Chapitre 1
Tout avait commencé en ce dimanche du mois de mai, dans cette grande résidence chic et huppée du quartier de High Tower, dans le Connecticut. L'atmosphère chaude, sans être étouffante, du printemps embaumait la silhouette svelte de Raelle Collar tandis qu'elle marchait sur l'une des allées principales. Les rayons du soleil s'abattaient sur son visage et sur ses épaules nues, réchauffant son corps frileux.
Comme chaque jour où elle n'avait pas cours, la jeune adolescente blonde quittait tôt la demeure familiale. Raelle n'était âgée que de dix-sept ans et pourtant, elle avait déjà l'impression de ne pas vivre la vie qu'elle aurait dû. Et ce, bien qu'elle ait toujours tout eu pour être heureuse. Une jolie maison qui ressemblait plus à une villa de vacances qu'à une maison, un train de vie confortable et des amies formidables sur qui elle pouvait compter. Mais rien de tout cela ne parvenait à combler le vide béant qu'elle ressentait dans sa poitrine depuis bien des mois déjà. Bien sûr, elle s'était efforcée de faire taire ses émotions. Elle avait essayé de ressentir du bonheur, de rentrer dans le moule que la société lui imposait mais rien n'y avait fait. Alors, comme à chaque fois qu'elle se levait, la jeune Collar se contentait d'essayer de donner le change et se cantonnait à une routine qui lui paraissait apaisante, comme c'était le cas ce jour-là.
Les yeux rivés sur ses chaussures, les mains dans les poches de son trench à carreaux écossais hors de prix, Raelle laissait ses jambes la porter machinalement vers le lieu de sa destination. A vrai dire, elle faisait ce trajet tellement souvent que, au fond d'elle, l'adolescente était convaincue que, même avec les yeux fermés, elle n'aurait eu aucun mal à arriver devant la maison qu'habitait sa meilleure-amie, Tally Craven. Et pour cause, il fallait dire qu'elle connaissait la rousse depuis quelques années déjà. Raison pour laquelle, en arrivant devant la splendide demeure, Raelle n'hésitait pas à entrer sans prendre la peine de frapper à la porte.
Les Craven étaient pour elle comme une deuxième famille. D'ailleurs, probablement avait-elle passé plus de temps avec eux ses dernières années qu'avec ses propres parents, qui brillaient par leur absence mais que tout le monde dans le quartier admiraient en raison de leurs professions médicales.
- Bonjour Raelle, l'interpella la voix familière de la mère Craven depuis la cuisine. Comment vas-tu, aujourd'hui ?
Automatiquement l'adolescente prit le temps de pénétrer dans la cuisine plutôt que de disparaître immédiatement dans les escaliers pour rejoindre ses amies qui, elle le savait, l'attendaient à l'étage. Elle adressa un sourire à la dame d'une quarantaine d'années qui lisait son journal, assise sur sa chaise, et celle-ci le lui rendit sans attendre.
- Bien, merci. Et vous, comment allez-vous, madame Craven ?
- Oh, tu es toujours si polie, s'enthousiasma la propriétaire des lieux, c'est très gentil à toi de me poser la question. Je vais bien. Je crois que Tally et Abigail t'attendent à l'étage.
- D'accord. Merci.
Raelle hochait la tête pour appuyer ses paroles. Elle savait très bien où étaient ses amies, mais elle se gardait bien de le dire à la matriarche. Non, à la place, elles échangèrent un nouveau sourire puis, sans attendre plus longtemps, la jeune Collar s'empressait de rejoindre le premier étage de la maison.
