Bien le bonjour, tout le monde, Beuah au mic ce soir pour mettre le feu aux planches de Promepolis !
Me voilà donc qui tente de nourrir les quatre-cinq bouches françaises affamées de cette fandom, et c'est une toute première pour moi ! J'ai seulement vu le film et les OAV très récemment, et j'ai plongé dans la hype la tête la première, au point d'avoir déjà un cosplay voire deux de prévu, c'est vous dire… Je n'accuserai personne en particulier pour ce qui m'arrive, voyons, ce n'est pas du tout mon genre – je sais que tu lis ces quelques mots et je te dis à la fois merde et merci.
Bref, je ne sais pas du tout jusqu'où mon envie d'explorer l'univers, les personnages et les dynamiques va me mener, mais en tout cas, voilà déjà ce petit texte – bon d'accord c'est l'un des plus gros OS que j'aie jamais écrits, et j'espère du fond du cœur qu'il vous plaira.
Je vous laisse sur ma traditionnelle fiche technique, puis avec le texte en question, et je vous souhaite une excellente lecture !
Informations techniques
Titre : Ignes jucunditatis (ce qui est simplement la locution latine pour dire « Feu de joie », si je ne me trompe pas. J'aime bien claquer des titres en latin, parce que ça sonne tout de suite plus sérieux et classe.)
Rating : T (Trigger Warnings : langage grossier par moments, mentions d'attaque de panique et de pensées suicidaires)
Contexte : Post-OAVs, post-film
Genres : Hurt/Comfort, Angst, probablement de la Canon-divergence aussi
Personnages : Gueira (POV principal), Lio, Meis, Aina, et à peu près tout le cast en arrière-plan
Ship : GueiMei, GaloLio
Résumé : Les flammes des Burnish ont disparu depuis trois mois, laissant Gueira impuissant et enragé devant l'impossibilité de les remplacer. Il lui faudra un autre type de feu pour déconstruire ses désillusions et accepter de regarder la réalité en face. OS, Rating T, HxH.
Au réveil, certaines personnes ont déjà des pensées pragmatiques, guidées par un emploi du temps plus ou moins chargé. Quelle heure est-il ? Je vais me laver le visage en premier, et préparer le petit-déjeuner ensuite. D'autres, le cerveau probablement encore embourbé dans des rêves déjà oubliés, s'interrogeront sur l'incohérence de leurs premières pérégrinations mentales sitôt leurs yeux ouverts. Pourquoi ai-je cette conviction ? C'est absolument impossible, j'ai dû en faire le cauchemar cette nuit.
Gueira, quant à lui, se situe quelque part entre les deux quand ses pieds nus rencontrent la matière fine et duveteuse de sa descente de lit, quelques longues minutes après la fatidique sonnerie de l'alarme de son téléphone portable à l'écran fissuré. Sa conscience n'a fait que lui insuffler ce qu'il considère comme un constat.
Trois mois après la fin du monde.
Une saison entière a changé la couleur des feuilles des arbres et augmenté les températures extérieures depuis que les plans de Kray ont été avortés. Si l'on est bien loin de la chaleur étouffante et insupportable des réacteurs dont la sensation fantôme le réveille encore la nuit, l'été indien n'est pourtant pas sans agacer le Burnish qui, à peine sorti de la douche, ressent déjà le besoin de changer de tee-shirt. Rien à voir avec la sensation d'harmonie réjouissante et de réconfort que lui apportait ce qu'il a perdu trois mois plus tôt ; le soleil l'éblouit et l'écrase comme il ne l'avait jamais fait de toute son existence, pas même sur les plus ardentes plages de la Floride qu'il arpentait avant d'émigrer à Promepolis.
Peut-être n'est-ce pas à la fin du monde à proprement parler, mais trois mois se sont écoulés depuis la fin de son monde, et il est toujours aussi difficile pour lui de l'accepter.
Ses yeux d'ambre, vermeils sous un rayon de soleil persistant à travers les stores, se posent sur ce qui se passe au-dehors, en bas de la fenêtre de sa cuisine. Le square en bas de son immeuble est déjà plein à craquer de familles qui tâchent de profiter de derniers moments de détente avant la reprise de l'école et du travail. Des frisbees volent, des cordes à sauter tournoient, des chiens courent en remuant la queue. Rassemblés sous les feuillages des arbres et buissons, ces gens forment comme une petite boîte de joie et d'excitation que Gueira ne parvient pas à ouvrir pour s'immiscer dedans. Sa raison d'être joyeux lui semble partie de l'autre côté d'un épais vitrage qu'il lui est impossible de briser. Il est frustré, reporte la faute sur les autres. Comment est-ce qu'ils peuvent faire la fête alors qu'ils ont failli y passer ? Comment est-ce qu'ils osent s'amuser et faire comme si nous n'existions plus ?
Oh, mais c'est vrai, nous n'existons plus.
Gueira veut encore matérialiser sa rage d'être un laissé-pour-compte, faire exploser son incompréhension du monde trop heureux qui l'entoure. La cuisine demeure désespérément sombre, et trop froide – le climatiseur est déréglé au point de faire tomber des glaçons sur le plancher. Miami se mord la joue, a l'impression d'étouffer, mais rien ne se passe. Le silence et la solitude sont complets. Trois mois. Trois mois que cela dure.
Lio, son chef, parcourt le monde avec Galo depuis que les travaux de réparation de Promepolis ont été officiellement entamés par toutes les autorités et entreprises compétentes. Tous deux tâchent de rencontrer des populations reculées d'anciens Burnish pour leur faire connaître les récents événements et les aider à regagner pacifiquement la civilisation. D'après les nouvelles que Gueira reçoit via les réseaux sociaux, Galo est ravi de pouvoir assister les associations humanitaires et les pompiers volontaires partout où il passe. Dernièrement, Lio a envoyé un message informant que leur retour à Promepolis était de nouveau retardé parce que le cerveau en ébullition de la Burning Rescue s'était pleinement investi dans une mission en Amazonie et ne se voyait pas l'abandonner brutalement pour rentrer au bercail.
Outré par cette nouvelle, Gueira a reporté la faute sur les autres. Et pourquoi est-ce que le chef est allé ramasser le premier abruti venu plutôt que de faire appel à nous ? La réponse, il la connaissait, mais il a refusé de se la dire. Maintenant qu'il n'a plus d'excuse pour partager nos idéaux et se coltiner les Mad Burnish, il part en voyage de noces avec le petit pompier avec qui il a sauvé le monde cinq minutes, c'est ça ? Tout le reste, aux oubliettes, peu importe si ça a duré des années ! C'est trop facile !
C'est donc vrai, nous n'existons plus.
Le jour où il a reçu ce message, peut-être une semaine auparavant, il a de nouveau tenté d'exploser. Toujours rien. Il a alors envoyé valser son smartphone contre un mur. Il n'a pas trouvé ça suffisant. Mais il ne pouvait rien faire d'autre. D'où il est, avec ce qu'il a – et ce qu'il n'a plus, il est impuissant. Et il se trouve pathétique.
Il n'y a plus de Burnish. Le Promare a été désolidarisé du centre de la Terre, et sa connexion avec l'humanité et ce qu'elle a de plus beau a été interrompue. Le monde de Gueira ne se teinte plus de rose et de bleu. Les couleurs qu'il perçoit sont moins vives et plus ennuyeuses, aussi nombreuses soient-elles. Plus rien ne l'apaise quand il se sent étouffer de colère et de détresse. Plus rien ne l'invite à extérioriser les émotions qu'il a toujours vécues trop fort sans qu'il ait l'impression de faire quelque chose de mal, de tordu. Sa différence n'est plus quelque chose qu'il peut fièrement assumer et afficher à la face des soi-disant bien-pensants, mais une tare dont il a lui-même honte. Les flammes iridescentes des Burnish avaient le mérite de lui montrer un monde auquel il voulait appartenir, et d'endormir les sentiments de honte, de culpabilité et d'impuissance qui l'étreignent depuis sa plus tendre enfance, avant même qu'il ne se soit éveillé au Promare. Coincé entre les boîtes carrées que la société humaine forme sans se lasser, il se sent suffoquer, blessé par les angles agressifs des frontières que l'on donne à tout espace et tout comportement : bien et mal, est et ouest, force et faiblesse, ville et banlieue. Gueira a bien failli croire, il y a trois mois, que Lio et Galo allaient mettre entre les mains de tous les hommes un monde sans bords tranchants, sans préjugés. En voyant tous ces acteurs de la vie œuvrer main dans la main en dépit des différences et des conflits, il a cru très fort en la beauté de l'expérience qui s'exposait sous ses yeux et ne demandait qu'à être réalisée – et ce alors qu'il ressentait encore les vertiges d'avoir tant tourné pour l'atroce projet Parnasse. Mais tout est revenu à la normale, cette normale orthonormée, quadrangulaire, qui l'a toujours insupporté. Pire encore, il n'a plus rien pour s'en défendre ou la piquer au vif, et il doit négocier avec la plus grosse désillusion de son existence.
