ton bas.
Heero entendit un bruissement, respiration forcée caractéristique d'un amusement contenu.
« Ouais. » Reconnut aussitôt Duo. « J'ai dormi genre une heure… Et je repensais à des trucs en lien avec ce que je t'ai raconté… Alors, tu vois, t'es pas le seul à avoir un sommeil de merde. »
Le ton léger de Duo était retombé en soupir, la main caressante s'emmêlant doucement dans ses cheveux puis ne bougeant plus.
Duo aurait bien aimé faire plus, ou recevoir un geste affectueux. Il était quelqu'un de tactile. On l'avait habitué à montrer son affection, son attachement, par des gestes. Alors il reproduisait – aussi parce qu'il savait que cela pouvait apaiser, en plus d'être agréable.
Ça faisait particulièrement du bien quand on ne se sentait pas dans son assiette. C'était le cas pour lui aussi, de temps en temps, comme là, mais il n'avait pas vraiment quelqu'un. Pas Hilde avec qui les codes étaient déjà compliqués. Pas Heero qui tolérait qu'il le touche mais n'avait jamais eu ce genre de geste – sans doute parce qu'il n'avait jamais rien connu de tel qui soit agréable. On ne pouvait donner aux autres ce qu'on ne connaissait pas.
Parfois, l'empathie de Quatre était vraiment pratique pour ça. Il sentait quand on avait besoin d'une main sur l'épaule, quand c'était le moment de changer les idées d'un interlocuteur qui n'avait pas le moral.
Il battit des paupières dans le noir en sentant le dos de la main d'Heero venir frôler celle qu'il avait perdue dans ses cheveux, faisant le geste de la déloger.
Duo retint un soupir et ôta aussitôt sa main, gardant le bras relevé au-dessus de sa tête.
« Pousse-toi. »
Ses yeux s'écarquillèrent, non pas en raison de la déclaration, mais en sentant Heero se tourner dans le lit, se rapprochant de lui, adoptant une position plus semblable à celle qu'ils avaient déjà eue.
Pour le coup, Duo se sentait reconnaissant. Si Heero s'était mis ainsi, sans doute qu'il pouvait le toucher. Il aventura à nouveau sa main dans les cheveux bruns, passant les doigts sur la surface des mèches puis dépassant la chevelure pour la reposer sur l'épaule accessible.
Une fois la nouvelle position adoptée, il sembla à Heero que la respiration de Duo était un peu plus profonde, plus sereine. Bien. Tant qu'à faire comme si ces échanges nocturnes n'existaient pas, autant qu'ils en tirent chacun le meilleur bénéfice.
Heero avait mis un moment à se rendormir, sombrant seulement au petit matin. Quand il se réveilla, il réalisa aussitôt qu'il était seul. Il n'avait aucune idée de l'heure qu'il était. Pas qu'il ait quoi que ce soit à faire de sa journée. En théorie, il aurait aussi bien pu rester couché, mais une telle idée aurait juste été inconcevable dans le cadre de référence qui avait toujours été le sien.
Il appuya sur l'interrupteur. La brutale luminosité engendra un afflux de douleur qui vint lui vriller le crâne, le pressant d'échapper à la lumière artificielle et de se passer de l'eau sur le visage. Cela marchait, parfois.
Il passa un pantalon pour descendre, ayant dormi en sous-vêtement et débardeur passé la veille au soir. Il faudrait qu'il prenne une douche, aussi. Mais sans doute pas maintenant. Les deux locataires habituels ayant sans doute un besoin plus urgent de la salle de bain.
Une fois descendu, il se dirigea vers la cuisine, d'où il entendait venir le bruit typique d'une présence.
« Salut ! » L'interpella Duo. « Déjà debout ? »
Lui-même n'était levé que depuis moins d'une dizaine de minutes. Il ne pensait pas avoir réveillé Heero, mais sans doute que si, au final. Pas que ce soit particulièrement étonnant, au vu de leur passé respectif.
Heero haussa les épaules, n'ayant rien à répondre à pareille réflexion.
« Café ? » Proposa le natté.
Il venait de se servir, si l'on en croyait le mug fumant qui lui faisait face.
« Hn. »
« Petit-déjeuner ? » Lança Duo pour la forme, tout en se levant pour prendre une deuxième tasse.
« Non. »
C'était sûr. Duo lui-même n'avait pas spécialement faim, alors il ne s'était pas attendu à ce qu'Heero veuille manger.
« Ton amie est déjà sortie. » Intervint Heero, quand Duo lui remit une tasse à demi remplie, la portant aussitôt à ses lèvres.
Duo retint un petit sourire amusé. Il était loin le temps où il reniflait ce qu'il lui servait ou lui demandait d'en boire d'abord.
« Ouais. Elle commence tôt, ces derniers jours. Par contre, elle rentre vers quinze heures. Quelque chose dans ce genre là. »
Duo tâcha de ravaler sa nervosité.
Le fait que la jeune femme soit sortie pourrait être le signe qu'attendait Heero pour lui parler d'elle, ou de ce qu'il avait vu de sa relation avec elle.
Ça lui ressemblerait peu, mais après tout, Heero lui avait posé pas mal de questions la veille. Bon, certes, pas sur Hilde, mais sur des sujets personnels tout de même. Plus personnels, même, que ceux ayant trait à Hilde.
Duo ne savait pas s'il devait penser quelque chose de particulier de cette soudaine curiosité. Il avait répondu par la seule méthode qu'il connaissait : la sincérité. Et c'était sans doute de bonne guerre qu'il donne des renseignements personnels à Heero, avec tout ce que ce dernier lui avait déjà confié depuis des mois.
Mais ce n'était pas neutre, de se confier à quelqu'un. De dévoiler des souvenirs intimes, douloureux. Le type de souvenirs qu'on ne racontait habituellement à personne. Il le réalisait d'autant plus, à présent. Et ça rendait la confiance que lui accordait Heero d'autant plus précieuse.
Heero dévisagea Duo quelques instants avant de reporter son attention sur sa tasse dont il but quelques gorgées supplémentaires.
Quand il regarda à nouveau son vis à vis, il le vit en train de jouer avec la fermeture éclair de son pull, lui faisant repenser au changement vestimentaire opéré par l'ex-02 aussitôt après la guerre.
Le col de prêtre avait disparu. Duo lui avait parlé plusieurs fois du fait qu'il connaissait la religion chrétienne pour avoir vécu avec des religieux. Il avait prononcé plein de fois de mot "église", la veille. Il savait aussi que Duo n'était pas un adepte de cette religion. Peut-être que cette tenue spécifique était à interpréter comme un souvenir ou un symbole qui trouvait son sens dans leur combat contre l'Alliance Terrestre.
« Tu ne portes plus de col romain. »
« C'est maintenant que tu le remarques ? » Sourit Duo.
Oh, Heero l'avait vu dès février. Le col roulé rouge ne laissant pas d'ambiguïté par rapport à la tenue noire et blanche à laquelle l'autre pilote les avait habitués. Mais de là à en faire la remarque ? À l'époque, il n'en voyait pas l'intérêt.
...et pourtant, Duo, lui, lui avait fait un retour sur ses changements vestimentaires. Pas qu'Heero y tienne. Ça lui apparaissait à chaque fois comme complètement incongru. Cependant, il ne pouvait pas non plus dire que cela lui déplaisait totalement. C'était une façon de lui porter de l'attention. Une façon bizarre, certes, mais elle avait au moins le mérite d'être moins portée sur le contrôle que lorsque Duo s'enquérait de savoir s'il dormait assez ou mangeait régulièrement.
Il termina sa tasse de café et se releva.
« Tu as besoin de la salle de bain ? »
« Nan, vas-y. »
« Les Sweepers t'attendent ? »
« Pas aujourd'hui. »
Quand Heero ressortit, Duo était toujours dans la cuisine, l'air désœuvré. Ce n'était pas son genre. Toutefois, si son intention était de profiter d'un jour de congé, ce n'est pas Heero qui s'en plaindrait. Il avait largement de quoi s'occuper.
Le temps qu'Heero remonte dans les combles mettre la main sur son ordinateur, Duo s'était mis en mouvement, la cuisine remise en ordre, et prenait lui-même la direction de la salle de bain.
Laissé seul dans la pièce à vivre, Heero choisit de s'installer sur le canapé et rouvrit des fichiers de révision concernant les guerres mondiales du vingtième siècle de l'ancien calendrier. Il y avait déjà un peu passé de temps, la veille, dans la navette.
Rapidement, le problème que lui posait la partie de l'examen dédiée à la littérature lui revint. Peut-être qu'il devrait apprendre par cœur des annales, pour avoir une chance d'atteindre une note acceptable. Il lui restait suffisamment de temps pour cela. Toutefois, la motivation n'y était pas. Pendant son entraînement, ç'aurait été le type de situation où, quoi qu'il fasse, aucune issue positive à la hauteur de l'attendu n'était possible. Il avait été habitué au fait qu'obtenir la moyenne n'était pas plus acceptable que de se rater complètement. Alors il lui était difficile de mobiliser de l'énergie sur ce qui aurait été, dans le passé, une cause perdue d'avance.
Il fut interrompu dans sa réflexion par Duo qui revenait vers lui après en avoir terminé dans la salle de bain.
« Alors ? Tu voudrais faire quoi, aujourd'hui ? »
Heero haussa les épaules, n'ayant aucun projet particulier. Il n'était pas venu sur L2 dans l'optique d'accomplir quelque chose en rapport avec le lieu.
« On va pas restés bouclés. » Reprit Duo. « On peut aller faire un tour plus vers le centre. Y a un ciné qui a rouvert, y a pas longtemps, je t'invite ? »
« Non. »
Duo haussa les sourcils. Il n'était pas spécialement surpris du refus, mais l'était davantage par l'étonnement qu'il avait perçu dans la voix. Quoiqu'il n'aurait pas dû. Heero semblait toujours pris au dépourvu quand il l'invitait à sortir.
« C'est pas obligé, le ciné. On peut juste faire un tour. J'ai besoin de passer dans le centre, fin de matinée. »
« Tu peux y aller. »
Le "je préfère rester ici" était inhérent.
Duo ne pouvait pas le blâmer. Quelque part, il venait juste d'arriver. Il pouvait avoir envie d'être tranquille. Ou de réviser. Oui, c'était sans doute le cas. Il faudrait qu'il intègre cette nouvelle occupation dans les priorités d'Heero.
« Bon, bon. » Temporisa-t-il. « Et si je vais à la décharge, cet aprem', tu m'accompagnes ? »
Heero commençait à réaliser qu'il allait devoir céder à quelque chose. Quitte à sortir, il aimait autant éviter l'hyper-centre, ses imposants immeubles qu'on aurait sur Terre qualifiés de gratte-ciel et la population grouillante pour un endroit plus calme.
« Qu'est-ce que tu fais là-bas ? »
« Je trie et récupère des trucs. Je revends ce qui a de la valeur. Tu veux participer ? »
Voyant Heero lui jeter un regard interrogateur, il continua :
« Je me fais facile cinquante balle sur la demi-journée, au black. »
« Tu ne pilotes plus ? »
Duo haussa les épaules.
« Pas tout le temps. Là, ça complète. Alors ? »
« Pourquoi pas. »
Une petite heure plus tard, Duo quittait la maison à pied, se dirigeant vers le centre économique de la Colonie, où se situait le laboratoire d'analyse et d'imagerie médicale.
À la réflexion, c'était sans doute mieux qu'Heero ne l'accompagne pas. Duo y pensait seulement maintenant, mais il aurait pu mal prendre le fait que Duo lui propose de venir avec lui à cet endroit. Pourtant, il n'avait pas pensé à mal.
Quand Heero lui avait annoncé sa venue, cela avait remotivé Duo pour aller faire les analyses préconisées par Sally. Cela avait été un coup de pression bienvenu. Déjà en avril, Heero avait remarqué que si Duo disait volontiers aux autres de voir un médecin ou un psychologue, il n'en faisait pas lui-même l'usage qu'il recommandait.
Duo voulait être crédible, cela passait par montrer l'exemple.
Et ça lui avait permis de dire à Sally qu'il attendait les résultats, quand il l'avait vue.
Il fit la queue un petit moment. Le laboratoire étant le seul de la Colonie, il était en permanence sur-sollicité.
Duo n'avait pas de raison de craindre quelque chose, mais il fut néanmoins soulagé quand on lui remit les documents ne relevant aucun problème particulier.
Il rangea la liasse pliée en quatre dans sa poche. Maintenant qu'il savait, il hésitait à en parler à Heero. Duo ne savait pas comment il pourrait s'y prendre. Il tourna la question plusieurs minutes dans sa tête, avant de décider de le laisser tranquille. Il avait envie de profiter de sa présence, pas de lui mettre le nez dans ce genre de choses. Si jamais il avait une occasion d'aborder le sujet, il le ferait.