En poussant la porte de la chambre de Tally, les prunelles azurées de Raelle se posèrent immédiatement sur la silhouette musclée et élancée de leur autre meilleure-amie : Abigail Bellweather. Abigail était une jeune femme très séduisante qui possédait un tempérament de leader né et qui se prenait, un peu trop souvent au goût de Raelle, pour le nombril du monde. Les premiers mois en sa compagnie n'avait pas été très faciles à supporter pour la Collar mais, avec le temps, elle avait appris à aimé chaque facette de la personnalité d'Abigail, même si elle continuait à lui mettre les nerfs à vif, de temps en temps. Mais Raelle ne lui en voulait pas vraiment pour ça. Les Bellweather étaient sans conteste la famille la plus riche de la résidence et leur statut de politiciens se faisait ressentir chez leur fille, car c'est ainsi qu'elle avait été élevée : en future leader de la société.
Et autant dire que le tempérament bien trempé et combattant d'Abigail n'avait d'égal que sa beauté froide qui ne cessait de séduire quiconque la croisait. Grande, le port altier, l'adolescente ne possédait aucun gramme en trop, si bien que cela aurait pu en faire pâlir n'importe quel mannequin. Ses longs cheveux de jais tombaient en cascade sur ses épaules carrées, mettant en valeur sa mâchoire anguleuse et une frange élégamment coupée barrait son front en faisant ressortir la couleur chocolat de ses yeux et son teint basané.
Tally, elle, était bien différente de son amie. Sa peau claire n'était pas pâle, mais comparé à celle d'Abigail, elle ressortait presque cadavérique. Dotée d'une importante tignasse rousse, Tally Craven était jolie sans être splendide, mais du haut de son mètre soixante huit, elle faisait concurrence à la Bellweather par la taille, bien que sa carrure soit beaucoup plus sèche. A leurs côtés, Raelle avait l'impression d'être minuscule et enfantine tant sa chevelure blonde, presque blanche, coupée en carré lui donnait l'air juvénile.
Toutes deux appuyées contre la fenêtre de la chambre de la jeune Craven, Tally et Abigail fixait avec attention un point, dehors, et en constatant cela, les sourcils de Raelle s'arquèrent. Il ne lui avait fallut qu'un millième de seconde pour comprendre que, ce jour-là, quelque chose avait changé, et allait encore changé, dans leurs vies. Tower High était un grand quartier, mais définitivement pas assez grand pour que les habitants ne sachent pas précisément ce qui se passait dans la vie de chacun. Les informations passaient toujours d'une famille à une autre à la vitesse de l'éclair, en quelques minutes seulement et pourtant, cette fois, en observant la curiosité attentive de ses amies, Raelle comprenait qu'elle avait loupé une information capitale sur la vie de leur résidence. Mais en réalité, la blonde n'était pas si curieuse que ses meilleures-amies quant à découvrir cette nouveauté évidente. Bien au contraire, elle qui n'aimait pas que l'on se mêle de ses affaires, elle mettait un point d'honneur à ne pas se mêler de celle des autres alors, peu importe ce qui se passait dans la rue, derrière cette vitre, la Collar se sentait totalement désintéressée.
Toutefois, il était nécessaire qu'elle signifie sa présence à ses amies qui ne semblaient pas encore l'avoir remarquée. Raelle retint un soupir et fermait la porte derrière elle en feignant de l'intéressement vis-à-vis de ce qu'il se tramait, parce que c'était ce qu'elle faisait toujours pour ne pas se sentir exclue de leur petit groupe.
- Hey, héla-t-elle, mais aucune de ses semblables ne tourna la tête pour la regarder. Qu'est-ce qui se passe ? Tout va bien ?
- Il paraît que Tally a des nouveaux voisins, répondit aussitôt Abigail avec enthousiasme.
Les sourcils déjà arqués de Raelle se haussèrent alors qu'un brin de scepticisme la gagnait. Qui aurait été assez bête pour venir vivre ici alors qu'elle-même rêvait de s'en échapper ? C'était inconcevable.
- Oh, vraiment ?
Tally hochait vivement la tête.
- Ils sont arrivés tard hier soir. Ma mère a été les saluer. De ce que j'ai compris, ce serait des militaires.