Des brins de ses cheveux, carmins aux racines brunes, retombent sur son visage, alors que son café le regarde plus que lui-même ne regarde le breuvage sombre. Pourquoi s'est-il levé, ce matin ? De toute manière, même s'il n'avait aucune raison de le faire, il aurait fini par se jeter hors de sa chambre tôt ou tard. Gueira ne supporte plus son lit, à la fois trop chaud sous les draps et trop froid alors qu'il y dort désormais seul. Dès qu'il s'allonge, il se sent de nouveau tourner, tourner, tourner, alors que la chaleur augmente, que le rose passe au rouge, que le silence se fait remplacer par des cris – foutus cauchemars dont il n'arrive pas à se débarrasser tout comme le reste de ses tourments.
L'ex-Burnish est néanmoins debout de si bon matin – son portable ébréché indique huit heures et demie – pour parachever l'ouvrage auquel il s'adonne depuis trois mois jour pour jour : la reconstruction de Promepolis. Il s'agit peut-être de la seule chose qui lui apporte un peu de réconfort. En plus de se rendre utile, il se change les idées. Donner tout ce qu'il peut encore donner sur les chantiers de la ville au nom de ce qu'il reste des Mad Burnish lui rend un semblant de fierté et de sentiment d'appartenance à un nom qu'il considère encore comme honorable, même si sa figure tutélaire s'est sauvée à des milliers de kilomètres de là. Aujourd'hui, il est prévu d'inaugurer le monument commémoratif de la tragédie du Great World Burn, érigé au pied de ce qui était jadis la tour de la Fondation Foresight. Cet événement marquera officiellement la fin des travaux dans la métropole, et symbolise déjà pour les habitants de Promepolis un nouveau départ sur des bases plus saines. Gueira ne peut pas leur ôter cette joie, mais il ne peut pas y compatir pleinement non plus : pour lui, le jour qui a sonné le glas de la macabre entreprise de Kray est malheureusement le jour qui l'a aussi mené à perdre la flamme qui le faisait vivre et vibrer, lui parmi des millions d'autres Burnish.
Un texto d'Aina, tout juste reçu, lui confirme que la Burning Rescue sera officiellement représentée à l'inauguration, et qu'il est même prévu qu'Ignis tire la bâche avec le maire – récemment élu au suffrage universel. Toute la caserne est invitée à l'apéritif dinatoire qui se tiendra juste après la conférence de presse des élu.e.s, et la jeune femme fait savoir que Gueira est compris dans le lot. Celui-ci s'apprête à écrire et à décliner poliment l'invitation à festoyer quand il reçoit un autre message dans la foulée : « J'ai promis à Lio que tu viendrais. Tu ne peux pas te défiler ! ».
La connasse.
Cela étant pensé avec tout le respect et l'estime que l'ancien Burnish a pour la combattante du feu, mais peut être trop spontanément.
La mention de Lio lui fait voir rouge l'espace de quelques secondes – mais toujours pas le rose qu'il aurait voulu. Le chef Fotia compte beaucoup trop sur les autres, pour quelqu'un d'absent. Et pourtant, Gueira continue de le suivre aveuglément. De lui promettre ce qu'il souhaite voir. De l'aider. De le défendre en toutes circonstances. De lui obéir, disent encore certaines mauvaises langues qui ne savent rien de la relation spéciale qu'ils ont tous les deux.
Enfin, plus si spéciale que ça, maintenant que Galo est là pour tout mieux faire que nous !
Gueira ne se trouve pas jaloux du pompier aux cheveux azurs. Il comprend seulement qu'il est en colère. En colère, parce qu'il n'a plus l'impression d'être sur un pied d'égalité avec le blond. Aussi puissant eût été ce dernier, il avait toujours mis un point d'orgue à ce que les Mad Burnish forment une communauté où chacun avait les mêmes droits et le même pouvoir d'agir. C'est parce qu'il avait pressenti cette conviction lors de leur première rencontre que Gueira lui a immédiatement juré fidélité. Et Lio disparaît sans demander son reste, alors que Miami, Dallas et des centaines d'autres confrères ont accepté de sacrifier leur vie pour qu'il mette fin au système infernal qui les oppresse. Malgré cela, quand Lio lui a demandé de superviser les Mad Burnish en son absence, en jurant que ce gang n'a pas fini de faire parler de lui – pas pour les mêmes raisons cependant, Gueira n'a pu qu'accepter, en taisant son incompréhension étouffante face à un tel départ. Quand Lio lui a demandé de faire son possible pour assumer la responsabilité des Burnish dans la destruction de Promepolis et de venir en aide aux sinistré.e.s, Gueira n'a pu qu'accepter, quand bien même il trouvait cela injuste. Malgré sa rancœur et même si le leader des Mad Burnish venait à le trahir un jour, il ne pourrait jamais remettre en question sa propre loyauté et le haïr de toutes ses forces. En arrivant dans un ghetto aux portes de Promepolis sur sa moto rutilante et rugissante, Lio lui a donné une raison de vivre plus qu'exister. Un combat à mener. Et même si aujourd'hui tout ceci ne signifie plus rien, Gueira lui en demeurera éternellement reconnaissant.
Et doublement reconnaissant depuis ce qui s'est passé il y a trois mois, quand bien même il a l'impression que son monde s'est arrêté depuis lors.
La gorge du Burnish aux cheveux de feu se resserre violemment, et ses phalanges blanchissent à force de serrer le poing sans s'en rendre compte. Mais il ne se passe toujours rien. Alors il envoie sa tasse, et le fond de café qui y restait, contre le mur. C'est la deuxième à connaître un tel sort cette semaine. Mais c'est tout ce qu'il peut faire. Là où Lio, encore lui, a pu agir, juste avant de partir comme un voleur et comme si de rien était.
Nous n'existons plus. Et je ne peux rien y faire.
C'est injuste, injuste à en hurler, injuste à s'en rendre malade, injuste à en vouloir tout brûler pourvu que tout le monde fasse face à cette atroce réalité. La réalité de l'inégalité, aussi bien entre les non-Burnish et les Burnish qu'entre les Burnish eux-mêmes. La bulle rose et bleue de son rêve a éclaté il y a trois mois, et Gueira a l'impression qu'il ne pourra plus jamais respirer normalement sans que sa tête ne tourne, sans qu'il n'ait atrocement chaud et atrocement froid en même temps, sans qu'il ne retrouve le calme et la confiance auxquels il pouvait goûter par le passé.
Gueira ramasse les triangles de céramique qui jonchent le sol de la cuisine, sans précaution aucune. Il passe ensuite un vague coup de balai dans la pièce, et juge l'affaire conclue. Sa veste de motard sur le dos en dépit des températures extérieures et de l'absence de cylindrée sur son trajet, l'ex-Burnish quitte son appartement pour rejoindre le cœur de ville, où il est attendu.