Et puis, la veille, ils avaient parlé de Solo.
De vraies personnes mortes de maladie. Ce n'était pas Duo qui avait initié cette conversation, mais il avait sans doute porté un message, sans le réaliser sur le moment. Un message plus efficace et plus subtil que celui qu'il aurait pu faire passer si Heero l'avait accompagné.
À son retour, un peu après midi, Duo se prépara rapidement un sandwich avec ce dont il disposait dans le réfrigérateur. Il était rentré plus tard que ce qu'il aurait pensé en raison de la file d'attente, et n'avait pas vraiment le temps ou l'envie de cuisiner.
Heero, de son côté, avait profité de l'absence de Duo pour avaler une barre protéinée et des compléments alimentaires, s'évitant possibles remarques et regards en coin. Il n'avait pas eu plus faim qu'au réveil, mais avec le travail physique prévu l'après-midi, il était bien plus raisonnable d'avaler quelque chose que d'y aller le ventre vide.
Une fois que Duo eut avalé son en cas, passé un coup de fil pour indiquer sa présence à on ne sait qui, et fait du tri dans les affaires qu'il comptait emporter, ils prirent le chemin de la décharge. Celle-ci se trouvait dans la direction opposée au centre-ville, renforçant Heero dans sa décision.
Duo avait emporté le sac gris-brun qu'Heero lui avait déjà vu la veille, mais cette fois ce dernier était vide, le natté le destinant, selon ses dires, au transport de petites pièces métalliques qui pourraient être revendues dans des boutiques de seconde main.
En s'éloignant du quartier entourant la maison, on retrouvait un peu de végétation, contribuant à la respirabilité et "au fait bon vivre" de la Colonie. Les bâtiments avaient eux aussi changé, les maisons individuelles se muant en petits immeubles à étages. Ces derniers étaient bâtis de telle façon qu'Heero n'aurait pas su dire s'il s'agissait d'habitations ou de bureaux. Le sol restait en terre battue, et les arbres et arbustes qui étaient présents ne semblaient pas être entretenus.
Le voyant observer sans mot dire, Duo sourit et demanda :
« Tu étais déjà venu sur L2 ? »
« Pas comme ça. »
« Ouais, tu m'étonnes. »
Cette colonie n'avait rien d'un lieu de villégiature. Il y a dix ans, certains quartiers tenaient encore du ghetto.
« La colonie l'a échappé belle… c'est elle qui devait être envoyée sur Terre. » Reprit Duo.
« Alors c'est toi qui a empêché que l'orbite soit déplacée. »
« Hum… ouais. Avec le staff. »
Heero ne répondit rien, mais jeta un nouveau coup d'œil aux alentours. Savoir le destin auquel avait échappé la colonie la lui faisait voir d'un œil nouveau, et en même temps, la phrase de Duo avait soulevé une vague d'incompréhension.
Bien sûr, il ne doutait pas de la sincérité de Duo, mais il peinait à comprendre pourquoi cette colonie avait été choisie. Il était certain qu'elle n'était pas remplie d'endroits luxueux et touristiques, à l'image de la Lune, et qu'elle ne disposait pas de la variété et de l'immense étendue végétalisée de L4, mais c'était une colonie habitée. Avec des gens, une industrie.
Il aurait été tellement plus logique de sacrifier une colonie en construction, d'un point de vue de préservation de la vie humaine. Enfin, la préservation de la vie ne faisait pas partie des préoccupations fondamentales de la Fondation Barton. D'où cette intention de provoquer un cataclysme sur Terre – un génocide – pour commencer.
Heero ralentit le pas en voyant Duo se retourner vers lui et lui indiquer la direction de la fameuse décharge, une vingtaine de mètres à leur droite. Tandis qu'ils dépassaient le mur d'enceinte, Heero releva le regard sur l'horizon incurvé vers le haut - caractéristique des Colonies. De là où ils étaient, la vue sur l'intérieur du tore était dégagée, avec beaucoup de végétaux au premier plan. C'était étonnant, mais agréable pour un tel lieu.
Duo suivit son regard, mais ne sembla pas apprécier le point de vue, grimaçant avant de détourner le regard.
« Viens, on va plus loin. » Déclara-t-il avec un large geste du bras.
Puis, sans attendre de voir si Heero le suivait, il alla dans un coin à l'opposé, et s'accroupit, commençant à fouiller parmi les pièces métalliques, prenant garde à ne pas se couper avec une pointe ou s'égratigner contre une partie rouillée.
« Un problème ? »
« C'est rien. » Répondit Duo avec un peu trop d'empressement. « Un souvenir de la guerre qu'est remonté. J'aurais dû t'emmener à l'autre dépôt. »
Heero acquiesça et parcourut du regard les amoncellements de débris métalliques autour d'eux, peinant à croire qu'on puisse aussi facilement que l'affirmait Duo créer de la richesse à partir de rien, l'odeur de la rouille sur les parties en fer en disant long sur l'état de conservation.
Ce faisant, son regard se porta à nouveau sur la vue. Le champ était vraiment dégagé. On serait vraiment à découvert et on verrait un ennemi attaquer de loin, par les airs. Pas que ce temps d'approche serve à grand-chose, si l'on n'avait nulle part où fuir ou se cacher. Mais encore faudrait-il que l'ennemi sache où chercher parmi ce dédale de bâtiments.
« Mobile Suit ? »
Paradoxalement, Duo sembla se détendre à l'entente de la question, un sourire un peu amusé venant étirer ses lèvres.
« Wing Zero. » Corrigea-t-il. « Sauf que c'était pas toi qui pilotait, mais un mec d'OZ obnubilé par le système zéro. Comment il s'appelait, déjà ? »
Duo chercha quelques secondes.
« Clark quelque chose ? Je sais plus. C'est pas comme s'il s'était présenté. Hilde l'avait déjà croisé, quand elle était chez OZ. C'est elle qui me l'a dit, après. Bref, le type a pris la colonie en otage et m'a forcé à piloter ton Gundam avec le système zéro activé. …C'est pas un bon souvenir. Après ça, j'ai moins envié les sessions de pilotage que tu t'es collées pendant qu'on était prisonniers sur la Lune. »
Heero n'avait pas eu à piloter le Zero tant que Duo et Wufei avaient également été retenus prisonniers. Le Gundam était aux soins de Quatre à l'époque. Sans doute que c'était ce dernier qui avait raconté à un moment donné à Duo comment les choses s'étaient passées après sa capture.
Les directives tout comme les donneurs d'ordre avaient changé, suite à l'évasion de 02 et 05. Et une bonne partie du personnel avait également été renouvelé, accueillant davantage de soldats de l'ingénierie.
Clark.
Le nom semblait familier à Heero. Il croyait se rappeler qu'un des sous-officiers ingénieurs s'appelait ainsi, sur la base Lunaire. Un type aux cheveux châtains, avec un menton et un nez assez long. Il le décrivit à Duo en quelques mots, ce dernier interrompant son activité pour l'écouter.
« Ouais, ça pourrait être le même ! » Accorda-t-il.
Parler de ça lui avait fait du bien, éloignant l'impression amère qu'il avait ressentie en se revoyant menacé d'un canon à plasma, Hilde à ses côtés sous le même angle de tir, la Colonie entière à la merci de l'égocentrique soldat. Songer à cela faisait remonter à la surface de sa mémoire sa croyance d'alors, concernant le système zéro. Après l'avoir testé sous la menace, Duo s'était persuadé que quiconque réussirait à utiliser le système de pilotage transcenderait le genre humain.
Il avait dû fixer Heero un moment, car celui-ci lui lançait un regard circonspect.
Duo sourit et partagea, taquin, le fil de ses pensées.
Contrairement à ce qu'il avait pensé, la comparaison n'amusa pas Heero, ce dernier détournant le regard vers les pièces métalliques et s'accroupissant à ses côtés, quittant sa position debout qu'il avait conservée tout le temps de leur précédente discussion et arguant à mi-voix qu'il n'avait rien de si génial.
Pour le coup, Duo aurait aimé lui dire que « si ».
On avait vu pire dépréciation, mais le simple fait de constater ce genre d'humilité renforçait l'affection que Duo ressentait, à son égard. Seulement, il ne voyait pas comment l'exprimer.
Alors, à défaut, il reprit son activité et saisit avec précaution ce qui semblait être une bougie d'allumage en titane, la présentant à Heero pour qu'il ait un exemple de ce qui valait le coup d'être récupéré. Ce qui pouvait être réparé, le petit matériel qui pourrait être réutilisé.
Ils farfouillèrent un moment sans mot dire, ramassant de-ci de-là ce qui était en suffisamment bon état ou en métal suffisamment précieux pour avoir un semblant de valeur.
Heero songeait à nouveau à ce que lui avait expliqué Duo, sur la Colonie. Le fait qu'elle ait été désignée comme sacrifice nécessaire, mais qu'elle ait finalement survécu jusqu'à aujourd'hui là où tant d'autres installations et lieux de vies avaient été détruits.
L4. L5. Barge.
La première colonie menacée, L2, était encore là. Ce n'était probablement pas un hasard.
« Le lancement… comment ça s'est passé pour toi ? »
Heero se permettait la question car il réalisait que cela faisait des mois que Duo lui faisait raconter des évènements de la guerre qu'il avait vécus, pour en discuter, parce qu'il était sans doute curieux. Mais à l'inverse, à part à leur arrivée dans ce lieu, Duo ne lui avait raconté aucun évènement spécifique compliqué ou douloureux de la guerre. Il y en avait forcément eu d'autres. Duo faisait partie des gens qu'Heero avait le plus régulièrement croisé, même si pas forcément sur de longues durées. Il avait été capturé plusieurs fois, subi des tortures, exposé publiquement en tant que terroriste, il avait vu une de ses proches quasi tuée "à cause de lui", et nourrissait de la culpabilité pour des tas de trucs qui paraissaient insensés à Heero.
Et malgré le débit de paroles de Duo et son inclination à faire parler les gens, il ne s'ouvrait pas lui-même quand il s'agissait de ce genre de sujet.
Duo fronça les sourcils, surpris. C'était lui ou Heero lui posait beaucoup de questions, ces jours-ci ?
« Bien …je suppose. »
Heero ne rebondissant pas, Duo reprit d'un ton plus chaleureux, sa voix retrouvant une inflexion chantante :
« Pourquoi ? Qu'est-ce que tu veux savoir ? »
« La dernière fois, tu as dit que le lancement avait été stressant pour tout le monde. » Explicita Heero, d'un ton un peu raide, tendant sans un regard une pièce qu'il venait de trouver.
Les doigts de Duo frôlèrent les siens tandis qu'il saisissait l'objet, le tournant entre son index et son pouce pour l'inspecter. Sans doute que Duo s'était exprimé de cette façon uniquement dans une optique de réconfort. Pourtant, il disait qu'il ne mentait jamais. Alors, Heero avait pensé que, peut-être, il y avait une histoire derrière.
Duo glissa la pièce dans son sac puis haussa les sourcils en signe de compréhension, réunissant ses idées pour répondre. Il se passa une main dans les cheveux, se grattant légèrement le côté de la tête.
« Je sais pas si t'as su – sans doute que oui – mais y a eu une action armée de OZ, le six avril, avant le lancement, sur L2… C'était pour ma pomme et le staff du Deathscythe. »
Heero ne répondant ni par la positive ni par la négative, il reprit :
« Jusqu'au dernier moment j'ai cru qu'on s'en tiendrait au plan de base, qu'on projetterait V08744 sur Terre pour créer un cataclysme… » Il soupira. « Cette colonie, c'est chez moi, là où j'ai grandi, j'y ai des souvenirs de merde, mais j'ai aussi mes souvenirs les plus précieux qui y sont rattachés, alors, l'utiliser pour accomplir un génocide… c'était juste inimaginable. »
Il fit claquer sa langue.
« Cette peste de G avait dès le début prévu des plans pour qu'on détourne le Gundam, mais il m'avait rien dit. Alors… je me suis retrouvé à piéger le Deathscythe avec des explosifs et à préparer une tuerie de masse visant l'intégralité du staff, moi compris, pour empêcher que ça arrive. Quand je dis préparer, j'ai appuyé sur le détonateur et j'avais les armes qu'il fallait sur moi pour la suite. Ça a pas explosé parce que G avait retiré les amorces… et qu'il m'a dit de me barrer avec le Deathscythe, qu'il fasse le niais auprès des commanditaires. Alors, ouais, on peut dire que le lancement était stressant. »
Ils continuèrent à s'activer un moment, Heero intégrant les informations qu'il venait d'obtenir.
