Les couvercles reposaient sur les casseroles, laissant mijoter nonchalamment leur contenu. Une douce odeur s'en échappait, narguant les narines de Nanako Hasegawa. Fière de sa prestation culinaire, elle ôta son tablier avec satisfaction et s'autorisa un bâillement.

Elle leva les yeux vers la pendule: son fils ne devrait plus tarder. Langa rentrait bien après l'heure de fin des cours. Bien que la partie rationnelle de son cerveau lui affirme qu'il trainait très certainement avec des amis, son instinct maternel surproducteur s'était allié à son imagination pour lui faire s'inventer tous types de scénarios tous plus sombres les uns que les autres. Elle se retrouvait donc à songer que son pauvre enfant était peut-être en proie à un odieux complot impliquant une quelconque mafia.

La porte s'ouvrit sur ledit enfant qui avait manifestement su échapper à ses tortionnaires hypothétiques. Un discret soupir de soulagement, et Nanako répondit joyeusement à son « je suis rentré » en se rapprochant de lui. Mais alors que ses yeux se posaient sur son fils, la mère remarqua deux choses: la première, son fils avait deux pansements de plus que lorsqu'il l'avait quittée ce matin, la deuxième, il semblait cacher quelque chose. Dos collé à la porte, une mine hésitante collée à son visage amoché.

Il n'en fallut pas plus à la pauvre femme pour se concocter le scénario parfait: son fils se faisait battre à l'école et venait d'échapper à ses bourreaux. Le pauvre enfant souhaitait lui en faire part, mais n'osait pas le faire, ce qui l'amenait à rester prostré contre la porte.

Un déglutition et un regard apeuré vers la photo de son défunt mari plus tard, sa stratégie était établie. Basé sur la rubrique « psychologie » de son magazine pompeusement intitulé « éduquer son enfant à la perfection », son plan était simple: ne pas brusquer son fils, et lui faire comprendre avec diplomatie et subtilité qu'il pouvait se confier à elle à tout sujet. Déterminée à arracher son enfant aux griffes des malfrats qu'elle venait d'inventer, elle se para de son plus beau sourire pour annoncer que le repas était presque prêt.

Langa hocha la tête, et entrouvrit la bouche, sa mère retint son souffle. Il faudrait qu'elle pense à envoyer un courrier de remerciement à « éduquer son enfant à la perfection », leurs conseils étaient d'une efficacité incroyable. Elle se prépara mentalement à écouter et à soutenir sans faiblesse son fils.

« - Il y a quelqu'un que je voudrais te présenter »

Ah. Sans doute repousserai-t-elle son courrier, mais c'était déjà un pas en avant: son fils s'ouvrait un tant soit peu à elle.

« - Oh, il est ici? »

Langa hocha la tête, et ouvrit la porte sur laquelle il était appuyé. Le battant s'ouvrit sur un garçon du même âge que lui, aux cheveux rouges, lui aussi couvert de blessures.

Nanako suspecta soudain que le garçon aux cheveux rouges se faisait lui aussi harceler. Elle s'en voulut d'être presque soulagée: son fils n'était pas seul, même si cela valait quelques coups à un autre adolescent.

« - Bonjour jeune homme, dit-elle de la voix la plus rassurante possible, l'invitant à entrer d'un geste doux. Tu manges avec nous ce soir? Langa, tu aurais du m'appeler, j'aurai préparé plus de nourriture.

- Désolée maman, je n'avais pas anticipé. Je te présente Reki. »

Ledit Reki s'inclina poliment bien que de façon un peu raide. Le pauvre, pensa-t-elle.

« - Bonjour madame, désolé du dérangement.

Mais pas du tout! Tu es le bienvenu, tu es ici chez toi. »

Nanako voulait absolument que les deux garçons se sentent en confiance et lui confient ce qu'ils subissaient. Ils s'échangèrent d'ailleurs un regard surpris.

Langa savait sa mère chaleureuse, mais l'attitude qu'elle avait avec Reki était encore plus tendre qu'à l'accoutumée. Il n'était toutefois pas contre: cela faciliterai sans doute leur aveu. Son ami l'interrogea du regard, étonné que sa mère soit si accueillante. Il lui renvoya son coup d'oeil, s'espérant discret.

Ils ôtèrent leurs chaussures et suivirent Nanako dans la cuisine, succombant presque immédiatement aux effluves de nourriture. Ils mirent la table en deux temps trois mouvements, et s'assirent, scrutant avec envie les casseroles fumantes. La mère de Langa leur servit des portions assez généreuses, elle n'avait cuisiné que pour deux mais souffrait d'une légère tendance à préparer de trop grosses quantités - elle ne pouvait imaginer son tendre fils quitter sa table la faim au ventre, ça non.