Bien qu'il soit logé là depuis trois mois déjà, Gueira n'a pas l'habitude de n'avoir qu'à marcher si peu pour arriver là où toute la vie de la population alentour se concentre. Il est toujours surpris quand, lorsqu'il s'arrête à un passage piéton et relève la tête après n'avoir regardé que ses chaussures sous un soleil écrasant, il se rend compte qu'il n'est plus qu'à quelques mètres du chantier. Pourtant, le bruit tonitruant du marteau-piqueur aurait pu l'alerter mais il ne prête aucune attention à ses perceptions avant d'être réellement arrivé à destination. Et tout lui arrive alors comme un raz-de-marée d'informations sensorielles, toutes aussi accablantes les unes que les autres : la chaleur, la lumière du soleil qui se réverbère sur les vitres des gratte-ciels scintillants, la rumeur des passants, les coups de klaxon, les marteaux, les pelleteuses, les hurlements des ouvriers. Heureusement pour lui, aujourd'hui, le tintamarre du réaménagement urbain n'a pas lieu et n'aura sans doute plus lieu avant le prochain caprice d'un promoteur immobilier – qui ne saurait tarder maintenant que la population de Promepolis a quasiment doublé avec l'arrivée d'anciens Burnish dans la ville. Le malaise de Gueira ne s'atténue pas pour autant : toute cette agitation citadine grouille d'un stress auquel il n'est que trop sensible.
Alors, tandis qu'il essaye de se frayer un passage dans la foule rassemblée autour d'une immense forme drapée, il ferme les yeux. Il s'imagine dans un no men's land, où il n'entendrait que le bourdonnement du moteur de celle qui lui a valu le nom de code de Miami. Il s'imagine filer droit et aller vite, foncer sur Promepolis comme s'il allait s'y écraser comme une mouche sur un pare-brise. Il se projette dans un souvenir de mission, prêt à partir provoquer la Freeze Force pour détourner l'attention, prêt à noyer ce maudit tas de ferraille et de verre qu'on appelle ville dans la passion de ses flammes roses, prêt à y laisser la peau tant qu'il a son quota d'adrénaline et la certitude que Lio parvienne à ses fins. Il rêve de cette chevauchée fantastique sous un soleil de plomb qui lui sourit, avec deux mains nouées autour de sa taille…
Une main agrippe violemment son bras et le tire sur le côté. Un rire tonitruant l'arrache à son réconfort, et il rouvre brusquement les yeux. Il observe, surpris, son reflet dans les lunettes noires d'Ignis.
— Tu allais où comme ça ? Tu as failli te prendre l'estrade dans la tronche !
— Oh, t'aurais dû le laisser, ça aurait été marrant à voir ! objecte Lucia tout en traficotant le circuit d'un microphone.
Gueira ne répond que par un vague grognement, tout en se libérant de la poigne ferme du chef du troisième régiment de la Burning Rescue. Un regard circulaire lui suffit pour comprendre qu'il est le dernier des personnes attendues à être arrivé. Remi capte l'attention d'Ignis pour lui signaler quelque chose, Lucia demande à Varys de tester le micro prévu pour le maire – que Vinny chevauche fièrement, et Aina, de l'autre côté de l'estrade, lui fait signe dès qu'ils établissent un contact visuel – ce à quoi Gueira répond par un simple hochement de tête en guise de salutation. Heris se tient à côté d'elle, et semble lire en diagonale un carnet de notes – sans doute la préparation d'un discours qu'elle devra tenir devant l'assemblée promepolienne déjà conséquente. Tout porte à croire que Gueira est ainsi arrivé sur le fil du rasoir, alors même qu'il s'était prévu de la marge et s'était levé tôt. Voilà ce qui arrive lorsque l'on est sous l'emprise étouffante de ses propres pensées… Le temps ne s'égrène plus de la même façon. Cela fait déjà trois mois, et il ne saurait dire s'il le perçoit comme une éternité ou, tout au contraire, comme un battement de cils.
L'ex-Burnish se raidit lorsqu'il voit la botte d'un autre pompier s'agiter sous le rideau derrière le pupitre encore inocupé, botte qui disparaît aussi vite qu'elle est arrivée. Ses yeux restent alors fixés sur cette zone du plancher, comme s'il voulait la brûler du regard. Mais rien ne se passe. Le maire arrive, salue la foule, laisse Ignis et Heris prendre place à ses côtés, entame son discours inaugural, et rien ne se passe. Gueira ne l'écoute pas, ne le regarde pas. Il n'y a plus que ce fantôme de pied, probablement halluciné. Alors que tout le monde autour de lui s'émeut et se félicite du moment charnière auquel il est possible d'assister, le jeune homme ne ressent encore une fois qu'une colère et une incompréhension indicibles, insupportables.
Cette anxiété atteint son paroxysme quand le maire fait un pas sur le côté pour accueillir à grands renforts d'applaudissements deux nouvelles personnes qui montent sur l'estrade. Gueira n'applaudit pas. Ses phalanges sont blanches comme elles ne l'ont jamais été, et elles craquent sous la force qu'il met pour serrer les poings.
Galo Thymos et Lio Fotia, sauveurs de Promepolis, viennent d'être annoncés et acclamés. Ces menteurs. Ces traîtres.
L'élu à la municipalité d'une ville resplendissante sous le soleil aoutien décerne solennellement des médailles aux deux jeunes hommes. Brandissement fièrement le matoi des pompiers d'un autre temps, Galo s'approche du micro pour remercier chaleureusement le maire ainsi que tous les habitants de Promepolis, et les membres de la Burning Rescue en les nommant un par un. Quand Gueira entend son propre nom sortir de la bouche de cet imbécile, il a l'impression qu'il va imminemment imploser. Mais rien ne se passe. Sa colère, ses sentiments sont réels. Mais rien ne se passe. Autour de lui, les gens l'ignorent, et rient à l'anecdote du valeureux soldat du feu sur ce petit garçon qu'il a sauvé d'un incendie en Amazonie et qui disait s'appeler Vulcan – ce qu'il avait trouvé fort cocasse. Le natif de Floride sent qu'il atteint un point de rupture. Il allait demander à Lucia de se décaler pour pouvoir s'éclipser quand la voix de Lio, si singulière, prend la place de celle de Galo face au micro du pupitre.
— Trois mois se sont écoulés depuis l'arrestation du président Foresight, qui a mis fin à une République qui n'était qu'illusoire. En vous voyant toutes et tous rassemblé.e.s ici, après avoir remodelé la ville à votre image, toutes et tous ensemble, j'en conclus qu'une leçon a été apprise, et qu'on ne peut qu'espérer que cette belle histoire collective continue. On a toutes et tous le pouvoir d'influer sur les prochains évènements, en allant voter pour notre prochain Président tous ensemble, et en choisissant la convergence des luttes. Ce que l'on vient de faire, c'est quelque chose d'absolument magnifique. On vient de réparer trente ans d'égarements, d'injustices, de haine inutile, en l'espace de trois mois, parce qu'on a toutes et toutes ouvert les yeux. Sur la menace que représentait non pas les Burnish, mais la mauvaise gouvernance d'un peuple qu'on a obligé à rester divisé. Ce que nous venons de faire, je l'ai vu de mes propres yeux aux quatre coins du globe. Quelque chose se passe. Partout. Et vous pouvez dire avec fierté que vous en êtes. Vous participez à ce grand changement. Le maire vous a parlé tout à l'heure d'accords internationaux, et j'ai le plaisir de vous annoncer que l'ONG que je préside avec mon collègue Galo ici présent, l'association Circle of Life, a été retenue pour représenter Promepolis au prochain sommet prévu à Paris le mois prochain. Et bientôt, ce sera une nouvelle Présidente ou un nouveau Président qui prendra cette responsabilité pour nous tous, une personne apte à faire porter toutes vos voix. Félicitons-nous ! Le monde nous entend !
L'ovation spectaculaire que reçoit Lio achève de poignarder Gueira en plein cœur. Évidemment, qu'il allait réjouir les masses avec un discours bouffi d'espoir : il a la politique dans la peau, quand bien même il ait toujours choisi des chemins de traverse – et même le franc terrorisme. Gueira lancerait bien une raillerie sur le fait qu'il devrait se présenter aux présidentielles, mais il ne pense pas pouvoir être entendu dans le brouhaha ambiant ; il est de toute manière aphone, tétanisé par la tempête d'anxiété et de sentiments contradictoires qui luttent pour le contrôle de son état d'esprit.
Le temps que l'ex-Burnish aux cheveux fauve se remette de cette attaque foudroyante, en tâchant vainement de compter les personnes autour de lui pour dompter ses incertitudes comme on lui a appris, le nouveau monument a été dévoilé, suscitant l'euphorie générale. Les citadins pleurent, s'embrassent, applaudissent, exultent et lui, droit comme un piquet, essaie désespérément de se persuader que son chef a raison et que ce n'est pas la fin du monde.