- Qu'est-ce que des militaires viendraient faire à High Tower ? S'enquit Raelle, un peu plus sceptique encore. Nous ne sommes même pas situés près d'une base.
Daignant enfin lui accorder un regard, furtif mais bien présent, Tally pinça ses lèvres et haussa ses épaules pour lui signifier qu'elle n'en avait pas la moindre idée. Et pour cause, elle n'avait pas encore eu l'honneur de rencontrer ceux qui habiteraient en face de chez eux pour les années à venir.
- Je ne sais pas, ma mère n'a pas posé la question sinon elle me l'aurait dit, assura la rousse en se remettant à fixer la demeure voisine à travers la fenêtre. Tout ce que je sais c'est que le père est en mission actuellement, que la mère est en permission et qu'ils ont une fille de dix-huit ans : Sophia, Sasha ou un truc dans ce genre-là.
- D'accord...
La voix de Raelle était volontairement traînante. La blonde trouvait ce comportement totalement absurde et elle espérait que ce ton suffirait à le faire comprendre à ses amies, mais ce ne fût vraisemblablement pas le cas car aucune d'elles ne réagit, faisant soupirer la plus petite du groupe.
- Et vous comptez fixer leur maison durant toute la journée ? S'enquit-elle avec une pointe de sarcasme qu'elles ne manquèrent pas, cette fois.
D'un même mouvement, elles tournèrent toutes les deux la tête vers leur amie blonde et des sourires amusés étirèrent leurs lèvres.
- Allez, viens avec nous, l'encouragea Abigail en lui faisant signe de s'approcher. On veut juste voir à quoi ils ressemblent.
Raelle secoua la tête, désabusée mais se résignait tout de même à les rejoindre pour ne pas les offusquer.
- Je suis pratiquement sûre qu'ils ressemblent à des personnes normales, assura-t-elle. Mais bon, moi ce que j'en dis...
- Arrêtes d'être cynique, la rabroua gentiment Tally en la poussant à l'aide de son épaule. Je suis sûre qu'en réalité tu es toute aussi curieuse que nous de le savoir.
La blonde ne répondit pas à cela. Peut-être valait-il mieux que ses meilleures-amies pensent cela plutôt qu'elles sachent la vérité. Et puis, peut-être qu'une part de Raelle était quand même devenue légèrement curieuse lorsque la rousse avait mentionné qu'il y avait une adolescente de leur âge dans cette maison.
oOoOoOo
Raelle était incapable de dire combien de temps elles étaient restées là, debout, devant cette stupide fenêtre, mais ce qu'elle savait, en revanche, c'est que ses jambes commençaient à la faire souffrir à force de rester immobiles. Au plus les minutes passaient et au plus elle trouvait la situation plus absurde. Pas grand chose n'avait changé depuis qu'elle s'était immiscée entre ses deux amies et encore, pas grand chose était un véritable euphémisme. Autant dire qu'il ne s'était absolument rien passé. La voiture présente devant la maison voisine n'avait pas bougé, la porte d'entrée ne s'était pas ouverte et aucun rideau ne s'était tiré. A croire qu'il n'y avait simplement pas âme qui vive dans la demeure voisine. Et peut-être étais-ce le cas, d'ailleurs. Après tout, rien ne leur garantissait que les deux femmes sensées vivre là n'étaient pas simplement parties se promener loin de leur nouveau lieu de vie.
Poussant un soupir de lassitude, Raelle se mettait à se balancer d'une jambe sur l'autre, dans le simple but de faire passer le sang qui ne semblait plus circuler dans ses membres. Elle ne comprenait décidément pas comment Tally et Abigail faisait pour rester ainsi statiques sans que leurs jambes ne s'ankylosent. Cela dit, elle n'était pas non plus très étonnée puisque, du plus loin qu'elle se souvienne, la blonde avait toujours été la plus impatiente d'elles trois.