Une fois toutes les assiettes remplies elle prit place à leurs côtés, et leva la tête vers leurs regards implorants. Elle eu un sourire amusé avant de prendre une bouchée, signifiant à ces enfants si polis qu'ils pouvaient entamer leur pitance. Le signal fut reçu cinq sur cinq, ils se jetèrent sur leurs plats avec la voracité de l'adolescence, exacerbée sans doute par la qualité du repas.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour achever de se rassasier, couvés du regard doux de la mère de Langa. Une fois qu'ils furent repus, elle décréta que le moment était bien choisi pour les pousser à se confier à elle, bien que leur joie apparente pendant le repas aie érodé ses certitudes.

« - Alors, jeunes gens, y a-t-il une raison particulière à cette rencontre soudaine? » Elle demanda d'un ton calme et posé.

Les deux garçons se regardèrent, leur stress venait de les rattraper. À vrai dire Langa connaissait sa mère, il savait que le plus gros risque était qu'elle panique inutilement et s'étouffe avec son riz. Ce qui était embêtant, certes, mais à court terme. Toutefois ils ne pouvait s'empêcher d'angoisser.

« - En fait oui. » Il répondit après avoir rechargé son courage dans les yeux de Reki.

Ce dernier n'était pas serein non plus. Il avait conscience que les mentalités canadiennes étaient moins fermées que les japonaises, ce qui n'enlevait rien à sa peur de faire mauvaise impression et que la mère de Langa ne l'aime pas.

« - Dit moi mon chéri », l'encouragea-t-elle.

Langa prit une inspiration.

« - Reki et moi faisons du skate ensemble, depuis quelques temps », il déclara.

Sa mère l'écoutait attentivement. Il ne savait pas réellement comment y aller progressivement, et cherchait ses mots.

« - Et... »

Nanako le vit hésiter et décida de se lancer pour lui épargner des tourments inutiles.

« - Mon chéri tu peux tout me dire, je suis ta mère, je suis là pour t'aider. Dis moi qui vous frappe. Je te promet qu'il ne le fera plus jamais. »

Langa eut un temps de surprise, avant de se tourner vers Reki, cherchant à comprendre de quoi elle parlait. Le garçon aux cheveux rouges ne semblait pas plus éclairé. L'illumination leur vint quelques secondes plus tard, lorsqu'ils portèrent leur attention sur leurs blessures respectives.

« - Ah! Fit Reki. Je vois ce que vous voulez dire, merci de votre bienveillance mais personne ne nous maltraite. Enfin, avec Cherry tout est relatif mais... Non, on se blesse en skate. » Il se passa une main derrière la nuque, riant nerveusement.

Nanako soupira de soulagement. Elle voulut se promettre de ne plus chercher à interpréter la vie de son fils, mais jugea plus prudent de ne pas faire de promesses inconsidérée. Son âme de mère protectrice la contraint tout de même à ajouter.

« - Langa, je vais t'acheter des protections. Pas de négociation possible. Reki, je n'ai pas d'autorité sur toi mais je t'encourage à faire de même. »

Les deux garçons hochèrent vigoureusement la tête.

« - Mais dans ce cas qu'est-ce qui vous arrive? » S'inquiéta de nouveau la pauvre femme.

« - Eh bien justement... » Reki s'interrompit. Ce n'était pas à lui de dire ça.

Voyant bien que les jeunes hommes étaient peu à l'aise, elle décida de désamorcer la tension ambiante.

« - Eh bien, je suppose que cette information tiendra toujours après un bon dessert. Il y a un gâteau dans le frigo » Elle les rassura, souriant avec tendresse.

Langa et Reki respirèrent plus sereinement, soulagés. Ce relâchement fut une grave erreur, car pour amorcer une conversation Nanako lança sur le ton le plus innocent:

« - Au fait, Reki, tu as une petite amie? Je me doute que Langa en a une, il est souvent dans la lune avec un sourire niais. »

Reki se tourna vers son ami d'un air faussement suspicieux.

« - Ah oui, tu as une petite amie toi? » Le gratifiant d'un sourire narquois.

Langa grogna.

« - Répond à la question de ma mère. »

« - Nan m'dame, j'en ai pas. Il ajouta tout pas en se regardant Langa: je suis du genre fidèle »

« - Moi aussi, comme si t'en doutais. » répondit-il sur le même ton.

« - Il parait que tu as une petite amie pourtant », le taquina Reki.