Ce qu'il venait d'apprendre lui paraissait juste incroyable, tellement différent de ce qui aurait pu se passer dans l'organisation de Dr. J, qui avait, au fur et à mesure, fait tout le nécessaire pour que son pilote puisse adopter sa ligne de conduite. Qu'il soit modelé avec des convictions satisfaisant Dr. J.
La pression de l'organisation commanditaire avait été énorme. Et pourtant, Dr. J l'avait couvert, acceptait qu'il garde une part de libre arbitre, qu'il soit touché par des pertes civiles. Il n'avait pas entraîné son pilote pour le rendre capable d'effectuer un génocide. Et ça n'avait pas plu.
Duo non plus n'avait pas accepté l'idée d'un génocide, et avait envisagé très sérieusement une politique de la terre brûlée pour arriver à ses fins – au prix de sa propre vie. Heero n'était pas sûr qu'il aurait pu faire à l'identique s'il avait été dans pareille situation. Pas sur le fait de mettre sa vie en jeu, mais de remettre en cause l'intégralité du système de Dr. J, un système auquel il avait été associé autant que possible, sans doute pour ne pas qu'il lui vienne l'idée de s'en extraire, de se retourner contre eux.
À l'époque précédant le lancement de l'Opération Météore, Heero avait la sensation de n'avoir pensé qu'à lui-même, qu'à sa propre souffrance et à celle qu'il avait causée. À ceux qui étaient déjà morts et pas ceux qui pouvaient être encore sauvés, quand Duo avait été ancré dans le présent, préoccupés par les vivants.
« Pff, n'empêche, tu dois te dire que je suis trop con de pas avoir pensé tout seul à chourer le Deathscythe. »
« Ce n'est pas ce que je pense. »
Duo le fixa quelques secondes sans mot dire. À l'évidence, il ne s'était pas attendu à ce qu'Heero lui réponde ça, si vite. Ou lui réponde tout court.
« J'ai pas eu de soucis sur ma première mission, dans le Midwest. La suite, tu la connais… »
Le regard de Duo prit une expression indéchiffrable tandis qu'il se remémorait ladite suite. La réalisation qu'il n'était pas seul. Qu'une coopération avec des pairs était possible.
Heero avait été le premier alter égo pilote qu'il avait rencontré. Aux yeux de Duo, il avait incarné par sa seule existence une forme d'espoir pour leur cause. S'ils étaient deux, ils étaient peut-être encore davantage : leurs chances, leur impact, augmentaient.
Pas sûr qu'il ait incarné quoi que ce soit pour Heero, à l'époque, vu l'état physique et psychologique dans lequel il savait maintenant qu'il avait été. Il se redressa, s'éloignant de quelques pas.
« Je t'aimais pas à l'époque… » Duo fit la moue. « Tu me calculais pas, tu semblais tellement t'y croire, te croire mieux que tout le monde. »
Il fit mine de décocher un coup de pied dans le vide.
« Tss. Fait chier. Tu sais, je regrette, maintenant, de t'avoir dit d'aller te suicider, avec ton caractère de merde. Je redirai jamais un truc comme ça à quelqu'un. »
Duo ne savait que trop bien, à présent, que son incitation aurait pu être suivie d'effet, un effet définitif.
« Ça ne m'a pas affecté. »
« Ouais, mais c'était nul. »
Heero haussa les épaules, se redressant lui aussi, suivant son camarade dans son déplacement.
« Je ne voulais pas d'aide. »
Il voulait mourir. Avait fait tout et n'importe quoi pour se mettre en danger. Duo avait juste reconnu ses actions d'alors pour ce qu'elles étaient. Et à vrai dire, il avait bien mieux encaissé qu'on lui dise qu'il avait un caractère de merde plutôt qu'entendre à l'instant qu'il avait donné la sensation de se croire mieux que tout le monde. Ça faisait partie des reproches fréquents que Girard avait pu lui faire – entre bien d'autres. Et son cerveau avait aussitôt associé cette partie de l'explication de Duo à des séances de punition. Il se sentait d'un coup beaucoup moins dans son assiette.
Il reporta son attention sur Duo en sentant le dos d'un doigt lui tapoter le côté de l'avant-bras.
Heero écarta aussitôt le bras, lançant un regard un peu ennuyé en direction de Duo.
« Arrête ça. Je vais bien. »
« C'est ça, ouais. »
Quelque part, il ne devrait pas être surpris que l'ex-02 sache lire son attitude, vu qu'il analysait déjà avec succès son comportement peu de temps après leur rencontre, alors qu'il ne connaissait rien de lui. Si au moins Duo culpabilisait moins pour tout et n'importe quoi, y compris des choses sans aucune importance ou sur lesquelles il n'avait aucun pouvoir.
« Mens si tu veux. » Reprit Duo. « Rien m'oblige à te croire quand je sais que tu dis des conneries. »
« Je vais bien. »
Ça sonnait mieux. Moins comme un mensonge et plus comme quelque chose qu'il pensait.
L'après-midi était bien avancée quand Duo ralentit le rythme. Il étira ses muscles engourdis, puis se déplaça vers une table en bois solide, située dans un coin, et entreprit d'examiner avec attention les pièces et morceaux métalliques qu'ils avaient récoltés.
Heero se situait non loin de là, pris dans ses pensées, et attendant que Duo lui communique la suite du programme.
Duo poursuivit son tri quelques minutes, avant de se redresser et de se tourner vers lui, souriant.
« Bon, c'est plutôt pas mal. Je vais voir ce que je peux revendre en seconde main. »
« C'est loin d'ici ? »
Duo haussa les épaules tout en refermant son sac qu'il passa en bandoulière. À voir de plus près, la bandoulière ne semblait pas d'origine. Sans doute un bricolage pour pouvoir continuer à utiliser ce sac tout en gardant les mains libres.
« Vers le centre, à la limite du quartier chinois. » Répondit-il en pointant une direction adjacente à celle des hauts immeubles visibles au loin.
C'était totalement à l'opposé, en pleine zone d'activité.
Aller là-bas, Heero n'en avait pas envie. Quitte à arpenter la moitié de la Colonie à pied, il aurait préféré aller voir les quartiers où Duo avait grandi.
C'était là un objectif qui valait l'heure ou deux de marche, et surtout la foule de gens à croiser. Heero n'avait pas pu venir armé en prenant une navette civile. Sans se considérer comme agoraphobe, il reconnaissait qu'il n'aimait pas avoir à aller dans ce genre de lieux, croiser autant de personnes. Le sentiment d'insécurité qu'il ressentait alors devenant hautement inconfortable.
S'il le devait, il le ferait, mais à la condition que cela en vaille l'effort.
« Tu accepterais de me montrer où était l'église ? »
Heero demandait par acquis de conscience. Il aurait facilement pu chercher lui-même le quartier et décider de s'y rendre – seul. Toutefois, cela n'aurait pas eu la même signification que d'y aller en compagnie de Duo.
Et ce dernier avait vu, lui, où Heero avait grandi.
« Nan. Je veux pas retourner dans ce coin-là. »
La réponse était venue comme un automatisme, trop rapidement pour que Duo ait réfléchi avant de refuser. Songeur, Heero se dit que c'était assez inattendu. Est-ce que c'était pour éviter de voir remonter des souvenirs ? De ce qu'il lui avait raconté, Duo avait semblé heureux à l'église. Et s'il s'agissait des êtres chers qu'il avait perdu, Heero aurait pourtant imaginé Duo être le genre de personne à aimer se recueillir.
Peut-être que cette impression était la conséquence du col de prêtre que Duo avait eu coutume d'arborer par le passé. Cela lui aurait paru cohérent, naturel, pour un croyant ou quelqu'un élevé dans la religion, de prier pour les morts, les honorer.
Heero, lui, avait grandi loin de tout cela. Il avait commencé à appréhender ce que « se recueillir » pouvait signifier seulement l'année passée, quand le désespoir l'avait poussé à retourner sur les lieux de cette mission ratée sur L1 qui avait coûté la vie à tant de civils en mars ; puis l'été dernier, quand il avait fini par trouver au fond de lui-même l'envie de voir la tombe du maréchal Noventa – puis de rencontrer un à un chaque membre de cette famille..
Il ressentait même l'envie d'aller à nouveau voir la tombe, cette année. On approchait de la date anniversaire, Heero y pensait davantage. Au tir sur l'avion, ses conséquences, mais aussi aux conséquences plus personnelles que tout cela avait eu pour lui, sur la façon dont il s'était reconstruit et était ensuite revenu sur le champ de bataille.
« Tu préfères ne pas te souvenir. »
Duo secoua la tête en signe de dénégation.
« Si je dois être honnête, c'est plutôt que je me sens pas digne d'aller là-bas. »
Heero resta interdit. Pour le coup, c'est quelque chose qu'il aurait pu dire, lui, concernant les Noventa. Il n'imaginait pas une seconde qu'il soit possible de penser ça, si l'on n'avait pas fait quelque chose de mal, si l'on n'avait pas une responsabilité. Duo, à l'âge qu'il avait eu, n'avait certainement eu aucun impact sur les décisions des insurgés qui avaient trouvé refuge dans l'église, ni sur les adultes qui l'avaient entouré et qui avaient, soit accepté, soit subi, cette situation pour des raisons qui leur étaient propres.
Bizarrement, il sentait, à la façon dont l'avait dit Duo, que ce n'était pas en réaction à tout ce qui s'était passé durant la guerre, le fait que Duo ait été un combattant à l'image de ceux qui avaient condamné l'église en s'y dissimulant.
« On dirait que tu te sens responsable. »
« Je sais pas. ...Bien sûr, que je me sens responsable. J'aurais dû savoir, ou agir autrement. J'étais qu'un sale gosse et comme d'habitude j'en avais fait qu'à ma tête. »
« Tu n'étais qu'un enfant. »
Voyant Duo hausser les épaules, n'entendant pas l'argument, il reprit :
« Ou alors, si je suis ta logique, je suis responsable de tout ce qui m'est arrivé lors de mon entraînement. »
Cette fois, Duo tiqua, grimaça puis détourna le visage. Après une telle déclaration, il ne pouvait plus rien répondre.
« J'ai horreur que tu retournes mes arguments contre moi. »
Plus que des arguments, Heero le mettait face à ses contradictions. Lui faisait prendre conscience, par la force des choses, qu'il n'avait pas lieu de se tenir responsable de choses qui n'étaient pas en son pouvoir. Qu'il était peut-être trop dur, trop exigeant avec lui-même.
Et bien sûr que Duo ferait tout pour rester cohérent dans son discours face à Heero. Il ne pouvait pas perdre la face en sous-entendant, ne serait-ce qu'une fois, qu'un double standard se justifiait, qu'il avait eu tort en tentant de déculpabiliser Heero. Alors il avait perdu dès la seconde où ce dernier se rendait compte d'une différence entre ce que Duo appliquait aux autres et à lui-même.
Ce genre de défaite n'était peut-être pas à déplorer. Heero, parce que c'était lui, et parce qu'il avait vécu ce qu'il avait vécu, arrivait à le mettre dans une posture où il n'avait d'autre choix que de tâcher de changer d'opinion se concernant, de lâcher du lest avec lui-même.
Ça lui faisait plus de bien que la parlotte avec Sally, où ils n'étaient au final jamais sur un cas pratique, et où il avait rarement envie de jouer le jeu.
Duo n'avait pas insisté pour qu'Heero l'accompagne, et en l'absence de motivation extérieure, ce dernier choisit de rentrer directement. Duo lui lança ses clefs d'un geste ludique, sourire aux lèvres, et lui disant à tout à l'heure une fois qu'ils furent arrivés à l'intersection.
À son retour chez Duo, le verrou n'était pas fermé, lui indiquant que Hilde devait être rentrée. Heero se souvenait que Duo l'avait prévenu qu'elle finissait tôt. Sa présomption fut confirmée quand il vit la jeune femme installée dans le salon. Celle-ci lui jeta aussitôt un regard intéressé, semblant guetter Duo dans son dos.
« Salut ! Tu es seul ? »
Heero acquiesça. La question semblant appeler une réponse plus précise, il indiqua :
« Il est parti revendre ce qu'on a récupéré. »
Hilde haussa aussitôt les sourcils.
« Houlà, je comprends que tu sois rentré. Il t'a passé ses clefs ? C'est tout un truc quand il se lance là-dedans, ça peut lui prendre des heures. »
Heero ne savait pas vraiment ce qu'elle entendait par là. Il était partagé entre le regret de se dire qu'il aurait eu quelque chose à découvrir en accompagnant Duo, et le soulagement de ne pas avoir à passer des heures entières dans les endroits stressants.