- C'est stupide, déclara-t-elle avec courage et fermeté. On est là depuis une éternité et rien ne se passe. Si ça se trouve, ils ne sont même pas là.
- Mais si, assura Abigail, où veux-tu qu'ils soient ?
- Je n'en sais rien, moi, s'agaça Raelle. N'importe où sauf ici.
L'air bougon de la Collar fit expirer la brune mais elle n'ajouta rien. Raelle avait toujours tendance à entrer en conflit avec elle, surtout ces derniers temps et Abigail tenait à préserver leur amitié alors elle se contentait de reporter son attention sur la maison d'à côté.
A bout de patience, la blonde fit volte-face, prête à rejoindre le lit de sa meilleure-amie rousse pour s'y asseoir. Ses jambes la faisait toujours souffrir, sans parler de ses pieds qu'elle sentait à peine et un peu de repos ne serait pas du luxe. Toutefois, elle n'eût même pas le temps de faire un pas dans la pièce que la jeune Craven avait subitement attrapé son bras pour la retenir d'une poigne ferme.
- Attends, regarde. La porte s'ouvre, on dirait.
- Ce qu'on fait, c'est de l'espionnage, rétorqua Raelle en secouant la tête.
- Non mais vraiment, regarde !
La curiosité de la plus petite était revenue au galop à la sollicitation de Tally. Sans perdre un instant, elle avait refait volte-face pour laisser son regard passer à travers la vitre et se river à l'endroit annoncé. Et effectivement, Tally avait raison.
En bas, dans l'allée principale de la maison adjacente, la porte s'était bel et bien ouverte sur quelqu'un. De là où elle se tenait, Raelle ne distinguait pas bien le visage de l'adolescente qui venait de sortir de chez elle avec un sac poubelle dans la main. Mais ce qu'elle remarquait sans mal, en revanche, était son port altier et fier, dénotant d'un charisme qui frappait la blonde en pleine poitrine et la faisait se sentir encore plus petite qu'elle ne l'était déjà. Sur son crâne, une multitude de cheveux noirs comme l'ébène mettaient en valeur son teint incroyablement pâle et encadrait son visage dans un carré long qui n'était pas sans rappeler à Raelle le sien.
Puis, soudainement, alors que la blonde se surprenait à ne pas savoir détourner le regard de la fille d'à côté, celle-ci relevait la tête, ayant lâché son sac plastique dans la poubelle, sur la chaussée. Ses prunelles rencontrèrent immédiatement les siennes, et c'est là que quelque chose changea.
Comme un étau qui se serait refermé sur sa poitrine, Raelle sentit son cœur se contracter douloureusement au creux de son thorax, avant de bondir pour battre de plus belle. Les iris bleutées de la blonde découvraient avec émerveillement celles, toutes aussi bleues que les siennes, de la brune en contrebas, puis s'attardèrent sur les traits lointains de son visage. Elle n'aurait pas pu l'assurer mais la jeune Collar devinait la rondeur séduisante de ses joues, atténuées par l'angulosité de sa mâchoire et aussi soudainement que leurs regards s'étaient plongés l'un dans l'autre, un sourire en coin apparut sur les lèvres de la brune et Raelle sentit son ventre se tordre d'une agréable chaleur.
Tout ça n'avait duré qu'un millième de seconde. Mais c'était celui qui avait remis en question l'entièreté de l'existence de Raelle et de ses croyances.
- Merde ! S'exclama Abigail en se baissant précipitamment, à l'image de Tally. Elle nous as vues !
- Baisse-toi ! Renchérit la rousse en attrapant le bras de Raelle pour la tirer vers le sol.
La blonde ne comprit pas tout de suite les paroles de ses amies, bien trop hypnotisée par la jeune femme qu'elle voyait pour la première fois. Ce n'est que lorsque cette dernière fit volte-face, toujours affublée de son sourire à la fois charmeur et espiègle, que la jeune Collar revint à la réalité. Le cœur battant, tous les sens en éveil, elle se baissait à son tour et s'asseyait sur le sol, désireuse de retrouver le calme et la contenance qu'elle venait subitement de perdre.