Ils avaient beau chuchoter, ils ne pouvaient échapper à l'ouïe surdéveloppée d'une mère attentive. Nanako avait entendu leurs piques et commençait à comprendre la situation. Lui vint alors une idée absolument géniale. Elle se saisit discrètement de son téléphone et, faisant mime de couper le gâteau, photographia les deux garçons.

Leur manège fut interrompu par la sonnerie du téléphone de Langa, qui venait de recevoir un message qu'il découvrit être une photo splendide de Reki et lui, penchés l'un vers l'autre, arborant de splendides sourires provocateurs. Il la montra au second intéressé avant de relever la tête vers la mère, pliant les yeux d'un air suspicieux.

Celle-ci posa sur la table trois parts de gâteau en sifflotant innocemment.

« - Maman, Reki et moi on sort ensemble. »

Même en l'ayant deviné quelques secondes plus tôt, cette phrase prit Nanako de court. Elle faillit même s'étouffer avec sa première cuillerée de gâteau, mais au plus grand bonheur de sa dignité et réussit à s'en empêcher.

« - Mes félicitations jeunes gens, articula-t-elle avec difficulté, mais sans bégayer pour autant. Ça fait longtemps? »

Ce fut reki qui répondit, fièrement.

« - Ça fait un mois aujourd'hui! »

Il avait presque crié cette phrase. Il reprit plus calmement.

« - C'est pas particulièrement long, c'est vrai. Mais c'est sérieux... »

Langa lui prit la main, sous la table. Geste qui n'échappa pas à sa mère. Elle en avait les larmes aux yeux, son fils avait tellement grandi. Ne serait-ce que trois mois avant il ne s'intéressait pas le moins du monde aux relations fussent-elles amicales. Et il lui ramenait aujourd'hui un beau jeune homme avec lequel il semblait complice.

C'en était trop pour son pauvre coeur de mère sensible, elle fondit en larmes. Les garçons ne se concertèrent même pas du regard avant de se précipiter pour la prendre dans leurs bras.

« - Maman, tout va bien. »

« - Madame, respirez, on est là. »

Elle les rassura en riant doucement.

« - Mon fils, je suis tellement fière de toi, et ton père le serait aussi croit moi. Et toi, prend soin de lui, d'accord? »

Reki hocha la tête comme si sa vie en dépendait.

« - Ne m'abandonne pas trop vite, hein », souffla-t-elle en souriant à son fils.

« - Bien sûr que non », affirma-t-il.

Une fois que Nanako se fut calmée, ils se rassirent et reprirent leur dégustation où ils l'avaient laissée.

« - Reki, tes parents sont au courant? » Demanda-t-elle.

« - Pas encore, on comptait leur dire demain, si Langa peut venir manger chez moi? »

Elle acquiesça, de toute façon elle travaillait le lendemain.

« - Mais pour être tout à fait honnête, ta soeur nous a sans doute grillés, ajouta le garçon aux cheveux bleus. Elle ne toque jamais avant d'entrer dans ta chambre. »

Nanako s'étouffa: s'en était définitivement trop pour son coeur si fragile.

« - C'est pas ce qu'il voulait dire! » Rattrapa Reki, aussi rouge que sa tignasse, agitant ses mains dans tous les sens.

« - Protégez-vous » éluda-elle.

Langa se contenta d'hocher la tête, notant dans un coin de sa tête de d'avantage réfléchir aux potentiels sous-entendus de ses propos à l'avenir.

Ils finirent leur dessert dans la bonne humeur, et Reki dut se résoudre à rentrer. Langa se proposa de le raccompagner chez lui, ce qu'il accepta avec plaisir.

Ils firent le trajet en skate, heureux de leur soirée. Une fois parvenus devant la maison de Reki, Langa lui prit délicatement les mains.

« - Merci d'avoir accepté de rencontrer ma mère. »

« - Elle est géniale. »

« - Évidemment, c'est ma mère! » Fit mine de se vexer le canadien.

« - La mienne est quand même mieux » le nargua son petit-ami et se rapprochant de lui.

Langa aurait volontiers répliqué si il n'avait pas été trop occupé à déposer un baiser délicat sur les lèvres de Reki. Dans les bras l'un de l'autre, ils profitèrent de leurs derniers instant de partage avant que le garçon aux cheveux rouges passe sa porte. Ils s'embrassaient souvent, désormais. Mais ils ne pouvaient s'habituer à la douceur des lèvres de l'autre, à son contact léger. À ses mouvements doux.

Derrière un rideau de la maison, la mère de Reki les regarda furtivement avant de se détourner pour leur laisser leur intimité. Elle sourit. Quelle chance ils avaient.