Sans doute qu'en des circonstances similaires il était attendu de rester discuter avec son hôte, mais Heero n'avait franchement aucune idée de comment s'y prendre. Il n'avait pas non plus une envie folle de se lier un lien amical avec la jeune femme. Lier des relations amicales n'avait jamais été un but en soi, pour lui, pour commencer. Il tâchait simplement de garder des relations suffisamment bonnes pour éviter une part d'ennuis, préférant de toute façon sa solitude, et réduisant ainsi au maximum les contraintes liées aux autres.
C'était un peu moins vrai, dorénavant, au vu de l'évolution de sa relation avec Duo. Mais cela avait aussi été possible parce qu'il subissait moins de contraintes autres, qu'il s'agisse de sa hiérarchie, de ses instructeurs, des impératifs de la guerre… les contraintes qu'il lui restait découlaient essentiellement de la force de l'habitude, du cadre mondial …et des liens qu'il avait choisi de conserver.
Comme l'avait pensé Hilde, Duo était rentré tard, suffisamment pour les obliger à décaler pour lui l'heure du dîner. La brune avait moyennement apprécié, et avait adressé au natté un regard réprobateur avant même qu'il ait pu déposer son sac et le reste de ses affaires à l'entrée de la maison.
« Désolé, désolé. » S'était empressé de s'excuser Duo en voyant l'expression mécontente. « J'ai dû faire trois points de revente, et j'ai pas tout écoulé… »
« C'est toujours pareil quand tu fais ça. Tu aurais pu y aller ce matin, on aurait tous gagné du temps. »
« Hm. » Ânonna Duo, peu enclin à relancer un débat qu'ils avaient déjà eu plus de fois qu'il ne pouvait les compter.
Ce faisant, il glissa la main dans sa poche, en sortant une petite liasse de billets dont il sélectionna une partie qu'il tendit à Heero.
« Ta part. » Dit Duo. « Je t'ai mis quarante pourcent comme j'ai revendu seul. »
Heero regarda les petites coupures sans faire le geste de s'en emparer.
« Tu peux tout garder. »
« Ce serait pas équitable… »
« Vois-ça comme une participation aux frais occasionnés par ma présence. » L'interrompit Heero.
Duo fit la moue un moment, réfléchissant à sa ligne d'action, quand Hilde intervint à nouveau :
« Duo. À table. »
À ces paroles, son regard se porta sur l'heure et il adressa à Hilde un regard d'excuses. Elle irait se coucher d'ici une heure. Ce n'était pas le moment.
Quand ils eurent commencé à manger, Duo reprit gentiment à l'attention de Hilde.
« Je t'ai déjà dit que t'étais pas obligée de m'attendre, tu sais. Je sais que c'est pas marrant pour toi quand tu commences à sept heures. »
Hilde haussa les sourcils, calmée.
« Si on ne mangeait pas ensemble le soir, on ne se verrait pas de la journée. C'est long quand tu enchaines les vols plusieurs jours. Si en plus on ne se voit plus quand tu restes sur L2… »
Ils n'étaient pas seulement colocataires, ils étaient amis.
Hilde se demandait si Duo l'oubliait, parfois.
Ou plutôt, Hilde aspirait encore à garder un contact quotidien avec lui. Ce n'était pas juste de douter de l'amitié de Duo à son égard. Elle savait qu'il tenait à elle. La distance entre eux était juste plus importante que ce qu'elle aurait voulu.
Elle jeta un regard à Heero qui restait en retrait.
Elle l'enviait, d'une certaine façon.
Il manquait suffisamment à Duo pour que celui-ci ressente l'envie d'aller le revoir. De se déplacer, de l'inviter. De mobiliser de l'argent, de l'énergie. C'était peut-être aussi cela qui manquait dans leur relation. À s'être tellement côtoyés depuis le milieu de la guerre, rien n'avait été dans le sens de créer une sensation de manque, en tout cas chez Duo. Cela renforçait Hilde dans sa volonté d'intégrer les Preventers, de protéger la paix qui était née des actions des pilotes de Gundam, des actions de Duo – des siennes aussi.
Elle devait aussi s'occuper d'elle, de sa vie, de ses aspirations, pour être intéressante. Sa vie actuelle ne l'intéressait pas elle-même. Et elle avait seize ans. Elle avait forcément encore plein de choses à accomplir.
Au final, la question du pécule qu'avait obtenu Duo en échange de leurs trouvailles de l'après-midi n'était pas revenue sur le tapis, d'autres sujets ayant animé le repas.
Pour Heero, la question avait été close dès le départ, et Duo ne souhaitait pas gaspiller son énergie dans une discussion de ce type. Laissé seul en fin d'après-midi et remettant en perspective leurs derniers échanges, Duo avait eu d'autres sujets d'inquiétude.
Ce fut sans surprise qu'il reprit plus ou moins là où ils en étaient restés, dès qu'ils furent seuls à l'étage.
« Dis, rassure-moi, à propos de tout à l'heure… Tu penses pas vraiment ce que tu m'as dit ? Je veux dire, tu te sens responsable, de la façon dont on te traitait ? »
Heero n'avait pas voulu l'admettre, mais il avait su, au fond de lui, que mentionner sa propre situation à Duo pour appuyer son argument ferait réfléchir l'ex-02, et ramènerait à nouveau une discussion en rapport avec… ça.
Il soupesa la question.
« Moins. » Dit-il après quelques secondes.
Voire beaucoup moins, s'il comparait avec les premières années de son entraînement. C'était supposé être une réponse positive, mais Duo conserva la même expression légèrement préoccupée. Peut-être qu'il aurait voulu qu'Heero lui réponde 'non'. Seulement, Heero était loin de ressentir ça. Dire 'non', pour lui, signifierait se considérer d comme une victime. Et il n'aimait pas ce mot, "victime", ni le sens qu'il lui attribuait. Il avait le sens d'une dépréciation peut-être encore pire que le reste.
La vérité, pour Heero, c'était qu'il avait certes subi un système, des actes, mais il avait contribué à ce que les choses se passent de la façon dont elles se passaient, par ses choix. Il avait choisi de devenir pilote. Et il était logique qu'on lui ait fait payer, d'une façon ou d'une autre, son incompétence ou les autres problèmes qu'il avait pu causer.
Bien sûr qu'il arrivait qu'il se fasse pousser à la faute, ou qu'on ne lui laisse pas d'autre solution que de mal faire. C'était sans doute ce qu'il avait le plus mal vécu. Mais ça n'avait pas été 'que' ça.
Et, maintenant que la guerre était derrière lui, il remettait plus facilement en perspective ce qu'avaient pu être les objectifs de Dr. J, le concernant. Cela lui semblait contre-intuitif, même avec le recul, mais sans doute qu'il avait atteint ces objectifs, voire les avait dépassés, s'il se remémorait ce que l'ingénieur lui avait dit dans son message vidéo.
Soudain, son flot de pensées fut coupé par le poids d'un bras se posant sur ses épaules, l'avant-bras venant se placer sur l'avant de son corps, à quelques centimètres de distance de son buste.
« Désolé. » Souffla Duo. « J'aurais pas dû demander. Je sais qu'à chaque fois que j'en parle ça te fait penser à des trucs horribles. »
Certes, songer à cela n'était pas agréable pour Heero, mais on n'était pas selon lui à un niveau d'inconfort si élevé. Et s'il y pensait, lui, régulièrement, cela faisait longtemps que Duo n'avait pas relancé le sujet.
Heero haussa très légèrement les épaules pour indiquer à Duo que ça allait sans pour autant repousser le bras.
« Ce n'était pas si horrible que tu te le représentes. »
Au fond, Heero ne savait pas exactement ce que l'ex-02 se représentait. Mais, à l'impression qu'Heero en avait, Duo semblait considérer que chaque punition avait été une expérience de mort imminente, ou quelque chose comme ça.
…c'était arrivé, qu'il se dise qu'il allait mourir – qu'il souhaite mourir plutôt que ça continue. Heero ne pouvait le nier. Mais la principale occurrence avait été cette nuit entière qu'il avait passée à se faire violenter en AC 191. On n'avait plus jamais été sur de telles durées par la suite. Et il avait su à quoi s'en tenir.
« Ils n'avaient aucun intérêt à ce que je meure. »
Le bras se resserra légèrement autour de lui, augmentant brièvement le contact.
Heero sentit que Duo allait intervenir. Il leva la main pour toucher brièvement celle de l'autre pilote du bout des doigts, retenant son attention.
« Laisse-moi terminer. »
Heero n'avait jamais décrit à Duo la façon dont les choses se passaient. Il ne prévoyait pas de lui donner de détails graphiques – rien ne serait plus humiliant – mais il y avait au moins des choses qu'il pouvait dire à Duo. Car ça n'avait pas été la jungle. Ça n'avait pas été la rue.
« Il y avait des règles qui s'appliquaient, pour eux. On ne me les a pas explicitées… mais, il y a certaines choses qui ne sont arrivées qu'une fois... »
Duo relâcha son étreinte dans un geste souple, progressif, se déplaçant ensuite pour pouvoir voir à nouveau le visage d'Heero.
« Ce n'était pas tous les jours. J'avais le temps de guérir. Il n'aurait pas fallu que je garde des séquelles. »
L'expression sur le visage de Duo devint davantage pensive, préoccupée, alors qu'il venait jouer, du bout des doigts, avec l'une des longues mèches qui délimitaient le côté de sa frange dans un geste d'attente.
« J'ai toujours bien cicatrisé, et c'est un... avantage que Docteur J a contribué à développer. »
Le silence durant davantage de temps, Duo prit une grande inspiration – Heero devait avoir fini. Il secoua la tête. Est-ce qu'il sous-entendait qu'il était "normal" qu'ils forcent sous prétexte que sa physionomie le permettait ? Qu'une punition n'aurait pas été suffisante sans ça ?
« Tu te rends pas compte de ce que tu dis. L'état dans lequel tu étais physiquement… Peut-être, je dis bien 'peut-être' que c'était… contrôlé. Peut-être. Bon sang Heero, tu aurais dû te regarder dans la glace. » Dit Duo dans un souffle, sa voix calme et contrôlée.
Au fur et à mesure du temps qui passait, Duo réalisait qu'il devenait plus simple pour lui de garder son calme, de ne plus être dans l'expression de sa colère ou de l'indignation. Il aurait largement pu s'énerver en entendant ça, pendant la guerre, quand il avait découvert tout ça. Ce n'était plus le cas aujourd'hui, sans que cela lui demande un effort particulier.
C'était peut-être aussi pour cela qu'Heero lui disait davantage de choses, à présent.
« Y avait rien qui dépassait de tes fringues, à part les bleus sur ton bras, quand tu es revenu après la deuxième fois, mais t'étais dans un état épouvantable. »
Duo reprit un instant sa respiration.
« C'est encore pire s'il fallait forcer pour en arriver là. »
Les bleus au bras. Heero les avait oubliés. Ça avait fait partie des trucs les plus humiliants de la dernière fois. Aussi parce qu'il n'avait pas pu les cacher, que ça avait montré quelque chose qu'il aurait voulu que Duo ne sache pas. Il n'avait pas de bleus, d'habitude. Heero cicatrisait bien. C'était une sorte de satisfaction qu'il avait. Toutefois, ça ne signifiait pas qu'il était immortel ou que les blessures qu'il recevait n'avaient pas de conséquences. Il s'était gravement blessé au bras gauche, lors de son autodestruction, au point que cela ait continué à saigner, quand il forçait, plusieurs semaines après ça. ...au point d'avoir des bleus stigmates de s'être fait serrer trop fort le bras, cette fois-là.
Heero se sentait comme vidé de son énergie d'avoir réévoqué le sujet. Il réalisait qu'ils n'avaient plus du tout parlé de ça, ces dernières semaines, avec Duo, leur attention focalisée sur les Gundams et d'autres sujets. Et Heero réalisait que cela lui avait fait du bien.
Il reprit à voix basse :
« Tu y penses souvent ? »
« À quoi ? »
La chaleur retrouvée dans la voix fit du bien à Heero. Et sa question était sans doute mal formulée. La vraie question était plutôt "est-ce que ça se voit ?".
Heero avait l'impression de beaucoup y penser. Trop, assurément. Mais il ne pouvait pas toujours le contrôler. S'il avait été honnête avec lui-même, il aurait admis que c'était incontrôlable la plupart du temps, car à choisir, il était évident qu'il aurait préféré ne jamais y penser.
Il n'allait pas demander "est-ce que j'ai une tête de victime ?".
Duo sembla enfin comprendre.
« Comment ça se passait lors de ton entraînement ? »
Un bref acquiescement lui répondit, le mouvement de menton tellement discret que Duo l'aurait sans doute loupé s'il n'avait pas regardé attentivement son vis-à-vis.