Abigail et Tally la regardèrent un instant, les sourcils froncés, tandis que Raelle remontait ses jambes contre sa poitrine et retrouvait l'air qui lui manquait. Jamais encore, du haut de ses dix-sept années, elle ne s'était sentie aussi troublée, aussi intriguée et aussi attirée par quelqu'un que par cette inconnue qui venait d'emménager de l'autre côté de la rue.
- Est-ce que ça va ? S'inquiéta Abigail en déposant une main sur l'épaule de son amie blonde.
- Oui, assura-t-elle aussitôt, incapable de chasser le chevrotement présent dans sa voix. Oui, ça va.
Un petit silence s'abattait dans la pièce, accueillant les mots de Raelle comme paroles d'évangile. Quelques minutes s'écoulèrent ainsi, durant lesquelles la plus petite d'entre elles parvenait à repousser sa respiration anarchique en gardant les yeux rivés sur le plancher. Elle ne savait pas vraiment ce qui venait de la saisir ainsi mais, une chose était claire dans son esprit : rien de tout cela n'aurait dû arriver. Rien de tout ce qu'elle venait de ressentir n'était normal et, bien malgré elle, un profond sentiment de peur s'emparait de son esprit.
Heureusement pour elle, Tally ne lui laissa pas le temps de penser davantage à ce qu'il venait de se produire. Un petit rire s'échappait de sa gorge, bientôt rejoint par celui d'Abigail.
- Bon et bien... commença-t-elle en laissant traîner sa voix pour faire durer un suspens qui n'avait pas lieu d'être, c'était très intéressant.
oOoOoOo
Raelle s'était fastidieusement remise de ses émotions. Toujours aussi à même le sol, les genoux contre sa poitrine et le dos appuyé contre le mur sous la fenêtre de la chambre de Tally, l'adolescente observait ses deux amies plaisanter. Abigail, debout au centre de la pièce, faisait des aller-retours en racontant une de ses énièmes histoires de cœur, tandis que Tally était allongée à plat ventre sur son lit, les jambes remontées derrière elle à partir des genoux et la tête posée sur ses mains. Et encore une fois, Raelle eût la désagréable sensation de ne pas se sentir à sa place parmi elles.
Ecouter Abigail se plaindre des garçons et de combien le dernier avait été odieux avec elle lui semblait horriblement surfait. Probablement car elle n'avait jamais connu ça, aimait-elle penser car ça la rassurait. Alors, nullement intéressée par la conversation qui se jouait devant elle, Raelle perdait naturellement le fil des paroles de sa meilleure-amie au teint basané. Comme par pur automatisme de son cerveau, le visage de l'inconnue qu'elle avait épiée s'insufflait dans son esprit. Ses pensées se bousculèrent alors et la blonde en venait à se surprendre elle-même en la trouvant beaucoup trop jolie pour que cela soit totalement désintéressée.
Horrifiée de sa propre pensée, Raelle secouait vivement la tête. Un peu trop vivement fallait-il croire puisque aussitôt, les regards pétillants d'Abigail et Tally se posèrent sur elle, faisant naître une désagréable sensation de malaise dans son être tout entier. Elle qui détestait être ainsi observée, voilà qu'elle était servie, aujourd'hui.
- Dis donc, elle t'as vraiment perturbée, la voisine d'à côté, plaisanta Abigail. Tu es toute pâle, on dirait un cadavre.
Tally gloussa et Raelle fronça les sourcils. La blonde ne trouvait rien de marrant dans cette boutade, aussi gentille et bienveillante soit-elle. Au contraire, elle se sentait presque agressée par la réplique de son amie quand bien même elle savait qu'Abigail n'avait aucunement eu l'intention de la blesser.