L'hommage au Great World Burn est plus modeste qu'il ne l'aurait imaginé. Les lignes de la sculpture sont épurées, le parti pris ayant été d'offrir à la ville aussi bien un mémorial qu'une formidable décoration contemporaine, au concept minimaliste mais mûrement réfléchi. Heris, ayant fait partie du comité de conception du projet, prend alors la parole, et en fait une description tout en y proposant les explications officielles. Gueira n'y accorde pas une oreille attentive, bien trop captivé par les couleurs chatoyantes qui attirent son regard sur toute la surface de la sculpture.
Dans une sphère de verre – qui évoque au Mad Burnish une grosse bulle cyan – s'insère un cube translucide, partiellement déconstruit pour donner à voir une multitude de triangles magenta qui forment tout autant d'épines sur une couronne jaune, placée au centre dudit cube. Gueira entend d'Heris qu'au solstice d'été, il est prévu que la lumière du soleil, placée juste au-dessus du monument à midi, soit absorbée et fasse apparaître une ombre noire au centre exact de l'installation. Cette disparition de la lumière serait alors là pour représenter la disparition de toutes les victimes du génocide Burnish, qui a commencé très précisément un vingt-et-un juin, quand la synchronisation entre le Promare et les humains s'est brutalement manifestée, causant des milliers de morts à travers le monde. Et ce point noir demeurerait à jamais, selon Heris, dans le cœur des hommes, qui doivent également prendre la mesure de leurs responsabilités dans la mort d'autres Burnish. Mais le reste de l'année, le monument offrira aux habitants une belle danse des lumières, et sa transparence permettra d'observer la ville fraîchement rénovée à travers une multitude de filtres colorés.
Peut-être pour la première fois de ces trois mois infernaux, Gueira trouve quelque chose magnifique. Il retrouve enfin les formes et les couleurs qui lui avaient tant manqué, qu'il croyait oubliées par le reste de la population. Quand son regard s'arrête sur Lio, lui aussi en train d'admirer un monument qu'il rencontre pour la première fois, il comprend que cette émotion est partagée.
Mais à la conférence de presse qui s'en suit, bien que toute sa rancœur se soit tue, Gueira ne peut s'empêcher de lever la main et de poser une question au leader des Mad Burnish – et désormais de Circle of Life, alors que celui-ci allait saisir la bouteille d'eau sur son pupitre pour en boire une partie du contenu et s'éclaircir la voix.
— J'ai une question par rapport à ce que t… ce que vous avez dit tout à l'heure, par rapport au fait de participer au changement. Comment ça se passe pour les Burnish ? Ils n'existent plus, donc ils n'ont plus de voix, pas vrai ?
Il sent une multitude de regards se poser sur lui, et il a du mal à ignorer le tourbillon de murmures qui s'élèvent près de son oreille. Mais il se fait violence pour soutenir le regard améthyste de son camarade, et ne pas se laisser distraire par le faciès absolument décomposé de Galo qui ne semble pas revenir d'une telle intervention. Gueira respecte ses engagements : il représente les Mad Burnish, et sa communauté de révolté.e.s qui ne demandent qu'à se faire une place librement dans le monde et à exister, tout simplement. Lio, derrière une façade de circonstance, est même soulagé de se voir offrir l'occasion de répondre à cette interrogation collective.
— On ne peut pas effacer trente ans de souffrances, et c'est pour ça que le mémorial est là. Des générations entières sont nées sans connaître le monde d'avant les Burnish. Il est évidemment hors de question de silencer une partie entière de l'humanité sous prétexte que les choses ont changé. Être Burnish est avant tout un état d'esprit, propre à chacun. C'est… Comme une nationalité, je suppose, désormais. Même s'il n'y a fondamentalement plus aucune différence entre les humains, l'expérience du Promare fait partie de certaines identités, et ça va se sentir dans la manière dont on va toutes et tous débattre à l'avenir. Les Burnish sont toujours là, mais sans faire de dégâts matériels, cette fois-ci… Je suppose qu'on fait même tout l'inverse, à présent !
Un petit rire de la foule suit la tentative du Fotia de détendre l'atmosphère. Gueira n'est pas sûr d'avoir tout compris de la réponse parfaitement construite du blond, mais il saura s'en contenter. Il prendra éventuellement son chef à partie plus tard afin d'en discuter à cœur ouvert, avec des termes qui leur correspondent mieux.
Cette seule prise de parole en public l'a accablé. Lui qui il y a seulement quelques mois pouvait haranguer les foules dans des camps de fortune et faire savoir en temps et en heure ce qu'il pensait de chaque situation se retrouve drainé de toute énergie pour une minuscule intervention comme celle-ci. Fichue honte. Fichue culpabilité. Ces trois derniers mois l'ont tout simplement détruit. Et surtout, fichu regard de Lio, presque aussi tendre que la dernière fois qu'ils se sont vus, alors que Gueira lui a fait une dernière promesse avant de voir son chef lui tourner le dos pour une durée indéterminée.
Ses jambes se dérobent presque, et il les découvre flageolantes alors qu'il décide d'enfin s'asseoir sur une chaise maintenant qu'une bonne partie de la foule s'est dissipée pour retrouver son activité quotidienne. Il a tenu trois mois, mais il n'y arrive plus, et il était temps que Lio revienne prendre sa place – même s'il aurait pu prévenir pour le coup. Aina est venue s'asseoir à côté de lui, mais cela ne l'empêche pas de se sentir désespérément seul, d'avoir l'impression de ne plus exister depuis qu'il s'est retrouvé là, les bras ballants, à attendre que Lio se retourne, trois mois plus tôt.
Prends soin de Meis en mon absence.
La seule promesse qu'il n'a pas réussi à tenir un tant soit peu.
Lorsque le Promare a disparu du centre de la Terre, la réponse physique et émotionnelle des Burnish a été très variée. De récentes études ont été publiées à ce sujet, mais Gueira n'a pas eu le cœur à les consulter. Il s'est seulement intéressé au bilan officiel des victimes : trois pour cent des Burnish avérés n'ont pas résisté à la disparition de leur flamme, et ont été réduits en cendres. Néanmoins, ce chiffre ne peut être exact, puisqu'il a toujours été impossible de connaître le nombre exact de Burnish sur Terre – notamment du fait de la clandestinité des populations Burnish et parce que les animaux Burnish ont rarement été comptés dans les calculs qui ont été faits. Trois pour cent est un chiffre considérable, que Gueira refuse d'oublier et qu'il convoquera à chaque fois qu'il en ressentira le besoin.
Meis a bien failli faire partie de ces trois pour cent, et Gueira ne se pardonnera probablement jamais de n'avoir rien pu faire, à ce moment-là, pour empêcher l'inévitable. C'est Lio qui est intervenu alors que, deux jours à peine après l'effondrement du système Foresight, la santé du Burnish aux cheveux longs s'était brutalement dégradée. À peine remis de ce qui s'était passé, Lio a quand même tout tenté pour que la transition entre l'état de Burnish et celui de simple humain se fasse chez Meis de la même manière que les deux autres Mad Burnish – c'est-à-dire sans mal finir. Réanimé mais toujours dans un état critique, Lio l'a laissé aux bons soins de Gueira et d'Heris, le devoir l'ayant appelé ailleurs et bien loin de ses deux compagnons. Le Burnish aux deux cornes se rappelle encore la totale paralysie dont il a été victime lorsque Meis est tout simplement tombé devant lui pour ne plus se relever, alors qu'ils plaisantaient quelques secondes auparavant sur l'air absolument pitoyable qu'avait Kray sur la photo officielle de son arrestation dans le journal local. Et des cendres qui apparaissaient aux bords de ses ongles vernis, se dispersant doucement mais sûrement dans un dégradé allant du cyan au gris. Gueira aurait encore préféré qu'il hurle de douleur à s'en arracher les poumons, comme il l'avait entendu dans ces maudites turbines – un hurlement qu'il entend encore dans ses cauchemars et auquel il n'a pu que participer. Mais rien de cela ne s'est passé. Pas un cri, pas une larme. Tout s'est déroulé dans le plus parfait des silences, et Gueira ne saurait dire si cela a duré une éternité ou le temps de battre des cils. Dallas l'a planté là, comme ça, après avoir été plus proche que sa propre ombre pendant toutes ces années.