« Pas vraiment. Pas exactement. Comment dire ? Y a des tas de choses qui te définissent. Ça, non. …C'est juste que je sais certains trucs qui te sont arrivés. Mais j'y pense pas tout le temps. C'est plus une donnée que je prends en compte. Et ça, tout ce qui a pu se passer avant et pendant la guerre, j'ai pas besoin de le prendre en compte à chaque seconde. Toi, tu penses sans doute pas tout le temps à la tête que j'avais quand on s'est revus sur Barge, l'état dans lequel OZ m'avait mis après ma capture, quand tu m'as fait évader. »
L'analogie n'était pas parfaite, car les évènements de Barge avaient été bien moins ancrés dans la durée et avaient eu bien moins de conséquences à long terme dans la façon dont Duo se sentait, mais aux yeux de l'ex-02, c'était valable.
Duo aurait pu dire à Heero qu'il n'y pensait pas beaucoup plus qu'à son autodestruction. C'était la vérité, mais cela aurait encore mis Heero en cause. Ici, c'était de normalisation dont l'ex-01 avait besoin.
« Franchement, si ça peut te rassurer, moi aussi j'ai pris pas mal de coups, dans ma vie. C'était pas spécialement éducatif, ni ritualisé comme ça semblait l'être pour toi, et c'était sans doute pas autant ou aussi souvent, mais ça compte. Enfin je crois. »
C'était la première fois que Duo mentionnait ça. C'est vrai que ça faisait un peu de bien. Peut-être aussi parce que la question n'avait jamais été évoquée entre eux, sous cet angle.
Heero aurait voulu demander pour le reste – pour les viols. Il s'était tant pris de remarques par des gens qui savaient, entre ses onze et quinze ans – par ces gens qui étaient aussi des auteurs. Des remarques sur son physique, sur son comportement.
Duo arqua les sourcils. Heero ne disait rien, mais il pouvait deviner à quoi il pensait. C'était évident qu'il ne pensait pas qu'aux coups pour commencer.
« C'est pas toi le problème. T'as rien demandé. T'es pas une fille. Ni pédé. Ni je ne sais quoi. Ce sont des gens qui t'ont fait du mal, mais ça t'a rien retiré. Si on doit mettre une étiquette sur quelqu'un, c'est sur eux. Une étiquette de violeur, de pédophile, de salopard. »
Heero le regardait, les yeux écarquillés. Il était scié par les propos. Scié par le vocabulaire.
« Ce qui t'est arrivé, ça a eu des conséquences. Ça en a encore aujourd'hui. Mais ça a pas eu pour conséquence de t'accrocher une pancarte "victime" au-dessus de ta tête. »
Ça n'avait aucun sens qu'il pense ça. Heero était juste l'une des personnes les plus unanimement admirées qu'il connaisse. Et franchement, ça ne se voyait pas. De leur entourage immédiat pendant la guerre, Duo était le seul à savoir, et il avait deviné au petit bonheur la chance dans des circonstances extrêmement particulières.
Ne l'entendant pas réagir, Duo reporta son regard sur lui et se gratta la tête d'un air un peu gêné en voyant la mine interloquée de son vis à vis.
« Désolé, je me suis laissé emporter. »
En réalité, Heero avait plus envie de lui dire merci.
On ne pouvait pas dire qu'ils passaient des soirées légères depuis qu'Heero était arrivé. Cela ne faisait que deux jours à peine. Il aurait cru que cela faisait plus longtemps, au vu de tout ce qu'il s'était passé.
Aussi, Duo soupira, dépité, quand Heero lui indiqua sa volonté de redescendre avec son ordinateur au moment où il avait proposé d'éteindre.
En même temps, à quoi d'autre s'attendre ?
Duo lui-même n'avait pas spécialement envie de se coucher, mais il était minuit, et il se levait tôt le lendemain pour aller bosser avec les Sweepers. Des missions de récupération de débris plus ou moins imposants de pièces de Mobile Suit et Mobile Doll dans le vide spatial.
Cinq mois après la fin des combats, il y en avait encore. Et Duo avait dans l'idée qu'il y en aurait toujours d'ici un ou deux ans. Il suffisait de voir les centaines voire les milliers de ces débris orbitant autour de la Terre pour s'en rendre compte. La gravité générait également une accumulation autour des Points de Lagrange, sauf que la colonie n'avait pas d'atmosphère, elle, juste un champ magnétique qui empêchait des cataclysmes d'arriver tous les deux jours.
Enfin, cela faisait un travail facile et de proximité. Surtout que si aucun Mobile Suit utilitaire ne lui permettrait de connaître les mêmes sensations que le Deathscythe, cela restait un outil assez sympathique qui permettrait de travailler sans stress et en autonomie.
Sur ces pensées, Duo avait fini par s'endormir.
Quand il se réveilla, courant de la nuit, tiré du sommeil par la soif, il réalisa aussitôt qu'il était toujours seul. C'est cet élément plus que tout autre qui le poussa à se tirer péniblement hors du lit, les membres engourdis et la tête lourde, et le décida à descendre.
Au vu de ce dont ils avaient discuté la veille, l'idée d'Heero passant la nuit entière, seul, à s'occuper l'esprit et les mains lui déplaisait fortement. S'il était là, chez lui, avec lui, c'était aussi certainement pour ne pas rester seul.
Heero resta impassible en entendant Duo descendre les marches, son regard se posant sur l'horloge de l'ordinateur. 4h55. C'était vraiment tôt.
Sans surprise, Duo s'avança dans sa direction, mais s'avachit à moitié dans son dos, faisant peser son poids sur le dossier du canapé. Heero s'écarta imperceptiblement sur le côté en sentant le souffle de Maxwell et les longues mèches de la frange venir lui chatouiller la nuque, l'électrisant.
« Allez, va te coucher… Je te laisse la place. »
Les yeux d'Heero se posèrent sur Duo. Il lui trouva l'air plus fatigué et endormi qu'il ne se sentait lui-même.
« Tu devrais plutôt y retourner. »
« Pas sans toi. » Bougonna Duo, l'intonation de sa voix renforçant l'impression ensommeillée qu'il dégageait.
Au fond de lui, Heero trouvait l'attitude de Duo un peu absurde.
Si encore il avait vraiment fini de dormir…
C'est en se remémorant la dernière fois où Duo était venu le chercher en pleine nuit avec un air endormi, peu après avoir découvert sa situation en novembre dernier, qu'il comprit. Il l'avait encore fait s'inquiéter pour lui.
Il trouvait que Duo s'inquiétait trop pour lui-même. Qu'il s'inquiétait trop en général. Ça donnait lieu à cette attitude bizarre et intrusive qu'il avait longtemps mal supportée.
En l'occurrence, s'il était plutôt ennuyé, il était aussi touché. Et cela l'encouragea à faire une concession.
« Retourne te coucher. Je te rejoins dans dix minutes. »
« Pour de vrai ? » Insista Duo.
Il devait avoir conscience qu'il se rendormirait avant de pouvoir vérifier si Heero tiendrait parole.
Sans réponse d'Heero, Duo finit par faire glisser son bras le long du dossier, frôlant l'une de ses épaules, et s'éloigna vers le coin cuisine, semble-t-il pour se servir un grand verre d'eau.
Duo lui jeta encore quelques regards scrutateurs, comme s'il cherchait un indice lui prouvant sa sincérité. Heero ne savait pas l'impression que la faible lumière bleutée de l'ordinateur pouvait donner à l'expression de son visage, mais il ne comptait pas mentir. Il avait presque fini de relire le document en cours, et cinq heures du matin lui semblait une heure acceptable pour aller dormir, surtout au vu de tout ce qu'il avait accompli la veille.
Il trouva sans surprise Duo déjà rendormi une fois qu'il eut gravi l'escalier aux marches raides. Dans la pénombre, il pouvait voir qu'il reposait sur le ventre, la tête sur le côté, un peu en diagonale par rapport à l'axe du lit.
Heero avait du mal à comprendre qu'on puisse trouver le sommeil ainsi. C'était peut-être une question d'habitude, quoiqu'il ait rarement vu Duo dormir autrement qu'en chien de fusil.
Il secoua la tête et finit par s'installer également pour dormir.
À son réveil, Heero fut étonné en découvrant que son téléphone indiquait 11h50. Il eut d'abord un doute sur le fait de l'avoir bien remis à l'heure en arrivant sur L2, mais il se souvenait l'avoir fait, en descendant de la navette, se basant sur l'heure affichée un peu partout sur les murs et panneaux d'affichage du port spatial.
Il venait de perdre la majeure partie du temps qu'il aurait pu passer seul, en dormant toute la matinée.
Pourtant, il devait reconnaître que cela lui avait fait du bien. L'activité physique de la veille avait dû aider, sans compter qu'il avait déjà passé la nuit précédant celle-ci en pointillés.
Ou alors, peut-être qu'il dormait mieux dans les Colonies, ou ici en particulier.
Il se passa quelques journées avec un rythme similaire, Duo et Hilde travaillant et Heero remplissant ses journées de révisions, de veille autour de la situation géopolitique et de protection de la paix ainsi que de travail administratif et sollicitations en lien avec les locaux de Dr. J qui abritaient les Gundams. Le temps filant rapprochait Heero de la date de ses examens – de la date où il devrait quitter L2, mais aussi de la date anniversaire du décès du Maréchal Noventa. De la destruction de l'avion.
Et Heero se demandait quel itinéraire prévoir. Il était trop tôt pour retourner en Amérique du Nord. Il voulait rester en mouvement. La solution pratique et évidente, répondant à ses aspirations, était de passer la semaine qu'il lui restait en Europe. Et d'en profiter pour faire le crochet pour voir la tombe.
Seulement, est-ce que c'était une bonne idée ?
À l'époque, il avait été avec Trowa. Et, d'une certaine façon, une fois qu'il avait mentionné le "fais ce que te dicte ta conscience" que lui avait adressé Odin en dernières paroles, Trowa l'avait soutenu dans la plupart de ses projets, l'accompagnant et lui apportant un support quand cela était nécessaire, puisqu'il assumait encore des blessures en partie invalidantes.
Heero était capable de prendre des initiatives, mais lorsqu'il s'agissait de relations humaines… il doutait souvent de prendre la bonne décision, de savoir réagir autrement qu'en égocentrique. Quelque part, Duo lui semblait hautement plus compétent.
Et si, à aucun moment, il ne regrettait la démarche qu'il avait eue de rencontrer les membres de la famille Noventa, aller voir la tombe, remettre ça un an plus tard, était peut-être totalement déplacé. Ou peut-être pas. Lui en avait envie. Il repensait régulièrement à cet incident. L'incident de trop qui l'avait aussi poussé à s'autodétruire. À sauter sur la première excuse acceptable de se suicider. Il y avait encore beaucoup d'émotionnel de sa part, derrière cette erreur. C'était sans doute pour ça qu'il avait l'envie de retourner voir la tombe, comme une façon d'assimiler ça. De voir le chemin parcouru. La paix aurait peut-être été obtenue plus tôt, sans ça. Ou peut-être pas. Ou peut-être qu'elle aurait été très différente dans ses termes, et pour les citoyens des Colonies.
Cela lui avait demandé de prendre sur lui, de se rappeler pourquoi il était venu ici, pourquoi il avait confiance en Duo, mais il avait fini par profiter d'une soirée où Hilde rentrait tard, ses horaires l'amenant à présent à terminer son travail à vingt-deux heures, pour lui exposer la situation. Lui dire ce qu'il avait entrepris, l'an dernier, avec Trowa, sa démarche de rencontrer la famille Noventa. Pourquoi celle-là dans son entier et pas d'autres proches de disparus qui avaient au moins été aussi tristes que les Noventa.
Ce n'était pas simple d'expliquer ces faits à quelqu'un qui ne les connaissait pas, car cela renvoyait Heero à sa propre part d'irrationalité. Il s'était comporté comme ça, l'été dernier, parce qu'il l'avait ressenti ainsi. Suivre son cœur, sa conscience, plus que sa raison, ce n'était pas ce que Dr. J et son entourage lui avait appris.
Duo l'avait écouté attentivement, sans l'interrompre, son visage affichant des émotions contenues à la mention de cette période, dont il ignorait tout.
Revenu au présent, Heero formula enfin à haute voix son interrogation :
« Toi, tu as perdu des gens à qui tu tiens… Tu en penserais quoi ? »
Duo commença par hausser les épaules. Lui n'avait jamais eu de lieu où se recueillir, mais il avait de toute façon fait le choix de ne pas retourner trop près de certains quartiers. De ne pas regarder de cette façon dans le passé. Les gens qu'il avait perdus restaient avec lui dans sa tête, dans son cœur, sans qu'il n'ait une attache précise à un endroit géographique comme pouvait l'être une tombe ou un mémorial.