- Facile à dire pour vous. Ce n'est pas vous qu'elle a vu en train de la relooker comme des psychopathes.
Le ton froid, à la limite du glacial, qu'avait utilisé la jeune Collar surprit les deux autres adolescentes. Raelle était cynique et sarcastique parfois, mais elle n'avait encore jamais été frigide avec Abigail ou Tally.
Un éclair légitime d'incompréhension traversa les visages de ses amies et, aussitôt, la blonde regrettait ses paroles. Un soupir quitta ses lèvres et elle baissa la tête vers ses pieds en gigotant pour presser un peu plus ses genoux contre sa propre poitrine, l'air coupable.
- Désolée, avoua-t-elle avec sincérité, c'est juste que... elle ne me connait même pas et à cause de ça, je vais tout de suite être catégorisée comme la fille à fuir. Je déteste ça.
Les lèvres de Tally se fendirent d'un sourire compatissant tandis qu'Abigail, plus neutre, s'essayait sur le bord du lit de la rousse.
- Tu mettras ça sur le dos de la curiosité et ça passera, assura cette dernière.
- Tally a raison, renchérit Abigail en hochant la tête en signe d'approbation. Et puis, il y a plus important.
La jeune femme au teint basané marquait une pause furtive, juste suffisante pour lui laisser le temps de sauter de nouveau sur ses pieds avec un sourire en coin.
Raelle détestait ce sourire. Avant même que sa meilleure-amie n'ouvre la bouche, elle savait déjà ce qui allait en sortir, car c'était toujours ce qui se passait dans ces circonstances.
- J'organise une fête après-demain et vous avez intérêt à être là toutes les deux, menaça-t-elle sans une once de crédibilité. Mes parents partent pour affaires et tout le monde est invité.
- Est-ce que Gerrit peut venir ? S'enthousiasma Tally.
- Tu plaisantes ? Bien sûr.
Le sourire de la jeune Craven s'agrandissait sur ses lèvres face à cette réponse. Depuis peu, Tally et Gerrit s'était mis à sortir ensemble, pour le plus grand bonheur de la rousse qui attendait ce moment depuis des années. Raelle les avaient vus se tourner autour pendant des mois, avait tenu la chandelle lorsque sa meilleure-amie le lui avait demandé et maintenant, comme à chaque fois que l'une de ses amies se lançait dans une nouvelle relation, le cœur de la blonde se creusait un peu plus sous le poids de la tristesse et de la peur de les voir s'éloigner. Parce que même si elle ne se sentait pas toujours à l'aise avec ses amies, Tally et Abigail étaient tout ce que Raelle avait et elle se savait incapable de les perdre. Plus que des amies, elles étaient sa famille. Celles qui comblaient le vide créé par l'absence de ses parents.
- Et toi, Raelle ? Demanda Abigail en la tirant de ses rêveries.
La blonde fronça les sourcils et relevant la tête pour croiser les belles prunelles brunâtres que la brune avait posé sur elle, confuse.
- Quoi ?
- Est-ce que tu comptes venir accompagnée ?
Rien que d'y penser, Raelle retint une grimace.
- Tu sais très bien que non, répondit-elle dans un haussement d'épaules faussement désinvolte. Avec qui veux-tu que je viennes ?
- Je ne sais pas, avoua Abigail. Il y a pleins de garçons sympa et célibataire au lycée. Pourquoi tu n'en choisirai pas un ?
Cette fois, la blonde ne parvint pas à cacher son dégoût. Mais au fond, elle aurait aimé que tout soit si simple que ça. Elle aurait aimé être capable, comme ses amies, de jeter son dévolu sur l'un de leurs camarades de classe et de vivre ce qu'elle les voyait vivre. Mais elle ne le pouvait pas, et elle n'avait pas encore compris pourquoi.
- Il n'y en a aucun qui me plaît, mentit-elle alors à moitié.