Heris lui expliquera plus tard qu'ayant été synchronisé au Promare depuis plus longtemps que les Burnish de sa tranche d'âge tout en étant de plus faible constitution qu'un Burnish dans la moyenne de sa puissance, son corps n'a pas su pallier la disparition de sa flamme, qui s'est faite plus abruptement que d'autres Burnish comme Lio – qui aurait eu le privilège de garder une petite étincelle pendant deux jours. Gueira n'en tirera qu'une incompréhension plus grande encore, et un sentiment rageant d'injustice. Quand Lio a pu se servir de la minuscule lumière en lui pour raviver celle de Meis le temps de résorber les dégâts d'une disparition imminente, le troisième mousquetaire de leur bande s'est senti mourir lui-même. D'angoisse, de chagrin, de honte. Sa flamme, à lui, était repartie d'où elle venait depuis la fin de l'incident lui-même. Rien de tout cela ne lui est arrivé, alors qu'il savait son corps plus fragile que celui de Meis, et il n'a pas pu intervenir lui-même. Pire encore, il n'avait pas su : même s'il en avait eu le pouvoir, il était resté face à cela désespérément tétanisé de panique, en contemplant la seule idée de devoir assister à la mort de la personne la plus chère à son cœur.
Prends soin de Meis en mon absence.
Tu parles.
Gueira n'est pas allé rendre visite à son acolyte une seule fois en trois mois, n'en ayant pas trouvé la force, incapable de se sentir digne de le regarder, terrorisé de se dire qu'il pourrait encore être mourant sous ses yeux. Et il se savait pas loin de cette supposition, car les nouvelles qu'Aina lui apportait n'étaient jamais vraiment bonnes, trop évasives pour ne pas sous-entendre qu'il ne tiendrait probablement le coup encore longtemps.
Nous n'existons plus.
Depuis ce jour maudit où l'on a voulu lui arracher Meis, le monde s'est arrêté de tourner. Il n'y a plus de Burnish parce qu'il n'y a plus de Promare, il n'y a plus de Mad Burnish parce que Lio est parti, et il n'y a plus le « nous » auquel il pouvait se référer avec un plaisir non dissimulé lorsqu'il évoquait sa relation avec Meis non plus.
Si le nouveau monde qu'on lui propose, aussi beau soit-il, n'a pas ces trois choses absolument essentielles, alors il n'en veut pas. Jamais il ne pourrait retourner à sa vie d'avant, cette vie qui lui faisait d'ailleurs contempler l'envie de mourir encore plus souvent que son propre reflet.
Et après cette conférence de presse, Gueira sait désormais que Lio raisonne de la même manière que lui. Après tout, ils ne se sont pas tous les trois trouvés pour rien. Le triangle au sommet des Mad Burnish possède trois pointes en quête d'absolu, de passion, d'adrénaline, de quitte ou double. Maintenant que Gueira prend le temps d'être assis sur cette chaise pour réfléchir, il trouve que la décision de partir du Fotia fait sens : quoi de mieux que de faire table rase de sa précédente existence et de s'aventurer à l'autre bout du monde avec un parfait inconnu pour se retrouver et se sentir de nouveau en phase avec soi-même ? Et, fidèle à ses convictions, il a ajouté à cette envie d'excès la possibilité de venir en aide à des personnes au moins aussi démunies qu'eux, si ce n'est davantage.
Quelque chose semble s'appuyer sur sa peau, et quand Gueira redresse la tête, son regard croise directement celui d'Aina.
— Hé, ça va ?
Il a l'impression qu'on lui pose la question pour la première fois en trois mois. Peut-être qu'il n'a pas prêté attention à l'inquiétude de ses nouveaux camarades depuis tout ce temps. C'est finalement lui, le connard. L'ex-Burnish pousse un long soupir, et hoche lentement la tête.
— Ouais… Ouais. J'mets du temps à digérer tout ça, c'est tout.
— Eh bien j'espère que tu parles pas au sens propre, parce qu'une sacrée bouffe nous attend ! Allez, viens. Tu vas voir, ça va te faire du bien.
Gueira se laisse guider par la pompière aux cheveux roses, qui n'a pas lâché le bras qu'elle a attrapé avant même de prendre la parole pour s'enquérir du Mad Burnish. Tous deux dépassent le buffet prévu pour féliciter les élu.e.s et les équipes responsables de la reconstruction de la ville. L'ex-Burnish n'y voit aucun membre de la Burning Rescue et quand il croise de nouveau le regard de Lio, celui-ci s'empresse de prendre poliment congé du conseiller municipal avec qui il s'entretenait pour s'engager à la suite de ce petit cortège.
— Je peux savoir où on va ? maugrée Gueira, méfiant à l'idée d'être littéralement détourné par une membre de la Burning Rescue.
C'est Lio qui, tout en marchant derrière lui, lui répond dans un petit rire :
— Un peu plus loin. Les apéros de l'élite, c'est d'un barbant !
— Tu dis ça mais t'as gardé ta flûte de champagne dans la main, fait remarquer Aina.
— Il faut bien que j'indemnise mon intervention.
Gueira a davantage l'impression d'être face au Lio qu'il connaît. Celui qui s'est adressé aux Promepoliennes et Promepoliens n'est pas un parfait étranger pour autant, mais le lieutenant Mad Burnish se trouve tout de même soulagé que son général ne soit pas entièrement devenu cette autre personne qui tente de rentrer dans le cadre, apparemment pour mieux le briser de l'intérieur.
Quand le trio arrive à la destination – jusqu'ici inconnue de l'un d'entre eux, l'après-midi colore déjà le ciel d'une couleur plus nuancée que le bleu franc du midi sous lequel Gueira, aveuglé par la lumière, a dû subir la fin de la cérémonie. Aina s'est arrêtée sur le chemin pour passer au supermarché prendre quelques provisions supplémentaires, qu'elle tend à la première personne venue lorsqu'elle passe les portillons du parc dans lequel Lio semble également s'arrêter. Gueira ralentit donc le pas, maintenant qu'il est libre de tout mouvement et de l'emprise de la pompière sur son bras, et il observe la situation avec des yeux grands écarquillés – et rouges d'être aussi secs – en progressant dans le vaste espace présentant un camaïeu de verts des plus chatoyants.
Toute la Burning Rescue se tient là, ainsi que d'anciens officiers de la Freeze Force, qui avaient pour la plupart posé leur démission peu de temps après la défaite de leur colonel, alors qu'ils ne savaient pas encore quel serait l'avenir de leur institution. Gueira retrouve également des consœurs et confrères Mad Burnish, qui le saluent et saluent Lio avec enthousiasme – ce à quoi les deux commandants répondent avec une gaieté non feinte. Il reconnaît même les employés de la petite pizzeria où il est allé casser la croûte avec ses camarades une fois – l'un des seuls établissements à accepter ouvertement les Burnish à l'époque. Pris de court par une telle situation et cette improbable mixité, Miami se tourne vers Detroit.
— C'est quoi ce bordel ?
— Tu es devenu aveugle ?
Gueira suit la trajectoire que le bras tendu de Lio dessine. À quelques mètres d'eux, Galo se tient fièrement devant un barbecue, ayant troqué son matoi pour une fourche à viande depuis une bonne heure déjà – et l'ex-Burnish peste intérieurement de ne pas s'être aperçu de son absence et de ne pas avoir senti le complot arriver.
— OK, je corrige, c'est quoi ce bordel avec Thymos et un barbecue ?
— Comme tu viens de le mentionner, c'est un barbecue.
— Sans déconner ! Attends, ça se casse pendant trois mois, ça me dit que c'est pas rentré avant perpète, ça me ment là-dessus et ça organise des barbecue dans mon dos ?!
Le regard d'Aina semble pétiller de malice sous le soleil. Evidemment, elle est de mèche, la pompière. Tous deux échangent un regard entendu : Aina est soulagée de voir Gueira retrouver sa verve, et Gueira promet silencieusement qu'Aina ne s'en tirera pas comme ça.
Lio finit par lever les mains en signe d'apaisement.