« T'es pas obligé d'y aller en même temps que la famille. Puis… occupe-toi de tes besoins à toi. Si tu veux y aller, tu devrais le faire. C'est ce que pensait aussi Trowa, non ? »
À vrai dire, durant toute cette période, Trowa l'avait soutenu quoi qu'il fasse, alors il n'était pas sûr qu'il y ait eu une telle réflexion derrière. Pire, Trowa avait pris Heero comme modèle, à un moment donné, essayant lui aussi de s'autodétruire pour se prouver quelque chose, trouver une réponse.
Les choses n'étaient pas dites, entre Heero et Trowa. Ça n'empêchait pas Heero de savoir ce qu'il en était, d'avoir constaté l'admiration et le respect que Trowa lui témoignait, conjugué à tout ce qu'il avait fait pour l'épargner lorsqu'il avait été capturé, le gardant sous son aile, prétextant auprès des gradés de OZ, de Lady Une, qu'il fallait utiliser ses talents de pilote pour servir de base à la programmation des intelligences artificielles du Vayeate et du Mercurius. Il avait œuvré ainsi pour éviter qu'on ne s'en prenne à lui de quelque manière que ce soit.
Pour éviter qu'il ne choisisse la solution évidente, la solution qu'il avait envisagée dès le départ en cas de capture.
Se suicider avant que ça n'arrive.
Qu'il ne soit plus en état et en capacité de parler et s'éviter de souffrir.
Premier prisonnier sur la base lunaire avant Duo, Wufei et Quatre, ils avaient été dans le flou concernant le traitement qui leur serait réservé. Comme Duo le lui avait rappelé, sur Barge, OZ avait été loin d'être tendre avec lui. Heero avait été aux premières loges pour voir les conséquences. Alors, si Heero s'était rendu si peu de temps après, c'était uniquement parce qu'il avait eu Trowa en face. Grâce au travail de l'ex-03, on lui avait fait enchaîner les heures de pilotage, il avait passé la majeure partie de son temps en dehors de sa cellule et dans une relative sécurité physique. Vu ainsi, ça n'avait franchement pas été pire que pendant son entraînement, la présence de Dr. J, lui aussi prisonnier, renforçant cette impression familière.
Ce n'est que le lendemain que Duo passa de nouveau une journée entière avec lui. Heero supportait bien la solitude, mais il comprenait davantage ce qu'avait semblé dire Hilde. Duo avait enchaîné les journées à bord d'un Mobile Suit utilitaire en vue de récupérer des débris des combats passés. C'est un travail qui aurait pu plaire à Heero, d'un point de vue fonctionnel. Toutefois, il n'avait pas plus envie de faire partie d'un groupe comme les Sweepers que de la police préventive, trouvant sa sécurité dans sa solitude, son éloignement des contraintes collectives.
Cette fois, épuisé par de longues journées, Duo n'avait pas souhaité aller à la décharge ou en ville, restant avec lui.
Le déjeuner passé, Hilde les quitta pour se rendre au travail.
Duo était resté affalé sur la table, parcourant du regard un journal gratuit qu'il avait récupéré la veille. Heero, assis non loin, s'était procuré l'équivalent de sujets blancs qu'il souhaitait compléter à titre d'entraînement, Duo lui ayant prêté sa montre pour qu'il chronomètre son temps de réponse.
Le voir faire ne motivait franchement pas Duo à entreprendre une démarche similaire. Il avait l'impression de voir un entraînement théorique accéléré de pilote de Gundam. Et encore, il lui semblait n'avoir jamais été aussi sérieux dans quelque apprentissage que ce soit. À vrai dire, Duo ne se souvenait pas avoir dû un jour travailler d'arrache-pied pour réussir des examens théoriques. Sans doute que son entourage avait compris que ce n'était pas son truc et qu'il valait mieux ne pas insister – ou bien il avait été vraiment très bon, mais il n'en était guère convaincu. Son aisance à apprendre la lecture et à absorber certaines autres connaissances scolaires était le seul élément qu'il trouvait en faveur de son intelligence. Pour lui, la vie n'était pas faite de connaissances théoriques, mais de performances physiques, de relations sociales, et de savoir-faire.
Son esprit ayant totalement décroché de sa lecture et Heero n'ayant pas encore commencé son test, il décida de faire la conversation.
« Tu sais quoi ? Hier, Howard nous a dit qu'il voulait un nouveau vaisseau de classe trois. Donc en fait, tout ce qu'on récupère actuellement, on va stocker et refondre. Quasi tout le monde est sur le projet. Ça pourrait aller assez vite. »
Au vu du contenu, il gagna immédiatement l'attention d'Heero.
« Comme celui qu'il avait à la fin de la guerre ? »
« Le Peacemillion. Oui, sans doute. »
« C'était un vaisseau armé. La police préventive en pense quoi ? »
« Aucune idée, mais ils doivent être au courant… »
Duo ne pensait pas qu'Howard bénéficiait d'un suivi comme celui qu'avaient les pilotes, mais il restait un protagoniste de la fin de la guerre, et sa participation était connue d'au moins Noin et Sally Po. Il y avait peu de chances qu'il fasse ça derrière le dos des autorités.
« Ils veulent peut-être réunir à nouveau les Gundams. » Conjectura Heero.
Cela paraîtrait un souhait logique après la diaspora initiée par Wufei et lui-même. Ignorer l'emplacement et qui avait la propriété effective des Gundams… c'était une inconnue qui aurait fortement préoccupé Heero, s'il avait fait partie d'une unité de protection de la paix.
« Tu crois ? »
Duo se dit que l'idée pourrait coller avec les multiples propositions d'intégrer les Preventers de Sally. Reconstituer la « G-team », mais du côté de l'armée officielle. L'idée pouvait paraître assez cool sur le papier, pas sûr qu'elle le soit vraiment pour les concernés, s'ils répondaient présent.
« Ils préféreraient sans doute nous avoir à l'œil. » Heero semblait penser comme lui.
Duo sourit, reprenant d'un ton plus optimiste :
« Ou aider à réparer. Globalement, les gens qu'on connaît là-bas nous considéraient comme des alliés. »
« Sauf Lady Une. »
« Ouais… Sauf Lady Une. »
Le nom de l'ancienne représentante de OZ dans les Colonies avait été annoncé officiellement dans la presse, la semaine passée. Elle serait positionnée à la tête de la police préventive décrite pour la première fois quelques mois plus tôt et directement placée sous l'autorité du Président de la Sphère Terrestre. Cette nomination était prévisible, elle était la militaire avec le plus de grade et d'ancienneté à s'être engagée dans l'organisation. Toutefois, le nom n'avait pas spécialement réjoui les anciens pilotes. Heero l'avait trouvé dans une liste spécifique dès son hacking d'avril et en avait parlé par message avec Trowa et Duo début mai, quand l'hypothèse était devenue plus concrète. Duo, de son côté, avait longuement discuté la question avec Quatre via vidéophone.
Ce choix n'était pourtant pas si étonnant que ça… Malgré les atrocités commises par la femme – et qui n'avaient jamais été rendues publiques, encore maintenant, personne n'ayant été inquiété à la fin de la guerre – elle avait bénéficié d'une bonne popularité sur Terre, en tant que bras droit du charismatique Treize Khushrenada, et la facette de sa personnalité qu'elle avait montrée dans les Colonies avait aussi un temps convaincu représentants et populations.
Sans doute qu'elle était la meilleure candidate pour le poste, au final. Trowa, qui avait travaillé en tant que subordonné, n'avait pas eu de réaction aussi épidermique que les autres, son argument se fondant sur le fait que, comme eux tous, elle avait obéi à des ordres – les ordres de Treize Khushrenada.
Ce ne fut pas une grande surprise pour Duo quand, plus tard dans l'après-midi, Heero l'informa s'être procuré un billet pour la Terre, avec un départ prévu pour le lendemain soir.
Il était là depuis presque une semaine, ce qui était en soi une raison suffisante à son départ, mais surtout, Heero avait évoqué une ville européenne du nom de Marseille. Vu les échanges qu'ils avaient eus, Duo se doutait que cette ville serait l'une des étapes de son itinéraire de retour vers l'Amérique du Nord. Même sans avoir une connaissance détaillée des vols internationaux de par le monde et l'espace pour visualiser à quel point un tel crochet pouvait être chronophage, il paraissait évident que voyager à travers un autre continent constituait une contrainte de temps importante.
De toute façon, la convocation que le brun lui avait montrée mentionnait les dates du 29 et 30 mai, alors même s'il n'avait pas choisi de faire un détour, ça n'aurait été qu'une question de jours avant qu'il ne reparte. En tout cas, du point de vue de sa tranquillité d'esprit, Duo aimait mieux savoir Heero en vadrouille plutôt que terré dans les anciens locaux de J.
Sachant cela, Duo avait aussitôt proposé de rester la dernière journée avec lui, puis de se rendre ensemble au port spatial. Il pourrait toujours aller travailler sur la soirée, comme il serait sur place.
Ils s'étaient présentés au port en fin d'après-midi, le vol spatial requérant une arrivée au moins deux heures à l'avance pour le passage des contrôles de sécurité et enregistrement des éventuels bagages avant embarquement.
Quand Heero avait mentionné ces contrôles, Duo n'avait pu retenir une grimace de dégoût explicite plutôt comique, accompagnée d'un « Pouah » qui en avait dit long sur la façon dont il vivait ces formalités, arrachant un sourire en coin à Heero.
Savoir que Duo vivait ces contraintes aussi mal que lui avait un côté rassurant, allégeant une partie de sa propre tension.
« Franchement, t'as d'la chance de pouvoir y aller aussi zen. » Avait ajouté Duo. « Moi depuis qu'ils ont affiché ma tronche à la télévision et sur des avis de recherche, je ne peux vraiment plus y aller serein. Me faut minimum les lunettes de soleil. »
C'est vrai qu'il les avait accrochées à son col, avant de partir. Heero n'y avait pas prêté attention. Duo avait les yeux clairs, cela pouvait être une mesure pour contrer la luminosité. Lui n'avait jamais tenté de camoufler ses traits avec ce stratagème, jugeant ce type d'accessoires peu naturel et trop fragile.
Enfin, ils entrèrent dans le hall des départs.
« C'est lequel ton vol ? »
« Astana. »
Duo leva les yeux vers un immense tableau affichant le planisphère avec les destinations du jour et leur fuseau horaire, puis prit un air soucieux.
« Au sud de la Russie ? C'est pas là que tu… enfin, qu'on… »
L'autodestruction.
« C'était plus au Sud. À Baïkonour. »
Le froncement de sourcil ne diminuant pas, Heero ajouta :
« Ne t'en fais pas. C'est juste une correspondance. Il n'y a pas de direct pour l'Europe en dehors des liaisons militaires. »
Il faut dire que depuis la destruction du port spatial de Douvres, le principal de la région, par 03, au début de la guerre, joindre directement ce continent depuis l'espace s'avérait plutôt complexe.
Les vols terrestres desservaient majoritairement les zones de culture similaire à celles de la Colonie qui en était l'origine ou la destination. Il était ainsi très simple d'obtenir un vol direct liant L2 et l'Amérique du Nord, ou bien L1 et l'Est et le Nord asiatique. C'était cette carte qu'avait jouée Heero, sa navette ferait un bref arrêt sur L1 pour embarquer d'autres voyageurs.
Gagner l'Europe depuis L2 avait tout d'un périple. Il se demandait quel type de personnes accompliraient un itinéraire suivant la même parabole que le sien.
Pour les habitants des Colonies, l'Europe était le berceau de OZ et de la Romefeller. Le berceau des dirigeants de l'Alliance Terrestre. Quand les gens de là-bas souhaitaient venir dans l'espace, ils affrétaient une navette privée ou suivaient un parcours touristique classique avec lieu de villégiature sur la Lune, visite des sites liés aux missions Apollo et Artemis, et attractions spécifiques permises par une pesanteur six fois plus légère.
L3 elle-même ne ressentait pas tellement son influence européenne. La plupart des citoyens de là-bas n'avaient pas été poussés vers l'espace. Les pays de cette partie du monde n'avaient pas eu tant besoin de recourir à la Colonisation. Le fait que les Colonies de L3 soient majoritairement encore en construction en était la preuve.
Peupler l'espace n'était pas une priorité. Contrôler la Terre, par contre…
Duo se détendit inconsciemment à ces paroles.
Cela avait un côté étrange, pour Heero, de rassurer quelqu'un par la parole et d'une façon aussi directe. "Ne t'en fais pas", avait-il seulement déjà tenu de tels propos de sa vie ?
Néanmoins, il se sentait responsable, que Duo s'inquiète. Il était clair que l'ex-02 tenait beaucoup à lui. Heero ignorait les motifs exacts, mais les jours passés ici lui avaient confirmé que c'était quelque chose qui comptait, pour lui, d'avoir l'attention et l'affection de Duo. Alors, il se trouvait à réagir de cette façon inaccoutumée.
C'était bizarre.