Car ce n'était qu'un demi-mensonge, non ? Elle ne ressentait réellement aucune attirance pour l'un d'entre eux. Abigail et Tally n'avait simplement pas à savoir qu'au-delà de cela, Raelle n'avait pas envie de sortir avec n'importe lequel d'entre eux. Elles n'avaient pas besoin de savoir que la blonde ressentait du dégoût dès que l'un d'eux lui portait trop d'attention ou se montrait trop insistant.
Toutefois, ce qu'elle vit dans le regard d'Abigail alors que celle-ci s'apprêtait à lui répondre, lui fit l'effet d'un seau d'eau froide. Tout, dans les iris de l'adolescente, renvoyait à Raelle un immense panel de peine. La jeune Bellweather était triste pour son amie. Triste que celle-ci ne soit éprise de personne. Triste qu'elle s'obstine à rester ainsi résolument seule. Et en mesurant toute la portée de ce sentiment, Raelle sentit son coeur se briser dans sa poitrine.
Elle ne voulait pas engendrer de la peine dans l'esprit de ses deux amies. Elle n'avait jamais voulu que quiconque se sente triste pour elle ou à cause d'elle. Comme un miroir, la blonde absorbait ce sentiment, pensant un instant que c'était ce qu'elle-même aurait dû ressentir à l'idée de ne pas avoir de cavalier à emmener à la fête d'Abigail.
Le mal-être s'installait en Raelle, vicieux et douloureux. Incapable de supporter cette vision une seconde supplémentaire, la Collar avait sauté sur ses pieds et s'était enlisée dans un mensonge plus grand, qui n'avait même pas lieu d'être.
- Je dois y aller. Mes parents rentrent tôt aujourd'hui.
- Mais il n'est que quinze heures trente, protesta Tally avec surprise.
- Ouais... faut pas que je sois en retard.
Les sourcils de la rousse se haussèrent un peu plus, unique témoin de son scepticisme grandissant. Aucune de ses amies ne croyait son excuse, c'était évident. Néanmoins, par respect pour elle et son besoin soudain de solitude, elles ne protestèrent pas. Elles ne connaissaient que trop bien Raelle pour savoir que la retenir n'aiderait à rien d'autre qu'à favoriser son repli sur elle-même.
- Oh euh... d'accord, répondit Tally avec un petit sourire penaud. On se voit demain, au lycée ?
Raelle hocha simplement la tête, avant de littéralement prendre la fuite. En quittant la demeure des Craven, elle prenait soin de rallonger son trajet pour ne pas passer devant la maison de la nouvelle venue en ville. Elle n'avait aucune envie que celle-ci ne vienne lui reprocher son voyeurisme, d'autant plus qu'elle était convaincue que marcher un peu plus vers le lieu de sa destination lui ferait le plus grand des biens.
oOoOoOo
Fidèle à ses bonnes vieilles habitudes, Raelle avait rejoint l'endroit qu'elle préférait, spécialement lorsqu'elle ressentait le besoin de réfléchir. Assise au sommet de l'ancienne tour de gué qui servait à protéger le château fort qui habitait ses terres, des siècles plus tôt, à la sortie de leur résidence, Raelle observait l'horizon face à elle. Les jambes pendues dans le vide à partir des genoux, la blonde se sentait apaisée depuis qu'elle était arrivée en ces lieux. Le soleil commençait lentement sa descente dans le ciel, offrant des couleurs rougeâtres au ciel.
L'adolescente était assise là depuis des heures, et pourtant, elle n'avait aucune envie de partir. De là où elle se tenait, elle surplombait les plaines qui encadrait le côté ouest de la résidence de Tower High. A de maintes reprises, cet endroit avait été son refuge, celui qui lui avait permis de mettre de l'ordre dans ses pensées et d'aller de l'avant, pourtant, ce jour-là, elle n'avait pas réussi à trouver de solution à ce qui la perturbait, pour la simple et bonne raison qu'elle ne parvenait pas à mettre son doigt sur ce phénomène. Alors, à la place, elle s'était contentée d'observer la nature et l'horizon, en rêvant de pouvoir s'en aller dans un monde où elle n'aurait pas à connaître le trouble omniprésent qui l'habitait depuis un laps de temps bien trop long.