— Ce n'est pas exactement dans ton dos, puisque tu y es invité.
— T'as décidé de jouer sur les mots toute la journée, gros malin ?
— Non. Je compte bien profiter de cette après-midi. Et tu devrais faire pareil. Nous avons beaucoup de choses à célébrer. Crois-moi, les pauvres amuse-bouches des élus n'auraient absolument pas suffi.
— C'est clair, vu le troupeau que t'as rameuté !
— J'y suis pour rien ! J'ai simplement dit que chacun était libre d'inviter qui il voulait, tant que tout le monde apporte quelque chose.
Gueira se fige, subitement livide.
— … Mais j'ai rien apporté… Putain ! T'aurais pas pu me le dire quand on était devant l'supermarché ? J'ai l'air de quoi, maintenant ?
Lio accueille sans broncher le coup de poing qui s'écrase sur son flanc.
— L'air de quelqu'un qui est là, et vu ce qu'on m'a dit de toi sur ces trois derniers mois, c'est déjà beaucoup.
— … Qu'est-ce qu'on t'a dit ?
— Aina ne te trouvait pas dans ton assiette.
— Parce qu'elle me connaît, elle, maintenant ?
— Peu importe. Je l'ai senti, moi. Alors que j'étais très loin.
— À d'autres ! On est plus Burnish, j'te signale !
— Et alors ? Rien à voir avec les flammes, abruti ! Il suffit de le déduire !
Aina retrouve cette fois-ci le Lio qu'elle a rencontré pour l'une des premières fois, alors qu'il se querellait avec Galo. Visiblement, le chef des Mad Burnish perd patience avec son lieutenant. Leurs corps se sont rapprochés et tendus, comme s'ils pouvaient en venir aux mains à tout moment.
Les deux hommes finissent cependant par s'engager, sans crier gare, dans une étreinte qui dure de longues secondes.
— Je suis désolé, Gueira. Je n'aurais pas dû te laisser tout seul avec tout ça. Je t'en ai beaucoup trop demandé.
— T'avais mieux à faire, et plus classe, surtout. Et franchement, c'était du gâteau, t'inquiète pas.
— T'as géré.
— Et toi tu m'as manqué, abruti fini qui me sert de chef.
— Toi aussi, tu m'as manqué, Gueira. Beaucoup.
Gueira sent que son corps cesse d'être en alerte en permanence, qu'il se détend au rythme de la respiration du camarde qu'il tient toujours contre lui. Il n'a plus non plus l'impression de manquer constamment d'air ; il faut croire que son général était l'oxygène qu'il lui manquait depuis trois mois. Il devait avoir le souffle coupé, dans l'attente de connaître le sort des Mad Burnish. Il peut désormais respirer, et regarder par-dessus l'épaule de Lio pour constater qu'il n'a jamais été question d'y mettre fin.
Un écran de fumée s'immisce dans son champ de vision, et une odeur de braise commence à s'élever dans les airs. Lio prend l'initiative de s'écarter, mais ne lâche pas la main de Gueira pour autant.
— Allez, viens. C'est ta fête, à toi aussi.
Dans son autre main, le blond tient encore sa flûte en plastique. Bien qu'elle soit presque vide, il l'élève, et elle scintille alors sous le soleil radieux. Ce geste, et la multitude de paillettes lumineuses qui se répandent au sol comme une multitude de reflets du récipient, attirent l'attention des convives, qui relèvent le nez de leur apéritif pour accorder toute leur attention au Mad Burnish. Aina fourre un gobelet en carton rempli à ras bord de soda dans la main libre de Gueira, qui hoquète de surprise et en renverse une partie sur la terre battue. Cette fille va vraiment le payer.
— Merci à toutes et à tous d'être venu.e.s en si grand nombre ! En attendant que la grillade soit prête, je vous propose de porter un premier toast ! À la fin de l'oppression !
Tout le monde répète en chœur « à la fin de l'oppression ! » en brandissant des gobelets aux couleurs différentes – Gueira s'aperçoit alors que le sien est rouge. Lio ne semble pas s'arrêter là, puisqu'il relève de nouveau sa coupe.
— À la fin des travaux, rondement menés par tout le monde ici présent !
— À la fin des travaux !
— Aux Burnish !
— Aux Burnish !
— À la Burning Rescue, qui apprend visiblement à allumer des feux !
— À la Burning Rescue !
— Hé ! objecte Galo en actionnant un soufflet. Allumer des feux fait partie de notre formation irréprochable ! Et aujourd'hui vous avez affaire à Galo Thymos, l'incroyable roi du barbecue à l'âme flamboyante ! Retiens ça et régale-toi, chéri !
Lio attrape non sans difficulté le morceau de poivron qui inaugure la première salve de grillades, puis il souffle dessus et y goûte. Effectivement, sa cuisson est réussie. Mais celle des joues du leader des Mad Burnish l'est tout autant, alors qu'il prend peu à peu conscience que Galo vient de lui donner un surnom affectueux en public. Evidemment, Gueira, après avoir manqué de s'étranger avec sa première gorgée de soda, ne loupe pas l'occasion de relever la chose.
— Chéri ? La fumée du barbec' lui est montée à la tête, c'est ça ?
— Exactement. Je n'avais déjà pas beaucoup d'espoir sur la composition de son cerveau, mais là, il doit visiblement être fumé comme un saumon.
— Ben tiens. Et il se serait pas passé des choses, en trois mois, avec ce glandu ?
— Pas du tout.
— T'as aussi décidé d'mentir toute la journée. Gé-nial.
— … Je t'avoue que je ne suis pas sûr d'avoir compris moi-même. Il est tellement bête… !
Lio est désormais aussi rouge que le morceau de poivron qu'il a ingurgité plus tôt, et il finit son verre d'une traite pour tâcher de reprendre contenance. Gueira lui adresse un sourire taquin. Il aimerait pouvoir éclater de rire devant l'embarras de son chef et ami, mais il ne s'en trouve pas la force : il faut croire qu'Aina n'a pas si tort que ça, et qu'il ne s'était même pas rendu compte que ces trois mois difficiles l'avaient quelque peu changé, ou plus précisément, vidé.
— Je sais même plus où j'en étais, quel imbécile…
— Ah parce que t'avais pas fini ?
— Bien sûr que non !
Lio brandit son verre vide, et recapte immédiatement l'attention des invité.e.s, dispersé.e.s sur les collines rondes du parc ainsi que sur ses allées de terre battue.
— À ces courageuses et courageux de la Freeze Force qui ont osé quitter le navire !
— À la Freeze Force ! finit-on par entendre après un moment d'hésitation collective.
— Et les meilleurs pour la fin, à nous, les Mad Burnish, de nouveau en selle pour de nouvelles aventures ! Cette fois, on frôle notre objectif ! Notre place, on va se la faire ! Je veux un tonnerre d'applaudissements pour Miami, qui s'est démené pour Promepolis et pour nous !
— Ouais ! À Miami ! À Gueira !
C'est au tour du jeune homme tout juste mentionné de piquer un fard. Il n'a pas le temps d'objecter et de refuser ces acclamations que des claquements répétés se répercutent dans tout le jardin, pourtant vaste de plusieurs hectares – il suffit que quelqu'un applaudisse pour que le reste suive même sans comprendre pourquoi. Gueira se crispe. Il ne peut pas accepter toute cette joie, toute cette reconnaissance. Il préfère croire que tout ce beau monde est hypocrite, et sait ce qu'il a fait. Il préfère croire que les regards brillants que l'on pose sur lui sont accusateurs, et qu'il ferait mieux de se sauver très loin d'ici. La honte revient en trombe faire palpiter son cœur, avec la culpabilité et la colère, alors qu'il constate que Lio ne comprend pas, ne comprend rien.
— Lio, commence-t-il à dire d'une voix blanche. Il faut que j'te par-
— Et parce que jamais deux sans trois, on fête aussi le retour de Dallas, qui va beaucoup mieux ! D'ailleurs, quelqu'un le voit ? Il se cache où ?
Lio met sa main libre en visière pour mieux regarder au-delà de la butte sur laquelle il tient son discours, et ainsi espérer le retrouver dans les petits amas de foule parsemés çà et là dans le parc. Il n'a cependant pas le temps d'observer grand-chose avant d'être attrapé par le jabot – et cette fois Gueira ne renverse pas qu'un peu de soda mais laisse tomber son verre entier par terre.