Heero était venu avec l'idée d'observer Duo, sa façon d'être, de réagir avec lui. La question "est-ce qu'il est amoureux de moi" toujours en filigrane mais jamais formée aussi clairement que ces mots. Présente mais inconsciente. Au final, Heero n'avait pas de réponse absolue. Il ressentait les mêmes doutes que le mois dernier. Ce qui avait changé, c'était la façon dont il ressentait ça.
Il s'était senti extérieur à la question en avril.
À présent, sa façon de vivre leur relation lui semblait avoir évolué. Ici, au port spatial, Heero s'était presque attendu à ce que Duo l'embrasse, comme en février.
Ç'aurait été gênant qu'il recommence, mais l'idée qu'il ne le fasse pas, que cela reste la pirouette d'un jeu de mot, une plaisanterie dont la seule occurrence appartenait au passé, chiffonnait Heero, sans qu'il arrive à mettre le nom adéquat sur son ressenti. Pas de la déception. Quelque chose que l'on attend, sans l'apprécier, mais dont on ressent le creux, le manque.
Du désappointement.
« Tu me diras si ça a marché. » Reprit Duo.
Se rendant compte qu'il n'était pas explicite, il rajouta :
« Tes exams. »
Heero mit plusieurs secondes à comprendre ce à quoi Duo faisait référence.
Les examens scolaires.
Évidemment que Duo parlait de ça.
Il acquiesça d'un hochement de tête.
Quand Heero avait ordonné le contenu de son sac, avant de partir, il était retombé sur l'ordonnance que lui avait donnée Duo en avril dernier, rangée près de sa convocation. Cela lui avait fait réaliser qu'il ne lui en avait pas reparlé. C'était un soulagement de le réaliser, pour Heero, mais cela le faisait aussi s'interroger. Duo en avait toujours après lui quand il s'agissait de sa santé et de son rythme de vie, mais il ne lui avait jamais reparlé de ça.
Avec les implications qu'il pourrait y avoir.
Ces dernières semaines, Heero avait consacré du temps à l'étude de plusieurs sujets de biologie liés au fonctionnement du corps humain. Il avait davantage conscience de ce que ce type d'analyses pouvait apporter comme résultats. Les conséquences sur la vie d'un être humain qu'avaient des maladies dont il ignorait auparavant jusqu'à l'existence. Alors, le mot examen s'était superposé dans son esprit.
Une fois qu'Heero eut rejoint la salle d'embarquement, Duo s'était rendu dans la partie du port spatial réservée au personnel, saluant en les croisant quelques Sweepers. Hilde effectuait son service le soir pour encore plusieurs jours, alors plutôt que de rentrer, il préférait tromper la solitude en allant voir s'il restait un Mobile Suit à emprunter pour aller ramasser des débris, la grande collecte continuant à bon train.
Un peu avant qu'il ne parvienne à l'intérieur du hangar, Howard l'interpella.
« Duo ! Viens voir un moment. »
« Hum ? »
Duo prit un air confus tout en suivant Howard dans un bureau à part.
« T'as dû remarquer qu'on ne t'avait pas fait piloter dernièrement. »
« Ouais, évidemment. T'as un truc à me proposer ? Je peux aller loin. J'ai rien de prévu avant trois semaines. »
« Non, pas pour l'instant. Mais je vois que tu es toujours motivé. »
Duo ne fit pas de commentaire. Il n'avait pas envie de faire pitié en parlant des après-midi récup qu'il avait dû faire pour pouvoir compenser les frais d'analyses médicales. Depuis fin avril, il avait eu beaucoup moins de missions chez les Sweepers et donc d'heures rémunérées, ce qu'il n'avait pas eu moyen d'anticiper.
« Tu es bon dans ce que tu fais. On voudrait te filer plus de boulot. Mais on ne peut pas continuer comme on a fait jusqu'à présent. Il faudrait que tu aies les licences de vol, l'autorisation officielle de piloter. »
« Hein ?! »
La montée en décibels avait été sensible. Howard réajusta ses lunettes de soleil, attendant la suite.
« Depuis quand y a besoin de ça ? »
Sa déconvenue augmenta quand Howard lui résuma, en quelques mots, que ça avait toujours été le cas. Que les libertés prises avaient été liées à la clandestinité des Sweepers qui tentaient de retrouver un aspect plus légal maintenant que le régime politique en place leur était devenu favorable – au sens où le commerce et les déplacements n'étaient plus purement et simplement interdits dans la stricte majorité des cas.
« Non, mais, faut faire quoi pour avoir ça ? »
« Passer un examen théorique… »
Cette fois, Duo était consterné. Pour le coup, il aurait préféré qu'Howard lui annonce un tarif, même prohibitif.
« Et après ce truc débile, je serai tranquille ? »
« Il faut un quota d'heures pour le pilotage, à faire tous les mois dans certaines conditions. Certaines avec nous, d'autres avec un instructeur. »
« Et il sait piloter en se faisant mitrailler sans qu'il y ait des dégâts irréversibles, l'instructeur ? »
Howard choisit de botter en touche.
« On pourra te déclarer différemment et te payer plus. Ça te ferait davantage de boulot. »
« Quelle merde. »
« On t'en a pas parlé, mais ce serait bien que tu aies un permis de conduire pour les véhicules terrestres. …C'est un peu la même histoire. »
La mine ahurie de Duo valait son pesant d'or.
« C'est une blague ? »
« Celui-là, tu n'es pas obligé d'avoir un instructeur, tu peux tenter de le passer en direct. Il y a une session, la semaine prochaine. La boite te paie le premier passage si tu es d'accord pour le faire. Par contre, si tu rates, tu te paieras les essais suivants. »
Howard savait un peu comment prendre Duo. L'offusquer, lui lancer un défi à demi-mot, lui semblait la meilleure stratégie pour le motiver. Cela ne manqua pas, Duo lui arrachant des mains la documentation et s'éloignant en maugréant en direction du hangar.
Putain, c'était trop débile. Il conduisait des véhicules depuis que ses pieds atteignaient les pédales. Il savait même les voler si besoin. Les militaires de l'Alliance ne lui avait pas demandé, à sept ans, s'il avait le permis. Ça existait vraiment ce genre de contrôles ?
Lui qui s'était dit et répété depuis qu'Heero lui avait exposé sa démarche de reprendre des études qu'un tel truc n'était clairement pas pour lui et qu'il était bien content de travailler sans se payer d'apprentissages théoriques ni d'évaluations récurrentes.
Vlan.
Il devait y avoir quelqu'un, là-haut, qui se payait sa tête.
Un permis de conduire… une chose pareille existait vraiment ? Pour Duo, soit on savait, soit on ne savait pas. Et, de fait, s'il fallait apprendre, c'était soit seul, à la dure, soit quelqu'un de suffisamment sympa t'apprenait comment faire. ...Peut-être que c'était une démarche réservée aux professionnels ? Oui, mais, auquel cas, pourquoi une entreprise emploierait-elle quelqu'un qui ne sait pas faire ? Ça ne collait pas.
Il soupira. Si conduire un véhicule lui semblait si intuitif, il n'y aurait a priori pas de raison qu'il ne parvienne pas à récupérer ça. Ce qui le contrariait le plus, c'était ce qui était lié au vol.
Duo aimait vraiment ce qu'il faisait. Piloter une navette, un cargo, qu'il s'agisse de trajets routiniers ou d'une situation de vie ou de mort. Il se sentait compétent et en contrôle. Il n'y avait pas de chargement ni de destination strictement identique dans le temps. Cela répondait à son besoin de nouveauté, de casser la routine. C'était un domaine dans lequel il était déjà bon et qui rapportait bien.
Cela avait été dur de ne pas avoir de vol d'un point de vue financier ce mois ci. Duo n'avait pas eu l'habitude avant ça d'avoir beaucoup d'argent, mais il avait apprécié de pouvoir bouger où il voulait sans avoir à jouer les passagers clandestins, pour voir des amis, des connaissances, ou juste changer d'air. Se faire voyageur clandestin était une habitude qu'il avait un peu perdue pendant la guerre, le Deathscythe lui ayant permis de se déplacer en tout autonomie. Et sans le Deathscythe, il fallait payer les déplacements. Plus sa moitié de loyer.
Il faudrait qu'il raconte ça à Hilde, quand elle rentrerait. Dommage qu'elle finisse si tard, cette semaine.
Quand la navette ouvrit ses parachutes pour procéder à l'atterrissage à Astana, l'après-midi était déjà bien entamée. De fait, au vu de la longueur du trajet, on était le lendemain du départ, et, incapable de trouver le sommeil dans un transport public, entouré d'autant de gens et du bruit régulier des moteurs, Heero était éreinté.
Il aurait vraiment eu du mal à continuer son voyage immédiatement, mais, de toute façon, le vol quotidien pour l'Europe avait déjà décollé lors de son arrivée, à quinze heures. Il ne lui restait donc plus qu'à se trouver une chambre individuelle quelque part, pour se prendre une douche, se changer et dormir en prévision du vol du lendemain.
Il prit quelques grandes inspirations tout en descendant de la navette, profitant de l'air sec et tiède, retrouvant les odeurs typiques de la planète, mêlées à celle du carburant.
Sans grande surprise, le port spatial se trouvait à l'écart de la ville, en plein désert, afin de prévenir les graves dangers liés à ce type d'installation à la population de l'ancienne capitale.
Un bus attendait les voyageurs sur le tarmac, prêt à les mener à l'aérogare dont la silhouette massive se découpait largement à l'horizon. Adjacent à ce bâtiment d'où décollaient les vols terrestres, se trouvait un grand complexe alliant hôtels, restaurants, centre commercial et de loisirs, édifié à l'évidence pour permettre aux voyageurs en transit de se reposer et de participer au tourisme qui s'était de plus en plus développé à mesure que l'endroit devenait un hub incontournable pour toute personne voyageant dans ou depuis cette région du monde.
Quelques minutes après être descendu du bus, il n'avait plus aucun des passagers avec qui il avait partagé sa navette à portée de vue. La majorité d'entre eux s'était hâtée pour obtenir une correspondance tandis que les autres avaient pris le chemin de la sortie, ayant atteint leur point d'arrivée.
Heero jeta un regard désabusé aux immenses écrans situés en hauteur et sur les côtés. Tous faisaient la promotion du tourisme dans le pays, montrant des plans aériens des buildings, parcs, et de la tour symbole d'Astana, intercalés avec des paysages naturels grandioses censés susciter l'enthousiasme et l'envie de rester au moins quelques jours pour découvrir les merveilles d'Asie Centrale.
Cela ne faisait pas rêver Heero. Néanmoins, voir une telle publicité pour l'activité touristique, et qui plus est centrée autour de grandeurs et merveilles naturelles avait un côté réconfortant. La guerre était derrière eux. Les gens recommençaient à vivre. Et, surtout, ils n'avaient pas détruit tout ce qu'il y avait d'admirable et de magnifique à découvrir sur la planète.
À son arrivée à Marseille, le lendemain soir, après un nouveau vol avec correspondance, Heero mit un certain temps à se repérer. Il était arrivé et reparti par la route, la première fois, et ne connaissait donc pas le complexe aéroportuaire.
Il expira longuement, comptant mentalement jusqu'à huit, pour évacuer une partie de la fatigue et détendre ses muscles crispés, rendant grâce au sommeil qu'il avait pu récupérer la nuit dernière à l'hôtel et qui lui permettait d'être encore en état de fonctionner après plus de quarante-huit heures de trajet. À cet instant, il ne pouvait que regretter de ne plus voyager avec le Wing Zero. Circuler en Gundam aurait été plus vivable, permettant des vols directs et solitaires à plusieurs fois la vitesse du son. C'était tellement plus rapide et confortable de se déplacer à Mach 3.
Il se sentait assez déphasé, mais Heero n'avait aucune envie de retourner dans un hôtel malgré qu'il soit vingt-deux heures passées. Il se sentait vidé de son énergie, assez cotonneux, mais tout le poussait à se rendre immédiatement au cimetière.
Il ne lui semblait pas qu'il y ait des horaires d'ouverture officiels auxquels il faille se plier. Dans son souvenir, le cimetière militaire était en pleine nature, entouré de zones arborées. Situé en complète périphérie de la ville, l'accès avait été libre en juillet dernier. Sans doute qu'il en serait de même à présent. Et s'il voulait éviter de rencontrer la famille, c'était maintenant qu'il devait y aller.
Avant de quitter le bâtiment principal de l'aéroport, il aperçut un fleuriste encore ouvert. Le choix était restreint, et plusieurs bouquets portaient des inscriptions de "bienvenue" ou "bon voyage". Heero avait porté des fleurs, l'an passé. Cela lui semblait opportun de recommencer. Sans doute qu'aucune fleur de la boutique ou presque n'avait vocation à honorer les morts – et "bon voyage" aurait fait un drôle d'épitaphe pour un homme tué à bord d'un avion. Le regard d'Heero s'était attardé quelques instants, puis, voyant la vendeuse commencer à regrouper son stock, il s'avança sans plus d'hésitation et entreprit de troquer un billet pour une composition très simple, pas si éloignée de ce qu'il avait pris l'an passé.