- Alors, qui est-ce que tu épies depuis ce poste, cette fois ? S'enquit une voix douce et étrangère qui la fit sursauter.
Surprise de ne plus être seule, Raelle manquait de justesse de perdre l'équilibre. Se rattrapant vivement à l'un des blocs de pierre qui l'encadrait, la blonde tournait la tête vers la personne venue l'importuner. Pendant un instant, elle avait même envisagé d'être désagréable. Mais alors, comme attiré par un aimant, son regard s'ancrait de nouveau dans une séduisante paire de prunelles bleues et son cœur se mit à battre plus fortement dans sa poitrine.
Affublée de ce même sourire en coin que celui que Raelle avait déjà vu, l'inconnue qui avait emménagée dans la maison adjacente à celle de Tally l'observait avec un air malicieux. Sans lui laisser vraiment le choix, la jolie brune s'approchait un peu plus près et s'asseyait aux côtés de la blonde, lui laissant tout le loisir d'admirer de plus près les traits doux de son visage.
- Je ne suis pas vraiment sûre que tu aies réellement le droit de faire ça, d'ailleurs, ajouta-t-elle avec une désinvolture qui fit naître un sourire amusé sur les lèvres de Raelle.
Elle ne l'avait pas remarqué lors de sa question mais, maintenant qu'elles se regardaient, uniquement séparées de quelques centimètres, la jeune Collar était surprise de déceler un accent étranger dans la prononciation de son interlocutrice.
- C'est comme ça que je choisis mes victimes, répondit-elle sur un ton qui se voulait sérieux.
Le sourire de la brune s'agrandit sous l'amusement et, à cet instant, le cœur déjà tambourinant de Raelle dans sa poitrine ne fit que s'accélérer davantage, lui coupant momentanément la respiration. La blonde ne savait absolument pas qui était cette fille mais elle ne pouvait pas s'empêcher de lui trouver une beauté magnifique, troublante et excessivement intrigante.
- Je m'appelle Scylla, se présenta-t-elle. Scylla Ramshorn.
- Raelle Collar.
Le regard de Scylla, toujours teinté de cette même lueur de malice, se fit légèrement plus doux tandis que ses iris détaillait le visage angélique, presque juvénile, de la blonde qui lui faisait face. La douce chaleur qu'elle avait ressenti, quelques heures plus tôt, envahissait de nouveau le bas-ventre de Raelle alors que la brune mordait désormais sa lèvre inférieure dans une mimique particulièrement séduisante.
- Ravie de te rencontrer, Raelle Collar.
Scylla jeta un coup d'œil à sa montre et son sourire s'effaça quelque peu.
- Il faut que je rentre, indiqua-t-elle avec un air penaud. Mais j'espères qu'on se reverra bientôt.
Un immense sentiment de déception s'emparait de la blonde tandis que Scylla s'était relevée, prête à repartir.
- Je l'espères aussi, avoua Raelle, dont les mots dépassait honnêtement sa pensée. Bienvenue à High Tower, Scylla.
Les deux adolescentes échangèrent un nouveau regard, insistant et plein d'une convoitise que la blonde ne parvenait pas encore à identifier comme telle. Puis, comme elle était venue, la brune rebroussa chemin, à contre-cœur. Et tout ce que Raelle parvenait à se dire, après cette courte rencontre qui lui avait été agréablement plaisante, fut un mot qu'elle avait entendu dans la bouche de Tally, quelques heures plus tôt : intéressant.
Oui, Scylla était intéressante. Intéressante, intrigante et étrangement attirante.