— Quoi ?!
— Tu… N'es pas au courant… ? Je l'ai appris avant-hier … Mais…
Le blond semble réellement surpris de la réaction violente de son camarade aux cheveux cuivrés, qui ne semble même pas se rendre compte de la force qu'il met sur sa poigne, comme s'il était passé sur pilote automatique.
Cette fois, c'en est trop. Trop de mensonges, et de choses à encaisser d'un coup. Trop de colère envers toutes celles et ceux qui l'ont mis de côté, écarté des confidences, toutes celles et ceux qui sont parti.e.s en lui tournant le dos – alors que c'est en réalité lui qui s'est éloigné. Trop de honte, la honte cuisante de ne même pas savoir ce qui le concerne en premier lieu tant il a lâchement évité ces sujets, et ce trois mois durant.
Galo hésite à intervenir, mais il comprend dans le regard de son cher et tendre que celui-ci saura se défendre si nécessaire. Des acclamations s'élèvent de nouveau dans la foule, mais aucun des deux n'y prête attention. Lio est trop occupé à essayer de respirer calmement, tandis que Gueira resserre sa prise, chaque seconde un peu plus. Les échos de « Dallas ! » et de « Meis ! » ne leur parviennent aux oreilles que lorsqu'ils sont provoqués par leur voisinage le plus proche, à savoir Ignis, Aina, Lucia et quelques Mad Burnish qui s'enthousiasment de son arrivée dans le groupe.
— Désolé, j'étais un peu loin.
Un froissement de tissu suivi d'une quinte de toux indique que Gueira a finalement cessé de sauter à la gorge de son chef. Après avoir arrangé son col et comme si rien ne venait de se passer, Lio reporte toute son attention sur Meis, allant même jusqu'à tourner le dos à un Miami tétanisé et estomaqué.
— Tu nous as fichus une de ces frousses, idiot !
— J'ai cru comprendre… Désolé, chef… J'ai loupé quoi ?
— Beaucoup de choses. J'espère que tu as toute la soirée devant toi, ça va être long !
— Aux dernières nouvelles, j'ai qu'un barbec' de prévu, réplique le Texan en remuant le contenu de son gobelet vert.
— Formidabl-
— C'est une blague, c'est ça ? Tout ça, c'est une blague, pas vrai ? Allez, c'est bon, c'était marrant ! On rigole, maintenant, allez !
L'éclat de voix de Gueira ramène l'attention de ses deux compères à lui. Toujours parfaitement raide, l'homme à la veste en cuir en plein mois d'août continue de vociférer.
— Vous êtes vraiment de sales connards, les pires que j'aie jamais rencontrés ! J'croyais qu'on se mentait pas, qu'on s'disait tout !
— Tu ne m'as pas tout dit, toi non plus, objecte Lio sur un ton glacial.
Pendant quelques longues secondes, Aina n'entend plus que le crépitement du feu et la rumeur lointaine des convives les plus écartés du centre des festivités. Elle jette des œillades nerveuses de part et d'autre de la butte. Lio, Gueira et Meis ne se quittent pas des yeux. Les autres, tendus, cherchent à s'occuper ailleurs pour ne pas s'immiscer dans ce qui ne les concerne pas. Quand elle croise le regard de Lucia, celle-ci se contente de hausser les épaules et tendre une chipolata grillée à Vinny qui la ronge joyeusement.
Gueira n'arrive plus à émettre un seul son. Il se sent acculé, et se retrouver avec un Meis parfaitement silencieux sous les yeux n'arrange rien. Va-t-il tomber de nouveau, au milieu de cette fête dans laquelle lui-même a l'impression d'être un imposteur… ?
Miami recule d'un pas, doucement. Son autre pied se place alors derrière le premier. Puis, brusquement, il accélère la cadence, manque de trébucher sur son verre encore au sol, se rattrape et se précipite vers la sortie du parc en courant.
— Oh mais non, t'es chiant, le toubib a dit mollo sur les efforts physiques… !
Soupirant comme un enfant contrarié, Dallas se lance à la poursuite de son compagnon, en faisant signe à Detroit de faire continuer la fête sans eux pour l'instant.
Meis n'a pas besoin de courir très longtemps. Il retrouve Gueira pantelant contre la grille du parc qui longe la rue la plus courte du quartier – par chance complètement déserte, et semblant chercher à reprendre son souffle. Sans hésiter une seule seconde, il le rejoint et pose doucement ses mains encore en partie pansées sur ses épaules carrées.
— Hé, ça va al-
— Ne m'adresse plus jamais la parole ! hurle Gueira. Plus jamais ! T'es mort pour moi, t'as compris ?! Mort !
Les yeux céruléens face au Floridien s'écarquillent, le temps que leur propriétaire accuse le coup et prenne conscience de l'impact que son absence a dû avoir sur son compagnon.
— Gueira… J'ai appris que Lio était pas là, et je voulais juste te faire la surprise, j'te jure… Je pensais pas que… Enfin… Je suis désolé…
Miami tremble à présent comme il n'a jamais tremblé. Meis le maintient du mieux qu'il le peut contre la grille, se confondant en excuses de plus en plus bas, de plus en plus près de l'oreille d'un Gueira trop empêtré dans sa panique pour le repousser. Il présente ses excuses, alors qu'il n'a fondamentalement rien à se reprocher. Et lui, Gueira, Miami, ce clown, cette vaste blague sur pattes, ne fait que reporter sa propre faute sur le convalescent en face de lui. Il aurait pu savoir si Meis se rétablissait s'il avait tenu cette putain de promesse à Lio. Il a pensé, trois longs mois durant, que son monde s'était écroulé à jamais parce qu'il se mettait des œillères et se complaisait dans le pessimisme, refusant de voir autre chose que ce qui l'arrangeait pour crier à l'injustice dans le silence de son appartement et fracasser des tasses à café contre des murs. Il a fait n'importe quoi, depuis la première minute qui s'est écoulée après que ses dons de Burnish l'ont quitté. Jamais il ne détestera quelqu'un autant qu'il se déteste lui-même.
Et maintenant ? On vient d'exposer la réalité sous son nez comme on mettrait un enfant devant sa bêtise pour qu'il la comprenne. Tout existe toujours autour de lui. Le problème, c'est lui : depuis que tout cela est arrivé, il ne sent plus exister.
Gueira veut encore matérialiser sa rage d'être un imbécile qui se prend pour laissé-pour-compte. Faire exploser son incompréhension du monde trop heureux qui l'entoure. Il se mord la joue, a l'impression d'étouffer, mais rien ne se passe. Le silence et la solitude sont complets. Trois mois. Trois mois que cela dure.
— Casse-moi la figure, gueule encore un coup, j'en sais rien, mais fais quelque chose… Laisse-toi aller… Tu peux, tu sais…
Le cœur de Miami loupe un battement, comme s'il avait implosé et ne voulait plus fonctionner correctement par la suite. Les murmures de Meis, tout contre son oreille, étaient ce qu'il avait désespérément besoin d'entendre. Pour se consumer, non plus comme un Burnish, mais comme un simple humain, dépassé par de récents événements mais incapable de l'exprimer alors que l'on compte sur lui pour garder le cap. Les mains qui se nouent autour de sa taille achèvent de crever l'abcès, et il tombe à genoux alors que son compagnon s'est glissé derrière lui pour l'enlacer – de la même manière que lors de leurs virées à moto ou à l'heure du coucher. Gueira constate qu'aucune flamme rose, ni même une bleue, ne crépite entre ses mains tremblantes. Et ce ne sera plus jamais le cas. Pourtant, il sent son cœur hurler, comme lorsqu'il explosait à la manière des Burnish. Quand ses mains se portent à son visage, il comprend qu'un autre élément se matérialise en dehors de son corps : de l'eau. Il s'est effondré en sanglots incontrôlés depuis de longues minutes déjà, et il ne s'en était même pas rendu compte. Mais Meis est toujours derrière lui, solide, imperturbable. Sa peau tiède de ses bras rafraîchit le front brûlant de Gueira, puis réchauffe ses mains froides et humides alors que Dallas cherche à les enlacer avec ses propres doigts.