Enfin, il avait quitté l'air sec de l'intérieur climatisé, regagnant la fraîcheur et l'humidité de la nuit, et s'était pressé pour attraper un des rares bus circulant encore à cette heure et pouvant le rapprocher de son objectif.
La pluie s'était mise à tomber dès que le bus avait démarré, constellant les vitres de gouttes. Heero se frotta le front et la tempe d'un geste fatigué, se calant à moitié contre la vitre fraîche de l'autocar et rangeant à nouveau son téléphone dans sa poche. Duo lui avait envoyé plusieurs messages depuis la veille au soir, et il venait d'en prendre connaissance uniquement maintenant.
Les multiples messages l'avaient incité à lui dire qu'il était arrivé à destination et se rendait sans tarder au cimetière. Sans doute qu'il aurait dû s'abstenir, Duo lui ayant aussitôt fait remarquer sur le ton de la plaisanterie qu'il fallait être un peu barjo pour se rendre en pleine nuit dans un cimetière, et qu'Heero n'avait sans doute jamais vu de films d'horreur pour avoir une idée pareille.
Il est vrai qu'Heero n'avait jamais visionné de films d'horreur. …et si ceux-ci montraient des scènes incohérentes de cadavres sortant de leur tombe la nuit ou d'esprits vengeurs, il se félicitait de ne l'avoir jamais fait.
Des morts sortant de leur tombe…
Bon sang, quelle idée ridicule.
Les morts étaient morts et le resteraient. C'était bien là le problème, pour lui qui avait tué malgré lui des innocents.
Le retour en arrière était impossible.
Et vivre avec, depuis lors, était un poids énorme présent chaque seconde de sa vie.
À la descente du bus, la pluie était bien moins intense, plus une bruine printanière qu'une véritable averse qui aurait détrempé le sol. Par précaution, Heero avait toutefois enfilé un blouson à capuche pour effectuer les deux derniers kilomètres le séparant du cimetière à pied sans terminer trempé jusqu'à l'os. Il n'y avait pas de transports en commun desservant ce cimetière, encore moins en pleine nuit. Et comme Duo lui avait bien fait comprendre l'incongruité de sa démarche, avoir recours à un taxi était également exclus.
L'endroit n'était pas très grand, bien qu'un certain nombre de tombes se soient ajoutées depuis la dernière fois où il était venu – pertes supplémentaires liées à la guerre.
Malgré l'obscurité, Heero n'eut aucun mal à retrouver la tombe, située au milieu de la rangée principale.
Il avait eu envie de venir ici, attiré comme si une force magnétique était à l'œuvre. Mais, maintenant qu'il était là, la situation n'était pas confortable pour autant. Cela n'avait pas été simple de venir ici, la première fois, accompagné de Sylvia Noventa. Si ici Heero ne ressentait pas de tension liée à une présence extérieure, il n'était pas vraiment à l'aise pour autant.
C'était sans doute lié au fait qu'il soit le meurtrier de cet homme.
Aucun reste physique n'avait certainement pu être récupéré de l'explosion de l'avion. L'homme ne reposait pas ici. Ce qui reposait ici, c'était ce qu'il avait incarné : une voix aussi pacifiste que pouvait l'être celle d'un militaire de carrière de l'Alliance Terrestre.
Heero quitta son immobilité pour poser son sac au sol et s'avancer pour déposer les fleurs sur le bord de la stèle. Une fois fait, il recula de quelques pas et entreprit de s'asseoir en tailleur, non loin de la tombe, son sac près de lui. Il ne voulait pas repartir aussitôt. Pas après tout ce chemin parcouru.
C'était une sensation différente de venir en temps de paix. Grâce à cela, Heero se sentait un peu moins illégitime à l'idée d'être ici.
Heero n'avait jamais eu la sensation de vivre dans un monde en paix, même avant l'Opération Météore. Il avait vécu dans un monde qui préparait la guerre. Il était certain qu'aujourd'hui d'autres préparaient la prochaine guerre, mais Heero ne faisait pas partie de ceux-là. Il avait certes réparé son Gundam, mais dans une optique de défense. À ce jour, il n'avait aucune raison de l'utiliser.
Il ignorait si ce statu quo était quelque chose de bien ou non. Ce qu'il savait, c'était qu'il avait dû beaucoup lutter depuis la fin de la guerre. Lutter pour vivre, lutter pour ne pas s'effondrer, maintenant qu'il avait été autorisé à faire une pause, à prendre du recul sur sa vie.
C'était compliqué de ne plus vivre avec cette nécessité de combattre un ennemi défini. Cela le rendait comme dysfonctionnel pour vivre dans une société humaine ordinaire.
Tout ce qu'il avait vécu dans sa vie le mettait dans une situation ou plein de choses qui semblaient pourtant aussi naturelles que manger, dormir, faire confiance, voir du monde, étaient pour lui d'une complexité sans nom.
Et, paradoxalement, il avait réussi à construire des choses, à s'ouvrir une voie, à conserver des relations. Il avait moins l'impression que sa vie et sa présence en ce monde soient un désastre qu'il ne l'avait eue, ces quinze derniers mois.
Il se sentait mieux, au sens où il avait conscience d'avoir moins de pensées suicidaires. De ne pas être repassé à l'acte ou s'être remis en danger.
Mais est-ce que c'était juste ?
Être ici le faisait se demander dans quelle mesure il pensait mériter le fait d'aller mal. Le fait d'avoir mérité ce qui avait pu lui arriver de négatif, dans sa vie.
Et pourtant, le négatif avait commencé à survenir avant qu'il ne commette des erreurs irréparables, ôtant le lien logique qu'il aurait été libérateur de faire.
Il se demandait quelle épreuve pouvait l'attendre ensuite. Cela lui semblait totalement contre-intuitif que les choses puissent continuer à s'améliorer. La paix, comme tout ce qui arrivait de positif, était forcément éphémère. Seul les évènements négatifs lui donnaient la sensation d'avoir un impact qui allait au delà de leur durée effective.
Peut-être que ce voile sombre trouverait son incarnation dans les analyses sanguines qu'on lui avait recommandé de faire.
Heero n'avait pas envie d'en connaître les résultats. C'est bien pour cela qu'il ne les avait pas faites. Après, être là, face aux conséquences d'une des pires choses qu'il ait faite, l'amenait à relativiser. S'il devait choisir, il préférerait que ce qui arriverait de négatif le concerne lui et lui seul, a contrario d'une nouvelle guerre qui remettrait en péril des innocents, des gens qu'il admirait ou auxquels il s'était aperçu qu'il tenait.
Il avait contribué à la mort d'une proportion non négligeable des cent mille personnes qui avaient perdu la vie sur le front.
Ces chiffres calmeraient n'importe qui.
Au bout d'un moment, la fatigue l'empêcha de penser davantage, de mettre des mots, sur son ressenti. On ne pouvait pas dire qu'il avait sommeil. La tension était toujours là, présente et le tenant résolument éveillé.
La notion du temps disparut à un moment donné, et Heero aurait été incapable de dire depuis combien de temps il était là. La pluie avait totalement cessé tandis qu'il se recueillait. Le noir du ciel mua en marine puis en bleu clair, tout en restant dans des tons doux, neutres, et le soleil finit par percer, amenant des couleurs chaudes à la douce luminosité.
Il aurait sans doute été temps pour Heero de quitter les environs, mais malgré la température qui se réchauffait petit à petit, il restait comme glacé, ses muscles engourdis, incapable de trouver la volonté de se relever et de partir.
C'est le crissement de chaussures sur le gravier, troublant le silence et le chant discret des oiseaux qui le remit en alerte, le poussant à réagir. Un groupe de personnes arrivait. Il se redressa aussitôt, et entreprit de s'éloigner à grandes enjambées dans la direction opposée, son sac en bandoulière – trop tard malheureusement pour éviter que les visiteurs n'aperçoivent sa silhouette, vue de dos.
Il pencha la tête en avant pour faire retomber la capuche devant le haut de son visage, se félicitant de disposer de ce vêtement qu'il avait pris en prévision de sa venue dans un lieu où des gens seraient susceptibles de le reconnaître, carrant instinctivement les épaules.
« Heero Yuy ? »
Heero avait récupéré assez de contrôle sur ses gestes pour contenir toute réaction à l'entente de son nom de code. La voix féminine avait un accent familier. Perdu pour perdu, il n'allait pas partir comme un voleur. Il n'avait rien fait de mal en venant ici. La seule chose qui pouvait être remise en question était l'à-propos de sa présence.
Si on voulait lui en faire le reproche… Heero était prêt à l'entendre.
Il ralentit le pas pour permettre à la personne de le rattraper. Non sans surprise, ce fut le cas au bout d'une minute, quelqu'un le rejoignit, laissant les trois personnes qui l'accompagnaient se recueillir.
Elle avait dû se hâter.
Madame Noventa sourit en le reconnaissant et tenta de lier la conversation.
« J'avais cru reconnaître votre démarche. »
« Je suis désolé de gâcher votre moment de recueillement. »
« Mon époux n'ira nulle part. Dites-moi, avez-vous reçu ma lettre ? Je l'avais remise à Relena Peacecraft, ou devrais-je dire Darlian ? »
« Je l'ai eue. »
Il l'avait même sur lui, comme l'intégralité des messages papiers qui lui avaient été adressés. Ce n'était pas vraiment logique. Il avait été capturé entre temps et avait combattu avec plusieurs Gundams et Mobile Suit. En fait, sa préservation ne tenait qu'à Relena. C'était grâce à elle qu'il avait pu prendre connaissance de cette lettre quand ils s'étaient croisés en Antarctique. Il ne l'avait alors pas gardée, la rendant à l'intermédiaire après lecture, prétextant ne pas avoir le moyen de conserver ce genre de documents et faisant comme si le contenu ne l'avait pas touché.
Quand ils s'étaient revus, à Sanc, Relena lui avait retendu l'enveloppe, sans un mot. Cette fois, il n'avait pas dit non.
« Je peux vous demander quand ? »
« Fin juillet, l'an dernier. »
Cette réponse rassura la femme. Elle avait craint qu'il ne réponde par la négative ou ne lui indique une date bien plus proche de la fin de la guerre. Le voyant tendu, plus pressé de s'éclipser qu'autre chose, elle reprit :
« Vous êtes le bienvenu sur la tombe de mon mari. Quand bien même cela ne me plairait pas, c'est un endroit public. »
Il y eut un nouveau silence.
« Voudriez-vous boire un café ? Si vous avez le temps, bien sûr. » Ajouta-t-elle en voyant qu'il avait son bagage avec lui.
« Je ne vais pas vous déranger davantage. »
Elle soupira et lui redit à voix haute le contenu de sa lettre, qu'il cesse de se morigéner pour le passé, qu'il savait où la trouver s'il souhaitait échanger, que son mari aurait été d'accord avec ses réactions.
« Vous savez, je pense chaque mot que je vous ai écrit. C'était la guerre, des gens meurent. Et dans ce cas précis, c'était une forme d'accident. Je suis heureuse de vous avoir rencontré, et il n'y a ni animosité ni désir de vengeance de notre part. »
« Ce n'est pas forcément le cas pour le reste de votre famille. »
« La plupart sont du même avis, vous le savez bien, pour les avoir rencontrés. »
« Sylvia… »
« Même Sylvia. Ma petite fille est encore jeune, aussi jeune que vous. Et elle était hors d'elle à cause de votre proposition de se faire justice elle-même, plus que par rapport à votre implication lors du décès de son grand-père. »
« …Merci. Je vais y aller, si vous permettez. »
Elle hocha la tête.
Au même moment, il sentit son téléphone vibrer contre sa cuisse alors qu'il reprenait sa marche d'un pas souple. Il l'ouvrit une fois une distance correcte mise avec le cimetière.
Je pense à toi. Tiens-moi au jus.
La tension nerveuse venait de lui faire passer une nuit blanche, et il lui faudrait encore prendre le train avant de récupérer un vol pour changer de continent, mais la lecture du message l'apaisa, lui ôtant l'impression d'avoir une pelote d'épingles dans le ventre.
Il aurait voulu répondre merci – thank you. Il le pensa, le ressentit, mais ne l'écrivit pas. Il écrivit 'je repars'. Il ferait un détour par les locaux de J avant ou après ses examens – sans doute après. Il réunirait son courage pour tâcher de faire les foutues analyses sanguines dont il avait l'ordonnance en copie.