Meis a presque toujours été son point de repère dans ce monde si vaste. Ils étaient un peu plus jeunes lorsqu'ils se sont rencontrés, quelque part dans le Tennessee. Celui que l'on n'appelait pas encore Dallas a appris à son camarade à se servir des flammes bleues, celles qui ne brûlaient pas mais étaient tout aussi utiles et merveilleuses que les autres. Le futur Miami, en échange, lui avait enseigné l'art de maîtriser les flammes roses, les plus dangereuses et pourtant ses plus fidèles amies pour faire comprendre qui il était. Ensemble, ils se sont donnés le projet de rassembler des personnes comme eux, et de les aider comme ils se sont aidés à se trouver et à flamboyer ensemble. Ils ont alors, au fil des mois puis des années, appris à composer avec les qualités et les défauts de chacun. Gueira a vite appris qu'il fallait distraire Meis de ses idées noires, le plus souvent et rapidement possible, car il revient de loin. Meis, quant à lui, a compris que Gueira était quelqu'un d'extrêmement sensible et explosif, qui a besoin qu'on l'aide à accepter et canaliser ses émotions pour qu'il se sente enfin valide un jour. Gueira avait la fâcheuse manie de se faire tout le temps mal. Meis, lui, avait plutôt la mauvaise habitude de faire dans le compliqué alors que des choix bien plus simples étaient possibles. Tous les deux étaient des âmes tourmentées, mais leur complémentarité les avait rendus plus forts face à l'adversité. Gueira, croyant, a commencé à interroger le destin le jour où il s'est rendu compte que Meis avait un don inné pour apaiser ses crises d'angoisse. Lorsqu'il lui en a fait part et lui a demandé s'il était un ange gardien descendu du ciel pour l'épauler, il s'est contenté d'éclater de rire et de poser ses lèvres sur les siennes.
La bouche de Gueira finit par se rouvrir, après quelques autres minutes passées à la garder obstinément fermée – histoire d'étouffer ses derniers sanglots dans sa gorge.
— Meis… J'suis désolé… Tellement désolé… J'ai pas été là… J'ai pas été là…
— Si, t'étais là. Tous les jours, apparemment. Heris m'a dit qu'elle te retrouvait parfois à piquer du nez au pied de la clinique.
— Et ça te fait rire, maugrée faiblement Miami alors qu'il entend son compagnon pouffer contre son dos. Être une grande gueule c'est de famille chez les Ardebit, apparemment…
— Admets qu'l'image est marrante, quand même…
Gueira soupire.
— Mais Meis… J'suis jamais rentré dans ta chambre.
— C'est pas grave. Tu sais c'qu'on dit, l'important c'est d'participer.
— Mais ta gueule, pour voir ? J'essaie de te dire que j'ai merdé et que j'm'en veux, là ! Tu pourrais suivre, un peu ?
— Je suis, je suis. Mais si tu t'énerves, c'est que ça va mieux. J'aime mieux ça.
Les longs doigts fins de Meis essuient les larmes qui perlent encore sur les coins des yeux ambrés de son amant.
— T'es chiant, Meis. Et j'ai cru que j'allais plus jamais pouvoir te le dire, espèce de connard !
— T'avais qu'à rentrer dans ma chambre et t'aurais su qu'c'était pas vrai.
— Attends, espèce de salopard ! T'es en train de me dire que tu savais que j'étais en bas, là… Et t'étais… Mais gros fils de p… Mais tu pouvais pas m'appeler, ou j'sais pas ?!
— Je te fais marcher… Je me suis réveillé qu'il y a quoi, trois jours à tout péter ?
— Mais arrête ça, putain de merde…
— Désolé, ça m'avait manqué d'te faire paniquer pendant ces trois jours.
— Ose même pas t'plaindre. Ça fait trois mois que tu me manques.
— Mphf, tu marques un point.
Gueira se retourne, histoire de mieux serrer Meis contre lui et d'enfouir sa tête contre son torse. Ses yeux plissés ne voient plus que le rose de son marcel et le bleu du gobelet qu'il a posé à côté de lui. Au bout de quelques secondes, il sent les mains expertes de Dallas lui masser le cuir chevelu. Il a retrouvé sa bulle aussi vite qu'il l'a perdue, après trois mois d'errance insupportable.
— Faut qu'on bouge, bébé. J'ai la dalle. Et j'crois qu'j'ai failli étriper l'chef, faudrait que j'm'excuse.
— J'ai la flemme… Porte-moi…
— T'en as des bonnes, toi…
— Écoute la requête d'un pauvre convalescent…
— Eh, au fait, tu savais pour le chef et Galo, toi ?
Lio éternue subitement, alors qu'une pelote de pollen passe devant lui et lui chatouille les narines. Après avoir retrouvé le contrôle de ses sens et grogné après Galo qui a suggéré que ses éternuements étaient mignons, il reprend la dégustation de sa brochette grillée. Mais à peine le blond a-t-il rouvert la bouche qu'un « Quoi ?! » éclate brusquement au loin, si fort qu'une horde d'oiseaux s'est envolée, craignant probablement un orage. Ah. Ses deux lieutenants ont visiblement retrouvé un terrain d'entente.
Les choses vont enfin pouvoir prendre un meilleur départ, alors…
Le leader des Mad Burnish accuse de nouveau le pollen, cette fois-ci à tort, lorsqu'il sent sa vision se brouiller. Le grand feu de joie improvisé à côté de la grillade, où l'on rôtit des brochettes de marshmallows entre de grands éclats de rire, ne devient plus devant lui qu'une tache dansante qui lui rappelle les si chères et belles amies qui ont rejoint un autre espace-temps. Cela ne fait rien. Il a encore l'honneur d'avoir les trois plus belles flammes qu'il ait jamais vues à ses côtés.
Au réveil, certaines personnes ont déjà des pensées pragmatiques, guidées par un emploi du temps plus ou moins chargé. Quelle heure est-il ? Je vais me laver le visage en premier, et préparer le petit-déjeuner ensuite. D'autres, le cerveau probablement encore embourbé dans des rêves déjà oubliés, s'interrogeront sur l'incohérence de leurs premières pérégrinations mentales sitôt leurs yeux ouverts. Pourquoi ai-je cette conviction ? C'est absolument impossible, j'ai dû en faire le cauchemar cette nuit.
Gueira, quant à lui, se situe quelque part entre les deux quand ses mains rencontrent la cascade aux reflets céruléens qui s'étale sur l'oreiller derrière lui, quelques longues minutes après la fatidique sonnerie de l'alarme du portable de l'autre côté de là où il s'est couché. Sa conscience n'a fait que lui insuffler ce qu'il considère comme un constat.
Trois mois et un jour après la renaissance du monde.
Et voilà ! Petit mot de la fin !
Je ne me voyais pas en faire une note de fin de texte à proprement parler, mais sachez que le coup du climatiseur qui jette des glaçons est un phénomène absolument véridique auquel j'ai assisté. C'était incroyable.
Je me suis permis.e d'ajouter quelques headcanons qui me sont spontanément venus, et de prendre quelques décisions narratives (comme « canoniser » Detroit Miami et Dallas comme surnoms des Madoba, afin d'avoir plus de choix pour les désigner sans faire de répétitions). Du reste, s'il y a des incohérences, de l'OOC et de la canon-divergence, je plaide coupable, Votre Honneur.
J'admets avoir un peu bâclé la fin. J'aurais bien continué à en mettre des caisses, mais j'ai senti qu'il y avait là de quoi joliment laisser cette histoire en suspens tout en la finissant relativement proprement. Et ce n'est pas comme s'il était quatre heures du matin au moment où je vous écris cette note, hahaha… Et comme je suis moi-même un peu Mad Burnish dans le fond, je vais publier ce texte sans même l'avoir proprement relu. On ne vit qu'une fois, les enfants.
Quoi qu'il en soit, ça m'a fait immensément plaisir de me prêter à l'exercice d'une nouvelle fandom, et j'espère que ce plaisir a pu se ressentir dans votre lecture !
Toute review est absolument la bienvenue, et n'hésitez pas à partager mon travail auprès de vos cercles si le cœur vous en dit !
À la prochaine, et merci d'être là !
